Tacite à l'Académie. Académie des sciences morales et politiques

Le 18 novembre 2013

Xavier DARCOS

Tacite à l’Académie.
Les Sciences morales et politiques au miroir de l’antiquité

par

M. Xavier Darcos
Secrétaire perpétuel de
l’Académie des Sciences morales et politiques

séance solennelle du lundi 18 novembre 2013

 

Monsieur le président,
Monsieur le Chancelier de l’Institut,
Madame et Messieurs les secrétaires perpétuels,
Mes chers confrères,
Mesdames, Messieurs,

L’obsédante actualité de notre pays comme celle du monde offre de multiples et vastes sujets de réflexion. Dès lors, le secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques n’a-t-il pas mieux à faire que de consacrer, cette année, son discours annuel à une évocation du lointain Tacite ? Sa longue carrière de professeur de lettres classiques ne saurait servir d’excuse à une telle digression rétrospective. Oublierait-il que cette coupole n’est pas celle du Panthéon ? Si l’immortalité y est conférée d’avance, elle n’y est, même pour un Tacite, jamais conférée à titre posthume.

J’aimerais vous persuader qu’il n’y a rien de suranné dans ce choix, en vous entraînant dix-neuf siècles en arrière, pour y glaner une première anecdote. Le 5 avril 1796, se tint la toute première séance publique de notre compagnie. Or ce n’est pas un hasard si nos prédécesseurs se réunirent non dans ce palais, où l’Institut ne siégeait pas encore, mais de l’autre côté de la Seine : au Louvre ; et pas n’importe où au Louvre : dans la Galerie des antiques. Les premiers membres de l’Institut avaient souhaité inaugurer leurs fonctions, entourés des plus belles statues des Anciens, de manière sans doute à s’y ressourcer, à s’inspirer de leur exemple, à retrouver leur grandeur. Le symbole était puissant sous la Première République ; l’idée ne me paraît ni impertinente ni inopportune sous la Cinquième République.

Chercher une nourriture intellectuelle dans les œuvres de l’Antiquité est une tradition humaniste qui, par bonheur, se perpétue au moins en ces lieux. Sans rien mépriser des écrivains d’aujourd’hui, nous nous obstinons à penser que les auteurs antiques nous aident, comme en tous les siècles passés, non seulement à déchiffrer le présent, mais aussi à résister aux opinions du moment pour renouer avec les valeurs essentielles et permanentes. Soit, me dira-t-on. Mais encore, pourquoi ne pas retenir, pour ce discours, Platon et son Académie, Caton et sa morale, Cicéron et sa politique ? Pourquoi choisir Tacite ? Je vais vous le dire.

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La première raison qui me vient à l’esprit pourra vous paraître marginale. Elle ne l’est pas. Tacite et l’Académie des sciences morales et politiques ont eu dans le passé un adversaire commun : Napoléon. Napoléon à qui, c’est vrai, l’Institut de France doit de siéger dans ce palais et sous cette coupole. Mais Napoléon qui, en 1803, chassa les sciences morales et politiques de ce même Institut, supprimant notre Académie au motif que, décidément, on y cultivait trop la liberté, voire le persiflage. Or Napoléon, qui admirait tant la Rome antique, détestait Tacite – il l’a dit et répété maintes fois, y compris dans un entretien avec Goethe – au motif que Tacite était un exemple ambigu, incontrôlable, dont les sarcasmes sournois et les témoignages amers sapaient toute autorité. En réalité, l’Empereur s’agaçait surtout parce que ses adversaires puisaient volontiers dans Tacite lorsqu’il s’agissait de donner un garant à leurs propres récriminations.

