Réponse au discours de réception du duc de La Force

Le 10 février 1927

Maurice DONNAY

Réception du duc de La Force

 

Monsieur,

Celui d’entre nous à qui échoit l’automatique prérogative de recevoir en ce lieu un nouveau confrère se complaît d’ordinaire à lui raconter ses enfances, ses travaux et ses jours, depuis le jour de sa naissance jusqu’au jour de sa réception ; il feint de lui révéler sa généalogie, comme si le principal intéressé ne la connaissait point. Hypothèse commode, ingénieux artifice et par quoi, si le récipiendaire n’apprend rien qu’il ne sache admirablement, l’assistance est mise au courant de certaines circonstances qu’elle pouvait ignorer. Le plus souvent cette généalogie est courte : les parents, les grands-parents et puis la nuit des temps. Il n’en va pas de même avec vous, Monsieur. En 1692, quand Lauzun fut créé par le Roi duc héréditaire, Louis XIV, dans les lettres patentes, considérait « la grandeur et la noblesse de l’ancienne Maison de Caumont, divisée depuis plusieurs siècles en deux branches dont l’une a pris le nom de la terre de Lauzun, et l’autre branche a fait celle des ducs de La Force ».

Sans remonter au déluge, comme vous le dites vous-même dans l’avant-propos de votre dernier ouvrage qui a pour titre : Le Maréchal de La Force, sans nous arrêter « à ce compagnon d’Hercule débarquant en Espagne avec le demi-dieu, cinquante ans avant l’embrasement de Troie, franchissant les Pyrénées et fondant la ville de Caumont-sur-Garonne », passons tout de suite au XVIe siècle ; nous arrivons au maréchal de La Force, échappé par miracle au massacre de la Saint-Barthélemy, compagnon d’armes et ami de Henri IV, huguenot rebelle, condamné à mort par Louis XIII, nommé maréchal de France, lorsqu’il eut fait sa soumission et, pour ses victoires, créé duc et pair. Celui-là fut le premier duc de La Force ; vous, Monsieur, êtes le douzième.

Vous êtes né à Dieppe, le 18 août 1878, de Bertrand de Caumont et de Blanche de Maillé. Votre père avait longtemps vécu à Londres, où il était premier secrétaire à l’Ambassade de France. Il aimait les chevaux et la chasse, c’était un cavalier remarquable et « un grand fusil », nonobstant un causeur délicieux. Votre mère était d’une grande piété et ne vivait que pour ses enfants.

Vous êtes né à Dieppe, mais vous n’êtes point Normand pour cela. Quelques vieux Parisiens se rappellent avoir vu pendant assez longtemps, à l’angle de la rue de Presbourg et des Champs-Élysées, un bel hôtel avec, au-dessus du premier étage, des combles garnis de balustres de pierre. C’est là que vous avez passé votre enfance et une partie de votre jeunesse. Cet hôtel, votre grand-père paternel l’avait fait bâtir en 1856 et, pour avoir choisi aux fins de construction, un terrain, à cette époque, aussi éloigné du centre, on avait surnommé M. de La Force : le portier de Paris. Le portier de Paris ! Voilà qui en dit long sur la tendance qu’ont les villes à s’étendre vers l’Ouest. L’élégante demeure fut démolie en 1905 et, sur son emplacement, s’est élevé cet hôtel Astoria où l’empereur Guillaume II pensait descendre, en septembre 1914. Vous devez trouver d’autres changements aux Champs-Élysées de votre enfance et de votre jeunesse.

Toute la famille se transportait, l’été, au château de la Jumellière, en Anjou, la plus douce province de la douce France, chez votre grand-père maternel, le comte Armand de Maillé. Il était né en 1816 et avait failli assister au sacre de Charles X, à Reims ; mais la duchesse de Maillé, sa mère, l’en avait dissuadé par ces mots devenus légendaires dans la famille : « Tu auras bien le temps de voir des sacres. » On ne peut pas se tromper avec plus d’optimisme et de loyalisme. Votre grand-père vit la révolution de Juillet, l’avènement de Louis-Philippe, la révolution de Février, la seconde République, le second Empire, la troisième République ; dans tout cela, pas un sacre ! Il avait donc vu bien des choses et connu bien des gens ; sa conversation était fertile en anecdotes ; toute la chronique mondaine, politique et littéraire du siècle défilait devant vous. Dans ses dernières années, comme il arrive souvent aux vieillards, les événements de sa jeunesse lui revenaient à la mémoire avec une précision et une fraîcheur singulières et vous, adolescent qui l’écoutiez, à force d’entendre citer comme des gens rencontrés la veille des personnages qui vivaient en 1829, vous finissiez par avoir l’illusion d’être contemporain de Charles X.

