M. Désiré Nisard, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. de Féletz, y est venu prendre séance le 22 mai 1851, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
Si la prévention n’était pas si forte contre la modestie des discours de réception, j’aurais cédé à la douceur de comparer ce que j’étais avec ce que vos suffrages ont fait de moi, et de relever, par ce retour sur moi-même, le prix de votre indulgente bonté. J’en voulais même prendre occasion d’expliquer comment l’éclat inattendu qu’une telle élection répand sur un écrivain, au lieu de l’éblouir, peut l’aider à se mieux voir, et par quels rapports secrets sa reconnaissance envers vous le dispose à plus de sévérité pour lui-même.
Mais, dans la crainte d’ajouter à la prévention par mes explications personnelles, j’ai dû me résigner à ne pas dire de mal de mes titres, quelque envie que j’en eusse, et à me persuader qu’un nouvel élu ne doit pas se croire indigne d’entrer à l’Académie, pour ne pas faire accuser vos choix de légèreté. Je n’irai pourtant pas jusqu’à penser qu’en m’appelant à succéder à M. de Féletz, vous n’avez songé qu’à ma personne. Il y a dans l’honneur qui m’a été fait deux choses distinctes : un encouragement et une récompense. L’encouragement est pour moi ; la récompense s’adresse à quelque chose d’aussi au-dessus de moi que l’art est au-dessus de l’artiste : ce que vous avez voulu récompenser, Messieurs, c’est la critique conservatrice.
Ce qu’est la critique conservatrice, quel est son rôle, le nom dont je l’appelle le dit assez.
Semblable, quant à l’esprit, à cette politique de conservation, désormais l’unique politique de la société menacée, tandis que celle-ci défend contre le mauvais sens et la violence les vérités par lesquelles les nations subsistent et prospèrent, celle-là défend, contre la double mobilité de l’esprit humain et du génie national, tout ce qui dans les lettres et les arts est l’expression ou le reflet de ces vérités.
Je suis bien à l’aise pour la louer, Messieurs, car voilà longtemps que j’en admire le modèle dans vos écrits. C’est là que, tantôt avec la gravité éloquente de l’histoire ou avec l’aimable familiarité d’un enseignement moral, tantôt sous la forme de biographies ingénieuses ou de profondes analyses du théâtre antique, cette critique sait être conservatrice sans être dogmatique, enseigner d’exemple quand elle s’abstient de donner des préceptes, et encourager l’invention tout en défendant et en continuant la tradition. Car, de même qu’en politique, conserver n’est point fermer l’avenir à cette ardeur du mieux qui trop souvent gâte le bien, mais qui nous aide parfois à le trouver ; de même, en fait de critique, ce n’est pas déclarer l’esprit humain épuisé, mais lui rappeler sans cesse ce qu’il a fait d’immortel, et sur quel idéal il l’a fait, le tenir en garde contre son penchant à oublier le passé, l’avertir enfin que, pour trouver plus sûrement sa voie dans l’avenir, il doit marcher à la lumière de toute sa gloire.
Telle est la critique que l’Académie française honorait, il y a vingt-cinq ans, en appelant dans son sein l’écrivain distingué et l’homme aimable auquel j’ai l’honneur de succéder.
M. de Féletz naquit à Gumont, petit village de la Corrèze, le 3 janvier 1767. Sa famille était une des plus anciennes du Périgord. Il eût pu faire preuve de seize quartiers ; car il n’en fallait pas moins pour obtenir un canonicat dans le chapitre de Lyon, et M. de Féletz y songea quelque temps. On l’y fit songer du moins ; et ce qui prouve que c’était de l’ambition suggérée, c’est qu’il se rebuta devant les premières difficultés de ses recherches héraldiques. En vain un membre du chapitre, qui sans doute lui en avait donné la pensée, l’exhortait à persévérer ; soit qu’il suspectât dès lors la solidité de l’institution, soit qu’il trouvât inconséquent de prendre tant de peine pour devenir chanoine, il y renonça.
Après de bonnes études commencées à Brives et terminées à Périgueux, sous la forte discipline des pères de l’Oratoire, il vint faire sa théologie à Paris. Il était depuis deux ans maître de conférences dans la célèbre institution de Sainte-Barbe, lorsqu’au milieu de 1791, un prêtre assermenté vint, au nom de la commune de Paris, sommer les fonctionnaires de l’établissement de prêter serment à la constitution civile du clergé. Il fallait jurer, ou se retirer. Tous se retirèrent. Les élèves suivirent les maîtres ; et le nouveau directeur, qu’on tenait tout prêt dans la cour pour le cas prévu d’un refus de serment, prit possession d’une maison déserte. M. de Féletz se retira en Périgord.
Le moment n’était pas tentant pour se consacrer à l’Église. M. de Féletz pouvait s’arrêter aux premiers degrés du sacerdoce ; mais il y avait danger à aller plus loin : c’était de quoi le décider. En ce temps-là, le point d’honneur du gentilhomme eût fait plus que raffermir la vocation, il l’eût donnée. Aussi, sur la fin de 1791, quand déjà l’injonction du serment plaçait, entre la prison et la nécessité de se cacher, tout ce que le clergé français comptait de chrétiens plus fidèles, M. de Féletz se faisait ordonner prêtre dans une chambre.
