Dire, ne pas dire

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La langue du ventre

Le 2 mars 2018

Bloc-notes

Je me souviens de mon étonnement à la découverte de Rabelais. J’ignorais que le ventre était admis dans les livres. J’ai ri aux éclats comme si lire ces mots me libérait de quelque prison linguistique. Le ventre occupait une place centrale dans son œuvre. Une envie folle de m’égarer dans une des poches de Gargantua. On n’a aucune idée de l’impact de Rabelais dans un pays où l’on ne mange pas à sa faim. Ah ! cette abondance ! Rabelais a tenté de garder, un temps, la littérature dans l’arrière-cuisine, avant qu’elle ne file vers ces salons où l’on cause plus qu’on ne mange. C’est là que le café affronta le thé dans un combat dont on n’a aucune idée aujourd’hui. Ces boissons s’adressent beaucoup plus à l’esprit qu’au ventre. Ah ! l’esprit et ses subtilités ! Ah ! le cœur et ses atermoiements ! Le ventre, lui, ne ment pas.

Dans le monde de Rabelais et ses amis, on parle fort, les blagues fusent, les mots sont parfois salaces. Cette grande vitalité qui me rappelle les jours de fête, peu nombreux, où l’on mangeait à ventre déboutonné. Une montagne de riz au centre de la table. On plaçait autour de ce soleil blanc les légumes (igname, manioc, patate douce, banane verte). Et, dans une petite assiette, l’avocat dont on se demandait si c’est un fruit ou un légume. La viande n’était ni variée, ni abondante. Une ratatouille d’aubergine. La soupe fumante de giromon précédait tous les plats. J’étais plutôt intéressé par les fruits (mangue, ananas, corossol, grenadine) et surtout la possibilité de courir partout sans se faire réprimander.

Le repas haïtien n’a pas bougé depuis près de deux siècles. Et les mots pour nommer les plats non plus. Quand on est sur une île la visite se fait rare et, comme on sait, c’est le visiteur qui souvent arrive avec un goût nouveau.

Cette langue du ventre s’enrichit de l’air du temps. Un rien l’habille. Un fruit peut changer de nom en traversant une frontière. L’ananas ne se mange qu’à midi en Haïti et le soir ailleurs. De plus on mange différemment suivant le paysage. Ce fut le cas quand je passai de Port-au-Prince à Montréal. Du chaud au froid. Tout avait changé dans l’assiette : le goût, l’odeur et la couleur de la nourriture. De même que l’heure du repas. En Haïti le grand repas est à midi, alors qu’il est à 18 heures au Québec. Point n’est besoin de parler du nom des plats. Je crois que le choc alimentaire fut aussi grand que celui de la température. Mais le Québec lui-même a connu sa révolution du goût au moment de l’Exposition universelle. Durant cet été de 1967, Montréal s’est ouvert au monde. Et les pavillons les plus visités étaient ceux qui proposaient de la cuisine exotique. Les Montréalaises s’y sont précipitées. Elles furent plus intrépides que les hommes, plus conformistes en matière alimentaire. Elles notèrent les recettes et subtilement glissèrent quelques plats inconnus dans le régime familial. Et tout en évitant de dépasser la ligne rouge où l’organisme se rebelle à toute tentative de le forcer. Les habitudes alimentaires ne sont pas différentes des habitudes linguistiques. La route des épices, comme celle des accents, se révèle parfois dangereuse. Peu à peu le fade, malgré certaines nuances discrètes, baisse les bras face à un déferlement d’épices. Des années plus tard l’odeur des épices remplacera celle des pins sous la neige. Les premiers immigrés qui arrivèrent dans les années 1970 (dont moi en 1976) furent ravis de retrouver certains goûts qu’ils étaient sûrs d’avoir perdus en quittant leur pays.

