Dire, ne pas dire

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Nadine G. (France)

Le 8 février 2019

Courrier des internautes

J’hésite entre ces deux phrases : La chevelure est l’une des rares parties du corps qui poursuit sa croissance durant toute l’existence ou La chevelure est l’une des rares parties du corps qui poursuivent leur croissance durant toute l’existence.

Je vous remercie vivement par avance pour votre précieuse aide.

Nadine G. (France)

L’Académie répond :

La langue classique laissait la liberté d’accorder avec un ou avec le complément. L’usage est resté hésitant. Il ne devrait pas l’être dans certains cas où le sens indique clairement quel est le sujet : Il répondait à un des juges qui l’interrogeaient marque bien qu’on envisage l’ensemble des juges qui procèdent à l’interrogatoire. Il répondait à un des juges qui l’interrogeait indique qu’il s’agit d’un seul des juges, de celui qui mène l’interrogatoire ; on peut dans ce cas mettre une virgule (ou faire une pause) après le mot juges.

À l’article Plus, la dernière édition complète du Dictionnaire de l’Académie française (1935) donnait l’exemple suivant : « L’astronomie est une des sciences qui fait le plus ou qui font le plus d’honneur à l’esprit humain », avec la mention : « le dernier est plus usité ».

En résumé, on dira qu’après un des…qui, le verbe qui suit se met généralement au pluriel, à moins qu’on ne veuille insister sur l’idée d’individualité (il faut alors que un corresponde à peu près à celui ou celle).

Un précurseur de Dire, ne pas dire

Le 10 janvier 2019

Bloc-notes

Le père Bouhours, jésuite, professeur de lettres et grammairien, doit sa célébrité à l’étrange et touchante docilité de Racine, qui lui envoyait ses tragédies en le suppliant de lui marquer les fautes qu’il pouvait avoir faites contre la langue. Auteur lui-même, le père Bouhours publia en 1671 les Entretiens d’Ariste et d’Eugène, dont le premier porte sur la langue française. Les deux fictifs amis commencent par se féliciter de l’excellence d’une langue qui l’emporte sur l’italienne comme sur l’espagnole (les deux autres grandes langues de l’époque, la première jugée « molle et efféminée », la seconde « pompeuse et enflée ») parce qu’elle est la seule « qui sache bien peindre d’après nature et qui exprime les choses précisément comme elles sont ». Que soient donc bannies les tournures trop affectées ou les périodes trop longues ! Voilà résumé l’idéal classique, avec ce que nos appellerions aujourd’hui ses limites (recherche de la pureté, de la clarté, de la netteté, aux dépens de « l’écriture », proscription du rare, du baroque, etc.).

Pourtant, rien de borné dans cet esprit : il reconnaît qu’une langue est en perpétuelle évolution et ne saurait être figée dans la sclérose de règles promptement obsolètes. « L’usage, qui est le roi ou le tyran des langues vivantes, est en France le maître du monde le plus impérieux et le plus bizarre. Il abolit souvent de bons mots sans raison ; il en établit quelquefois de mauvais contre la raison même ; il autorise jusqu’à des solécismes. » Suit ce commentaire, pour le coup bizarre : « En un mot la langue française tient beaucoup de la légèreté de l’humeur française ; et c’est un reproche que les étrangers nous font avec beaucoup de justice. Il n’en est pas de même de la langue italienne et de la langue espagnole. Elles se sentent en quelque manière de la constance et du flegme de leurs nations ; elles ne savent ce que c’est que de changer. »

Stendhal (mais ni Mallarmé ni Proust évidemment) aurait souscrit à cette maxime : « Pour plaire, il ne faut point avoir trop envie de plaire, et pour parler bien français, il ne faut point vouloir trop bien parler. Le beau langage ressemble à une eau pure et nette qui n’a point de goût, qui coule de source, qui va où sa pente naturelle le porte, et non pas à ces eaux artificielles qu’on fait venir avec violence dans les jardins des grands et qui y font mille différentes figures. »