Les premiers décrets sur le serment n’y assujettissaient que les ecclésiastiques en fonctions. Plus tard, quand les lois furent appliquées avec le zèle de la peur, et que, dans le doute, ce fut la violence qui décida, tout prêtre fut tenu pour prêtre en exercice, et contraint au serment. M. de Féletz invoqua vainement sa qualité d’ecclésiastique sans fonctions. Il fut, sur son refus invincible, arrêté, jeté en prison, condamné sans jugement à la déportation, et transféré, en mars 1794, sur les pontons de Rochefort, avec huit cents autres prêtres que la Convention y envoyait mourir, en attendant qu’elle décidât où elle les déporterait.
Quand nous parlons de pontons, nous songeons à ceux où l’Angleterre punissait de nos victoires nos malheureux prisonniers. Mais s’il était possible de calomnier la cruauté, on calomnierait les pontons anglais, en comparant les mauvais traitements que l’abus du droit de la guerre y faisait subir à des ennemis, avec les tortures que des Français eurent à souffrir sur des pontons français. La politique qui entassait huit cents prêtres à bord du Washington et des Deux Associés avait voulu approprier le supplice à la condition des victimes ; elle faisait de ces prêtres autant de martyrs.
Répartis par moitié entre les deux bâtiments, le jour on les parquait sur une moitié du pont, qu’une cloison à clairevoie séparait de l’équipage. C’était leur préau. Là, sous la gueule de canons chargés à mitraille, et incessamment pointés sur eux, debout, sans table ni bancs, sans livres – on leur avait ôté jusqu’à leur livre de prières ; – accablés par le froid, la faim, l’inaction ; épiés, insultés ; et, sous prétexte de complot, fouillés par la cupidité de leurs geôliers, tant que leurs vêtements en lambeaux pouvaient cacher autre chose que leur nudité ; ce supplice leur semblait pourtant une délivrance, comparé à celui qui les attendait la nuit.
La nuit était de onze heures ; onze heures qu’il fallait passer dans un entre-pont haut de cinq pieds, où l’air et la lumière ne pénétraient que par deux écoutilles. Des planches, ajustées dans tout le pourtour à hauteur d’appui, servaient de lit à un certain nombre de déportés. D’autres couchaient dessous, et sur le plancher nu. Le reste s’entassait, ceux-ci dans le milieu de l’entre-pont, en lignes serrées, étendus sur le côté, faute de place ; ceux-là dans des hamacs contenant chacun deux hommes, et qui pendaient jusque sur le visage de ceux qui gisaient au-dessous. Ce que l’imagination épouvantée se représente d’une telle agglomération, dans un espace si étroit, d’hommes en grand nombre infirmes et presque tous malades, quelle peinture pourrait l’égaler ? ou plutôt quel effort pour le peindre ne serait pas un jeu d’esprit malheureux ? Le régime des pontons de Rochefort était celui du bâtiment négrier ; seulement les patrons n’avaient hâte que de jeter leur cargaison à la mer.
Lorsqu’enfin chacun, en rampant, s’était traîné à sa place, souvent l’officier de service paraissait à l’entrée du cachot, une lanterne à la main, poussant devant lui dans ce gouffre quelque nouveau condamné, auquel il conseillait plaisamment de se coucher en travers sur les autres, lui promettant la première place vide que laisserait un mort. Il ne l’attendait pas longtemps. Dans ces nuits éternelles, que de fois des cris perçants, une rumeur de gens qui semblaient se prendre de rixe dans les ténèbres, annonçaient qu’un transport au cerveau venait de transformer en furieux le plus doux peut-être et le plus résigné de ces misérables ! Ainsi débutait souvent la maladie sur les pontons de Rochefort, et l’agonie n’était pas loin. Heureux ceux qui échappaient par une mort subite aux soins des infirmiers de la Convention ! Les cas en étaient fréquents. Une nuit, M. de Féletz avait senti la tête de l’un de ses voisins peser sur lui plus lourdement que de coutume. Il le pria doucement de changer de position ; mais celui-ci n’en faisant rien, il le crut endormi, et n’insista pas, ne voulant pas lui ôter le bienfait de ce court répit. Le lendemain, aux premières lueurs qui pénétrèrent par les écoutilles, il s’aperçut que son épaule avait servi toute la nuit d’oreiller funèbre à un cadavre.
Les malades étaient évacués sur les chaloupes des deux bâtiments. Le froid, l’eau qui baignait leurs grabats, le roulis, le manque de secours, les menaient promptement au dernier terme. Chaque fois qu’il en mourait un, on hissait un pavillon sur la chaloupe, et l’équipage, averti que la République comptait un ennemi de moins, criait, chapeau bas : Vive la République ! La fête s’en renouvelait souvent. Il ne se passait guère de jour sans qu’une barque n’emportât un ou plusieurs morts à l’île d’Aix, devenue le cimetière des déportés. Il y en eut jusqu’à quatorze en moins de deux jours. Les valides creusaient de leurs mains les fosses dans le sable du rivage, et les morts y étaient déposés en silence, sans aucun signe extérieur de religion et sans prières !
