Une très vieille convivance
Séance publique annuelle des cinq Académies
le 26 octobre 2004
Un jeudi du printemps dernier, la compagnie que j’ai le plaisir de représenter cet automne a fait entrer un mot nouveau dans son dictionnaire : le mot « convivance ». Divers organismes l’en priaient depuis des années. Une charte établie par l’association « Pro Europae Unitate » avait eu premièrement recours à ce néologisme. Dans une lettre adressée en avril 1995 à notre secrétaire perpétuel, qui n’était pas encore honoraire, le président de cette « Charte européenne de convivance » arguait du fait que les correspondants de presse français à Rome n’avaient pas su traduire l’appel au dialogue et à la paix prononcé en italien par le Pape dans sa bénédiction urbi et orbi. Jean-Paul II avait, par deux fois, prôné una convivenza entre peuples et fractions d’un même peuple, et, le mot manquant, la presse avait traduit par « convivialité ».
« Convivialité » : mot sympathique, certes, emprunté de l’anglais et mis en circulation au XIXe siècle par le gourmet Brillat-Savarin, mais qui dit le goût des agapes joyeuses et dont la tonalité festive ne convient pas à la vie de tous les jours. Alors ? « Cohabitation » désigne une demeure partagée par goût. ou par nécessité. Ce mot nous rappelle l’obligation d’habiter avec un mari, avec un parti. Il nous met un peu à l’étroit, tandis que « coexistence » lance dans de trop vastes espaces où l’homme a pu coexister avec des espèces disparues comme le mammouth et l’aurochs. Bref, le terme capable d’exprimer tout simplement la vie les uns avec les autres nous manquait. Et lorsqu’un jeudi du mois d’avril, après avoir examiné son étymologie si naturelle, cum vivere, notre compagnie adopta « convivance » à l’unanimité moins une ou deux abstentions, une étrange sensation de reconnaissance m’envahit. Je revis des clochers en brique ressemblant à des minarets, des églises en forme de synagogues, j’entendis bruire l’eau des fontaines à l’intérieur d’une cathédrale qui était une mosquée.
C’est que ce mot nouveau pour moi était très vieux. Il résonnait dans ma tête sous sa forme espagnole de convivencia. La convivencia ? Ceux qui connaissent l’histoire de l’Espagne savent que ce mot embrasse une période qui dura près de huit siècles et pendant laquelle juifs, chrétiens et musulmans vécurent ensemble - de 711, où la péninsule hispanique fut conquise par quelques dizaines de milliers d’Arabes et de Berbères, à 1492, qui marque la fin de ce qu’on appelle la Reconquête. Le 2 janvier, les clefs de Grenade, dernier bastion des Maures, furent solennellement remises aux Rois Catholiques. Deux mois plus tard Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille signaient le décret d’expulsion des juifs. Ceux qui professaient la religion hébraïque et côtoyaient depuis les temps les plus reculés les populations chrétiennes et musulmanes eurent quatre mois pour liquider leurs affaires, partir avec leurs biens. ou se convertir. Dans sa mansuétude, l’inquisiteur Torquemada ajouta neuf jours au délai pour compenser les retards dans la publication du décret ! Les Rois signeraient dix ans plus tard le décret d’expulsion des morisques, contraignant les musulmans de Castille à choisir entre le baptême ou l’exil.
C’en était fini. Hispania avait cessé d’être cet espace géographique où avait eu lieu une expérience unique. Ne mythifiions pas cependant la réalité historique. Elle eut aussi son lot de drames : oppression des minorités, humiliations, livres brûlés, conflits internes brutaux, tel celui des sunnites et des chiites à l’intérieur du royaume d’Al Andalus, raids frontaliers, batailles, comme en témoigne le concept même de Reconquête - concept forgé après coup. On ne peut appeler Reconquête, ironisait le philosophe Ortega y Gasset, une guerre qui dura huit siècles.