Le principal intérêt de ce texte est ailleurs. Il nous renseigne sur l’état de la langue à la fin du xviie siècle, sur l’apparition de mots inconnus jusque-là ou utilisés différemment, sur le vieillissement de certains autres. Ainsi ont disparu le sommeil charme-souci, le ciel porte-flambeaux, le vent chasse-nue, l’abeille suce-fleurs. De cette série n’ont survécu que crève-cœur et boutefeu. Le père Bouhours nous informe que de nombreux termes proviennent de la vènerie et de la fauconnerie : suivre les traces, être aux abois, prendre l’essor, leurre, leurrer, prendre le change, réclamer [rappeler un oiseau de proie pour le faire revenir sur le poing]. Niais se dit d’un faucon qui n’a point encore volé et a été pris au nid. Débonnaire est tiré de bonne et d’aire, et signifie de bon lieu, de bonne naissance. Mais là, des érudits l’ont prouvé, l’étymologie fantaisiste révèle un baroque malgré lui.

La liste des mots nouveaux ou qui ont changé de sens à son époque forme le gros de l’entretien. On apprend que détruire, gâter, empoisonner, envenimer, briller, donner, employés auparavant uniquement au sens propre, sont devenus métaphoriques. La médisance empoisonne, cet enfant est trop gâté, cet homme brille dans la conversation, cet autre donne dans le galimatias. Toutes ces tournures sont récemment apparues. De même, on s’embarque maintenant dans une affaire, dans une entreprise. (Mais l’expression citée : une affaire embarquée, a fait long feu.) Parmi les mots à la mode, l’auteur relève : façon. On fait des façons, on agit sans façons. Mais une grande façonnière, dont il note également l’apparition, pour se moquer d’une dame qui en fait trop, de façons, n’a pas survécu. Habile a changé complètement de signification : on ne le dit plus d’un docte et savant personnage, mais d’un individu adroit, qui sait s’y prendre.

Le père jésuite déplore la laïcisation du mot fête. « La fête de Versailles ; donner une fête. Ce mot est devenu profane. Voilà jusqu’où va le caprice et la tyrannie de l’usage. Il ne se contente pas de choquer souvent les règles de la grammaire et de la raison ; il ose même violer quelquefois celles de la piété. » La multiplication de trop est assez de son goût : il aime je ne suis pas trop d’avis – ce qui permet d’imaginer qu’il aurait prêté une oreille indulgente aux c’est trop beau, c’est trop bon des jeunes du xxie siècle.

Autre trait moderne : il n’est pas hostile à l’accord de proximité. Quand deux substantifs de différent genre se rencontrent, comme joies et goûts, temps et manière, ce n’est pas une faute que de faire rapporter l’adjectif au dernier substantif. Le temps et la manière en laquelle, ou un secours et une consolation parfaite sont des tournures aussi acceptables que les joies et les goûts spirituels.

Enfin, le père Bouhours peut être considéré comme le précurseur et le conseiller occulte de notre Dire, ne pas dire. Il indique nettement, en plusieurs endroits, quelle est la tournure fautive et quelle est la correcte. On ne dit pas je vous demande excuse mais je vous demande pardon ; ni une personne défait l’autre mais une personne efface l’autre ; ni je me fais des affaires mais je me cause de l’embarras ; ni des empêchements réels mais des empêchements véritables ; ni un ami essentiel mais un ami solide ; ni hautesse, mais, selon le cas, hauteur ou altesse. Un œil insatiable de voir est aussi ridicule que les affections immortifiées de notre cœur.

Pourquoi l’expression l’impuissance où je suis d’être consolé par personne est-elle fautive ? Parce que être dans l’impuissance s’accommode bien à un verbe actif, mais non pas à un verbe passif. « On dit : je suis dans l’impuissance de vous assister, mais non : je suis dans l’impuissance d’être assisté. » Dire : vous vous aimez trop par un amour déréglé, c’est oublier que si on s’aime trop, on s’aime avec dérèglement. « Ainsi par un amour déréglé est inutile après trop. »

« Dire : tous mes désirs soupirent vers vous n’est pas bien ; il faut dire : soupirent après vous ou pour vous. » Parmi toutes les erreurs relevées dans une récente traduction de L’Imitation de Jésus-Christ, celle-ci est à réprouver sans conteste : Je ne trouve du repos en aucune créature, mais en vous seul, ô mon Dieu. « Cette construction n’est pas régulière. Je ne trouve du repos ne se rapporte pas bien à mais en vous seul. Il fallait dire : mais j’en trouve en vous seul. Les verbes ne doivent point être sous-entendus en ces rencontres ; ils doivent être toujours exprimés et on ne doit point craindre de répéter le même mot. » Comme Pascal, le père Bouhours estime que « la répétition ne choque point, quand elle contribue à la régularité de la construction, à la netteté du style, à la précision de la pensée ». Stendhal, encore, aurait souri d’aise, lui qui ne se gênait pas pour mettre quatre fois l’adjectif affreux dans une seule page de La Chartreuse de Parme.

