Solennité organisée par l’Union latine à la Sorbonne en l’honneur de Virgile

Le 20 mars 1923

Georges GOYAU

DISCOURS

DE

M. GEORGES GOYAU
MEMBRE DE L’ACADÉMIE

AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESSIEURS,

Avant même que les impérissables souvenirs de la Grande Guerre n’eussent affermi dans les âmes, sur les deux versants des Alpes, la grande et vieille idée de fraternité latine, j’ose dire que cette idée trouvait l’un de ses sanctuaires à l’Académie française, dépositaire des traditions et gardienne des énergies qui donnent au génie français son élan. Sur notre sol de France l’humanisme antique n’est point survenu tardivement, comme l’apport d’une civilisation étrangère : les deux Gaules, la Cisalpine et la Transalpine, eurent l’une et l’autre une fécondité littéraire, régie par les mêmes disciplines de poésie, par les mêmes préceptes de rhétorique. Ces cols où la barrière des Alpes semble s’interrompre pour faciliter les échanges fraternels, ces cols qui naguère livraient passage aux soldats d’Italie et aux soldats de France, désireux de s’entr’aider, furent jadis, au temps de la paix romaine, des routes où passaient les idées, et l’on peut dire qu’ils jouèrent un rôle dans l’histoire de cette littérature latine dont un Dante et un Corneille, un Carducci et un Victor Hugo, s’honorent également d’être les fils. Nos liens avec la « Romanité » nous sont chers, comme nous doivent être chères nos origines : et lorsque l’Union latine offrit à l’Académie Française une occasion de les commémorer en venant ici glorifier Virgile, l’Académie Française fut heureuse d’accepter.

Virgile revit sous nos yeux, depuis quelque vingt-cinq ans, dans une mosaïque que découvrit à Sousse, en Tunisie, mon regretté camarade d’École Normale, Paul Gauckler. Il est assis, drapé dans une ample toge blanche ; la tête haute, les yeux fixes, on le sent attentif à la voix de deux femmes, qui sont debout près de lui. L’une d’entre elles, un manuscrit dans les mains, lui fait une lecture : elle est la Muse de l’histoire. Que lui lit-elle ? Sans peine vous le devinez. Elle déroule devant lui les écrits antiques qui parlaient des traditions troyennes, et des périples d’Énée. Virgile écoute, avec toute sa science, avec toute sa piété ; son imagination jette un pont entre ce très lointain passé et le renouveau national dont sous le principat d’Auguste il est le témoin. Carthage, et puis Ostie, ces deux noms le frappent, sur les lèvres de la Muse : de ces deux villes, il fera les deux axes autour desquels gravitera son poème : et les imaginations romaines, filles de la sienne, deviendront ainsi, grâce à lui, les auxiliaires du dessein d’Auguste, qui veut ressusciter Carthage et faire d’Ostie le port de Rome, il fera de la poésie avec de l’histoire, et de la politique avec de la poésie...

Mais, Messieurs, pour la poésie même, quoi de plus dangereux ? Heureusement, s’accoudant au dossier du fauteuil où il trône, la seconde femme est prête à se dresser, à parler : c’est la Muse de la tragédie. Elle va lui révéler toute l’immensité des douleurs humaines. Virgile est un tendre, une âme aimante, chez qui la mélancolie se tourne volontiers en compassion ; c’est une âme frémissante d’humanité, encline à pleurer avec ceux qui pleurent. Tout à l’heure la Muse de l’histoire le sacrait poète savant, et poète encyclopédiste ; mais la Muse de la tragédie veillait, pour qu’il demeurât dans son Énéide le poète de toutes les émotions humaines, le poète de la pitié humaine, et pour qu’à jamais la sensibilité virgilienne régnât sur nos cœurs.

Voilà Virgile, tel que se le représentaient, dans les premiers siècles de notre ère, les illustrateurs de ses manuscrits, dont évidemment s’inspirait le mosaïste de Sousse. Et c’est bien Virgile, en effet, mais ce n’est pas Virgile tout entier. Auguste, dont le poète créa la gloire, eut trois siècles plus tard un successeur qui s’appela Constantin. S’étant fait chrétien, ayant rêvé d’un Empire chrétien, Constantin, si nous en croyons certain discours que lui attribue l’historien Eusèbe, commença par faire de Virgile un prophète du Christ, et Virgile fut ainsi comme associé à la transfiguration de l’Empire. La foi des fidèles, la dialectique des apologistes, s’efforçaient d’interpréter les gestes de Dieu : cet Empire romain, dont l’Enéide avait été l’une des assises, pourquoi Dieu l’avait-il voulu ? Dans les manuscrits de Virgile, le signet se déplaçait ; on les feuilletait à la Quatrième Églogue, et l’on croyait y déchiffrer quelque chose du plan divin. Virgile est le premier d’entre les nôtres, écrivait le chrétien Lactance, familier de la cour impériale.

On ne saluait plus seulement en lui une intelligence où se résumait tout un passé, un cœur où se condensaient toutes nos expériences du malheur, une volonté coopératrice de l’une des plus grandes œuvres politiques qui eussent jamais été édifiées ; on trouvait pressenti, dans sa Quatrième Églogue, tout l’avenir religieux de l’humanité. À tous égards, il était en passe de devenir un mage, non point seulement par les doctes artifices et les prestidigitations captieuses que lui prêteront les tardives légendes du moyen âge, mais un mage, aussi, au sens historique, au sens évangélique du mot, un quatrième mage, si je puis dire, qui, sans trop le savoir, conduisait l’antiquité vers la crèche, comme s’y étaient acheminés les trois mages de l’Orient.