Les thèses des historiens continuent de diverger sur cette longue durée troublante et troublée. Je suis quant à moi du parti qui reconnaît dans l’originalité de l’homo hispanicus le fruit d’une histoire marquée par cette convivance. Il serait bien sûr aberrant de plaquer sur l’Espagne des trois religions le mot qui nous occupe aujourd’hui, mais il le serait tout autant de nier qu’une harmonie exista en certaines périodes, en certains lieux, souvent par la grâce de certains hommes. Individus parfois plus forts que les masses, créant des accords, des échanges, des utopies, des souvenirs, si fertiles que le présent en garde encore la trace. Anonymes auteurs du Romancero. Politiques éclairés comme l’émir Abd al-Rahman III, premier calife de Cordoue, ou le roi Alphonse X el Sabio, sage ou savant, c’est le même mot. Génies multiples et inquiets comme Ibn Hazm, auteur du Collier de la colombe, que l’on a décrit « comme un maillon maure de la chaîne qui va de Sénèque à Unamuno », ou comme le philosophe du Guide des égarés, le grand Maimonide.
Grâce à la convivance eut lieu le plus extraordinaire rendez-vous du Moyen Âge : le rendez-vous entre l’Orient et l’Occident. C’est à Tolède, barbare sous les Wisigoths puis musulmane, juive et chrétienne, qu’on situe idéalement la rencontre entre les sciences des Grecs recueillies par Al-Andalus - mathématiques, astronomie, chimie, médecine, géographie - « sciences des Anciens » disaient les Arabes, et la pensée judéo-chrétienne. À Tolède, un Bourguignon, l’archevêque Raymond de Salvetat, créa la plus fameuse des écoles de traduction. Le processus que les documents mettent en lumière était le suivant : un juif de langue castillane versé en arabe traduisait en roman le texte original et un clerc se chargeait ensuite de le mettre en latin. La science chrétienne par ce biais eut connaissance d’Aristote. Nombreuses furent aussi les traductions simultanées en latin et en hébreu. De ces contacts, de ces lectures les uns des autres naquirent des ouvres fondatrices. Sans Tolède, prise ici comme symbole, les ouvres d’Averroès, de Maimonide, de saint Thomas, qui avec des solutions différentes posèrent les mêmes problèmes fondamentaux (rapports de la foi et de la raison, preuves de l’existence de Dieu, nominalisme et réalisme, etc.) n’auraient pas atteint le même degré de maturité.
Dans un congrès sur le philosophe et médecin de Cordoue qui vient de se tenir dans sa ville natale, on a rappelé qu’au Caire, en Égypte où il s’exila, existait dans les années quarante du siècle dernier un lieu dit, synagogue de Maimonide, auquel on attribuait des pouvoirs curatifs. Les malades y entraient, juifs aussi bien que chrétiens ou musulmans, et ils pouvaient y passer la nuit. Le professeur qui rapportait cette histoire ajoutait qu’elle était aujourd’hui inconcevable et concluait tristement : nous entrons dans le XXIe siècle comme les crabes, à reculons.
Au cour du XIIIe siècle, la pensée fédératrice du roi Alphonse X le Sage créa un moment d’harmonie. Ce prince astronome, qui écrivait des poèmes en galicien, fit compiler la première Chronique générale, soit une première histoire de l’Espagne, non point en latin mais en langue vulgaire. Il parut à ce souverain, sensible aux lumières de l’islam andalou, entouré d’astronomes et de mathématiciens juifs, que le latin constituait davantage un empêchement à la culture originale de ses royaumes qu’un lien, et pour la première fois dans l’histoire de l’Occident l’idée du savoir fut séparée du latin. Non que l’on érigeât un temple à la langue castillane, comme Dante allait faire avec la langue italienne, mais on substituait au latin et à l’arabe une langue commune d’accès aux connaissances de l’époque. Créer par la langue de Castille un terrain neutre et harmonieux, un terrain de rencontre, à l’écart des hostilités entre le latin ecclésiastique et l’arabe coranique - tel fut le magnifique projet, laïque avant la lettre, d’un roi aussi sage que savant. Il projetait, par ailleurs, de faire construire à Murcie une medersa commune aux trois religions. Qui oserait aujourd’hui concevoir pareille maison d’études ou de prières ?