Le livre fourmille de préceptes et de conseils savoureux, qui montrent un homme soucieux de préserver le bon langage, mais sans s’opposer aux nécessaires mutations. Gide, pour se moquer de lui, imagine que dans un dialogue avec Racine ce sourcilleux critique reproche à l’auteur de Phèdre le redoublement de sonorités dans le vers :

Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée.

Le poète répond qu’il a longtemps cherché le moyen d’éviter ce défaut, qui l’a d’abord chagriné, lui aussi, et même tourmenté. Mais, agacé par l’insistance du père, il finit par avouer qu’il a écrit ce vers précisément pour cette répétition. « C’est cette répétition qui me plaît. » Et Bouhours de rester bouche bée. Beaucoup d’écrivains, aujourd’hui, s’ils l’avaient lu, voudraient river son clou à ce censeur : mais aucun de ceux qui réclament le droit de manipuler plus librement la langue et de se passer des fantaisies n’est Racine.

Dominique Fernandez
de l'Académie française

Donne-moi-le

Le 10 janvier 2019

Emplois fautifs

En général, quand un verbe est suivi d’un pronom complément d’objet direct et d’un pronom complément d’objet indirect de première ou de deuxième personne, ce complément indirect précède le complément direct (Pierre te le donne, Paul me le dit), mais s’il s’agit d’un pronom de troisième personne, il suit le complément d’objet direct (tu le lui donnes, il le leur dit). Il n’en va pas de même à l’impératif où c’est toujours le pronom complément d’objet direct qui suit immédiatement le verbe, auquel il est relié par un trait d’union (un autre trait d’union unit les deux pronoms) : donne-le-moi, dites-le-lui. Si l’on n’entend que très rarement des formes comme dites-lui-le, le tour donne-moi-le se rencontre fréquemment, particulièrement dans une langue populaire. Il s’agit pourtant d’une faute dont on doit se garder.

On dit

On ne dit pas

Dis-le-moi, prêtez-le-moi

Passe-le-moi

Dis-moi-le, prêtez-moi-le

Passe-moi-le

Prendre le lead

Le 10 janvier 2019

Anglicismes, Néologismes & Mots voyageurs

Le nom leader s’est introduit dans la langue française au xixe siècle. L’Académie française l’a admis dans la 8e édition de son Dictionnaire et même si des noms comme meneur, chef, chef de file, dirigeant, etc. peuvent lui être substitués avec profit, il est aujourd’hui bien ancré dans l’usage. Il n’en va pas de même pour la forme lead, que l’on commence à entendre dans l’étrange forme, mêlant français et anglais, prendre le lead, que l’on remplacera par des tours comme « prendre la tête », « prendre la direction », voire « conduire », « mener », etc.

Abdelilah B. (Maroc)

Le 10 janvier 2019

Courrier des internautes

Bonjour,

Je vous prie de bien vouloir m’expliquer la citation de Pascal « l’homme passe infiniment l’homme ».

Cordialement.

Abdelilah B. (Maroc)

L’Académie répond :

Monsieur,

La formule de Pascal sur laquelle vous vous interrogez, « L’homme passe infiniment l’homme », figure dans la première partie des Pensées de Pascal, dans la liasse nommée « Contrariétés », laquelle se trouve au sein des liasses dites « classées », qui démontrent que la condition humaine est un mélange de grandeur et de misère et que la prise de conscience de cette contradiction (que Pascal appelle « contrariété ») constitue le premier pas vers la vérité.

Dans la liasse « Contrariétés », Pascal explique que le conflit de la misère et de la grandeur humaines se manifeste, dans l’histoire de la philosophie, dans l’opposition entre les pyrrhoniens (ou sceptiques) d’une part, et ceux qu’il nomme les dogmatistes (qui représentent notamment les stoïciens) d’autre part. Pour les premiers, la vérité est fondamentalement inaccessible à l’homme, et la raison humaine doit s’humilier devant cette évidence. Pour les seconds, au contraire, il existe certaines données indubitables sur lesquelles fonder la connaissance, et la raison doit s’enorgueillir d’y avoir accès.