Il est des crimes dans l’histoire dont on est inconsolable ; et c’est tant mieux, si cette douleur généreuse peut être une force et un obstacle pour en empêcher le retour. Tel est sans doute le supplice de ces huit cents prêtres, réduits, en une année, à deux cents, par un genre de déportation à l’intérieur aussi meurtrier que l’échafaud. On se console d’autant moins d’un aussi effroyable abus de la vie humaine, qu’à cette époque la révolution, personnifiée dans la Terreur, n’était plus elle-même, pour parler le langage de Tacite, qu’un crime osé par quelques-uns et souffert par tous. Il ne faut pas faire aux pontons de Rochefort le triste honneur de les compter parmi les maux qui sont la rançon nécessaire de quelque grand bien ; ce ne sont que des barbaries gratuites ou des folies, dont le seul effet est de perpétuer les doutes sur le bien qui leur a servi de prétexte, et de jeter dans la conscience humaine d’irrémédiables découragements.
Le martyre des déportés de Rochefort cessa au moment où les victimes allaient manquer. Au mois d’avril 1795, l’ordre arriva de Paris de diriger sur les prisons de Saintes ce qui en restait. Ce fut alors que les deux équipages osèrent solliciter de leurs prisonniers l’attestation écrite qu’ils avaient été traités avec douceur. Soit erreur de charité, soit cette première joie du captif devenu libre, qui se jette au cou de son geôlier, les déportés de l’un des deux vaisseaux accordèrent le certificat. Ceux du vaisseau où se trouvait M. de Féletz, par son conseil ou avec son adhésion, le refusèrent. « Nous voulons bien nous taire, dirent-ils, sur ce que nous avons souffert ; nous le pardonnerons même : mais déclarer le contraire de la vérité, notre honneur et notre foi nous le défendent. » La véritable charité était dans cette promesse de silence et de pardon. M. de Féletz la tint fidèlement. Personne ne l’entendit jamais parler de ces tristes scènes ; et s’il y fait allusion dans ses écrits, c’est en quelques mots vagues et comme hésitants : on dirait un souvenir douloureux refoulé dans son cœur par un serment.
Sa jeunesse, sa constitution robuste, la force propre aux caractères doux, laquelle résiste d’autant mieux qu’il ne s y mêle aucun effort, l’hospitalité dans une aimable et pieuse famille de Saintes, l’eurent bientôt rétabli. Il naquit de ces relations une amitié qui a duré jusqu’à sa mort. Chaque année, au mois d’avril, en mémoire du jour où la pitié, encore si périlleuse, lui avait ouvert cette maison, une lettre de Paris apportait à ses hôtes, avec quelque expression nouvelle et ingénieuse de sa reconnaissance, une courte relation de sa vie d’un anniversaire à l’autre. Le demi-siècle qui s’écoula depuis ce jour, en lui donnant l’indépendance par un travail modéré, la réputation par le consentement des honnêtes gens, le succès sans ennemis, ne lui laissa aucun souvenir aussi doux ni aussi présent que celui de ses premiers pas à l’air libre, et de la première vue de visages humains au sortir des pontons de la Convention. En vain, dans ses lettres, il veut parler de ce que l’année écoulée a apporté de nouveau dans sa vie ; il ne sait parler que des doux soleils d’avril 1795, et de ses promenades aux environs de Saintes, « dans le bon temps, dit-il, où nous étions si malheureux. »
Près de cinq ans se passèrent encore avant que la sécurité fût permise aux ecclésiastiques insermentés. M. de Féletz dut plus d’une fois se cacher. Une nuit, à Orléans, les gendarmes étaient venus pour l’arrêter ; il leur ouvrit lui-même la porte, et, pendant qu’ils verbalisaient, il s’échappa. Il y allait pour lui de Sinnamary. Ce fut son dernier danger. Grâce à un nouveau revirement de la politique équivoque du Directoire, il put jouir d’une liberté de tolérance jusqu’à ce que le 18 brumaire, en mettant fin du même coup aux proscriptions et aux gouvernements proscripteurs, rendît l’ami des lettres à la paix de ses études, et rouvrît les salons de la bonne compagnie à l’homme le plus fait pour y plaire et s’y faire aimer.
Il faut lire dans son recueil comment il devint auteur sans le vouloir. Il avait écrit du Périgord, à un journal de Paris, un article sans signature sur les affaires du temps. L’article fut inséré, et fit du bruit dans sa province. Je gâterais, en la refaisant, l’anecdote du jeune Périgourdin d’Excideuil qui s’en laisse faire des compliments par les gens du lieu, et qui pour comble, va demander ceux de M. de Féletz, lequel a la générosité de ne les lui pas refuser. Trait charmant, qui révélait un homme d’une exquise bienveillance, et qui promettait, chose plus rare, un auteur modeste !
Malgré ce premier succès, auquel certes il n’avait guère aidé, M. de Féletz ne s’en crut pas plus écrivain. Il n’était pas aussi aisé à persuader là-dessus que son compatriote d’Excideuil. Quelqu’un pourtant y réussit. M. de Féletz était venu à Paris pour y solliciter la radiation du nom de son frère sur la liste des émigrés. Il y retrouva deux de ses camarades de Sainte-Barbe, les frères Bertin, qui venaient de fonder le Journal des Débats. Ceux-ci devinèrent le critique habile sous l’amateur des bons livres, et ils le pressèrent de se joindre à eux. M. de Féletz se défendit longtemps. Les vocations fausses, qui ne sont que les prétentions, vont au-devant des offres ; les vraies y résistent, parce qu’elles sont toujours accompagnées de modestie. Enfin, il consentit à prendre cette plume que ses amis lui mettaient à la main ; et, dès le début, il se montra écrivain excellent.
