Réception de Joseph Pesquidoux
M. Joseph de PESQUIDOUX, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. BAINVILLE, y est venu prendre séance, le jeudi 27 mai 1937 et a prononcé le discours suivant :
Messieurs,
J’entre ici avec déférence et avec fierté. Avec déférence, en considérant le nombre d’ouvrages signés de vos noms, qui apportent au monde l’ordre et la clarté, la force affinée de grâce, la raison avivée d’esprit et la divine mesure ; ou bien les hautes spéculations scientifiques et philosophiques que quelques-uns d’entre vous proposent à l’enseignement des élites elles-mêmes ; ou bien les actions immortelles de vos chefs de guerre, gravées dans le bronze et le marbre, qui ont rendu son intégrité à la Patrie... Avec fierté, parce que vous m’avez jugé digne de représenter au milieu de vous la terre de France incarnée en sa paysannerie, nourricière et stabilisatrice du pays. Lorsque les gens de chez nous ont appris votre suffrage, ils ont tourné leur béret sur leur tête, de l’oreille droite à l’oreille gauche, pour saluer selon l’usage l’illustre Compagnie, et ils ont dit : « Que ba » ça va ! Ils ont regardé l’honneur que vous me faisiez comme la récompense de leur âpre labeur et comme la reconnaissance de leur fonction primordiale dans la nation. C’est leur remerciement que je vous adresse avec le mien ; ils viennent des profondeurs du sol.
La vie de Jacques Bainville est tout entière dans son œuvre. Il est l’homme de ses écrits. L’histoire de sa pensée l’explique lui-même. Elle révèle ses qualités natives : droiture, courtoisie, équilibre ; elle apprend ce qu’il doit à l’existence et ce qu’il en tire. Deux mots résument cette expérience : les rencontres et les leçons. Les rencontres lui sont arrivées à l’heure utile, comme à tout homme d’avenir qui trouve un jour l’être ou le fait qui l’oriente ; les leçons, c’est lui qui les a données.
Il a d’abord rencontré un peuple, ensuite un maître.
Il a vingt ans. Il a lu des pages évocatrices de Maurice Barrès, sur celui que l’on a appelé tour à tour le Roi vierge et le Roi fou, et comme il est à l’âge où les choses se concrétisent autour de la figure humaine, l’envie lui prend d’aller visiter cette Bavière où l’esthète couronné a vécu. Il en revient avec son premier livre : Louis II de Bavière. On a dit « qu’il avait réussi là, du premier coup, un solide livre d’histoire ».
Solide ? Le mot étonne pour un ouvrage de la vingtième année et sur un tel sujet. Barrès a décrit le souverain comme une sorte d’énervé, « perdu dans les fumées de son imagination », incapable du viril effort de régner, dont la musique languide et ardente de Wagner a achevé le déséquilibre. Mais le grand écrivain a plaint ce prince solitaire dans le rêve et le sentiment, sans une main fidèle où reposer la sienne, que l’hallucination et la démence même guettaient. Un autre que Bainville, en cette saison de la vie où l’on porte avec soi le printemps, ses bouffées de joie, d’espoir et d’amour, se serait laissé captiver par l’ambiance ultra-romantique dans laquelle Louis de Bavière errait avec les créatures de ses songes, si présentes pour lui qu’il leur parlait comme à des vivants. Il aurait construit avec le bâtisseur princier ces palais enchantés qu’on dirait tantôt inspirés par un crayon fantastique de Gustave Doré, et tantôt par une épure somptueusement classique de Mansard, lorsque le souverain bavarois, éblouï du faste de Louis XIV, voulut posséder aussi sa façade majestueuse, sa terrasse d’où descendre sans plier presque le genou, par des marches mesurées, comme un dieu sur les nues. Il eût assisté à quelque représentation de l’Unique, de l’Un et Tout, le musicien de Lohengrin et de Parsifal, en partageant son enthousiasme et sachant que nulle autre oreille n’était admise à écouter ; ou encore, silencieusement contemplé le sillage du « cygne » dans la grotte féerique de Linderhof, le « cygne aimé » de l’enivrant récitatif, sous la lumière irréelle tombée de la voûte, au bruit cristallin d’une eau jaillissante. Un autre se serait arrêté à la figure radieuse alors, non encore indiciblement triste de l’impératrice d’Autriche, Élisabeth, cousine du roi, la seule femme que le souverain ait aimée, comme elle l’aimait elle-même. Dans les lettres intimes qu’ils se portaient mutuellement à une boîte secrète, elle l’appelait : « L’Aigle » et lui, la nommait « La Colombe ». Amour uniquement de cœur, sans rien de la chair, demeuré dans le mystère de leurs chastes natures. Il se fut attendri sur la mort tragique du Roi fou qui, interné comme tel par ses sujets, dans un des palais de ses délices, fut noyé ou se noya dans le lac glacé du parc en voulant fuir à la nage, secouer les chaînes d’État jetées sur lui... Pendant ce temps, sur l’autre rive, au crépuscule, des envoyés de la Colombe avertie attendaient l’Aigle, pour lui rendre son vol.