Pascal est convaincu que ces deux thèses sont à la fois irréconciliables et également fondées : la condition humaine est paradoxale et, de ce point de vue, la recherche de la vérité est aporétique. Cependant, ajoute Pascal (et cette affirmation est essentielle, car elle ouvre la voie à la démarche apologétique des Pensées), « L’homme passe infiniment l’homme » (il faut entendre « passe » au sens de « dépasse ») : dans sa grandeur et sa misère, il porte et la marque de la création divine, et celle du péché originel qui l’a corrompu ; mais il est susceptible d’être touché par la grâce divine, et de quitter son état de corruption : c’est en cela qu’il possède une part de transcendance, qu’il peut dépasser, « passer » sa propre condition.

Or, si le don de la grâce est indépendant de la volonté humaine, toute l’entreprise pascalienne consiste à mettre son lecteur en état de la recevoir, notamment par un bon usage de la raison : celle-ci doit savoir quand s’exercer, et quand se soumettre. C’est à ce cheminement qu’invitent les quatorze liasses classées des Pensées.

Recevez, Monsieur, mes meilleures salutations, ainsi que mes vœux pour l’année qui commence.

De la dictée

Le 13 décembre 2018

Bloc-notes

Ceux qui fréquentent les Salons et foires du livre peuvent en témoigner : la pratique solennelle de la dictée, cet exercice scolaire si souvent brocardé, y est instaurée un peu partout. L’Académie se voit souvent sollicitée de présider à ces séances qui font l’objet d’une cérémonie très attendue, à laquelle participent des adultes de tout âge. La dictée tant décriée dans les années 1960-1970 a fait son grand retour et le ministre de l’Éducation nationale a décidé qu’elle reprendrait toute sa place à l’école primaire.

Il entre beaucoup de nostalgie dans les applaudissements qui saluent ces initiatives. La dictée est le symbole non seulement d’une école qui n’existe plus mais d’un temps disparu qu’on pare à distance de toutes les vertus. Sans doute. Mais on ne s’interroge cependant pas assez sur le sens et la valeur d’un exercice où l’on ne veut voir qu’un rituel scolaire périmé.

Le mécanisme en est simple : mais la dictée est une opération d’une portée considérable. Dans un aller-retour entre l’écrit et l’oral, un texte écrit devient ou redevient un texte oral, puis il est restitué sous la forme la plus proche possible de l’original ; tout écart est considéré comme une faute. On a beaucoup glosé sur le choix du mot ; pourquoi faute, et non erreur, comme en calcul ? Le mot « faute » ne révèle-t-il pas une dimension morale sous-jacente, et une révérence excessive pour la langue ? Peut-être. Le choix du mot est pourtant juste : une faute est un manquement à la règle, une erreur le fruit d’une ignorance ou d’une étourderie.

La difficulté de l’exercice vient de ce que cette (re)transcription est un codage, largement arbitraire, du fait de l’inadéquation entre l’orthographe et la prononciation. Au début du siècle dernier, le linguiste Ferdinand Brunot, dans une lettre ouverte au ministre de l’Instruction publique, plaidait ainsi en faveur d’une réforme : « L’orthographe est le fléau de l’école », écrivait-il. C’est un handicap pour l’ensemble des élèves, et surtout pour les moins favorisés. S’appuyant sur les travaux de la phonétique expérimentale, l’objectif de Ferdinand Brunot était de réduire autant que faire se peut l’écart entre signe graphique et chose signifiée. Objectif en grande partie inatteignable, mais qui peut tout de même susciter (et il l’a fait) d’utiles simplifications. Resterait cependant une question : de quelle prononciation faut-il s’inspirer ? « La première règle que les maîtres doivent s’imposer, s’ils veulent imposer les autres aux enfants, c’est de respecter le langage réel, la vérité du langage. » Mais tous les mots sont-ils prononcés de la même façon dans les divers lieux où l’on parle le français ? Évidemment, non. Très habilement, Ferdinand Brunot se réfère conjointement à la langue en usage (cultivé) du début du xxe siècle, et à une approche logique du système. C’est une démarche « pré-structuraliste », notent en 2006 Jean-François P. Bonnot et Louis-Jean Boë dans leur article « L’utopie de la notation exacte de la parole à l’aube du xxe siècle ».