Le 29 janvier 1806, l’Institut se déplaça en corps jusqu’aux Tuileries pour y offrir ses félicitations au vainqueur d’Austerlitz. Napoléon remercia l’Institut et, relevant dans le compliment prononcé par le président une allusion à la postérité de l’Empereur dans l’histoire humaine, il se mit à évoquer Tacite, le dénigreur des dynasties impériales. Puis, Napoléon s’adressa directement au secrétaire perpétuel de l’Académie française, et l’engagea à écrire un essai où seraient réfutés tous les faux jugements de Tacite. La réponse du vénérable savant ne se fit pas attendre :

« – Sire, la renommée de Tacite est trop haute pour que nul écrivain puisse jamais penser à la rabaisser. »

Cette réplique jeta un froid et, d’un bref signe à son chambellan, Napoléon congédia tout ce petit monde en habit vert. Mais la référence à Tacite continua de plus belle, puisqu’elle irritait sa cible, comme le montrent ces vers insurgés de Marie-Joseph Chénier, publiés peu après :

« Tacite en traits de flamme accuse nos Séjans

Et son nom prononcé fait pâlir nos tyrans. »

Mal lui en prit : il fut immédiatement révoqué de ses fonctions d’inspecteur général. Chateaubriand vint donc prendre sa relève, en publiant peu après le célèbre article qui allait être fatal au journal qu’il publiait, Le Mercure :

« Lorsque tout tremble devant le tyran, et qu’il est aussi dangereux d’encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l’historien paraît chargé de la vengeance des peuples. C’est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l’Empire. »

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Tacite, en effet, est né dans les premières années du règne de Néron, sans doute à Vaison-la-Romaine, dans l’une de ces familles provinciales de l’ordre équestre depuis longtemps romanisées. Après des débuts brillants comme orateur à Rome, il est nommé sénateur par Vespasien. Au terme d’un cursus honorum rapide et exemplaire, Tacite est promu consul par Nerva, le vainqueur du tyran Domitien, et achève sa carrière aux côtés de Trajan, « en une époque, dit-il, où l’on a le rare bonheur de pouvoir penser ce que l’on veut et de dire ce que l’on pense ». Mais il aspire à la seule véritable gloire, celle d’être écrivain. Il commence par une Vie d’Agricola qui était son beau-père – comme un académicien débute par l’éloge de son prédécesseur. Il compose ensuite un essai paradoxal sur la Germanie ; puis le Dialogue des orateurs où il voit dans l’étiolement de l’art oratoire l’effet du déclin des libertés. Il s’impose enfin par les Histoires qui relatent la violente crise des années 68 et 69, jusqu’au principat de Domitien, et par les Annales, qui recouvrent la période précédente, celle des Julio-Claudiens entre la mort d’Auguste en 14 et la mort de Néron en 68.

Tacite est un auteur que je fréquente volontiers. Fasciné depuis longtemps par son acuité et par son intelligence pénétrante, je m’inscris dans le sillage de Sainte-Beuve qui observait : « Tacite vous parle d’une langue si rapide, si forte, si poignante, qu’il vous enlève, vous tire à lui, vous force de penser comme lui ». Sceptique sur les individus, rarement essentiels, ou décisifs par mégarde, il distingue les motivations, nobles ou sordides ; il s’interroge sur le destin des êtres et sur l’avenir de l’empire ; il perce à jour les calculs et les manœuvres ; il immortalise quelques héros, sortes de saints laïques, souvent écrasés par le hasard ou par la nécessité politique ; il sympathise vaguement avec les gens de peu, plèbe ou soldatesque, emportés par des volontés supérieures ; il voit les déviances et les folies que suscitent l’attrait du pouvoir ou l’illusion de la puissance. Bref, je prends Tacite comme un penseur total, à tel point que, tout anachronisme mis à part, je n’hésite pas à voir en lui une sorte de précurseur de nos sciences morales et politiques et une référence pour notre Académie.

Tacite, dans cette optique analytique et transversale, convoque la philosophie, la géographie ou même la sociologie. Il s’inscrit dans la tradition pédagogique des jeunes Romains, dont la formation se fonde sur l’étude de l’éloquence. Outre l’art oratoire, elle comprend la connaissance des littératures grecque et romaine, de l’histoire et des institutions, où l’on puise non seulement des modèles rhétoriques mais aussi des méthodes de pensée, fondées sur la logique, la raison, la force de persuasion. Dans un passage du Dialogue des orateurs, Tacite reprend à son compte cette formule de Cicéron : « de même qu’on n’ensemence la terre qu’après l’avoir tournée et retournée plusieurs fois », l’orateur, avant d’aborder le Forum, doit avoir fait des études variées et acquis des connaissances aussi étendues que possible. C’est au fond ce que nous appelons la « culture générale », dans les concours de l’administration par exemple. Soit dit en passant, cette « culture générale » mériterait d’être désignée par son vrai nom : les « sciences morales et politiques », tout simplement.