Le jeune auteur ne parait pas s’être ému de ce roman. Son souci était plus haut. Il a écrit : « Nous sommes de ceux que la guerre de 1870 n’a cessé de passionner. » Au cœur de l’Allemagne, il se demande tout de suite : Qu’est-ce qui a permis sa victoire ? Que s’ensuit-il pour nous ? Les pages capitales de son livre ont trait à l’acheminement des Allemagnes vers l’unité, sous la rude main du chancelier de fer, et plus précisément à la pression exercée sur Louis de Bavière, le 15 juillet 1870, pour le décider à signer l’ordre de mobilisation qui mettait ses troupes en campagne contre la France, à côté de celles de la Prusse.
Depuis longtemps, entre ses heures enivrées, le roi avait percé l’impérieuse intention de Bismarck de vassaliser les maisons princières et d’assurer ainsi la formation du bloc, dont il avait besoin pour fonder l’empire germanique. Le roi s’était laissé harceler, s’était même rebellé, mais cette fois, il signa. N’ignorant pas qu’il signait par là sa déchéance de souverain indépendant, il pressentait aussi qu’il travaillait à l’ascension de la grande patrie allemande. Il céda à de lointains sentiments de race. Le débat dura un jour et une nuit. Il le poursuivit avec lui-même, avec ses conseillers, tantôt allant et venant dans les appartements de son château de Berg, tantôt assis parmi les oreillers du grand lit bleu de sa chambre à l’aspect de sanctuaire, avec ses statues et images de piété, ses lustres et leurs cires, ses meubles fleuronnés où il avait coutume de ruminer ses extases.
De là partait la puissance allemande consacrée par notre défaite. Qu’était devenu ce rassemblement de tout un peuple autour du noyau prussien ? Bainville le discerne bientôt. Sous l’impulsion et la souveraineté de l’Empereur et Roi, l’autorité, la discipline, l’ordre règnent ; la natalité déborde ; la prospérité industrielle et commerciale s’accroît ; une force formidable, l’armée, considérée à la fois comme éducatrice et protectrice, dont les chefs font figure d’idoles, s’amasse, et, sous le souffle de la victoire commémorée à chaque anniversaire, consciente de ses ressources, confiante en sa fortune, la nation entière fermente d’une ambition démesurée : « L’Allemagne au-dessus de tout. » La menace de domination pèse sur le monde, et d’abord sur nous.
Bainville rentre en France. C’est l’année 1898...
Il est fils d’une famille de bourgeoisie républicaine, aspirant au reste à un gouvernement sage et fort, éprise de respectabilité, imbue de patriotisme. Il a été élevé au lycée Henri-IV, sans grand éclat, n’étant point de ces enfants prodiges qui devancent leur destinée, mais montrant déjà le souci de comprendre et de voir clair et de trier ses idées et celles des autres à la pointe d’un esprit singulièrement lucide. Il voit l’autorité passer chez nous de main en main, partout instable, partout irresponsable ; la souveraineté populaire, consultée tous les quatre ans, désavouer aujourd’hui ce qu’elle a prôné hier ; la population fléchir ; la richesse inouïe du sol laisser cependant le paysan pauvre ; l’union nationale se trouver perpétuellement remise en cause par la compétition des partis ; et l’armée, enveloppée dans une affaire retentissante, en paraître amoindrie... Un de vous, Messieurs, a dit que Bainville était revenu royaliste d’Allemagne. Peut-être pas encore. Mais doutant de la doctrine politique familiale et de sa convenance à notre pays. C’est pourquoi j’ai parlé de sa rencontre avec un peuple.
Après le peuple, le maître. En codifiant les principes de la monarchie française, ce maître apportait à Bainville les directives politiques et sociales qu’il cherchait. Il vantait les bienfaits d’un gouvernement unique, aux mains d’un chef de dynastie autochtone, incarnant les traditions et les aspirations du pays ; dirigeant les affaires intérieures en vue de la prospérité générale à laquelle il est le premier intéressé, les affaires extérieures avec le sens que donne l’expérience de tractations héréditaires ; assez indiscuté et haut placé pour rendre justice à tous et contre tous ; attachant enfin sa propre sécurité et sa propre gloire à celle de la nation avec laquelle il est tout et sans laquelle il n’est rien aux yeux de l’univers... Au-dessous de lui et l’étayant, une aristocratie, c’est-à-dire une élite de sang, de talent, d’argent même, mais d’abord au service du pays, recrutée partout et jusqu’au fond de la masse populaire, réservoir naturel, et parce que l’esprit souffle où il veut... Au-dessous encore, cette masse, organisée en groupements corporatifs, avant droit de consultation et de conseil, sachant la voie ouverte au légitime effort. Innombrable hiérarchie sociale, stabilisée par le sommet, où la première place échappe à l’ambition comme à la surenchère. Là se tient le roi, chef responsable et permanent, que la mort seule abat...
Ainsi enseignait Charles Maurras.
C’était loin de la recherche de directions politiques et sociales, de la poursuite d’un équilibre sans cesse rompu, où l’on voyait la France lutter contre elle-même en se déchirant parfois. Bainville se sentit pénétré par ces jets de raison, par ces jets de lumière. Invinciblement une question se posa à son esprit : ce qui est bon à fonder un État, à le grandir, à le bander à l’heure du péril, ne l’est-il pas aussi à le maintenir ? Il entra dans ce que l’on a appelé « le nationalisme intégral ».