Nous devons donc M. de Féletz aux frères Bertin. De tous les services qu’ils ont rendus aux lettres, c’est celui-là sans doute qui me touche le plus. Mais comment me défendre de parler des autres ? et n’est-il pas selon le cœur de M. de Féletz que je mêle à son éloge quelques mots de souvenir pour ses deux amis ? Qui a mieux compris que les frères Bertin le caractère et la mission de la littérature au XIXe siècle ? Qui a plus fait pour concilier les deux principes où je faisais consister tout à l’heure l’excellence de la critique conservatrice ? Disciples fervents du XVIIe siècle, avec du goût pour les hardiesses et de l’indulgence pour les témérités du talent, en même temps qu’ils admiraient dans Bossuet l’expression la plus haute de la tradition, ils défendaient les droits de l’invention dans M. de Chateaubriand. Durant leur longue carrière, que d’écrivains distingués n’ont-ils pas aidés à se produire ; j’en dis trop peu ; devinés, avertis d’eux-mêmes ? Ils n’attendaient pas que la réputation les leur montrât ; ils découvraient le talent avant tout le monde, parce qu’ils l’aimaient. Ils l’aimaient jusqu’à en encourager la plus lointaine apparence dans le jeune homme inconnu qui se recommandait à eux de son amour pour les lettres et de ses habitudes studieuses. Ce fut mon seul titre auprès de l’aîné des deux frères, lorsqu’il voulut bien prendre sur lui les risques de mon apprentissage littéraire au Journal des Débats. Que l’Académie me permette de reporter un peu de ma reconnaissance sur cet homme éminent et excellent : c’est de lui que me sont venus les premiers conseils ; et si je n’y avais pas été docile, je n’aurais pas en ce moment l’honneur de parler devant vous.
M. de Féletz prit son rang parmi les premiers dans la campagne que faisaient alors les frères Bertin contre le mauvais esprit et le mauvais langage de la fin du dernier siècle. Le succès en fut mémorable, et les contemporains s’en souviennent, comme d’un des plus brillants épisodes de cette résurrection sociale dont la France donna le spectacle au monde rassuré de 1800 à 1805. Le Consulat s’accommoda du prodigieux débit du Journal des Débats. Ses arrière-pensées monarchiques trouvaient leur compte à ce qu’on y parlât des gloires de l’ancienne monarchie ; son profond mépris pour les demeurants de la révolution était chatouillé par les critiques dont on y poursuivait leurs doctrines et leurs écrits. Mais ce qui ne déplaisait pas au Consulat devait effaroucher l’Empire. Le jour où les souvenirs de l’ancienne monarchie parurent à Napoléon des allusions à ce qui manquait à la sienne, et qu’au lieu de critiques, désormais inutiles, contre des hommes que sa gloire et ses faveurs avaient si complètement discrédités, il lui fallut lire l’éloge d’écrivains populaires qui ne l’aimaient point, ce jour-là la disgrâce du Journal des Débats fut résolue. Un coup d’autorité punit ses fondateurs de leurs amitiés courageuses, et des services qu’ils rendaient à la société par-dessus la tête du grand empereur. Pour lui, propriétaire du Journal des Débats par la confiscation, il y fut loué sans rival quand il y écrivit ; mais il n’y écrivit jamais avec la main de M. de Féletz.
De tous les hommes distingués qui travaillèrent à cette restauration du sens moral, du goût et de la langue, aucun ne fut plus agréable au public que M. de Féletz. Il n’était pourtant ni le plus profond ni le plus savant ; mais, plus mêlé à la société de son temps, il savait mieux ce qu’elle voulait, parce qu’il le savait de sa bouche. Or, elle ne demandait au critique ni le raffinement des théories, ni les curiosités du savoir ; elle était moins pressée, chose rare, d’avoir du nouveau que de ravoir l’ancien ; elle voulait retrouver ses traditions, réparer son jugement et sa langue, refaire ses études, pourvu que ce ne fût pas sous un pédant : et qui l’était moins que M. de Féletz ?
Je crois voir une autre raison de son succès.
La déclamation était le défaut de tous les livres de ce temps-là, même des bons. Deux causes l’y avaient introduite : l’imitation des généralités ambitieuses et vaines du langage législatif, et la longue habitude de la peur, qui avait fait enfler la voix à tant de gens. M. de Féletz y opposait la qualité qui en est le plus exact contre-pied, le naturel ; et le seul contraste, dans ses écrits, des grands mots de la déclamation et de l’aimable simplicité de son style, eût suffi pour la rendre ridicule. Mais la société voulait plus ; la déclamation avait été la langue de la Terreur ; elle voulait qu’on l’en vengeât : M. de Féletz l’y servit à souhait. Voir des hyperboles percées de part en part, et des déclamateurs tomber de leurs échasses, fut, pendant longtemps, un des plaisirs les plus goûtés de la société française ; et personne ne le lui donna plus souvent, ni mieux assaisonné, que M. de Féletz.
Le recueil qu’on a formé de ses principaux articles n’est point son ouvrage. Des amis en arrachèrent la publication à sa modestie, que rendait encore plus scrupuleuse un peu de paresse : il en a fait l’aveu ; laissons-lui-en le mérite et la grâce ; aussi bien, il fit assez souvent violence à son inclination, pour écrire de quoi remplir au delà de vingt volumes. Et c’est surtout quand il lui fallait s’employer à sa réputation, que l’aimable académicien se persuadait qu’il était né paresseux.
