Dire, ne pas dire

Rouler un patin, une pelle, une galoche

Le 4 juin 2015

Expressions, Bonheurs & surprises

En 1968, on pouvait entendre, dans une chanson de Pierre Perret intitulée Les Baisers :

« Y a dans mon dictionnaire usé / La définition du baiser / […] Braves gens je vais vous dire la mienne / Car un baiser c’est du fuego / […] Et les vieux schnoks de l’Académie / Devaient encore être endormis. »

La lecture de l’édition de 1935 du Dictionnaire de l’Académie française laisse à penser que le plus endormi de tous était peut-être ce chanteur (qui reçut, de l’Académie, au siècle suivant la Grande Médaille de la chanson française). Qu’y lit-on en effet au nom Baiser ? : « action de celui qui baise ». On se reporte donc au verbe homonyme et on y découvre, entre autres trésors : « Deux pains qui se baisent dans le four » et « Il n’avait à son feu que deux pauvres tisons qui se baisaient ». Alors ? N’est-il pas là, le fuego ou, pour parler français, le feu, l’amour de braise, avec ce four et ces tisons ?

On trouve un peu plus loin, dans cette même chanson :

« Le baiser compétition argentin / En dansant roulez un patin […]. »

L’origine de ce patin que l’on roule est incertaine ; on le relie parfois aux mots patiner et patineur. Au sujet de ce dernier, on lit, dans la première édition de notre Dictionnaire : « Celuy qui touche, qui manie indiscrètement les bras & les mains d’une femme ». Scarron se fait un peu ethnologue à ce sujet, qui explique dans Le Roman comique : Les provinciaux […] sont grands patineurs.

À partir de la cinquième édition, la définition s’enrichit d’exemples : C’est un grand patineur, un patineur insupportable. Les patineurs n’ont pas beau jeu avec elle. Apparaît également un autre sens de patineur, « celui qui glisse sur la rivière avec des patins ». Ces deux sens cohabiteront un peu plus d’un siècle mais, sans que l’on sache pourquoi, le patineur libertin s’effacera à partir de la huitième édition.

L’argot nous apprend que l’on roule aussi des pelles, peut-être par analogie entre la forme du plat de la langue et celle de cet outil, mais aussi, de manière plus étrange, que l’on roule des galoches. L’origine de cette expression est des plus obscures mais on se réjouira que le nom de ces chaussures grossières, qui ne se portent plus guère, ait trouvé une forme de seconde vie. De ce double sens ont été tirés les verbes galocher, l’un ayant le sens de « faire du bruit en marchant avec des galoches », l’autre, celui de « donner des baisers goulus ». Et si on peut lire dans la Maternelle de Léon Frapié : « Je n’ai cessé d’entendre taper des pieds. Les petits, excités par le vacarme […] galochaient […] tant qu’ils pouvaient… », gageons qu’aujourd’hui, l’évolution des modes vestimentaires et des mœurs aidant, ce n’est plus avec les pieds que les plus jeunes galochent. Enfin, si le galochier, jadis fabricant de chaussures, et la galochière ont disparu, l’argot nous apprend qu’ils ont été avantageusement remplacés par force galocheurs et galocheuses, dispensateurs et dispensatrices du baiser « langue en bouche » pour reprendre les termes d’un de nos plus éminents confrères en lexicographie.