Il a trouvé sa voie. Il accumule une immense documentation, une immense lecture, non point prise aux pièces éparses des archives, mais à même l’amas d’idées enchaînées d’illustres devanciers, un Hippolyte Taine, un Fustel de Coulanges, un Albert Sorel, un Ernest Renan. Comme avec de la moëlle, il nourrit son esprit de ces ouvrages chargés de faits et de méditations, où ces grands investigateurs tâtaient pour ainsi dire le pouls à la nation, afin de savoir, après en avoir diagnostiqué les prodromes, ce qu’il advenait en elle de la fièvre révolutionnaire. En même temps il devient journaliste à la Gazette de France. D’une perspicacité d’intelligence et d’une rapidité d’assimilation incomparables, apte à capter tous les indices révélateurs d’une situation, il semble fait pour ce temps de télégraphie avec ou sans fil, qui apporte à travers le firmament diurne ou nocturne, à chaque minute, le frémissement des agitations humaines...
Bainville est incessamment aux écoutes. Il se renseigne pour instruire. Son style bref et dépouillé, abondant en formules, où ne manque pas, s’il le faut, l’image qui éclaire, la comparaison qui précise, le sourire et l’ironie, va droit au débat et à la conclusion. Ajoutez un imperturbable bon sens. Dans cette littérature d’improvisation qu’est le journalisme, qui tient de la fresque, non seulement à cause de l’ampleur des événements que parfois il déroule, mais aussi par ce que la matière y presse la main comme dans cette peinture aux touches hardies, ne souffrant ni attente ni reprises, je ne crois pas que personne ait donné à sa copie, « à son papier », à la fois plus d’allure, de poids et de perçant que Jacques Bainville. Le fait du jour l’inspire. Il y retrouve le passé ; il en tire une application pertinente pour le présent ou un avertissement pour l’avenir, qui prend souvent l’accent et la portée d’une prophétie. Sa vie n’a été là que l’expression de sa pensée pour ainsi dire parlée tout haut, livrée à ces résonateurs aux mille échos que sont les grands quotidiens. Quelle ne fut pas son action ! Examinant et jugeant tout à la lueur de ses principes, il méritait bien ce titre de « grand seigneur de la parole », décerné il y a peu, en une audience émouvante, à des journalistes français, par la plus haute autorité de ce monde.
Jacques Bainville est dès lors en possession de ses puissances intellectuelles. Sans rien abandonner de la tâche quotidienne, il va se mettre à son œuvre historique. Comme Michelet il fera son Histoire, et son Histoire le fera, c’est-à-dire qu’en la creusant dans le sens d’explication et d’enseignement politiques où il l’envisage, il s’enrichit incessamment des perspectives qu’elle lui ouvre. Elle est toute dirigée vers l’avenir, toute tendue vers la sécurité et la grandeur de la Patrie.
Plus tôt qu’un autre sans doute il a vu venir la Grande Guerre. Il l’a connue, vécue, il en a été le chroniqueur frémissant de chaque jour, et il a recherché dans les causes les plus lointaines d’où pouvait bien sortir ce choc formidable destiné à nous écraser, en achevant 1870.
Face à face notre peuple et l’allemand ; le Rhin entre nous, le fleuve rapide aux eaux vertes, que les uns ont l’éternelle tentation de franchir, les autres l’éternel souci de surveiller pour en empêcher le passage. C’est notre histoire et la leur depuis nos commencements, depuis que le destin nous a mis en conflit. L’antagonisme a été souvent sanglant. Bainville en souligne les épisodes. L’Empire, au début, était beaucoup plus puissant que le Royaume. Il se promettait de le prendre en tutelle. La bataille de Bouvines, gagnée par Philippe-Auguste, brisa cette prétention. C’est pourquoi elle est appelée nationale. Cependant, on s’était avisé chez nous des faiblesses de l’Empire allemand : élection du souverain, rivalité des princes électeurs, opposition des intérêts et des peuples. On tira aussitôt parti de ces défauts organiques. On noua des alliances avec le Pape, on intrigua avec les princes, soit pour l’élection de l’Empereur, soit dans les débats contre lui, on s’immisça par l’or et par le fer dans la constitution germanique. Longtemps nous l’avons emporté, tant que la France une a eu affaire avec l’Allemagne divisée et morcelée, maintenue telle par l’intervention séculaire de nos armes ou de notre diplomatie. Comme Philippe-le-Bel répondait seulement aux explications d’Adolphe de Nassau, prétendant s’affranchir de l’élection, et à son ultimatum : « Trop allemand », Henri II professait plus tard : « Qu’il fallait tenir les affaires d’Allemagne en aussi grandes difficultés qu’il se pouvait. » La formule a servi de règne en règne. Exploitée par l’inébranlable Richelieu et le fertile Mazarin, elle fut consacrée au traité de Westphalie. On y maintint, dit Bainville, « le morcellement de l’Empire, l’élection du souverain, on y ajouta la garantie des vainqueurs ».