Pendant longtemps, cet exercice essentiellement scolaire a servi à déterminer le niveau d’orthographe et de grammaire des élèves. C’est une vision trop réductrice. La dictée est la mise en pratique d’un certain nombre de capacités essentielles à la connaissance d’une langue. En exerçant la faculté de transcrire l’oral en écrit, on en exerce bien d’autres. Se soumettre à l’exercice de la dictée oblige à analyser la chaîne sonore continue, à y découper des unités séparées par des blancs, à identifier correctement les unités qui composent la phrase et le discours, et à saisir leurs rapports.

Apprendre l’« ortho-graphe », c’est donc apprendre quelles sont les formes graphiques reconnues comme « justes » à une époque donnée, mais c’est aussi accéder à la compréhension des énoncés. Passer de l’écrit à l’oral, puis de l’oral à l’écrit, c’est accepter les règles souvent arbitraires de cette transcription, mais c’est aussi et peut-être surtout prendre conscience des modes d’organisation fondamentaux de la pensée. C’est apprendre le rôle et la signification de cette trace graphique des inflexions syntaxiques de l’écrit, donc de la pensée : la ponctuation. La ponctuation ne se contente pas de restituer les marques de la langue orale, l’intonation, les pauses. Elle rend visibles les degrés de subordination entre les différents éléments du discours. Elle souligne les liens logiques, liens de sens, entre ces éléments. La « dictée » est donc un exercice d’apprentissage lexical, grammatical, syntaxique et sémantique. Or justement, les grand-messes de dictées publiques conduisent à un constat préoccupant : « écrire sous la dictée » est devenu un exercice difficile. Un certain nombre (non négligeable) de participants échoue non seulement à produire une graphie correcte, lexicale et/ou grammaticale, mais dans la transcription elle-même de la « chaîne vocale » en éléments discontinus, repérables et organisés. C’est donc la compréhension d’un énoncé qui n’est pas réalisée.

La « dictée » a donc toute sa place dans un apprentissage rigoureux de la logique discursive. La supprimer serait se priver d’un exercice fondamental pour l’esprit : la saisie logique de la langue. La pratique orale seule n’y parvient pas car l’intonation ou la mimique peuvent suppléer à une logique défaillante. Et elle ne s’améliore vraiment que par cet aller-retour entre l’oral et l’écrit. La dictée est en même temps l’occasion de fréquenter des textes écrits plus complexes et plus riches dans leur vocabulaire et leur structure que ne l’est la pratique orale quotidienne.

De très nombreuses langues sont des langues uniquement orales : tout au plus deux cents sont écrites sur plus de sept mille cent langues existantes. Une langue dotée d’une représentation écrite est d’abord et demeure une langue orale, une langue parlée. Toute l’histoire de la linguistique est donc marquée par le questionnement sur leurs rapports : l’écrit est-il la mise aux normes de l’oral ? L’oral et l’écrit fonctionnent-ils en synergie ou se développent-ils séparément ? Notre culture et notre école ont admis (et mis en pratique) qu’apprendre correctement une langue, c’est apprendre à passer aisément de l’oral à l’écrit (et inversement). Apprendre à lire doit aussitôt associer les sons à des signes écrits. La « dictée » poursuit donc l’établissement de cette démarche associative. Mais quelle qu’en soit la forme, aujourd’hui diversifiée, la dictée ne peut avoir de sens, de rôle, de fonction et donc de bénéfice, que si elle s’accompagne de deux autres pratiques, nécessaires elles aussi pour élargir la pratique de la langue, l’assouplir, l’ouvrir à des usages plus anciens et plus riches. Ces deux autres pratiques sont la lecture assidue, et la mémorisation de textes. Dictée, lecture et mémorisation reprennent dans leur logique et leur articulation la démarche constitutive de tout apprentissage d’une langue.