Un traducteur de Tacite, Dureau de Lamalle, soulignait jadis cette qualité plurielle des Anciens :

« Chez nous l’homme de guerre n’entend rien aux lois ; l’homme de loi n’entend rien à la guerre. (…) Toutes les connaissances sont éparses. À Rome, au contraire, le même homme avait été guerrier, avocat, magistrat, juge, financier, pontife ; aucun des objets dont traite l’histoire ne lui était étranger. (…) (Il) trouvait dans (ses) seuls souvenirs et dans (sa) seule expérience des connaissances sûres, que nous autres il nous faut aller mendier de côté et d’autre (…). »

Dureau de Lamalle écrivait ces lignes en 1793. Deux ans plus tard, la classe des sciences morales et politiques était créée au sein de l’Institut, précisément pour réunir toutes ces disciplines, non plus en une seule personne comme au temps de Tacite, mais dans une seule compagnie.

Cette qualité de Tacite est particulièrement manifeste dans son essai connu sous le titre La Germanie, mais dont le titre latin, De moribus germanorum, indique mieux le projet : il s’agit d’un examen des mœurs des Germains – donc de sciences morales. L’ouvrage commence par une étude de géographie physique et humaine, dont la description des paysages n’est pas exclue – il est vrai d’une manière peu engageante : « pays affreux, ciel sombre, champs rebelles à la culture et qui attristent le regard. » Regard de provençal... Il décrit ensuite les mœurs des Germains et, se démarquant de la tradition césarienne qui n’y voyait que des brutes épaisses, il avoue une forme d’estime, presque d’envie. Il loue chez ces supposés « Barbares » l’honnêteté de la vie familiale, la gravité du mariage, le respect dû à la femme, l’éducation donnée aux enfants, la rareté des adultères, le culte des vertus naturelles : « Les bonnes mœurs y ont plus d’empire qu’ailleurs les bonnes lois », écrit-il avant de conclure à l’usage des Romains : « Vous ne pourrez leur tenir tête qu’en revenant vous-mêmes aux vertus de vos pères. » Avertissement prémonitoire, qui ne fut pas entendu. Tacite se dit que l’élite romaine, décadente, trop éloignée de l’état de nature, a perdu le sens des valeurs qu’on trouve encore chez les Germains, courageux, indomptables et loyaux. Autrement dit, il voit que sa patrie, quoique prospère, n’est plus sous-tendue par le désintéressement et la vertu qui permirent sa grandeur. On sait le ressort principal de cet abaissement, aux yeux de Tacite : la servitude, le conformisme. Dans la sphère du pouvoir, on ne trouve que des flagorneurs et des dissimulateurs apeurés. Ils ont oublié que, sans la liberté, aucune vertu n’est possible.

Abordant les pratiques politiques, il a cette formule d’une admirable concision : « Reges ex nobilitate, duces ex virtute sumunt ». « La naissance fait les rois mais c’est le mérite qui fait les généraux. » Il ajoute : « Leurs rois n’ont pas une puissance illimitée et leurs généraux commandent par l’exemple plus que par l’autorité. » Passage remarquable dont Montesquieu s’inspirera dans l’Esprit des lois. Chez Tacite, l’approche morale prépare la réflexion politique et juridique. « Les meilleures lois naissent des crimes d’autrui », écrit-il en paraphrasant l’adage romain : « Les bonnes lois naissent des mauvaises mœurs. » Le Livre III des Annales contient une longue digression sur l’origine du droit romain qui culmina avec la Loi des Douze Tables, « terme extrême d’un droit égal pour tous », avant de décliner sous la multiplication des lois, fatras de décisions d’opportunité, au service de tel groupe ou visant telle personne. Affaiblie et émiettée, la Loi cessa d’être un frein efficace dans la société et précipita la fin de la République. Auguste et Tibère réagirent contre cette tendance, ils apaisèrent les désordres, mais ce fut au prix d’une réduction des libertés – « un resserrement de nos chaînes », écrit Tacite.