En 1990 je quittai Montréal pour Miami afin de retrouver la solitude nécessaire à l’écriture. Mais à chaque fois que je rentrai à Montréal pour la publication d’un livre, je remarquai un changement dans la configuration linguistique de la ville. Un quartier était occupé par un nouveau groupe, et, résultat, des odeurs nouvelles parfumèrent la ville. Les Montréalais prirent d’assaut ces minuscules restaurants aux saveurs d’ailleurs. L’univers olfactif s’élargissait, et avec lui le goût des mots nouveaux. Les Grecs offrirent au moins deux mots à la ville et au monde : souvlaki et baklava. On se disait qu’on n’arriverait jamais à les prononcer correctement. Aujourd’hui ils sont dans le langage populaire et on les trouve épatants (un clin d’œil à mon ami Jean d’Ormesson : le mot, pas la chose). Le baklava eut du mal à cause d’un excès de sucre, mais le mot est resté grâce à sa musique. Pour le menu chinois, capable d’offrir 92 plats à la fois semblables et différents, on évitera de retenir les noms pour garder le goût, submergés que nous sommes par cette gastronomie millénaire. Les Japonais sont arrivés, après l’Amérique latine et sa cuisine mexicaine qui brûle les palais, avec l’ambition de rafraîchir la bouche. Un mot sobre, net, bref comme un haïku est resté : le sushi. Ces cuisines millénaires se sont affrontées au début avant de s’associer face à la crise financière qui ne tarda pas. Le Vietnam, souple comme un bambou, a plié pour ne pas se casser. On afficha à la devanture des restaurants : cuisine chinoise, vietnamienne, thaï, coréenne. C’est ainsi qu’une ville se raffine par des saveurs qui traînent dans leur sillage des mots nouveaux. Pour le plaisir de la bouche et de l’esprit.

 

Dany Laferrière
de l’Académie française

Partager ce gâteau, partager cette idée

Le 2 mars 2018

Emplois fautifs

Le sens du verbe partager varie en fonction des compléments qu’il régit. Avec les noms concrets et la plupart des noms abstraits, partager, conformément à son étymologie, signifie « faire des parts, diviser ». On peut ainsi partager une galette, une terre, le pouvoir, des responsabilités, etc. Après le partage, la part qui reviendra à chacun sera plus petite que ce qui a été partagé. Mais quand partager a pour complément un nom abstrait désignant ce que l’on pense de tel ou tel sujet, comme idée, avis, opinion, il change de sens pour signifier « agréer, accepter, faire sien ». Et dans ce cas ce qui est partagé ne diminue pas. Je partage votre point de vue ne signifie donc bien sûr pas « j’en fais de plus petits morceaux », mais « je suis d’accord avec lui ». Cette différence de sens amène aussi une différence de construction, et si l’on dit « je voudrais partager cette tarte entre vous », où vous est complément de partager, on doit dire en revanche « je voudrais vous faire partager mon avis »,vous est sujet de partager.

Idée au sens de But, principe, etc.

Le 2 mars 2018

Extensions de sens abusives

Le nom idée est polysémique. Il peut désigner une notion abstraite et générale fournie par l’entendement : l’idée du bien, du beau. On peut aussi donner ce nom à toute représentation d’un être, d’une chose, d’un fait, d’un acte, etc., que se forme l’esprit : une idée claire, juste, exacte. Dans l’expression se bercer, se laisser bercer d’idées, « idée » a le sens d’ « illusion ». Ce mot peut aussi désigner l’esprit lui-même, dans un certain nombre de locutions et d’expressions, d’un emploi souvent familier. On dira ainsi en idée, « en pensée, en imagination », par opposition à en fait, dans les faits. Enfin au pluriel, on l’emploie pour évoquer les opinions, les convictions d’un individu ou d’un groupe : les idées politiques d’un auteur, des idées hardies, rétrogrades.

À ces sens déjà nombreux, on se gardera bien d’ajouter ceux de « but » ou de « principe », que l’on commence à rencontrer dans des tours familiers comme « c’est quoi l’idée du jeu ? », en lieu et place de « quel est le but, le principe du jeu ? »

on dit

on ne dit pas

Le but, c’est de ne plus avoir de cartes

Le principe, c’est de ne refuser personne

L’idée, c’est de ne plus avoir de cartes

L’idée, c’est de ne refuser personne

Intuitif au sens de Facile à utiliser

Le 2 mars 2018

Extensions de sens abusives

L’adjectif intuitif signifie « qui résulte, qui relève de l’intuition » ou « qui procède par intuition ». Il qualifie alors des notions abstraites liées à la connaissance, à la pensée, etc. On peut ainsi parler de connaissance intuitive, de certitude intuitive, de vérité intuitive, etc. Cet adjectif peut aussi s’appliquer à une personne qui a des qualités d’intuition, qui comprend, agit en étant guidée par l’intuition : une élève intuitive, un chercheur intuitif. On évitera d’ajouter à ces sens ceux de « facile à utiliser, d’un emploi aisé », que l’on rencontre de plus en plus pour signaler que l’on peut deviner facilement comment fonctionne tel ou tel appareil. On ne dira donc pas un ordinateur intuitif, mais un ordinateur facile à utiliser. Tout cela vaut également pour contre-intuitif.