Si l’écriture est un système de codage largement arbitraire, il faut aussi ne jamais oublier, comme le souligne Stanislas Dehaene, que la lecture n’est pas une activité naturelle. Les capacités requises pour la parole émergent sans formation systématique. Tandis que lire doit s’apprendre. Et une fois acquis les mécanismes de lecture, une pratique régulière, quotidienne, est indispensable à leur consolidation.

En assouplissant le passage oral/écrit et réciproquement, la « dictée », selon des modes nouveaux qui la dégagent d’une sacralité excessive, y participe dès le temps des premiers apprentissages.

 

Danièle Sallenave
de l’Académie française

Abus de métonymie : Je rebondis sur l’interlocuteur

Le 13 décembre 2018

Emplois fautifs

La métonymie est une figure qui consiste à remplacer un terme par un autre en raison de la relation qui les unit, en désignant par exemple l’effet par la cause, le contenu par le contenant, l’objet par son lieu d’origine, le concret par l’abstrait. Grâce à elle, voile peut signifier « navire », ville, « habitants » et bannière, « troupe de soldats ». Il convient cependant de ne pas abuser de cette figure. Ainsi, si l’on peut rebondir sur les propos de quelqu’un, on évitera un tour aussi risible que Je vais rebondir sur mon interlocuteur.

Duel employé au sens de Double

Le 13 décembre 2018

Extensions de sens abusives

Il existe deux noms duel en français. L’un appartient à la langue courante et désigne un combat singulier, au sens propre ou au sens figuré, entre deux individus. L’autre ressortit à la grammaire et désigne une catégorie de nombre qui, dans certaines langues, s’oppose au singulier et au pluriel et traduit la dualité par des désinences nominales et verbales spécifiques. On trouve ce duel en grec ancien, en sanscrit, et sous forme résiduelle en latin (comme le pronom ambo, signifiant « les deux ensemble »). À ces deux noms, il convient de ne pas ajouter une troisième forme du mot duel, qui serait un adjectif signifiant « double, qui présente deux aspects différents, voire opposés, dont l’un est dissimulé ». Cette extension de sens s’explique sans doute par l’influence des noms dualisme et dualité, voire de l’adjectif utilisé en mathématiques dual, « qui est lié à un autre élément par une relation de correspondance réciproque », mais elle n’en reste pas moins abusive.

On dit

On ne dit pas

Méfiez-vous de lui, il a un caractère double, une personnalité ambivalente

Méfiez-vous de lui, il a un caractère duel, une personnalité duelle

La semaine des quatre jeudis

Le 13 décembre 2018

Expressions, Bonheurs & surprises

Il fut un temps, pas si lointain, où le jour de repos en semaine pour les écoliers était le jeudi. Et, sauf pour les orphelins évoqués par Jacques Datin dans Les Boutons dorés ( « En casquette à galons dorés / En capote à boutons dorés / Tout au long des jeudis sans fin / Voyez passer les orphelins. ») ou pour les pensionnaires dont parle Pierre Michon dans ses Vies minuscules ( « Un jeudi que nous étions en promenade, une de ces mornes balades en rang, encadrées d’un pion, sorties dont bénéficiaient, paraît-il, nos poumons… »), ce jour était souvent considéré comme plus heureux que ceux où il y avait classe. Mais le jeudi n’avait pas été jour de repos de toute éternité. Avant la loi du 28 mars 1882, les élèves allaient en classe tous les jours sauf le dimanche ; ce ne fut plus le cas ensuite puisque l’article 2 de cette loi énonçait que les écoles primaires publiques vaqueraient un jour par semaine, en outre du dimanche, afin de permettre aux parents de faire donner, s’ils le désiraient, à leurs enfants l’instruction religieuse, en dehors des édifices scolaires. Le jeudi libre était institué, il le resta quatre-vingt-dix ans, jusqu’à l’arrêté du 12 mai 1972, dont l’article premier dit qu’« à compter de la rentrée scolaire de 1972, l’interruption des cours, prévue par la loi du 28 mars 1882 pour l’enseignement primaire et par l’arrêté du 27 juin 1945 pour l’enseignement secondaire, est reportée du jeudi au mercredi ».