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Moins psychologue que Plutarque, moins cancanier que Suétone, Tacite évite les introspections compliquées. Il est lucide, donc amer : les éparses clartés de la vertu ne rendent que plus visible l’immense noirceur collective. Au demeurant sa vocation n’est pas celle du prêcheur : aux sermons, il préfère le clinique décryptage des êtres. Et il s’y livre sans ménagement : les princes et ceux qui les entourent, serviteurs ou favoris ; les ministres et leurs rivaux ; les opposants, d’autant plus intéressants qu’ils sont rares ; les hommes et les femmes du peuple ; les soldats et leurs officiers. Dans tous les cas, il excelle à tracer des portraits et à analyser des conduites, et ce n’est pas sans raison que Pierre Grimal a rapproché Tacite de La Rochefoucauld. Les personnages sont dépeints sous une lumière crue, avec une vérité cruelle. Même l’âme des foules, brutale et mouvante, est saisie dans ses pulsions les plus intimes.

On a parfois prétendu cependant que Tacite avait eu peu de goût pour la philosophie, à cause d’une phrase malheureuse de la Vie d’Agricola. Racontant la jeunesse de son futur beau père, il écrit que celui-ci « s’était adonné à l’étude de la philosophie plus qu’il n’est permis à un Romain et à un sénateur. » Mais depuis le bel ouvrage de notre confrère des Inscriptions et Belles-Lettres, Alain Michel, nous mesurons toute l’importance de la philosophie, et spécialement du stoïcisme, dans l’œuvre de Tacite. Le stoïcien distingue les apparences qu’imposent les devoirs sociaux et la sauvegarde de l’estime de soi et du libre-arbitre. Il consent à servir l’État tout en gardant sa dignité et son identité. La philosophie devient alors le refuge des âmes libres face à la tyrannie. Thrasea, l’un de ces héros en qui Tacite voit « la vertu même », renonça à siéger au Sénat lorsqu’il apprit que Néron avait assassiné Agrippine, sa propre mère. Thrasea ne supportait pas l’idée que sa seule présence, même silencieuse, au Sénat puisse passer pour un consentement implicite à un tel crime. Sa disgrâce fut immédiate. Il s’installa dans ses jardins avec ses amis et engagea une conversation socratique, jusqu’au moment où un questeur vint lui signifier l’ordre de se suicider.

Habile en tant de domaines, Tacite avait-il quelque compétence en économie et en finances ? L’affirmer serait excessif. On trouve dans ses œuvres des références aux questions monétaires, ainsi qu’une conscience très vive – et très romaine – de l’importance des routes, des aqueducs, des équipements divers – ce que nous appelons l’aménagement du territoire. On rencontre aussi dans les Annales cette histoire bouffonne. Un homme, convaincu, sur la foi d’un songe, d’avoir découvert le lieu où la reine Didon avait caché ses trésors, vint offrir cette information exclusive à Néron, qui se laissa persuader. Comptant sur le pactole miraculeux et fabuleux dont il allait bientôt s’emparer, l’Empereur se mit aussitôt à faire des dépenses inconsidérées avec l’argent de l’État, « en sorte, dit finement Tacite, que l’attente de la fortune devint une des causes de la misère publique ». On fit d’immenses fouilles à l’endroit indiqué par l’énergumène. On n’y trouva rien. Le scandale éclata, doublant la crise financière d’une crise morale, en attendant la crise politique. Pour l’éviter, le Sénat en fut réduit à détourner l’attention de l’opinion publique en attribuant à Néron une couronne d’éloquence et de chant. Rassurons-nous, de telles mésaventures, nous dirions de telles « affaires », sont tout à fait inimaginables de nos jours.