Nous connûmes une ère prolongée de sécurité et une hégémonie : la nôtre. Au point de vue de la puissance, de la renommée, des mœurs, des arts, de la pensée. Le soleil de la France ne se coucha point avec le grand Roi. Il continua de rayonner sur l’Europe. Et chose inattendue, l’Allemagne se complut à ces rayons. Elle s’affina selon nos goûts et nos usages. On ne parlait pas de culture germanique alors. Leibnitz écrivait en français, Maurice de Saxe s’offrait à servir sous nos drapeaux... Mais, lorsque Frédéric-le-Grand eut commencé à forger la couronne de l’Allemagne future, et que, comme pour l’asseoir, sous la poussée des Encyclopédistes, l’intervention préservatrice fit place au principe suivant lequel toute race, considérée comme semblable aux autres, à l’instar des individus, a un droit absolu à son unité et à son accroissement, quelques risques qu’elle puisse faire courir, toutes données ont été renversées, et la politique des nationalités, dans laquelle nous nous sommes si imprudemment jetés, s’est révélée pour nous duperie humanitaire à fin d’invasion... Si nous en avons magnifiquement appelé, de 1914 à 1918, grâce au génie de nos chefs et à la vaillance entêtée de nos soldats, alors que, du Maréchal de France au dernier Poilu (gardons le mot héroïque et hirsute), ils servaient, en l’encadrant, de moniteurs au monde, nous sommes restés impuissants ou aveugles devant le principe lui-même : l’Allemagne vaincue, a conservé et fortifié sa dangereuse unité...
C’est la grave leçon donnée par Bainville dans son « Histoire de deux peuples ».
Il est, Messieurs, dans les choses d’ici-bas une conception par quoi on peut les préparer et les diriger, hormis pour les événements que Dieu, au dire de Bossuet, « réserve à sa main toute-puissante ». Bainville a mis en lumière la conception qui a guidé la Maison de France dans son cheminement parmi les nations. Il la résume dans l’idée du pré carré, dans l’idée de l’unité et de la discipline nationale, et dans celle de l’hérédité.
Le pré carré implique la notion d’un cadre en deçà duquel il ne sera ni assez vaste, ni assez clos et défendu, au delà duquel il excèdera l’étendue utile et deviendra vulnérable. C’est le concept de nos frontières naturelles : deux montagnes, les deux mers et le Rhin : longue lutte de la monarchie contre la féodalité et contre l’étranger en vue de la possession de ce territoire intérieur, indispensable à la fois pour atteindre et défendre ces frontières. Nos rois en ont gardé la réputation de rassembleurs de terre. Commines appelait l’un d’eux : « l’universelle aragne », perpétuellement occupé à tisser en l’étendant sa toile, ou à la rapiécer. À la mort de Louis XI, la Picardie, la Bourgogne, la Provence, le Roussillon, le Maine et l’Anjou étaient incorporés à la trame. D’autres furent aussi des aragnes. Tâche obstinément mais prudemment poursuivie. « Raison garder », disaient-ils. Quand ils l’oubliaient, par l’apanage ou la guerre de magnificence, ce n’étaient que revers. Les frontières, les bornes naturelles les ramenaient aux projets viables. Ils devaient rester des réalistes, soumis à la politique inscrite sur le sol lui-même.
Rome, unificatrice et législatrice, avait laissé au monde gallo-romain l’exemple de la cohésion et de la discipline sous l’autorité de l’État. Bainville nous montre comment, à cette école, les Mérovingiens tentèrent la première unité autour de la peuplade la plus énergique, les Francs. Clovis put croire avoir réalisé la formule. Mais le partage de l’héritage entre ses fils n’en fit qu’un essai avorté. Les luttes intestines et la division sévirent, jusqu’à ce qu’enfin ceux qui étaient les plus menacés de l’extérieur, toujours sur le qui-vive, et par là même devenus forts et impérieux, les Australiens vinssent mettre de l’ordre dans l’héritage. Ils investirent du pouvoir réel leurs maires du palais. Pépin le Bref prit la couronne et fut sacré.
Cependant la stabilité de l’État n’était point assurée. L’Empire que Charlemagne lui-même construisit de sa main souveraine et magnanime ne lui survécut pas. Le partage, aggravé, de l’élection, le ruina à son tour. À chaque génération se reposait le problème de l’unité. Il apparut alors qu’un chef, même éclatant mais éphémère, ne pouvait la fonder ni l’asseoir, et la conception de la monarchie héréditaire naquit : « cette succession, écrit Bainville, de mâle en mâle, par ordre de primogéniture, conquête inaperçue des contemporains, qui allait permettre de faire la France ». À cause de l’autorité qu’elle confère, de la survivance dans la personne et les vues, de l’expérience accumulée par la comparaison des événements et des temps, de l’habitude du métier ; à cause de l’imprégnation de pensée aussi profonde que celle du sang. Hérédité qui entraînera la légitimité consacrée par les faits et par les services rendus. « 340 ans l’honorable maison capétienne règne de père en fils ». Ils eurent la chance de montrer qu’ils mettaient le gouvernement du pays et son unité à l’abri de l’abandon des projets et du bouleversement des partages. En même temps, famille militaire, ils se trouvèrent adaptés à la politique du pré carré. Le pli fut pris pour des siècles. Ces conceptions, ces activités ont composé la tradition de la monarchie française.