Pendant presque un siècle, la semaine des quatre jeudis a donc été considérée par des générations d’écoliers comme une forme de paradis aussi désirable qu’inaccessible. Mais, contrairement à ce que croyaient ces derniers, cette fantastique semaine n’avait pas été créée pour les faire rêver. En effet, quand, du xvie au xixe siècle, on parlait de semaine des trois jeudis, ou même, auparavant, de semaine à deux jeudis, c’était pour dire avec plus de force « jamais ». D’ailleurs autrefois, la formule entière n’était-elle pas la semaine des trois jeudis, trois jours après jamais ? Si ce n’est donc aux écoliers que nous devons cette semaine prodigieuse, d’où vient-elle ? Sans doute du fait que jadis, le vendredi était jour de jeûne et que, parfois, la veille, on faisait bombance. On appelait d’ailleurs jeudi gras le jeudi qui précédait le mardi gras, et l’un et l’autre étaient jours de réjouissance. Mais c’est seulement quand les écoliers n’eurent plus classe le jeudi que l’expression la semaine des quatre jeudis se développa et s’installa dans la langue avec tout l’éclat de sa majesté, et c’est bien grâce à eux qu’elle crût et embellit.

Nombre de récits font état du bonheur des écoliers quand arrivait ce jour. Ainsi dans Le Grand Meaulnes, François Seurel parle à plusieurs reprises de la joie qu’il éprouve à l’attente du jeudi. Cependant, cette brillante médaille pouvait avoir un revers plus terne qui venait gâcher le bonheur de ce jour béni : il y avait les devoirs. Dans le célèbre Problème des Contes du chat perché, les parents disent ainsi à leurs filles : « Vous y passerez votre jeudi après-midi, mais il faut que le problème soit fait ce soir. » Ce jeudi pouvait aussi être utilisé par l’instituteur pour préparer ses élèves, les uns au Certificat d’études supérieures, les autres au concours de l’École normale : Marcel Pagnol évoque à plusieurs reprises dans ses souvenirs d’enfance ces longues heures durant lesquelles son père le faisait travailler seul dans la grande salle de classe. Cette solitude pouvait rendre ce jour terriblement ennuyeux, particulièrement, semble-t-il, pour ceux qui habitaient dans l’école. Après le départ d’Augustin Meaulnes, François Seurel est ainsi « dévoré d’ennui » les jours sans classe.

Le plus souvent, le jeudi était tout de même un beau jour pour les écoliers et il en allait de même pour les maîtres ; c’était aussi pour eux, compte non tenu des corrections et des préparations, un jour de liberté et de repos, et dans Le Sagouin, de Mauriac, l’instituteur évoque le jeudi, « jour béni entre tous ».

Ajoutons pour conclure que si le jeudi était un jour à marquer d’une pierre blanche pour les écoliers, il l’est aussi pour les membres de l’Académie française, mais pour une raison inverse. De 1816 à 1910, ces derniers se réunissaient le mardi et le jeudi. Depuis 1910, ils ne se réunissent plus que le jeudi. Ainsi, pendant plus d’un demi-siècle, un même jour a vu s’égailler les enfants et se rassembler les académiciens, qui écrivaient dans la huitième édition de leur Dictionnaire : « La semaine des quatre jeudis, jamais », tandis que leurs prédécesseurs avaient écrit dans la première : « On dit proverbialement qu’une chose se fera, arrivera la semaine des trois Jeudis, pour dire, Jamais ».

Quand les poules auront des dents

Le 13 décembre 2018

Expressions, Bonheurs & surprises

Il existe, outre La semaine des quatre jeudis, d’autres expressions pour désigner ce qui n’arrivera jamais, comme Quand les poules auront des dents. Dans Le Petit Coq noir, Marcel Aymé détourne malicieusement le sens de cette formule avec l’aide d’un renard qui veut convaincre un jeune coq de venir vivre en forêt, avec toutes les volailles du voisinage parce que, bientôt, elles pourront s’y défendre : « Mon pauvre ami, tu te plains de n’avoir ni dents ni ailes, mais comment veux-tu qu’il en soit autrement ? Les maîtres vous tuent avant qu’elles aient poussé ! Ah ! ils savent bien ce qu’ils font, les gredins… mais sois tranquille, les dents viendront bientôt, et si drues que vous n’aurez à craindre, ni de la belette ni de la fouine. […] Il y aura quelques précautions à observer dans les premiers temps, mais vous n’aurez plus rien à craindre quand les poules auront des dents. »

Il se trouvera sans doute quelque esprit fort pour se moquer de la naïveté du petit coq éponyme. Agir ainsi serait oublier que le malheureux gallinacé était un précurseur, puisque, un demi-siècle après qu’on eut écrit son histoire, les paléontologues commencèrent à dire que ces poules descendaient des dinosaures, ou, mieux, étaient des dinosaures, et que celui auquel elles ressemblaient le plus n’était pas quelque paisible herbivore, mais le plus terriblement endenté des carnivores, le formidable tyrannosaure.