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Souvent indigné par la corruption ou la servilité des hommes, Tacite n’est pas un révolutionnaire. Il souhaite simplement que les personnalités les plus honnêtes soient écoutées, et surtout que la Raison gouverne. C’est à cette lumière qu’il faut le lire. Montaigne à juste titre voyait dans les Annales une « pépinière de discours éthiques et politiques » ou même une école pour « ceux qui tiennent rang au maniement du monde ». Mais une histoire, oratoire dans sa forme, et morale dans son but, peut-elle être fiable ? En un mot, Tacite fut-il un bon historien au sens où nous l’entendons aujourd’hui, au service d’une histoire-connaissance et non d’une histoire-tribunal ? Ce serait beaucoup demander à un homme de l’Antiquité. Tacite a parfois été pris en flagrant délit de manipulation des sources. Dans les Annales, il cite un discours de l’empereur Claude. Or, par chance pour nous mais par malheur pour Tacite, le texte authentique du discours a été retrouvé : ce sont les Tables Claudiennes de Lyon. La comparaison des deux textes est sans pitié pour l’historien.

Toutefois, à y regarder de près, Tacite est beaucoup plus objectif que la plupart des autres historiens romains, alors même qu’il traite d’événements très récents, dont certains témoins vivent encore à l’époque où il écrit. Racontant les temps de Néron sous le règne éclairé de Trajan, Tacite est dans la situation d’un Guizot ou d’un Mignet évoquant les sans-culottes. Or, malgré sa haine de Néron, il mentionne avec éloge les bonnes lois ou les sages mesures qu’il a pu prendre. Plus profond, plus rigoureux, moins adepte de commérages qu’un Suétone, Tacite se méfie des rumeurs. Prenons l’exemple célèbre de l’incendie de Rome en 64 et des accusations du peuple contre Néron. Les premiers écrivains qui en parlent, Pline l’Ancien notamment, n’hésitent pas à désigner Néron comme incendiaire et Suétone en est tout à fait convaincu. Tacite, lui, le pourfendeur des empereurs, se contente de dire « qu’on ne sait pas si l’incendie est dû au hasard ou à un crime du prince ». Il ne se prononce pas davantage à propos des petits-enfants d’Auguste, qui moururent si vite, si opportunément et si jeunes : leur fin, dit-il, « fut hâtée par le destin ou par le crime de Livie ». À tel point qu’on sent parfois Tacite malheureux de ne pouvoir trancher une question historique, faute de certitude. « Adeo maxima quaeque ambigua sunt ! » « Les plus grands événements restent douteux », affirme-t-il avec une prudence de bon aloi que bien des historiens modernes auraient dû imiter. L’honnêteté intellectuelle est aussi une habileté, car le récit factuel atteint d’autant mieux sa cible qu’il est entouré de précautions. Dès les premières lignes des Annales, Tacite se donne pour mission d’écrire une histoire de l’empire romain « sine ira et studio », sans animosité ni flatterie, sans amour et sans haine. On ne saurait trop l’en louer.

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Géographe, ethnographe, juriste, philosophe, psychologue, moraliste, historien, écrivain hors pair, homme d’étude en même temps qu’homme d’action et d’influence, serviteur loyal de l’État et néanmoins penseur indépendant, Tacite aurait été un candidat idéal pour siéger à l’Académie des sciences morales et politiques. À la variété de ses compétences, il ajoutait une autre qualité qui est chère à notre Académie. Chacune des disciplines qu’il a pratiquées n’avait de valeur qu’associée aux autres, et non isolément. Chez Tacite, ce faisceau de connaissances s’ordonne autour d’un axe allant de la civilisation – l’humanitas des Romains – à la citoyenneté – la civitas. Notre temps a souvent le mot « citoyen » à la bouche et l’a curieusement transformé en adjectif, par oubli parfois, je le crains, de sa substance. Tacite considère l’union des citoyens comme la clé de voûte de la vertu romaine. Cette union repose sur la fides publique et la pietas privée, les deux formes d’une même loyauté – ce sont des vertus de cohérence. Quand les princes ne montrent plus l’exemple, les citoyens oublient leurs devoirs civiques. Le poisson pourrit par la tête. Il en résulte une dilution du lien social, qui menace cette unité tant désirée et dont la romanitas apporte la promesse au monde. Nous touchons là le principal intérêt de Tacite : son idée de la citoyenneté, et en même temps le principal reproche qu’on lui a fait : son pessimisme.