Outre toutes les leçons de goût, de bon sens, de bon langage, de conduite même qu’on tire de ce recueil, il en ressort une vérité générale à l’honneur de la critique, et que je ne puis guère passer sous silence : c’est qu’elle se trompe rarement. Je la suppose, bien entendu, éclairée, savante, exercée au nom de principes certains par un honnête homme qui veut le bien de la vérité sans vouloir le mal des auteurs. À ces conditions-là, le recueil de M. de Féletz en est la preuve, la critique a presque toujours raison. On ne citerait aucun ouvrage que ses sévérités ont empêché de vivre, tandis qu’on en pourrait citer que son indulgence n’a pas empêchés de mourir.
D’où lui vient cette sorte d’infaillibilité ? Est-ce seulement de la pénétration personnelle de l’écrivain ? Elle n’y sert pas peu assurément ; mais la principale cause est dans la condition même du critique, dans cette prévention d’habitude, de profession, de parti pris, qui le tient en garde contre l’aveuglement des admirations contemporaines. Et encore, est-ce à peine assez de tout cela pour échapper à l’illusion, surtout en France, où tel est l’empire de la mode, qu’elle impose ses engouements même à ceux qui sont engagés de réputation à s’en défendre, et qu’elle glisse quelque chose de son vain langage jusque dans les livres où l’on en fait systématiquement la critique. L’histoire de notre littérature offrirait plus d’un exemple de critiques, je dis critiques de parti, et intéressés à trouver des fautes, qui ont jugé plus sainement de certains ouvrages que des admirateurs du temps sincères et compétents.
Nous avons en nous deux esprits : le nôtre d’abord, tel que Dieu nous l’a donné ; c’est le bon ; puis l’esprit qui nous vient de notre parti, de notre faction, de notre coterie, de tout le monde enfin ; c’est l’esprit d’imitation. Combien de gens qui ne jugent les livres qu’avec cet esprit-là ! Plus tard quand ils sont enfin rentrés en possession de l’autre, demandez-leur ce qu’ils pensent de leurs admirations passées ! Et cependant il s’agissait de livres lus avec transports, avec larmes ; oui, avec larmes : je le crois bien, car si rien ne sèche plus vite que les larmes, rien aussi ne s’imite plus.
Cette prévention d’état qui suffit à peine pour assurer l’indépendance du critique, M. de Féletz ne l’exagéra jamais par hostilité, ni ne la désarma par complaisance. Il savait louer ses amis sans les flatter, et trouver un livre imparfait sans se croire l’ennemi de l’auteur. Il ne punit jamais personne du seul tort de n’être pas de son goût. On le disait malin : si la malice n’est que le plaisir que prend une raison enjouée à s’amuser des prétentions d’un auteur, peut-être ne se le refusait-il pas. Pour méchant, ceux qui l’appelaient ainsi, par trop de bonté pour eux-mêmes, n’osaient lui en donner le nom tout haut. Si M. de Féletz ne se laissait pas attendrir par le chagrin utile que font de justes critiques à un écrivain de valeur, il s’interdisait tout ce qui pouvait faire plus de peine aux auteurs que de bien à la vérité ; et comme leurs fautes faisaient plus pour sa fortune que lui-même, pour n’être pas ingrat, il n’était pas trop sévère.
Après tout, c’était un Aristarque auquel une femme auteur, fort à la mode en ce temps-là, pouvait écrire impunément : « Si vous trouvez des défauts dans mon livre, » – quelle aimable concession ! – « passez-les sous silence ; faites valoir, avec la finesse et le charme de votre esprit, ce qu’il y a de bon, le plan, la conduite, la pureté de la morale et des intentions, les scènes du goût général », – quoi donc encore ? – « et quelques mots qui méritent peut-être d’être cités. » Une vanité si naïve, s’offrant d’elle-même si étourdiment à ses railleries, une pièce si curieuse à servir au public, ne le tentaient point. Il eût été plus malin pour qui aurait eu plus de défense.
Le premier étonné de l’effet qu’il produisait, ce fut M. de Féletz. « Je ne vous dirai pas comment votre ami fait un peu de bruit, écrivait-il en avril 1805 à ses hôtes de Saintes, et je vous prie de ne pas le demander à d’autres. » Pourquoi ne veut-il pas dire le secret de sa réputation ? Je le devine. Il était trop véritablement modeste pour le savoir. Dans la suite, et de jour en jour, le bruit s’accrut, sans que la vanité vînt. Et lorsqu’après un quart de siècle le succès diminua, loin d’en avoir de l’humeur, M. de Féletz en parut soulagé, comme un homme modeste ennuyé de faire illusion malgré lui, qui se voit enfin ramené à sa mesure, et délivré de la nécessité d’expliquer sa fortune.
Par exemple, et qui vaudrait bien qu’un moraliste délicat en recherchât la cause ! Ne serait-ce point qu’à la différence de la plupart des gens de lettres, M. de Féletz était homme mûr avant d’être auteur, et ne fut jamais auteur tout à fait ? Les lettres le laissèrent tel qu’elles l’avaient trouvé, pourvu d’une raison assez forte pour supporter le succès et pour s’en passer, il n’eut rien d’un auteur, le dirai-je ? pas même le style. Y a-t-il donc un style d’auteur ? Oui ; c’est un certain apprêt de langage propre aux gens de lettres qui le sont devenus trop tôt, et qui ne cessent pas de l’être un moment. M. de Féletz écrit comme il parlait, et il parlait comme de son temps les gens d’esprit de la bonne compagnie. Tel de ses articles n’est que le résumé piquant d’une conversation de salon à laquelle il avait pris part ; et le morceau a d’autant plus de sel, qu’il y a donné plus de place à ce qu’il avait dit. En parlant au public, le journaliste croit encore parler à la bonne compagnie ; seulement, comme il n’y est pas sur de tout le monde, il parle, non en homme qui s’écoute, mais en homme qui s’observe.