Mais, revenons. À neuf ans, vous étiez un petit garçon aux cheveux longs et bouclés, aux yeux bleus, et que ses institutrices déclaraient être un élève difficile. Vraiment, Monsieur, et considérez qu’à cet endroit de mon discours vous avez neuf ans, je me fais l’effet de ces grandes personnes qui confient aux enfants d’un air mystérieux : « mon petit doigt m’a dit que »... Donc vous étiez, aux yeux de vos institutrices, un élève difficile, jusque là que lorsque vos parents vous eurent choisi, avec quel soin, un précepteur, un domestique de votre grand’mère crut devoir avertir le malheureux qu’il ne tiendrait pas six mois et que quelques jours après, votre père demandait à l’abbé Auclert : « Le cas est-il désespéré ? » Ah ! que les parents s’alarment aisément ! Mais non, le cas n’était pas désespéré ; mais non, vous n’étiez pas un élève difficile : le précepteur tint des années et des années. En trois mois, il fit de vous le plus laborieux et le plus consciencieux des élèves. C’est que son enseignement était attrayant : l’on n’a pas encore découvert les raisons pour quoi l’enseignement serait résolument rébarbatif et les premiers éléments du latin peuvent devenir récréatifs, si le professeur a de la gentillesse et de l’étymologie. Un petit garçon me disait un jour : « Les professeurs sont des gens qui vous demandent toujours des choses qu’on ne sait pas ! » On ne les sait pas, le plus souvent, parce qu’ils vous les ont mal apprises, et j’imagine que c’est à l’enseignement de l’abbé Auclert que vous pensiez, quand, à propos de l’éducation des jeunes princes de Conti, sous la direction de Lancelot, vous avez écrit : « Heureux enfants ! Ils ont travaillé dans leur journée trois heures le matin, deux heures et demie l’après-midi, et tout cela presque en se divertissant, parce qu’ils ne cherchent rien dans les livres, qu’on est leur dictionnaire vivant, leur règle, leur commentaire. »

Chez les Pères de la rue de Madrid où vous entrâtes dans la classe de troisième, vous fîtes d’excellentes études. Dans les classes supérieures, les Pères avaient organisé des Académies et vous étiez académicien. Heureux présage ! Vous déclamiez devant un auditoire de parents des discours et des vers latins. Les visiteurs des collèges de la Compagnie de Jésus sont accoutumés à ces divertissements sans frivolité. Vers 1692, Jacques II, le roi d’Angleterre détrôné qui s’était réfugié en France, dut essuyer, dans un de leurs collèges, le compliment latin que lui servit Armand de Caumont, frère de ce duc de La Force qui devint membre de l’Académie française en 1713 et à qui vous avez emprunté, par droit de naissance, les quelques lignes qui commencent votre remerciement. Chez les Pères, vous n’avez pas eu l’occasion de complimenter un roi d’Angleterre ni d’un autre pays, même détrôné ; mais, un jour, vous récitâtes devant l’auditoire que j’ai dit un petit poème en vers iambiques qui commençait ainsi :

Dei decorus Angelus
Devexus in cunabula,
Formam tuebatur suam
Sicut in undis rivuli.

Les femmes de l’Assemblée écoutèrent, l’œil sec, les vers iambiques. Plus d’une, sans doute, si quelqu’un avait eu l’indiscrétion de lui demander ce que c’est qu’un iambe, n’aurait pas eu la présence d’esprit de répondre comme Mme de Lafayette à Huygens « que c’est le contraire d’un trochée ». Quoi qu’il en soit, vos vers iambiques étaient la traduction d’un poème de Jean Reboul qui charma nos grand’mères. Vous eûtes la charité, après la traduction de lire l’original :

Un ange au radieux visage,
Penché sur le bord d’un berceau,
Semblait contempler son image
Comme dans l’onde d’un ruisseau.

Et, sans se demander si c’était là de la poésie pure, les mères fondirent en larmes.