Elle n’est autre que l’humble pratique rurale...
Dès qu’un terrien s’est installé sur un bien, qu’il y a allumé son foyer, ranimé à chaque aurore, image de l’étincelle de vie qui ne doit pas s’éteindre ; dès qu’il a fait le tour triennal de ses assolements et mesuré les ressources et les besoins de son fonds, déjà, en prévision de ce qui lui naîtra sous son toit et dans son étable, il examine du regard l’environ, où chercher ce qui lui manque, et comment le borner et le clore. C’est tantôt un ruisseau limite, un bois indispensable aux entretiens, un pré ou un champ qui assurera les vivres. Il sent tout de suite que, pour le maintien du bien, plus encore pour son agrandissement; il faut le rassemblement des volontés autour de lui comme le rassemblement du sol, et d’année en année il asseoit son autorité dans l’ordre, la discipline et l’unité. Le temps a passé, des enfants lui sont venus, et parmi eux le fils aîné, l’enfant par excellence, non par dérision pour les autres, mais en considération de son rôle futur ; et, tandis qu’il les regarde croître, il songe à ce patrimoine qu’il a créé et qu’il répugne à imaginer morcelé après sa mort. Il s’arrête à en attribuer la possession, s’il le peut, à cet aîné, maître de demain, sans lequel le bien se perdrait à la première génération. Parfois, la journée finie, au soleil couchant, on le voit aller et venir sous les chênes du courtil, perdu dans ses arrangements. Puis, un soir, quand il a gagné avec sa femme la chambre conjugale où, loin de tous, il parle de l’avenir de la maison, il dit : « Femme, je voudrais faire ceci pour l’aîné. Es-tu consentante ? » Elle l’est. Et tous deux constituent l’héritier du bien et du lieu, en termes précis, afin que nul ne discute la légitimité de la transmission.
Dès lors l’héritier est initié à son métier de maître. Il apprend à commander avec justice ; à organiser en tirant le meilleur parti des cœurs et des bras ; à commercer avec calme et finesse ; à économiser et prévoir pour parer aux surprises de la vie : bref à « gouverner » en père et en chef, comme il le sera. Enfin on lui ouvre le trésor de l’expérience paternelle sur les méthodes et les sélections, l’emploi de l’argent, les relations domestiques et extérieures, on lui confie les projets de la famille, où elle ambitionne de parvenir... Le père et la mère peuvent maintenant vieillir et mourir, une race de plus a fait souche avec sa tradition.
Ces réalités humaines ont inspiré nos rois. Ils ont administré le domaine commun appelé « FRANCE » selon la même loi que tel ou tel terrien son patrimoine, et régné peut-on dire en grands paysans. C’est pourquoi sans doute la population rurale, longtemps la presque totalité de la nation, leur fit tant confiance, ne les voyant que peu ou pas, ne les connaissant que par l’effigie des monnaies. Sensée, équilibrée, laborieuse, elle se retrouvait dans cette famille souveraine qui aimait et savait son métier, possédait le don de s’instruire par l’expérience, chez laquelle les soucis, le but, la conduite et la réussite étaient semblables aux siens...
Une phrase, Messieurs, m’a suggéré ces rapprochements. Celle-ci : « Pourquoi juger la vie d’un peuple par d’autres règles que celles d’une famille ? » Elle est de Jacques Bainville dans son « Histoire de France », ouvrage capital. Je n’en montre que cet aspect. Il explique et justifie l’incarnation d’une patrie dans une race, dans un homme, suivant le mot symbolique : « l’État, c’est moi ! » Il ne m’étonne pas. J’ai entendu, l’été dernier, un petit possédant s’identifiant de même avec sa terre, avec sa vigne défendue et sauvée par une température dangereusement humide, me dire : « Tout de même, je n’ai pas perdu une feuille, je suis chargé de raisins ».
En cette histoire ainsi conçue, écrasante pour tout autre, dont il a dit dans une dédicace: « Si j’avais su ce que c’est que d’écrire une histoire de France, je ne serais jamais entré dans un pareil sujet », on regrette que Jacques Bainville ne se soit pas dégagé d’un déterminisme un peu court et qui date. À le lire on est tenté de lui souffler le mot d’Hamlet : « il y a plus de choses au ciel et sur la terre que dans toute ta philosophie ». Son mérite a été de rappeler aux Français la continuité de leur histoire et la persistance d’un état politique, mais seulement sur le plan terrestre de la patrie charnelle, comme un Grec eût écrit de sa cité... La France, personne morale, mieux encore spirituelle, ne l’a pas retenu. Les peuples comme les individus ont une vocation. Il est des heures et des sommets où ils en ont la pleine conscience, comme au jour inoubliable où l’un des Sauveurs de la Patrie s’est écrié : « Hier, soldat de Dieu, aujourd’hui soldat de l’humanité, la France sera toujours le soldat de l’idéal... » Parole véritable : témoin le caractère religieux de la monarchie française.