Quelque chose, dans les écrits de M. de Féletz, lui est plus propre que son style ; et ce quelque chose est peut-être encore plus l’homme que le style lui-même : c’est le tour. Le tour est la physionomie de l’écrivain. Chez M. de Féletz, c’est, dans une grande solidité de principes, l’allure légère d’un esprit délicat qui ne veut pas peser ; c’est, avec un savoir exact et toujours employé à propos, l’air d’un homme qui ne prétend pas en apprendre aux autres ; ce sont ses retours sur lui-même l’inattendu du moi, si aimable chez les gens modestes ; le don du trait, l’abondance de ces mots charmants dont il dit quelque part, non pour le faire dire des siens : « Mot excellent, parce qu’il contient beaucoup de vérité » ; c’est enfin l’enjouement qui donne toutes ses grâces à l’éloge, ôte au blâme toutes ses pointes, et qui persuada sans doute a plus d’un justiciable de sa piquante critique qu’être condamné par un juge si peu rébarbatif, ce n’était pas même être jugé.
Tel était l’écrivain, tel le causeur. Qui sut causer plus agréablement que M. de Féletz ? En entrant dans un salon, il n’apportait rien de préparé ; ce qu’il avait à dire, il semblait l’y trouver, et il l’y trouvait en effet dans la vue des gens, dans son désir de leur plaire, dans le sujet que fournissait le hasard ou le caprice. Celui-là ne venait pas essayer dans un cercle l’effet d’une harangue ou d’une leçon en projet, ni faire sa propre répétition ; il causait. Il causait comme Cicéron, et non parce que Cicéron l’enseigne, « en ne s’emparant point de la conversation comme de son domaine, mais en souffrant que là, comme dans tout le reste, chacun ait son tour ( ). » M. de Féletz savait partager, et c’est avoir deux fois de l’esprit dans une société où personne ne laisse volontiers prendre sa part.
Jamais, d’ailleurs, le dommage des autres ne fit les frais de sa conversation. Il n’était pas de cette espèce de gens d’esprit qui ne peut vivre que de la destruction des autres. Il pariait des imperfections d’autrui en homme qui songeait souvent aux siennes ; presque plus vif quand il disait la vérité en face aux gens, que quand il la disait d’eux en leur absence ; et, sans jamais sortir de la civilité, ne passant rien au travers insolent. Un jour, un personnage de l’Empire, fort enflé par la faveur du maître, et qui se mesurait à la fausse grandeur que lui donnait sa fortune, du reste homme d’esprit, avec le grand défaut de ne savoir pas l’être au bon moment, l’abbé de Pradt disait aux rédacteurs du Journal des Débats, au sujet d’un fait dont il contestait l’exactitude : « Ah ! pour cela, Messieurs, il n’y a que moi qui puis le savoir ; car il faut aller dans la bonne compagnie. » – « J’y vais, moi, Monsieur, dit M. de Féletz se levant avec vivacité ; et ce qui m’étonne, c’est que je ne vous y ai jamais rencontré. »
Au reste, écrits, conversation, tout révélait en lui le type de l’homme du monde, si différent du mondain. Tandis que le mondain s’agite à la surface de la société, et n’y porte que l’impossibilité de vivre avec lui-même qui le chasse de chez lui, M. de Féletz voyait dans la vie du monde un commerce solide entre gens honnêtes et d’esprit, qui font échange de leurs qualités et se sacrifient quelque chose de leurs défauts. Il apportait pour sa part, dans ce commerce, les deux qualités les plus propres à le rendre aimable et sûr : un caractère sur lequel tout le monde faisait fond, et un esprit dont ses amis n’eurent jamais peur.
Il en avait une autre encore plus prisée peut-être : c’était de ne tourmenter personne de sa réputation ni de sa fortune. Le monde est plein d’hommes, ou si délicats sur ce qui se dit d’eux, que leur vanité est un souci public ; ou si âpres à leurs affaires, que tous ceux qu’ils fréquentent, de gré ou non s’y trouvent engagés. Tel n’était pas M. de Féletz. Loin de fatiguer les gens de son mérite ou de ses intérêts, il leur donnait l’envie de louer un auteur qui se dérobait aux éloges, et de faire des offres de service à un homme qui trouvait toujours sa fortune au-dessus de ses talents.
En fait d’avantages et de places, il n’eut que ce qu’on lui offrit. C’était fort peu, comparé à ce qu’il pouvait prétendre ; on l’eût pourtant contenté à moins : c’est ce que virent bien, à son étonnement et à sa reconnaissance, ceux qui l’avaient servi. Il était d’ailleurs du même homme de perdre noblement ce qu’il avait obtenu sans le demander. Dirai-je qu’on eut le tort de profiter de ce désintéressement, lorsqu’on lui ôta ses fonctions d’administrateur de la bibliothèque Mazarine ? Et pourtant ce qui le toucha le plus alors, l’Académie le sait, ce fut le regret qu’elle en exprima, et l’accueil que vous lui fîtes, Messieurs, quand il vint au milieu de vous prouver, plus qu’il ne le voulait, combien la fermeté facile avec laquelle il recevait cette disgrâce la rendait inexplicable.