Au sortir du collège, vous ne rêviez que de théâtre ; vous étiez tour à tour classique et romantique. Vous avez écrit une tragédie Philène, et vous avez mené jusqu’au troisième acte un drame : Spadaccappa. Ce nom sonne comme Falsacappa, le personnage fameux des Brigands, non pas ceux de Schiller, ceux de Meilhac et Halévy. Vous n’avez jamais penché vers l’opérette. Spadaccappa était une pièce des plus noires. Je dis « était », car tout ce théâtre devint un jour la proie des flammes. Cet incendie n’était pas dû à la malveillance, mais à la tendre clairvoyance de votre sœur Élisabeth, jeune fille d’une grande intelligence et d’une fine sensibilité. Elle était votre confidente, votre amie, et c’est sur ses conseils que Philène et Spadaccappa furent jetés au feu. Mais ces essais dramatiques ne vous furent peut-être pas inutiles, car, de même que certaines existences, dans l’histoire, apparaissent comme des romans merveilleux, certains événements apparaissent comme du plus beau théâtre.

En 1899, vous preniez vos inscriptions à l’école libre des Sciences politiques où vous écoutiez la parole d’un de ses maîtres les plus illustres, Albert Sorel. D’après le témoignage et les souvenirs de ceux qui, comme vous, ont eu le bonheur de l’entendre, du cours qu’il professait et qui fut la préparation à son magnifique ouvrage : l’Europe et la Révolution française, dont les premiers volumes avaient déjà paru, soulevant des acclamations, se dégageait une impression intense de vie. C’est que, dans les choses du passé, avec une intelligence érudite, une intuition documentée, Albert Sorel étudiait non seulement les faits, mais aussi les hommes, sentiments, idées, raisonnements, résolutions, affinités, inclinations, passions, tout cela qui chez l’individu constitue ce que les psychologues appellent le courant de conscience et qui, dans une nation, chez les hommes qui la dirigent ou jouent quelque rôle, chez le peuple et les foules, constitue ce qu’on pourrait appeler le courant de conscience nationale. Étudier, comprendre, et faire vivre était sa maxime. Économistes, sociologues, moralistes, théologiens, philosophes, il avait tout lu et encore les poètes, les romanciers et les dramaturges. Lui-même, dans sa jeunesse, avait écrit des romans et ces exercices ne lui avaient pas nui pour son métier et son art d’historien. Le romancier crée les personnages de ses romans, l’historien, comme Albert Sorel comprenait sa fonction, ressuscite les personnages de l’histoire. Il dépouillait des correspondances, des mémoires, explorait des archives ; mais, dans la chaleur de sa parole, dans la lumière de son esprit, la poussière même des archives devenait cette poussière lumineuse, cette bande irisée qui traverse la nef obscure quand les rayons du soleil pénètrent par une tache plus claire du vitrail.

Vous avez eu, Monsieur, un maître magistral, un animateur qui était tout âme et, au sortir de ces leçons, muni du diplôme de l’école, on comprend que vous ayez voulu devenir historien. Jugeant le mémoire que vous présentiez à l’examen de fin d’année, Albert Sorel avait dit : « On en tirerait aisément un bon article. » Vous avez pris le temps d’en tirer un livre : L’architrésorier Lebrun, gouverneur de la Hollande, parut quelques années après, en 1907. Mgr Baudrillart et M. Lavisse vous donnèrent leur approbation et leur appui, et Frédéric Masson écrivait dans le Gaulois à propos de ce livre, que « l’auteur s’était donné la peine d’apprendre son métier de cuisinier et que, de plus, par des qualités de présentation qui ne s’acquièrent point par l’étude, il était né rôtisseur ». Malgré cette appréciation favorable, vous regrettiez de ne pas être né auteur dramatique ou romancier. On n’est jamais content. Et moi, Monsieur, dans le moment que je dois vous parler de vos ouvrages, vous avouerai-je que je n’ai jamais tant regretté de ne pas être historien, même cuisinier ? Qui n’est pas historien s’étonne de bien des choses et, pour emprunter à mon cher Alfred Capus, (on n’emprunte qu’aux riches), une de ses formules familières, je ne crains pas d’affirmer qu’en 1907, sur le boulevard et même dans les salons, la réunion de la Hollande à l’Empire était un des sujets qui revenaient le moins fréquemment dans la conversation. Il suffit qu’il soit revenu dans vos préoccupations. Aussi bien, pour des raisons de famille, je suppose, l’architrésorier Lebrun vous était sympathique : votre grand’mère maternelle, la comtesse de Maillé, n’était-elle pas la dernière des Lebrun de Plaisance ? Et, puis, la possibilité de consulter une correspondance inédite, des lettres de Napoléon à Lebrun, d’apporter à l’histoire des documents nouveaux, quelle aubaine et quelle tentation !