on dit

on ne dit pas

Un appareil photo d’un emploi aisé

Ce nouveau téléphone est très facile à utiliser

Un logiciel peu pratique

Un appareil photo intuitif

Ce nouveau téléphone est très intuitif

Un logiciel contre-intuitif

Le capitaine ou le chevalier (d’industrie)

Le 2 mars 2018

Expressions, Bonheurs & surprises

Le nom chevalier est généralement valorisé en français. On lui adjoint souvent, grâce à Bayard, la locution sans peur et sans reproche, mais aussi les adjectifs preux ou vaillant. On l’appelle errant quand on l’imagine, à l’image du célèbre chevalier à la triste figure, parcourant le monde en quête de quelque aventure, à la recherche de veuves et d’orphelins à défendre, et servant quand il se met tout entier au service de la dame de ses pensées (dans cet emploi il a supplanté cavalier, auquel il est d’ailleurs lié étymologiquement). L’adjectif qui en est tiré, chevaleresque s’applique à ce qui est plein de noblesse, de grandeur d’âme. Le fait que chevalier soit le moins élevé des titres nobiliaires et des ordres honorifiques, loin de le desservir, ajoute à ce nom une forme de simplicité de bon aloi. Et n’oublions pas que ceux qui possédaient ce titre avaient tout de même quelques privilèges, comme l’autorisation de porter bannière ou de placer une girouette sur leur manoir. Le nom capitaine appartient, à l’origine, à un monde proche, celui de l’armée : c’est un chef militaire qui se bat à la tête de ses hommes (d’ailleurs ces deux noms, capitaine et chef, remontent plus ou moins directement au même nom latin, caput, « tête », et au Moyen Âge ce capitaine était aussi appelé chevet et chevitaine). La littérature a fait la part belle aux uns et aux autres, puisque, à côté des chevaliers de la Table ronde, chers à Chrétien de Troyes, et du Chevalier de Maison-rouge, de Dumas, on trouve la Vie des hommes illustres et des grands capitaines, de Brantôme, le Capitaine Fracasse, de Théophile Gautier et les Capitaines courageux, de Rudyard Kipling.

Dans l’usage le plus fréquent, ces deux noms semblent donc à peu près égaux en dignité, même si l’un et l’autre entrent parfois dans des locutions moins glorieuses. On appelait ainsi chevaliers de la proie ou chevaliers de proie des soldats pillards vivant de rapine et extorquant leurs biens aux malheureux qui avaient l’infortune de croiser leur chemin, et on appelait aussi capitaine le chef d’une bande de brigands. Capitaine et chevalier semblent donc aller toujours de conserve.

Tout change cependant si on leur donne comme complément le nom industrie. Le capitaine d’industrie est un entrepreneur ou un homme d’affaires à succès, alors que les chevaliers d’industrie ou, comme on le lisait dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie française, les chevaliers de l’industrie, sont « ceux qui n’ayant point de bien vivent d’adresse, d’invention ». On lisait dans ce même ouvrage que vivre d’industrie, c’est « vivre de finesse, de filouterie ». Ces chevaliers d’industrie pouvaient d’ailleurs être de vrais chevaliers ou appartenir à quelque autre rang nobiliaire. Michelet nous l’apprend dans Louis XIV et le duc de Bourgogne, le tome xiv de son Histoire de France. On y lit ceci : « Des professions nouvelles commencent pour la noblesse ; d’innombrables tripots, aux tournois de leurs tapis verts, voient jouter la chevalerie nouvelle ; un mot a enrichi la langue : chevalier d’industrie. » Dans son Dictionnaire critique de la langue française, au siècle précédent, Féraud précisait que ces personnages vivaient « ordinairement aux dépens des sots ». Formule qui convient parfaitement pour décrire nombre de héros picaresques, comme Lazarillo de Tormes ou Buscon de Quevedo (qui fut le premier à être appelé, par Furetière, chevalier de l’industrie), ou, plus récemment, le héros du roman de Thomas Mann Bekenntnisse des Hochstaplers Felix Krull, « Les Confessions du chevalier d’industrie Félix Krull ».