Son disciple Stace, le rencontrant dans le Purgatoire dantesque, lui disait en propres termes — je cite la savoureuse traduction d’André Pératé :

Tu as fait comme celui qui va de nuit,
Portant, derrière, la lampe : il ne s’en sert,
Mais tous ceux qui le suivent il instruit,

Quand tu as dit : un siècle nouveau naît,
Comme aux premiers temps revient la justice,
Du ciel descend une race nouvelle,

Par toi, poète, par toi je fus chrétien.

Cette lampe, que Virgile portait ainsi derrière lui, et dont il nous éclairait, n’étant lui-même qu’à peine éclairé, où donc s’allumait-elle ? Elle projetait certaines lueurs qui reflétaient, à travers le prisme des chants sibyllins, les fulgurantes illuminations du prophète Isaïe, et puis d’autres lueurs qui scintillaient dans les mystères orphiques, et qui d’avance annonçaient je ne sais quelle aurore, où l’humanité serait déchargée du crime originel jadis commis par les Titans, et où sur terre un Dieu paraîtrait. Dans cette Bucolique qui est une merveille de clair-obscur, confluaient et se mélangeaient les certitudes juives, qui jamais ne désespéreront de créer la justice parce qu’elles ne cesseront jamais de la revendiquer, et les intuitions païennes, dont les Pères de l’Église aimeront à répéter qu’elles faisaient avenue vers le christianisme.

« On peut dire, écrivait naguère M. Salomon Reinach, que la Quatrième Églogue est la première en date des œuvres chrétiennes. » Le demi-baptême conféré à Virgile par l’empereur Constantin paraît donc être ratifié par l’érudition contemporaine elle nous invite à dire avec Victor Hugo :

C’est qu’à son insu même il est une des âmes
Que l’Orient lointain teignait de vagues flammes ;
C’est qu’il est un des cœurs que déjà sous les cieux
Dorait le jour naissant du Christ mystérieux.

La Quatrième Églogue donnait une expression littéraire aux aspirations de ces âmes, aux émotions de ces cœurs, devant lesquels, au loin, tremblait, mais durait une lumière ; elle ne fut pleinement comprise que le jour où l’Empire dont Virgile avait été l’un des fondateurs permit à cette lumière d’éclairer librement les âmes. Ainsi bénéficiaient du triomphe du christianisme le prestige de Virgile et la connaissance de Virgile.

Il semble que lÉnéide, à son tour, livrait plus libéralement au monde devenu chrétien certains de ses enseignements. Virgile, de son impérieuse voix d’aède, avait assigné à Rome l’auguste mission de gouverner les peuples ; mais il refusait à cette souveraine le droit d’être dure. Il la voulait miséricordieuse pour les races soumises ; il voulait que la puissance romaine, par les armes mêmes qui l’imposeraient, par les maximes mêmes qui la définiraient, ratifiât et réalisât l’humaine fraternité. Dans la paix romaine telle que Virgile la concevait, il y avait du sourire, et de la bonté, et de la générosité : sous le règne de cette paix, la force demeurait une auxiliaire, mais rien de plus. Comment l’auteur de la Quatrième Églogue aurait-il pu devenir, dans l’Énéide, un précepteur de tyrannie, et le définiteur d’une brutale raison d’État ? La politique de Virgile était trop humaine — humaine comme sa poésie — pour être compatible avec cette dureté rigide, implacable, où la cité antique s’était longtemps complu, comme dans une armature vitale. Mais cet esprit nouveau, dont l’épopée virgilienne était comme un discret manifeste, fut plus clairement aperçu par la postérité, qu’il ne l’avait été par les contemporains de Virgile.

Glorieuses sont les œuvres où les siècles ultérieurs découvrent de nouvelles beautés : on leur rend cet hommage, qu’à l’avance elles satisfaisaient certaines aspirations esthétiques dont l’époque qui les vit éclore n’avait pas encore pris conscience. Mais plus glorieuses encore sont les œuvres où les générations futures croiront pouvoir discerner des vérités nouvelles, inaperçues pour les premiers lecteurs, et dont l’écrivain, même, n’avait pas toujours entrevu toute la portée. L’âme moderne, spectatrice et bénéficiaire du fait chrétien, lut Virgile, depuis le haut moyen âge, avec des yeux plus pénétrants que ne le pouvait lire l’âme antique. Il y a dans l’œuvre de Virgile une sorte d’au-delà, que l’âme moderne découvrit, et que pieusement elle contempla, jusqu’au jour où, s’incarnant dans le génie de Dante, elle investit Virgile, dans la Divine Comédie, d’un rôle qui paracheva sa gloire.

Puisque aujourd’hui, chez nous, un représentant éminent de notre sœur latine vient avec nous fêter Virgile, nous lui rendrons hommage, à elle, en même temps qu’au poète, en saluant Dante, de toute notre admiration, de toute notre gratitude, comme le prêtre par excellence du culte de Virgile.