En juillet 1810, Louis Bonaparte, que son frère avait mis sur le trône de Hollande, s’est évadé furtivement : homme juste, nous dit Stendhal, mais à qui l’Empereur avait écrit un jour : « Quand on dit d’un roi que c’est un bon homme, c’est un règne manqué. » Aussitôt Napoléon décide de réunir la Hollande à l’Empire. Il y envoie le prince Lebrun, avec le titre de lieutenant général, et le nomme bientôt gouverneur. Toute la Hollande prête serment de fidélité : l’Armée et la Marine, la terre et les eaux, les ministres des différents cultes, les républicains, même les plus ardents, qui ne refusent pas le serment, « lorsqu’il est demandé pour un emploi ». Puis viennent pour la France les jours sombres. Après Leipzig, la Hollande se soulevait contre la domination française. Ironie des choses : à l’heure même où toutes les députations hollandaises, venues à Paris offrir à l’Empereur l’hommage de leur indéfectible fidélité, dînaient chez le prince archichancelier Cambacérès, Amsterdam était en révolution et, bientôt, le prince architrésorier Lebrun, se sentant inutile dans son gouvernement, rentrait à Paris.

Tout cela que je résume en quelques lignes et quis’étend sur une durée de plus de trois ans, vous en faites la matière d’un gros volume, pas trop gros, assez gros. Ayant lu un nombre incalculable de lettres, vous en reliez les extraits par un récit d’un style clair et qu’on lit avec fruit et dont on pourrait dire ce que vous dites vous-même du style de Lebrun, votre parent, traducteur élégant de l’Iliade et de la Jérusalem délivrée : « flot limpide et qui coule agréablement à travers les sujets les plus arides ». Avant recueilli un nombre incalculable de documents, vous les groupez avec une sûre méthode, les uns sur la marine, les autres sur l’armée, ceux-ci sur le commerce, ceux-là sur la finance, ou bien sur les choses de la politique, ou bien sur les choses de la religion.

En somme, un livre sérieux, même un peu sévère, très École des sciences politiques. Cela semble bien avoir été l’avis de votre ancien précepteur, l’excellent abbé Auclert avec qui vous étiez resté dans les plus amicales relations ; il avait béni votre union avec Marie-Thérèse de Noailles, fille du vicomte de Noailles, l’auteur de cette Mère du Grand Condé qui, eut un si vif succès. Vous deviez trouver en elle la compagne la plus dévouée, l’amie la plus charmante et la plus spirituelle et le plus avisé des critiques. Ayant parcouru des notes que vous aviez prises sur Lauzun, l’abbé Auclert vous conseillait fort d’écrire la vie de ce personnage, présageant qu’il en résulterait « un livre d’une lecture aisée, qui ne donnera pas de méningite aux lectrices (c’est l’abbé qui parle), qui les amusera, en leur faisant croire qu’on les a instruites ». Et il ajoutait : « Le lecteur français veut être respecté, dit l’autre, ce qui est contestable aujourd’hui ; mais ce qui ne l’est pas, c’est qu’il veut être amusé... Dix Lebrun tuent (c’est toujours l’abbé qui parle), un Lauzun anime et ressuscite. » J’ai lu votre premier livre, Monsieur, et vous pouvez constater que les gens que Lebrun tue se portent assez bien.

Des raisons de famille, je suppose encore, vous inclinaient vers Lauzun. Son père, Gabriel de Caumont, comte de Lauzun, avait épousé en secondes noces une cousine, Charlotte de Caumont La Force, fille du marquis de Castelnau, plus tard duc de La Force. De ce mariage était né Antoine Nompar, votre héros qui, venu à Paris, à quatorze ans, sous le nom de marquis de Puyguilhem, qu’on prononçait à la Cour Pequilain, devait connaître la plus extraordinaire fortune. Ce n’est que plus tard qu’il fut appelé Lauzun. Lauzun ! qu’on prononce devant nous ces deux syllabes prestigieuses et nous voyons aussitôt le séducteur, l’homme à femmes, celui dont Saint-Simon a dit qu’il avait le « vol des dames, » le courtisan qui rendit folle amoureuse « Mademoiselle, Mademoiselle de.., Mademoiselle, devinez le nom, Mademoiselle ma foi ! par ma foi, ma foi jurée ! Mademoiselle », enfin la Grande Mademoiselle. Vous avez voulu nous montrer un Lauzun moins spécialisé, un Lauzun nombreux et divers et qu’on connaît peu, un officier plein de bravoure et dont, après la prise d’Oudenarde, son oncle Turenne pouvait dire : « M. de Puyguilhem fit très bien », ce qui, pour être bref, ne laisse pas que d’être des plus élogieux dans la bouche d’un tel connaisseur ; plus tard, un Lauzun au comble de la disgrâce après avoir été à celui de la faveur ; un Lauzun enfermé dix ans à Pignerol ; un Lauzun envoyé en Angleterre pour protéger la fuite de Marie de Modène et du petit prince de Galles ; un Lauzun général d’armée en Irlande ; un Lauzun marié à soixante ans avec une jeune fille de quatorze ans dont il n’eut pas d’enfant ; enfin un Lauzun, quelque temps avant de mourir, retiré au couvent des Petits Augustins.