Il est unique. Le roi de France avait à régner sur un peuple pétri par l’Église : depuis le paysan délivré par elle de l’esclavage, pourvu d’un foyer, émancipé enfin ; depuis l’artisan des corporations et des communes, bâtisseur de cathédrales et de leurs flèches perdues dans la prière et dans la nue, poinçonnées au chiffre familial ; depuis le clerc des Universités jusqu’au seigneur fait chevalier après une nuit d’oraison, après avoir jeûné et communié comme pour se vêtir d’une première armure de vertus chrétiennes. Et tous ceux-là du « saint royaume » demandaient autre chose au souverain qu’un gouvernement fort et heureux, même juste, un commandement patriarcal où le sujet est respecté, secouru, aimé, à l’occasion écouté. Contre quoi il verra venir à lui gratitude et fidélité, assistance unanime des bras, des cœurs et de l’argent dans les épreuves et les revers. Échange mémorable que le peuple confirmera en nommant quelques-uns de ces rois le Saint, le Bon, le Sage, le Juste, le Père, le Bien-Aimé ; et l’un des princes, le plus près du peuple, élevé avec lui en parlant « de la violente amour qu’il lui portait ».
Pour consacrer et fortifier le roi dans sa mission, le marquant dès l’origine d’un signe mystique, l’Église va le sacrer. À Reims, dans la cathédrale regorgeant de spectateurs, on le dévêtira jusqu’à mi-corps, et un pontife l’oindra avec le Saint-Chrème sur les yeux, la bouche, les épaules, les aisselles, les reins : avec l’huile sacramentelle dont on touche l’enfant au baptême et l’évêque à sa consécration. Et puis on lui passait la chemise vermeille, les habits royaux, l’ample manteau fleurdelysé. Le peuple éclatait en transports de joie.
Cela dépassait le couronnement comme l’apparat humain. C’était essentiellement une investiture religieuse. Ni le roi, ni le peuple n’en doutait. Louis XI, ce réaliste, se détache de ses pairs le jour de son sacre, va à la rencontre de la Sainte-Ampoule, s’agenouille et la baise, et, avant d’être oint, prie longuement. Il n’oubliera jamais l’émotion de ce jour-là... Mourant, il demandera qu’on lui apporte la Sainte-Ampoule dont l’huile l’a sacré. Et le peuple, durant des siècles, regardera comme intangible et sainte la personne de ses rois marqués par cette onction. Au sortir du parvis, des misérables rongés d’écrouelles les leur faisaient toucher pour les guérir, comme à des thaumaturges...
Après l’histoire naturelle de la France, voilà que Jacques Bainville entreprend, au même point de vue, l’histoire de Napoléon. « Nous voudrions, dit-il, comprendre et exprimer la carrière de Napoléon..., retrouver « les motifs qui l’ont poussé », les raisons qu’il a eues de prendre tel ou tel parti plutôt qu’un autre. Nous avons tenté de considérer les causes générales et particulières d’une fortune qui tient du prodige et d’événements qui semblent forgés par un conteur oriental ». Devant le désastre final il conclut : « C’est qu’il était prisonnier de la plus lourde partie de l’héritage révolutionnaire ».
Doué de tous les génies ; ayant reçu de Dieu ce souffle dont parle Chateaubriand : « le plus grand qui ait jamais animé l’argile humaine » ; ayant surgi en Italie comme un soleil éclos, avec tous ses rayons ; ayant restauré le Pouvoir par le Consulat, la Religion par le Concordat, l’État dans son administration, ses finances et ses lois ; s’étant bâti un trône à coups de victoires dont quelques-unes sont des miracles soit de conception lointaine, soit d’improvisation pendant la bataille qui n’attend pas ; soulevant les hommes sur son chemin, ceux avec qui il partageait son ascension comme ceux qu’il envoyait mourir vingt ans frappant le monde d’un étonnement ébloui Napoléon paraissait né entre tous les Dominateurs pour fonder un Empire aux pierres éternelles.
La lourde succession l’attendait. La Révolution avait décrété « qu’elle déclarait la guerre aux rois pour propager ses idées » ; ou encore « pour accorder fraternité et secours à tous les peuples qui voudraient recouvrer leur liberté » ; elle proclamait « la souveraineté de tous ceux chez qui la nation avait porté ou porterait ses armes ». À la vérité, elle rêvait d’une République universelle sous la présidence du peuple français. Programme tout entier de conquêtes au pas de charge.
Fils de la Révolution, investi, ajoute Bainville « de la mission et du mandat d’en défendre les conquêtes », et d’abord celles de la Belgique et de la Hollande, Napoléon prend la suite. Là contre se dresse et se dressera opiniâtrement l’Angleterre, et, soudoyées par elle, l’Autriche, la Russie, la Prusse, l’Espagne, soit isolées, soit coalisées. L’Empereur aura beau signifier à l’Europe le blocus continental et la dompter un moment pour l’imposer ; il aura beau multiplier les annexions et les coups de foudre : l’issue du formidable duel se rapprochera de triomphe en triomphe, d’entrée en entrée dans les capitales. Un jour, la Moskowa amènera Leipzig, Leipzig Waterloo, où le rêve jacobin sera brisé et le héros abattu... Waterloo qu’on ne peut lire sans voir la page se brouiller sous les yeux.
