Monsieur Gagnon m’a accueilli avec un large sourire. Les gens adorent expliquer leur nature et la langue est ce qui est au plus profond d’eux. Il me raconte son enfance.
– J’étais un garçon vif et intelligent, et ma mère disait que j’étais « vite sur mes patins », ce qui me faisait plaisir car j’adorais jouer au hokey. Ce que ma mère voulait dire c’est que j’étais astucieux.
– Et « passer un sapin à quelqu’un » c’est parce qu’on trouve beaucoup de sapins à portée de main ?
– En fait on dit plus souvent « se faire passer un sapin » pour se faire arnaquer. On a l’air d’un imbécile dans ce cas-là car un sapin c’est grand. Comment a-t-on pu gober un tel mensonge !
– Quand peut-on alors crier « J’ai mon voyage » ?
Il rit.
– Quand on est vraiment fâché d’une situation désagréable qui se répète. Pour dire tout simplement que ça suffit.
– Il y a cette expression que j’ai entendue dernièrement : « s’enfarger dans les fleurs de tapis ». J’aime beaucoup sa musique.
– On le dit souvent à propos d’un politicien qui refuse de répondre directement à une question. On le dit aussi de quiconque qui perd du temps à broder autour d’un thème secondaire.
– Quelle différence alors avec « tataouiner » ?
– C’est pas pareil. Tataouiner c’est qu’on n’arrive pas à prendre une décision. On dit souvent : « Arrête de tataouiner ».
– C’est pas loin de procrastiner ?
– Oui, mais c’est pas tout à fait la même chose. Moi je l’emploie quand mon neveu traîne à sortir alors que je l’attends déjà dans l’escalier. Je n’ai jamais vu un pareil indécis… Là, j’ai soif. Il fait si chaud, vous aussi, j’imagine.
Il se lève pour se diriger vers le réfrigérateur. Montréal joue au hockey contre Toronto – deux villes en rivalité sur tout. À chaque arrêt du jeu on voit, à l’écran, des gens en train de boire de la bière.
– Vous vous demandez quel est le rapport entre la bière et le hockey ?
– Non. Je peux comprendre ça au moins.
– Le reste est plus compliqué. Les Canadiens c’est d’abord des gens qui vivent au Canada, mais nous on pense qu’on est une société distincte. On est des Québécois et non des Canadiens. C’est aussi le nom de notre équipe de hockey et cette équipe fait partie de notre identité. Le même mot veut dire deux choses opposées pour un Québécois. L’équipe est la propriété de la famille Molson, et les Molson possèdent aussi la bière Molson. Qu’on gagne ou qu’on perde on boit de la bière. Sauf moi…
– Et vous buvez quoi ?
Il dépose sur la petite table deux bouteilles de cidre glacé.
– De plus je ne risque pas de « me paqueter la fraise » en buvant du cidre.
– Connaissez-vous cette expression qui parle de « passer la nuit sur la corde à linge » ?
Il rit à gorge déployée.
– Je dors assez tôt, moi… D’autant plus que j’ai du pain sur la planche ces jours-ci... Je suis même débordé. En bon québécois on doit comprendre que j’ai « de la broue dans le toupet »... Au fait cette jeune Sénégalaise, que je croise souvent sur votre palier, est-ce votre « blonde » ?
– Elle est noire...
– Ici une « blonde » c’est simplement une « petite amie ».
– Ah non je ne suis pas d’accord, vous ne pouvez pas blanchir tout le monde.
– Vous avez « la corde bien courte »... Trop prompt à vous fâcher, cher monsieur.
– Et vous vous parlez trop souvent « à travers votre chapeau ».
– Oh vous avez une meilleure connaissance de notre langage que je n’imagine, mais c’est un simple anglicisme pour dire qu’on parle à tort et à travers. Vous me faites passer sans raison pour un « malcommode ».
– Je vous dis une chose simple et déjà « vous grimpez les rideaux »... J’adore cette expression entendue hier...
– Enfin vous donnez raison à notre langue si imagée…
– C’est à ce moment qu’on est censé dire : « Pas de chicane dans ma cabane » ?
– C’est avant qu’on aurait pu le dire, quand on abordait la question du statut politique du Québec. Là, comme la conversation est terminée, on dira plutôt : « À la prochaine chicane ».
Juste avant de franchir la porte il me lance en souriant qu’après une si longue conversation on devrait se tutoyer. Ici le tutoiement est presqu’une obligation. Et si on refuse de s’y soumettre dans certains quartiers on est vu comme « un fendant », un prétentieux.
Depuis je tends l’oreille à toutes les innovations de cette langue qui frétille comme un esturgeon hors de l’eau. Toujours à la pointe de la modernité on a trouvé ici « clavardage » (bavardage sur clavier) pour remplacer le mot anglais chat. Et pour selfie un mot plus juste et plus élégant : « egoportrait ».
J’étais à ma fenêtre, à regarder passer une manif pour défendre la langue française contre une loi permettant une plus grande présence de l’anglais dans l’affichage public. Les Montréalais tiennent à ce que leur ville offre au voyageur un visage francophone.
Sur une affiche était écrit à propos du Premier ministre d’alors qui ne protégeait pas assez le français au goût des Montréalais : « Vends ton corps, pas ta langue ! » C’est peut-être le moment de placer : « Pas de chicane dans ma cabane » ou, selon sa tendance politique : « À la prochaine chicane ». Dans tous les cas il y aura du « brasse-camarade » dans les rues de Montréal.
Dany Laferrière
de l’Académie française