Tout serait-il mauvais dans cette industrie ? Non, ce même Féraud ajoute en effet qu’« On dit, dans un sens moins odieux, que la nécessité est la mère de l’industrie », une idée que l’on trouve exprimée en termes presque semblables dans Les Lettres d’Amabed, de Voltaire, « … l’envie d’avoir du poivre donne de l’industrie et du courage », ou dans Histoire de ma vie de Casanova, « le besoin rend industrieux ». Étonnamment cet adjectif industrieux semble lavé de tous les péchés qui pouvaient s’attacher à industrie. Peut-être est-ce parce qu’on l’emploie souvent pour qualifier des animaux, que l’on imagine étrangers aux turpitudes humaines, généralement présentés comme des exemples et non comme des repoussoirs ; aussi ne s’étonnera-t-on pas de trouver cet adjectif industrieux accolé aux noms abeille, fourmi ou castor, tous animaux dont on se plaît à signaler et à louer la sagesse et l’application, le zèle et la persévérance, qui ne vivent pas de filouterie, mais étonnent par leur ingéniosité et leur organisation sociale. On lit ainsi dans un numéro de L’Abeille, une revue d’entomologie de l’abbé de Marseul : « Voyez l’abeille industrieuse/Moissonner son riche butin/Et faire œuvre merveilleuse/Du suc de la fleur et du thym. »

Quant au sens actuel d’industrie, on le rencontre dans le Dictionnaire de l’Académie française, à partir de la sixième édition, en 1835 : « Industrie se dit aussi des arts mécaniques et des manufactures en général, ordinairement par opposition à l’agriculture. L’industrie est pour les États une source abondante de richesses. » Quatre ans plus tard, dans son Cours de philosophie positive, Auguste Comte créait la locution révolution industrielle, quand il évoquait « les nombreux copistes qui souffrirent jadis de la révolution industrielle produite par l’usage de l’imprimerie ». On retrouve industriel, employé comme nom d’abord dans le sens de « chevalier d’industrie », dans un article consacré au chemin de fer du Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse, où l’on peut lire : « Avant que la police ne se décidât à faire sérieusement la chasse aux bonneteurs qui encombraient les trains de chemins de fer, au retour de Longchamp, de Maisons ou de Chantilly, les jours de courses, ces industriels étaient d’une audace vraiment extraordinaire. » Ces industriels, quoique roturiers, semblent descendre en droite ligne des chevaliers d’industrie évoqués par Michelet et leur ressemblent beaucoup plus qu’au capitaine d’industrie dont il a été question plus haut, même si aujourd’hui, c’est ce dernier que l’on appelle un « industriel », c’est-à-dire « une personne qui possède ou qui dirige une entreprise industrielle ».

Dresser le portrait pour Brosser le portrait

Le 1 février 2018

Emplois fautifs

Le nom brosse peut désigner un pinceau plat, généralement large, en soies de porc, de martre, dont se servent les artistes peintres pour étendre les couleurs ou les vernis sur la toile. On en a tiré le verbe brosser, qui signifie proprement « peindre à la brosse par larges touches », puis « faire une ébauche rapide » et, figurément, « décrire dans les grandes lignes, à larges traits ». On dira ainsi brosser un décor, brosser un paysage, un portrait. Le verbe dresser, lui, signifie « préparer, arranger, disposer selon les règles » (dresser une table) et, s’agissant de choses qui exigent soin et précision, « exécuter, établir » (dresser le plan d’un ouvrage, une liste, un inventaire), et, particulièrement, « rédiger dans la forme prescrite » (dresser la minute d’un acte, une contravention). On se gardera de confondre ces deux verbes et l’on se souviendra que l’on ne dresse pas un portrait mais qu’on le brosse. Si l’on craint de ne savoir lequel employer, on en appellera à Prévert et à son célèbre Pour faire le portrait d’un oiseau.