L’enjouement même ne manqua pas, vous vous en souvenez, à la façon dont il vous remercia de ce témoignage de sympathie. L’enjouement, c’était son cachet ; il le conserva jusque dans les ombres de la mort. Il y conserva aussi la crainte de trop occuper les autres de lui ; et plus d’une souffrance étouffée trahit, jusqu’en cette extrémité où nous ne pouvons plus rien pour nous-mêmes, l’homme accoutumé à n’incommoder personne.
C’est dans une des plus cruelles angoisses du dernier combat qu’une personne de sa famille, émue jusqu’au désespoir du spectacle de ses souffrances, s’échappa, malgré la piété la plus vive, jusqu’à dire que Dieu lui devait bien de les lui épargner. « Dieu ne me doit rien », répondit le mourant. Il avait raison. Dieu lui avait donné de tous les biens humains le plus grand de belles qualités sans leurs défauts ; la foi sans l’intolérance ; le dévouement politique sans les petitesses de l’esprit de parti ; le talent sans la vanité. Pour comble, il lui avait donné la science de finir à temps. Non-seulement il fit sa retraite avant qu’on se retirât de lui ; mais, entre autres genres de bienveillance, il eut certainement le plus rare : il aima ses successeurs.
Il leur a laissé un bel exemple, et à imiter dès à présent ; car n’avons-nous pas à recommencer la campagne des premières années de ce siècle ? Ne sommes-nous pas encore en face de la fausse philosophie, de la mauvaise morale, et de leur auxiliaire suranné, la déclamation ? Mais le combat menace d’être plus laborieux qu’au temps de M. de Féletz. Alors il y eut autour de la critique un élan universel d’adhésion. La société soutenait, aimait la critique. La critique aidait la société à reconquérir ses mœurs. Elles avaient toutes deux la même fortune. Aujourd’hui je les vois séparées et en défiance. La critique se retire de plus en plus dans les profondeurs du savoir sans application et dans la paix des théories la société s’intéresse si peu à la critique, qu’elle l’a laissé éconduire des journaux pour y faire place aux romans. Avouons-le d’ailleurs, ne sont-ce pas les erreurs meurtrières de la critique politique qui ont rendu toutes les sortes de critique suspectes à notre pays
La tâche est donc moins aidée du public, et pourtant ses difficultés ont augmenté. Vos exemples, Messieurs, ne rendraient pas supportable une critique à laquelle manqueraient une érudition solide et variée ; l’invention, qui trouve de nouvelles raisons pour prouver les vieilles vérités ; un talent d’écrire pur de tous les défauts qu’elle relève chez les autres. Les temps y ont ajouté un nouveau devoir. Le mal que font les livres est apparemment l’œuvre de deux grands coupables : l’écrivain et le public. Jusqu’ici la critique n’en a reconnu qu’un seul : l’écrivain. La justice de notre temps veut plus ; elle veut que, sans jamais absoudre l’écrivain, la critique réserve ses plus grandes sévérités pour le public.
Il y a des raisons de ménager l’écrivain qui ne laissent pas de toucher de très-bons esprits. Les auteurs sont-ils aussi maîtres de leur talent que le public l’est de son jugement ? et ne les fait-on pas plus libres qu’ils ne le sont, pour se donner le droit de les blâmer plus qu’ils ne méritent ? S’en est-il vu un seul qui, ayant le vrai dans une main et le faux dans l’autre, ait, par calcul, retenu le vrai et lâché le faux ? Si la critique est personnelle, ne risque-t-elle pas d’attacher l’homme aux défauts de l’écrivain, par point d’honneur ? N’y intéressera-t-elle pas tout au moins la générosité de ses amis, dont les condoléances vont devenir d’autant plus pernicieuses qu’elles auront l’air d’une sympathie honorable pour le talent méconnu ? Enfin, n’oublions pas que le don d’écrire, même avec de grands défauts, est une supériorité ; et la critique doit être faite de telle sorte qu’elle n’affaiblisse jamais le respect pour les supériorités, et qu’elle sache défendre le vrai contre les erreurs des gens de talent, sans caresser l’envie secrète qui prend plaisir à les voir rabaisser.
Demander à un écrivain de n’être pas dupe du bruit qu’il fait, c’est lui demander d’être un héros. Mais quand on conseille à une grande société de n’être pas le jouet des fantaisies de ses auteurs, on ne lui conseille que de se respecter. Si la société française datait d’hier, qu’elle n’eût ni de grandes traditions littéraires, ni un passé qu’elle a fait et qui l’oblige, peut-être ne faudrait-il pas la rendre responsable du mal que lui font les mauvais livres : mais au moment même où il en paraît un, n’en avons-nous pas le contre-poison sous la main, dans nos bibliothèques, que dis-je ? dans les livres de classes de nos enfants, auxquels nous avons soin de cacher ceux que nous lisons ? C’est donc avec tous les moyens de rester sains que nous consentons à nous laisser corrompre ! C’est de notre plein gré qu’à des lectures solides qui nous rendraient plus gens d’esprit et plus honnêtes gens, nous préférons un plaisir facile et subalterne qui nous abaisse ! Et si les esprits et les mœurs finissent par s’en altérer, nous applaudissons bravement le critique indigné qui nous en absout pour mettre toute la faute sur les écrivains : singulière justice qui, dans un crime commis par plusieurs, ne punit que le coupable le plus apparent, et omet tous les complices !