L’expression Aux calendes grecques exprime également cette idée. Nous savons grâce à Suétone qu’Auguste utilisait déjà ce tour et qu’il étonnait : « Dans sa conversation journalière il employait maintes fois certaines locutions curieuses ; maintes fois, par exemple, lorsqu’il veut faire entendre que tels débiteurs ne s’acquitteront jamais, il écrit qu’ils s’acquitteront aux calendes grecques (ad calendas graecas) » (Auguste LXXXVII). On rappellera en effet que les calendes appartenaient au calendrier romain, qui leur doit son nom, et non au calendrier grec. C’est Rabelais qui, dans Gargantua, a introduit cette expression en français, pour se plaindre de certaines lenteurs de la justice, « Les magistrats sur ce point firent vœu de ne plus se décrotter, maître Jeannot et ses partisans firent vœu de ne plus se moucher jusqu’à ce que fût rendu l’arrêt définitif. Ces vœux leur valurent d’être demeurés jusqu’à présent crottés et morveux, car la cour n’a pas encore débrouillé toutes les pièces du procès. L’arrêt sera prononcé aux prochaines calendes grecques, c’est-à-dire jamais. »

La littérature antique aimait beaucoup mettre en scène des phénomènes censés ne jamais pouvoir se produire. Elle en fit même un procédé littéraire, les adunata, proprement, « les choses impossibles ». C’était une figure fort courante dans la poésie amoureuse où l’on voyait, par exemple, l’amant promettre à sa belle que l’on verrait voler les poissons avant qu’il ne cessât de l’aimer. On l’employait aussi pour louer le talent surnaturel d’un artiste. On lit ainsi dans Les Bucoliques, de Virgile (chant VIII), quand le narrateur évoque les chants et les combats des bergers Damon et Alphésibée : « La génisse charmée oublia pour les entendre l’herbe des prairies ; les lynx s’arrêtèrent, saisis de leurs accords ; les fleuves suspendirent leurs cours et se reposèrent » ou encore : « On va voir les griffons s’unir aux cavales, et désormais les daims timides iront avec les chiens se désaltérer à la même source. » On retrouve ce même procédé pour évoquer un grand malheur laissant supposer que l’ordre du monde était bouleversé. On lit ainsi dans Médée, d’Euripide (410) : « Les fleuves sacrés remontent à leur source » ou dans Thyrsis, de Théocrite (132 et ssqq.) : « Maintenant, buissons et ronces, portez des violettes ; narcisses, fleurissez sur les genévriers […] ; que le pin donne des poires ; que le cerf harcèle les chiens. »

Le recours à ces adunata pour dire « jamais » est commun à nombre de langues : le russe dit « quand l’écrevisse sifflera sur la montagne », l’allemand « wenn Ostern und Pfingsten auf einen Tag fallen » (« quand Pâques et la Pentecôte tomberont le même jour »). Nos amis anglais, pour évoquer ce type de situation, disent « when pigs fly » (« quand les cochons voleront »). Nous avons commencé avec Marcel Aymé, c’est avec lui qu’il faut conclure, puisque, grâce à lui, ce prodige est arrivé. Dans La Buse et le Cochon, il nous conte l’histoire d’un porc sur le corps duquel, pour qu’il échappe au couteau de ses maîtres, un bœuf fort savant et quelque peu sorcier, adapte des ailes arrachées peu avant à une buse : « Le cochon fit trois pas à leur rencontre, et déployant ses belles ailes neuves, s’éleva gracieusement dans les airs. […] Les yeux ronds et la bouche ouverte, ils regardaient leur cochon qui volait en rond au-dessus de la cour, tantôt les ailes battantes, s’élevant plus haut que les cheminées de la maison, tantôt planant et descendant jusqu’à effleurer les cheveux blonds des deux petites… »

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