Supputer au sens de Supposer

Le 1 février 2018

Extensions de sens abusives

Le verbe supputer est emprunté du latin supputare, « soupeser, calculer » et il signifie « estimer à quel chiffre monte une somme ; évaluer une quantité d’après certaines données » : Il faut supputer à combien monte la dépense annuelle. On ne doit donc pas en faire un synonyme pompeux de supposer, penser, croire, etc.

Du droit et de quelques usages

Le 1 février 2018

Expressions, Bonheurs & surprises

Les usages que nous allons voir maintenant appartiennent à l’ancienne langue du droit. Ils désignaient l’autorisation accordée aux habitants d’une commune de faire usage des bois, des marais et des prés communaux. À l’époque féodale, ces droits n’étaient accordés qu’en échange d’une redevance due au seigneur. Ces usages étaient strictement codifiés ; ils le furent par des édits seigneuriaux, des chartes communales, puis par le Code forestier. Ils donnèrent souvent lieu à des querelles d’interprétation et à des chicanes et firent, au xixe siècle particulièrement, les délices de la Cour de cassation. Ils furent aussi, en partie, le sujet des Paysans, de Balzac. Le droit ancien distinguait les petits usages des grands usages. Les premiers autorisaient le ramassage des branches sèches, du bois mort et du mort-bois. Ce dernier désignait des arbrisseaux sans valeur, ne portant pas de bons fruits et dont le bois, impossible à travailler, n’était bon qu’à être brûlé : houx, marsault, épines et genêts, auquel on ajoutait souvent ce que l’on appelait le bois blanc : saule, peuplier et aulne. Les grands usages comprenaient l’affouage, le maronage, le pâturage (ou pacage) et la glandée (ou paisson).

Le droit d’affouage, le droit de ramasser du bois mort dans les communaux pour se chauffer est sans doute le plus connu. Affouage vient de l’ancien français afouer, « allumer un feu » ; au Moyen Âge, il désignait aussi du bois de chauffage. On lit ainsi dans une ordonnance de la première moitié du xive siècle : « Donons l’usaige en nos boys de Voisins au chapelain … por son affouage. » Ce bois ne pouvait être cédé : « Ne sera permis auxdits usagers de vendre leurs-dits droits d’affouage à aucuns forains et estrangers », lit-on dans une autre ordonnance. Jacques-Joseph Baudrillart, le grand-père de l’académicien, rendait ainsi compte de cette interdiction dans son monumental Code forestier (1827) : « Des considérations sages et paternelles ont dû déterminer le législateur à empêcher que les habitants des communes affouagères ne vendent le bois qui leur est délivré, afin de les prémunir contre les atteintes du besoin. »

Mais, on l’a vu, avant l’essor des communes libres, ces droits étaient liés à une taxe. Il y eut donc un impôt appelé affouage, à acquitter en échange du droit du même nom. Mais affouage pouvait aussi désigner un autre impôt, plus souvent appelé fouage, que percevaient des officiers nommés fouageurs. Il s’agissait d’une imposition par feu, c’est-à-dire par maison, et qui serait l’ancêtre de notre foyer fiscal. Chateaubriand, dans ses Mémoires d’outre-tombe, montre combien cet impôt exaspéra le peuple : « On ne se doute guère de l’importance du fouage dans notre histoire ; cependant, il fut à la révolution de France ce que fut le timbre à la révolution des États-Unis. Le fouage (census pro singulis focis exactus) était un cens, ou une espèce de taille, exigé par chaque feu sur les biens roturiers. Avec le fouage graduellement augmenté, se payaient les dettes de la Province. » Voici une famille linguistique qui fut source de bien des conflits, puisque le fouage, responsable de la Révolution française avait un cousin étymologique, lié lui aussi au latin focus, la fouace, qui désigne un pain cuit sous la cendre et qui fut, nous dit Rabelais, à l’origine des guerres picrocholines.