L’entreprise était surhumaine. Bugeaud a écrit : « En Afrique, pour posséder quelque chose, il faut tout posséder ». Il eût fallu dans l’Europe d’alors, tout garder pour garder l’enjeu initial.
D’autres causes ont contribué à cet effondrement. La nécessité de gouverner avec le principe révolutionnaire et malgré lui. Cette doctrine d’individualisme et d’indépendance, d’irrespect et d’irréligion, qui ne connaît que des droits, qui tourne l’usage en licence. « J’ai conjuré, déclarait l’Empereur, ce terrible esprit de nouveauté qui parcourait le monde » (du moins le croyait-il), et, tenant sa main dans son gilet : « si je leur tendais la main, ils me frapperaient sur l’épaule ». Sorti de lui seul, à l’opposé du roi de France, il craignait de déchoir... Enfin, son imagination... Comment n’eût-il pas fini par subir le vertige de son génie ? L’aigle, ivre de son vol, se perd parfois dans la nue sous l’orage et l’éclair...
L’Empereur pressentait sa chute. Il n’avait pas besoin d’entendre Madame Mère murmurer : « pourvu que cela doure ». Arrivait le temps où il n’aurait plus rien à mettre en ligne à côté de ces « cent mille hommes qu’il valait à lui seul ». Plus d’une fois il tenta d’échapper à l’engrenage de la guerre appelant la guerre et de signer une paix durable. En vain. Le drame de la paix espérée et de la guerre imposée qui se jouait dans l’esprit et le cœur de Napoléon forme le fond du livre pathétique de Bainville. Retenons-en avant tout la fatalité du mauvais héritage à l’intérieur et à l’extérieur, entraînant l’Empire à sa perte, comme le fait pour une fortune privée le poids d’hypothèques insolvables ; et passons à nos fils, dans le domestique et le public, un héritage sain...
Le terrible esprit de nouveauté, l’Empereur ne l’avait que contenu. Il traverse la Restauration et la Monarchie de Juillet en renversant deux trônes ; il ballotte la Révolution qui les suit en agitant le problème social ; il fait sombrer le Second Empire dans la défaite et l’invasion il se déchaîne devant l’ennemi avec l’inexpiable Commune... Mais déjà le pays avait envoyé ses notables pour rétablir l’ordre, assurer la paix, choisir un gouvernement. La troisième République tient d’eux ses institutions.
Lorsqu’on apprit que Jacques Bainville écrivait cette Histoire, adversaires et amis l’attendirent là. Il répondit par l’impartialité, soulignant le bien comme le mal. Il fit cette remarque : la République a duré et réussi par ce qu’elle contient de monarchique. Avec son Président, son Sénat régulateur, son Parlement qui contrôle et discute, elle fait figure de Monarchie constitutionnelle. Elle aspire à garder la mesure, elle tente d’inspirer confiance. « Je ne veux pas d’une République qui fasse peur », disait Grévy. Elle n’ignore ni les dynasties de gouvernants ni le pouvoir personnel. Lorsque Jules Ferry amorça l’épopée coloniale, d’où jaillit une pépinière de conquérants : soldats, missionnaires, administrateurs et colons, non seulement il rattacha l’épopée aux pierres d’attente de ses prédécesseurs, elles-mêmes vestiges d’assises anciennes, mais il la conduisit à la manière d’un souverain, contre l’opinion. En vain celle-ci lui jeta-t-elle à la face l’épithète de « Tonkinois » : elle est aujourd’hui son honneur. Le même signe se révèle dans la fondation de l’Empire que le dernier Proconsul, le Maréchal Lyautey, nous a donné au Maroc. Comme on le félicitait sur la tâche grandiose accomplie, il répondait : « C’est que j’ai duré. » Il aurait pu ajouter : et commandé seul. L’action personnelle s’affirma plus encore dans l’épreuve vitale de la Grande Guerre. Joffre ne souffrait pas d’atteinte à son autorité de généralissime, et le commandement militaire unique avec Foch, le commandement civil unique avec Clemenceau ont arraché la victoire, à l’étonnement des peuples spectateurs.
Il y a aussi, il y a surtout « l’immuable masse des électeurs ruraux ». Le mot est de Bainville. Disons tout court l’immuable masse rurale. Si elle s’agite une semaine avant et après le vote, elle reprend vite son équilibre et sa raison avec le travail quotidien. La terre commande... La masse rurale est immuable dans sa volonté d’ordre, de continuité, de sécurité et de paix indispensable à son labeur, soumis lui-même au rythme des saisons comme la vie à la renaissance et à la permanence des choses. Elle besogne avec courage, endurance, résignation, à la merci des fléaux du ciel, recevant ou non son salaire ; elle ignore la grève sur le sillon... Elle ne s’inquiète à l’ordinaire que de la marche du fonds et de ses intérêts immédiats. Mais, que des ruines brûlantes et sanglantes soient à déblayer, un relèvement national à opérer, alors elle délègue des mandataires, semblables à elle, conservateurs comme elle, ces notables de tout à l’heure pour reconstruire et redresser ; que le territoire dévasté soit à reconstituer, elle s’attelle avec ses bêtes à la charrue, infatigablement, jusqu’à ce que le sol ait repris ses aspects et sa fécondité que l’ennemi soit à contenir et à repousser, elle se met toute en ligne, n’étant bonne qu’à être de la piétaille, et, du pont de Bouvines au ravin de Verdun, trouvant un chef digne d’elle, en un jour comme en six mois : « elle les a... ! » On ne force pas des cœurs d’hommes appuyés à leur foyer...