On ne peut nier que la tonalité tragique domine son récit historique : meurtres, exécutions, guerres civiles, trahisons se succèdent et souvent se mêlent. Tacite avait 12 ans lorsque Rome bascula dans l’anarchie la plus sanglante à la mort de Néron ; il en avait 30 lorsque Domitien sombra dans le délire paranoïaque. Face au chaos, Tacite incarne alors la gravitas romaine. Certains commentateurs en ont même rajouté, tel Chateaubriand qui se compare à l’historien, « écrivant les annales des anciennes révolutions au bruit des révolutions nouvelles, prenant pour table, dans l’édifice croulant, la pierre tombée à nos pieds, en attendant celle qui devait écraser nos têtes ». Mais c’est faire dire à Tacite ce que seul Chateaubriand pense. Loin de se complaire dans le pessimisme, Tacite veut tirer les leçons de l’histoire afin d’épargner l’avenir des errements du passé. Il n’est pas « décliniste », dirions-nous aujourd’hui, encore moins défaitiste, il est agi par un sursaut moral : « Sa sensibilité, écrivait Lamartine, est plus que de l’émotion, c’est de la pitié ; ses jugements sont plus que de la vengeance, c’est de la justice ; son indignation, c’est plus que de la colère, c’est de la vertu. »

Sceptique, assurément, Tacite l’est aussi à l’égard de son propre scepticisme. Il doute de son doute, ce qui ouvre la voie à l’espérance. Rien ne l’exprime mieux que les derniers mots du Livre XIII des Annales, celui du premier meurtre de Néron. Il raconte que cette année-là, funeste présage, le vieux figuier du Comitium, qui avait, disait-on, abrité l’enfance de Romulus et Rémus se dessécha et perdit ses branches. « Jusqu’au moment, conclut-il, où l’on vit de nouveaux rejetons. »

La gravitas de Tacite est donc modérée par sa foi dans le destin de Rome, mais aussi par son ironie. Tout a été dit du style inimitable de Tacite : art de la sentence et de l’antithèse, prédilection pour le raccourci et la rupture syntaxique, formules étincelantes et clausules cinglantes. Toute en demi-teintes et en allusions fines, l’ironie est dans les formules qui font mouche. Exemple : Vitellius « promettait ses biens personnels et prodiguait ceux d’autrui » (donaret sua, largiretur aliena).

L’ironie tragique permet à l’opprimé de braver la mort et d’avoir le dernier mot sur son persécuteur et devant l’histoire. Au sénateur qu’il devait exécuter, le bourreau demande de maintenir sa tête ferme. « – Veille plutôt à ce que ta main soit plus ferme encore », lui rétorque-t-il.

Tacite manie surtout son humour noir pour moquer la veulerie des courtisans. Comme ce sénateur gaffeur qui avait commis un impair en présence de Tibère : il le poursuit après la séance jusqu’au Palatin, implore son pardon, se prosterne sur son passage, saisit ses genoux pour les embrasser, tant et si bien que Tibère perd l’équilibre et s’effondre lourdement sur le sol. Comment mieux montrer que le renoncement de l’élite à sa propre dignité nourrit la tyrannie, et la vertu recule lorsqu’on gagne plus à flatter qu’à convaincre. L’ironie est un art de garder ses distances ; pour l’historien, c’est le manifeste de sa liberté.

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Pas de vertu utile sans liberté. Nous l’avons dit : telle est la leçon intemporelle de Tacite. C’est ce qu’avait compris Camille Desmoulins pendant la Grande Terreur : dans le 3e numéro du Vieux Cordelier, il évoqua Tacite et « ce fleuve de sang, cet égout de corruption et d’immondices qui coulait perpétuellement à Rome, pendant le règne des Césars ». Aussitôt, sur ordre de Robespierre, le numéro fut brûlé aux Jacobins. Desmoulins renouvela ses allusions à Tacite dans les livraisons suivantes. Au 7e numéro, il fut guillotiné.