Bois et forêts pouvaient aussi servir au maronage. Ce nom, aujourd’hui hors d’usage, et que l’on rattache à merrain, désignait l’autorisation donnée aux mêmes habitants d’aller dans ces mêmes communaux pour y prendre le bois nécessaire à la construction de bâtiments. On le trouve encore sous la plume d’Adolphe de Forcade Laroquette, qui fut plusieurs fois ministre sous le Second Empire. Dans un Rapport au ministre des Finances, du 12 février 1860, il écrit : « Les droits [d’usage] qui se rencontrent le plus communément sont ceux de l’affouage et de maronage. »

Á côté de ces usages, liés aux bois et forêts, on trouvait le pacage, aussi appelé pâturage, c’est-à-dire le droit de faire paître les troupeaux sur les communaux, particulièrement dans des terrains en friche, en jachère ou boisés. Le pacage concernait les vaches, les moutons et les chèvres. Les porcs semblent avoir eu dès les temps anciens un traitement à part ; sans doute parce que ces animaux étaient plus communs, même chez les plus pauvres. Le droit, l’usage, qui les concernait était parfois appelé panage ou paisson. C’était une servitude forestière qui permettait aux éleveurs de porcs de faire pâturer leurs animaux dans les forêts et les bois communaux, mais aussi, là encore, un droit que l’on paya d’abord au seigneur et ensuite au propriétaire d’une forêt. Comme c’était essentiellement des glands que mangeaient ces porcs, ce droit fut généralement appelé la glandée. Il s’agissait d’un fait essentiel dans la vie paysanne médiévale et c’est d’ailleurs une scène de glandée qui illustre le mois de novembre dans Les Très Riches heures du duc de Berry. Chateaubriand en parle aussi dans ses Mémoires d’outre-tombe : « J’entendais le son de la trompe du porcher gardant ses truies et leurs petits à la glandée. »

Pour conclure, rappelons que, même si le sens des mots évolue parfois, le droit de glandée (encore appelé droit de glandage) ne désigne que le droit de ramasser les glands ou de conduire ses porcs dans une forêt pour qu’ils s’en nourrissent, et n’est donc en aucun cas un ancêtre du Droit à la paresse de Paul Lafargue.

Le droit et l’usage

Le 1 février 2018

Expressions, Bonheurs & surprises

« En l’absence d’une juridiction spécialement organisée, et en vertu de sa mission générale de dire le droit, le juge ordinaire devait accueillir pour examen les exceptions d’inconstitutionnalité élevées à l’encontre des lois dans les procès dont il était saisi. » Ces mots, tirés de son fameux Manuel élémentaire de droit constitutionnel, sont de l’éminent juriste, devenu plus tard académicien, Georges Vedel. Dire le droit, c’eût été, en pays coutumier, dire l’usage. Si l’on peut rapprocher ces deux expressions, c’est parce que ce que dit le droit n’est pas une vérité éternelle, mais est soumis à l’évolution du monde et à l’épreuve du temps, de même que l’usage en matière de langue n’est pas fixé à jamais, puisqu’il évolue avec la société qui le produit. Ces cadres de notre vie sont mouvants et, sur une longue échelle de temps, langue, droit, usage, panta rheî : « tout passe, tout coule ». Mais tout n’est pas emporté comme par le flot d’un torrent. Il convient en effet de rappeler ce qu’écrivait Jean-François Marmontel, qui fut Secrétaire perpétuel de l’Académie française : « Dans la manière de s’exprimer, comme dans celle de se vêtir, l’usage diffère de la mode, en ce qu’il a moins d’inconstance. » Ce passage par la manière de se vêtir est intéressant, car il nous rappelle que les noms coutume, évoqué plus haut avec le pays coutumier, et costume ont même étymologie.