1492. Fin de ladite Reconquête, découverte de l’Amérique, date glorieuse, date fatidique. « Et nous pleurions de douceur parce que l’Espagne était enfin l’Espagne » s’écrie le Maître de Santiago dans la pièce de Montherlant. Quelle Espagne ? Celle où il fallait prouver sa limpieza de sangre, pureté du sang que l’histoire s’était chargée de mêler ? Celle où les inquisiteurs comptaient du haut des tours les cheminées qui ne fumaient pas les jours de sabbat et où l’on repérait les « faux convertis » à l’amour des livres, aux lampes à huile allumées la nuit, celle où l’on emprisonna frère Luis de León, saint Jean de la Croix, lequel voulut détruire ses manuscrits et en avala certains ? Non, laissons là ces noirs souvenirs et revenons aux traces du long passé partagé, à la richesse d’une double ou triple appartenance. Du plus commun, le plat national, le cocido, pot-au-feu des juifs auquel les chrétiens ajoutèrent du porc, au plus utile, les canaux d’irrigation des huertas de Valence et Murcie, à l’inutile et délicieux bruit de l’eau dans les patios. Des solides chefs-d’ouvre de l’architecture mudéjar à La Célestine, chef-d’ouvre inqualifiable, qui accoucha comme de jumeaux du théâtre et du roman espagnols, et qui, à travers un personnage de tradition arabe, l’entremetteuse, porte le sceau juif d’un monde sans Providence, au Don Quichotte que Cervantès prétend traduit de l’arabe, d’un certain Cid Hamet Benengeli.
1492. Fin d’une harmonie très atténuée, prise en son étymologie d’assemblage. Fin de cet assemblage. Arrachement.
Fallait-il que le sentiment d’appartenance à autre chose que la religion fût fort pour que les juifs chassés d’Espagne aient pris, en se dispersant de par le monde, le nom de sefardim, c’est-à-dire espagnols, répandant la langue et la culture de Sefarad, nom hébreu de l’Espagne.
Le Romancero judéo-espagnol, sur lequel Paul Bénichou s’est penché avec autant de tendresse que sur Nerval et la chanson folklorique, conserve vive et vivante la grande nostalgie de l’accord. Tout le Romancero, patrimoine poétique du peuple espagnol, né aux temps de la convivance, réussit le miracle de faire vivre ensemble, en octosyllabes assonancées, notre passé commun, la guerre de Troie et l’incendie de Rome, les prouesses de Charlemagne et du Cid, de Lancelot et de Tristan, les victoires et les défaites, l’amour des villes comme l’amour des femmes et la douleur de les quitter. Je songe à ces documents poétiques que sont les romances de la frontière entre Maures et chrétiens, au chagrin du roi maure apprenant qu’il a perdu sa ville d’Alhama - où revient en lancinant couplet ce soupir : ay de mi Alhama ! -, à l’extraordinaire échange au bord du Guadalquivir entre Abenámar, fils d’un musulman et d’une captive chrétienne, et le roi don Juan qui le presse de questions sur la pure merveille qu’il aperçoit au loin. Les réponses d’Abenámar - « c’est l’Alhambra, seigneur, là c’est la mosquée, là le Generalife, là les tours vermeilles » - attisent le désir du roi : le voilà épris, le voilà qui se déclare à la ville. Écoutez bien ce qu’il a dit et ce qu’elle a répondu :
Si tu le voulais Grenade - avec toi je me marierais,
Je te donnerais en arrhes - Cordoue et aussi Séville.
Je suis mariée, roi don Juan -je suis mariée, non point veuve,
Le Maure auquel j’appartiens - m’aime et il me veut grand bien.
Grenade fut la dernière à se rendre. Après des mois de négociations, le 2 janvier 1492, le roi Boabdil remit au roi Ferdinand les clefs de la ville et demanda qui aurait en garde l’Alhambra. Un gentilhomme s’avança. Boabdil ôta alors de son doigt un anneau serti d’une turquoise sur lequel était gravé en arabe : « Il n’y a de Dieu que Dieu » et le lui tendit en disant : « Tous ceux qui ont gouverné Grenade depuis la conquête ont porté cette bague, portez-la puisque vous allez gouverner, et que Dieu vous rende plus heureux que moi. »
Qu’on veuille bien me pardonner de conclure ce moment consacré à l’harmonie sur l’émotion qui envahit lorsque l’espoir de vivre ensemble s’est perdu.