Rechercher tour à tour dans nos préjugés nationaux et dans nos faiblesses individuelles les causes de la fortune des mauvais livres ; prouver à certaines de nos admirations qu’elles ne sont, au fond, que de secrètes complaisances pour nos défauts ; montrer par quel chemin les mauvais conseils vont trouver ceux qui veulent être mal conseillés ; les sophismes, ceux qui sont crédules et tranchants par ignorance ; le mauvais goût, ceux qui le prennent pour du nouveau ; voilà ce que doit faire désormais le critique, avec la triple autorité du moraliste, de l’homme de goût et du bon écrivain. Notre nation s’y prête plus qu’on ne pense ; elle n’a pas d’hypocrisie sociale ; elle aime qu’on lui parle d’elle, fût-ce pour en dire du mal : profitons-en donc pour nous parler vrai. Vaut-il mieux que ce soient nos calamités publiques qui s’en chargent ? Nous entrons, dit-on, dans l’ère des sociétés qui se gouvernent par elles-mêmes. Si cette forme de gouvernement consiste à se passer de chefs, encore faut-il que nous nous en tenions lieu ; et le moyen, si ce n’est par des mœurs ? C’est par là qu’une nation profite des talents de ses hommes supérieurs, et qu’elle garde sa conscience et son goût des séductions de leurs défauts. Ayons donc des mœurs politiques et littéraires ou remettons-nous en tutelle.
La nouvelle mission du critique est ingrate ; aussi a-t-il grand besoin d’y être encouragé. Il n’y a pas d’apparence qu’il le soit par le public : nous n’encourageons guère qui nous censure. Mais c’est assez, Messieurs, pour le soutenir contre les difficultés et les déplaisirs attachés à ce rôle, c’est assez qu’il ait devant les yeux la perspective, après de persévérants efforts, d’une place au milieu de vous.
Sans doute il y aurait de l’illusion à s’exagérer la puissance de la critique ; mais il y en aurait plus encore à la méconnaître. Si ses effets sont lents, ils sont certains. Elle ne fait pas rebrousser chemin à la mauvaise littérature : qui le pourrait ? mais elle lui ôte des adeptes, en leur faisant peur d’avoir été dupes ; elle raffermit ceux qui, avec un goût sain, ont la faiblesse de vouloir être du parti de la mode ; elle maintient ceux qui résistent ; et si elle n’arrête pas le char tout court, elle l’empêche de se précipiter. Hélas ! Messieurs, c’est souvent tout l’office du bien dans ce monde. Il ne faut pas juger de l’efficacité de la critique par ce qui s’écrit de mauvais malgré elle, mais par tout ce qui s’écrirait de pis, si elle n’y faisait obstacle. Elle agit comme la loi, dont la puissance ne se juge pas par les crimes qu’elle n’empêche point, mais par tout ce que la crainte de ses châtiments enchaîne de mauvaises pensées, et fait avorter de résolutions coupables au fond des cœurs. La critique produit d’ailleurs des temps d’arrêt dans la marche des idées ; et les temps d’arrêt peuvent produire des retours de goût.
Enfin, est-il donc inouï qu’un auteur ait cédé à ses conseils, et qu’il y ait gagné ? Je n’irai pas lui en demander l’aveu, surtout devant témoins ; mais si la critique a été civile, si dans le livre elle a su attaquer le mauvais exemple en ménageant la personne, je ne doute pas qu’elle ne soit écoutée. L’auteur croira, en faisant mieux ne se rendre qu’à son propre goût : il se sera rendu, en réalité, au contradicteur loyal qui aura pris le parti de sa gloire contre sa vogue.
Si la critique fait ou peut faire tout cela, Messieurs, elle est une des forces bienfaisantes et un des ressorts moraux de la société ; et quand vous la faites asseoir parmi vous, à côté des auteurs, et par leur vote généreux, vous prouvez que l’Académie française est un corps conservateur, et qu’elle se reconnaît toujours à ce que Bossuet disait d’elle, il y a cent cinquante ans, lorsqu’il l’appelait « un Conseil réglé et perpétuel, dont le crédit, établi sur l’approbation publique, peut réprimer les bizarreries de l’usage, et tempérer les dérèglements de cet empire trop populaire. » Le mot usage est devenu bien faible pour exprimer cette puissance irrésistible de la langue parlée et écrite, qui nous pousse aujourd’hui vers l’inconnu. Mais plus le temps a ajouté aux déréglements de cet empire, et diminué la force capable de les tempérer, plus l’Académie doit être jalouse de remplir le noble rôle auquel la conviait Bossuet. Deux moyens d’action lui appartiennent, et, par une admirable rencontre, ces deux moyens sont à la fois les seuls puissants, et les seuls qui ne la commettront jamais avec les passions et les querelles du présent : ce sont ses exemples et ses choix ; double autorité, par laquelle elle pèsera d’un juste poids dans les destinées de notre patrie, tant qu’on y fera cas des bons écrits, et que les gens de lettres regarderont, avec l’élite de leurs prédécesseurs et de leurs maîtres depuis deux siècles, le titre de membre de l’Académie française comme le plus grand honneur où puisse prétendre un écrivain.
Vicissitudinem non iniquam putet. De officiis, I, 37.