L’usage a toujours été le souverain maître pour l’Académie française. Bossuet le proclama dans son discours de réception : « L’usage, je le confesse, est appelé avec raison le père des langues ; le droit de les établir, aussi bien que de les régler, n’a jamais été disputé à la multitude », avant d’ajouter toutefois : « Mais si cette liberté ne veut pas être contrainte, elle souffre d’être dirigée. » Cette dernière remarque du grand orateur n’est pas toujours valide. Littré en fait le constat dans la notice étymologique de l’article albinos de son Dictionnaire de la langue française : « Il faudrait dire albino au singulier et albinos au pluriel ; albinos est le pluriel espagnol d’albino, et barbare au singulier. Mais ce mot est trop entré dans l’usage pour qu’on puisse le corriger. » En faisant cette remarque, le grand linguiste rappelait ce qui avait été écrit dans la préface de la première édition : « Car il faut reconnoistre l’usage pour le Maistre de l’Orthographe aussi bien que du choix des mots. C’est l’usage qui nous mene insensiblement d’une maniere d’escrire à l’autre, & qui seul a le pouvoir de le faire. C’est ce qui a rendu inutiles les diverses tentatives qui ont esté faites pour la reformation de l’Orthographe depuis plus de cent cinquante ans par plusieurs particuliers qui ont fait des regles que personne n’a voulu observer. » Ce qui vaut pour l’orthographe vaut aussi pour la prononciation. On peut le voir avec celle de dam, mot que l’on ne rencontre plus guère aujourd’hui que dans l’expression à mon (grand) dam ; ce nom jadis se prononçait comme dent. Dans Le Renard anglais, La Fontaine le fait rimer avec clabaudant et avec guindant : « Il y viendra le drôle ! Il y vint à son dam / Voilà maint basset clabaudant / Voilà notre Renard au charnier se guindant. » Au sujet de ce terme, Féraud écrivait dans son Dictionnaire critique de la langue française : « L’Académie le met sans remarque. » C’était vrai jusqu’à la quatrième édition de son Dictionnaire, mais dans la cinquième (1798) il est précisé qu’« on prononce dan ». Si cette note est devenue nécessaire, c’est parce que, sans doute en raison des progrès des relations avec la Hollande et du nom de deux de ses villes les plus fameuses, Amsterdam et Rotterdam, et par analogie avec la prononciation de la dernière syllabe de ces cités, la prononciation est passée de dent à dame. Ce passage d’une prononciation à une autre nous rapproche un peu du droit. En effet, à l’article prescription de notre Dictionnaire, on apprend que celle-ci est un moyen par lequel on peut acquérir la propriété d’un bien que l’on a possédé sans interruption pendant un laps de temps déterminé. Il en va de même pour l’usage linguistique et l’on voit que c’est ainsi que le nom dam a acquis sa nouvelle prononciation. Ce type de modification est d’autant plus fréquent que le mot est rare et qu’il n’a pas, justement, un usage constant pour le protéger. Il n’est pour s’en rendre compte que de comparer les formes, qui ne diffèrent que par une voyelle, dam et dom. Grâce au Dom Juan de Molière et à un bénédictin qui laissa son nom à une célèbre marque de champagne, dom court peu de risques d’être un jour prononcé dôme ou dome.

Quelques années après la réception de Bossuet, évoquée plus haut, la préface de la première édition du Dictionnaire de l’Académie française, on l’a vu, réaffirmait cette force de l’usage, et toutes les autres le firent également. Elles furent non seulement le lieu où se disait cette suprématie de l’usage, mais aussi le lieu où les effets de cette suprématie se voyaient puisque, d’une édition à l’autre, l’orthographe de ces préfaces changeait : le Dictionnaire faisait ce qu’il prônait, enregistrait l’usage et c’est ainsi qu’il faisait œuvre utile. Rappelons, en effet, que ces deux mots, utile et usage, remontent au même verbe latin uti, « se servir de, utiliser ».

André P. (France)

Le 1 février 2018

Courrier des internautes

Bonjour,

Puis je utiliser le terme mesure dans une recette où est-ce une erreur ? Ex. : une mesure de... 4 mesures de... 8 mesures de...

Merci d’avance car c’est une vieille recette de ma maman et une personne s’est moquée de moi alors que c’est pour moi plus facile selon le nombre de convives.

André P. (France)

L’Académie répond :

Dans l’article « Mesure » de la 9e édition du Dictionnaire de l’Académie française, vous pouvez lire : « … Spécialt. Quantité que peut contenir le récipient qui est en usage pour la vente de certaines denrées. Une mesure de sel, d’avoine, d’huile ».

Cela dit, les mesures variant selon les produits et les régions, on utilise plutôt de nos jours les grammes, les litres… Dans le cas d’une recette de cuisine, il faudrait s’assurer que le récipient utilisé soit toujours le même.

Cordialement.

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