Chaque époque a loué ou critiqué Tacite en fonction de ses propres attentes et selon ses idéologies. Les courtisans du Grand Siècle y appréciaient la description des cours ; les classiques la peinture de l’homme éternel ; les révolutionnaires l’esprit de liberté. Au contraire, le XIXe siècle bonapartiste lui a reproché sa malveillance à l’égard d’un despotisme éclairé, le XXe siècle marxiste d’oublier la plèbe, l’économie, la lutte des classes. Bientôt, peut-être, notre XXIe siècle lui reprochera de n’avoir pas entrevu la théorie des genres.

Car, enfin, pourquoi lire Tacite aujourd’hui ? Pourquoi prendre exemple sur un pourfendeur des despotes, nous qui vivons en démocratie, à l’abri des Néron ? Je réponds qu’il est plus que jamais nécessaire de le faire. Nous croyons que la chute des totalitarismes et la déconfiture du marxisme ont fermé le ban des idéologies. Rien n’est plus faux. Les idéologues du jour peuvent avoir d’autres sophismes que ceux d’hier ; ils n’ont pas d’autres buts, ni d’autres méthodes. Ils se répandent désormais sur l’internet. S’emparer du pouvoir intellectuel ; dicter ses dogmes ; faire passer toute opinion contradictoire pour une haine coupable et pour un affreux pessimisme de réactionnaire. Lorsque le pouvoir politique et sa vulgate idéologique s’unissent, il faut, de toute urgence, relire Tacite. S’en nourrir, s’en abreuver, faire une cure d’intelligence et d’indépendance.

Regina rerum oratio, la parole est action, disait-on à Rome. Depuis sa fondation, notre Académie a pour vocation d’être l’aiguillon du débat public et la conseillère libre et désintéressée des pouvoirs publics. Elle honore la mission que la République lui a confiée, et elle s’honore elle-même chaque fois qu’elle émet des avis contraires à l’opinion dominante ou même à la majorité démocratique. Elle l’a souvent fait dans son histoire. En 2008, l’Académie a voté un avis très hostile au projet de réforme constitutionnelle, alors même que l’un de ses membres – celui qui vous parle en ce moment – faisait partie du gouvernement. Cette même indépendance intellectuelle et politique nous a conduits cette année à demander qu’un patient débat accompagne la réforme du mariage et de l’adoption. Ne jugeons pas la valeur des avis de l’Académie aux suites que leur accordent les pouvoirs publics. Leur vrai mérite est d’accomplir notre vocation, qui n’a rien perdu de son actualité depuis ce jour d’avril 1796 où nos prédécesseurs se réunirent au Louvre, parmi les statues grecques et romaines.

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Mesdames, Messieurs, chers confrères,

Tacite, aux yeux de Racine, est « le plus grand peintre de l’Antiquité ». Mais Montaigne est plus perçant quand il écrit que Tacite « est le plus propre à lire dans un état trouble et malade comme le nôtre présent ». Cet artiste, cet intellectuel, ce sociologue méritait que l’on réveillât ses mânes sous cette coupole. Je me plais à rêver : non seulement, s’il était notre contemporain, Tacite siégerait dans notre Académie, mais il trouverait de quoi décrire et raisonner de la même façon qu’il le fit en son temps. Penseur aux multiples compétences, contempteur des décadences, Tacite reste un modèle intemporel. Voyez enfin comment il rend compte de l’avènement du sinistre Tibère au premier livre des Annales : « À Rome, consuls, sénateurs, chevaliers se ruèrent dans la servitude ». Ruere in servitium : dans ce raccourci vengeur, Tacite a récapitulé la sordide pente d’une ambition qui a perdu la boussole.

À cet homme, donc, nul besoin de dire : « Entre ici, Publius Cornelius Tacitus ! » Car jamais n’a cessé d’influer sur nous sa longue méditation sur le libre-arbitre. Précieuse liberté que celle du savant au cœur de la Cité : elle est la raison d’être, la doctrine et le mode d’action de notre Académie. En prenant Tacite pour prétexte, j’ai voulu, vous l’avez saisi, devant vous, rappeler ce qui nous guide et ce qui justifie notre présence en ces lieux.

Je vous remercie de votre attention.