Je m’arrête, Messieurs, à ces quelques ouvrages où l’originalité et l’ampleur de la pensée de Jacques Bainville s’imposent le plus. Sa renommée avait crû de livre en livre. Ils s’en allaient, par centaines de mille, porter en France et à l’étranger ses idées, ses enseignements et ses avertissements. Directeur de la « Revue Universelle », collaborateur quotidien à « L’Action Française » et à « La Liberté », rédacteur hebdomadaire soit au « Petit Parisien », soit à « la Nation Belge », reproduit dans nombre de journaux de province, il ajoutait à ce rayonnement la pénétration et le retentissement de ses articles. Ses écrits, qui faisaient réfléchir les hommes mûrs, orientaient vers l’avenir une multitude de jeunes gens attendant une voix, un geste, un regard. Il est de ces semeurs de champs humains, par qui lèvent les plus belles moissons, celles des convictions, du dévouement et de l’honneur...
Ces jeunes gens se sont groupés sous son égide en cercles d’études qui portent son nom, à Marseille d’abord; ville ardente, puis à Paris, à Nantes, à Bordeaux, ailleurs encore, et jusqu’à New-York.
Jacques Bainville conviait les chefs de ces assemblées juvéniles à venir prendre contact avec lui. Il leur écrivait ; il répondait en quelques lignes lumineuses à leurs interrogations, il secouait le flambeau parmi les obscurités. Il ne mettait jamais l’adresse, disait-il, « sans une bien étrange sensation »...
C’est au milieu de cette gloire que la mort commença de l’assaillir : sournoisement, longuement, cruellement. Elle s’y reprenait pour détruire cette admirable personne humaine, pour dévaster cette face aux traits énergiques et purs, à l’œil méditatif et chaud, sous les cheveux onduleux... On m’a dit qu’il ne s’était pas vu mourir. Raffiné dans sa personne et dans sa mise, attentif à son aspect physique, mondain à qui rien n’échappait de l’attitude et du geste, on a peine à concevoir qu’il ne s’apercevait pas qu’il périssait, rien qu’au flottement accentué de ses vêtements sur lui, au ravage progressif de son visage. Mais il voulait finir sur la brèche, la plume à la main il voulait épargner un surcroît d’amertume aux larmes refoulées autour de lui ; et sachant que l’on meurt toujours seul, même au milieu de tendresses agenouillées, s’en aller stoïquement. Je l’ai rencontré durant cette lutte, impassible et secret... Il semblait écouter les paroles du « sublime animal », le Loup, d’Alfred de Vigny :
« Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le sort a voulu t’appeler
Puis, après, comme moi, souffre et meurs sans parler... »
Silencieuse leçon, qui serait la plus poignante et la plus haute qu’il eût jamais donnée.
Il laissait une femme, un fils, des amis, des disciples. Conduit par celle qui l’a obstinément disputé à la mort, j’ai visité son appartement de Paris. Au dehors, le jardin avec sa pelouse, ses allées de gravier fin, ses buissons d’arbustes, ses arbres jaillis vers le ciel, où il allait errer et rafraîchir son front chargé de pensées. Au dedans, les longues pièces où il pouvait songer en marchant ; le cabinet de travail, et sa table, face à de hautes fenêtres, avide qu’il était de lumière pour son regard comme pour son esprit, sa table où son fils s’assied maintenant, dans le souvenir paternel ; enfin, le lit, étroit comme un lit de camp, ou plutôt de passage, où il a rendu le dernier soupir... Inoubliables impressions...
Il laissait son chantier, ses projets d’écrivain et d’historien. Entre autres ceux-ci. Il avait confié à un ami : « Je voudrais écrire avant de mourir trois livres : une vie de Napoléon, une vie de Jeanne d’Arc, une vie de Jésus... » Magnifique ascension d’esprit allant du Héros à la Sainte Libératrice, de la Sainte à l’Homme-Dieu. À voir comme il avait « considéré » la fortune de l’Empereur, on se demande sous quel angle il aurait envisagé le destin de l’Inspirée. Comme l’un de vous, entré sans préjugés dans cette étude, aurait-il abouti au miracle du doigt de Dieu Depuis la délivrance d’Orléans et le Sacre réparateur de Reims, jusqu’au sacrifice de Rouen, où la Pucelle fut réduite en cendres : ces cendres des martyrs qui ont toujours une flamme !... C’était une âme ouverte... Pour l’Homme-Dieu, peut-être l’a-t-il compris et senti durant ses longs mois d’agonie... Déjà, il avait fait sien le mot du philosophe antique : « L’homme est debout pour regarder les cieux. » Il savait que du philosophe à lui tout le christianisme était passé, et « son immense espérance ». Il avait confessé : « J’ai peine à croire que, lorsque l’on est devenu, par l’âge, un peu meilleur, ce soit pour la destruction... »