Naturellement, vous ne laissez pas « l’homme à femmes » dans l’ombre, mais ce n’est pas celui-là qui a votre prédilection ; et l’Histoire amoureuse des Gaules n’est pas celle qui excite par-dessus tout votre curiosité. Des bonnes fortunes de votre personnage, vous en parlez sans appuyer, parce que vous ayez du goût, sans glisser non plus, parce que vous avez de la conscience. D’ailleurs, l’homme à femmes n’était pas tellement rare à cette cour brillante, élégante, galante de Louis XIV, où le jeune roi donnait l’exemple, où la vertu n’avait pas plus de valeur que l’argent au jeu pour ceux qui jouaient, où plus d’une dame se croyait obligée d’avoir sa chute, comme le sonnet d’Oronte, jolie, amoureuse, admirable. Enfin ce n’est pas pour la comédie qu’il joue vis à vis de la Grande Mademoiselle que Lauzun vous apparaît comme un héros. On sait combien l’œuvre de séduction, selon Barbey d’Aurevilly, entreprise sur Mlle de Montpensier par celui qu’il appelait « un dandy avant les dandys », avait épaté, il n’y a pas d’autre mot et, d’ailleurs, il est dans le Dictionnaire, avait émerveillé, dis-je, le Connétable des Lettres, jusque là que le comparant à Richelieu, autre séducteur, il écrit cette phrase étonnante : « Richelieu n’avait pris que Port-Mahon, Lauzun prit la Grande Mademoiselle. » Au vrai, si l’on entend par œuvre de séduction, des manigances pour conquérir le cœur d’une femme, il n’y eut pas là, à proprement parler, œuvre de séduction et Port-Mahon, je veux dire le cœur de la Grande Mademoiselle, était pris d’avance. Étrange destin que celui de cette noble fille : elle ne s’est pas occupée de l’amour dans sa jeunesse, l’amour soudain s’occupe d’elle comme pour se venger et, comme on dit, pour « lui apprendre ». Grande Mademoiselle, mais vieille demoiselle, elle a plus de quarante ans, son cœur n’a encore battu pour aucun homme et le voilà qui bat et fort pour ce petit homme blondasse qui a cinq ans de moins qu’elle. Rien ne semble les assortir : elle est grande, il est petit, elle est mûre, il est jeune, elle est vertueuse, il a des vices, elle est princesse du sang, il est cadet de Gascogne. Du jour qu’elle l’a vu prenant son quartier auprès du roi comme capitaine des gardes, elle l’a remarqué : coup de foudre ! Elle trouve que tout est singulier et extraordinaire en lui, et il lui plaît singulièrement et extraordinairement. Elle ne pense qu’à lui ; elle le cherche, elle le trouve ; elle veut lui parler, elle lui parle et, si elle lui parle, rien que de lui parler elle est gaie, elle rit, elle est contente ; et les jours qu’elle ne lui parle pas, la voilà toute triste et qui s’ennuie ! Elle le pare de toutes les qualités, cristallisation. Elle ne saurait aimer ce qu’elle n’estime point, et elle ne mésestime point Lauzun, courtisan jusqu’au valetage et, ce qui est plus détestable encore, méchant homme ; elle n’est pas sans connaître la façon atroce dont il a traité Mme de Monaco, enfonçant son haut talon dans la main de la femme qui avait été sa maîtresse, disant un bon mot et pirouettant sur ce talon qui écrase les doigts de la malheureuse ; mais, sans doute, elle n’est pas loin de penser que Mme de Monaco n’a eu que ce qu’elle méritait, puisque Lauzun l’a aimée. Qu’il ait eu telle maîtresse, elle est jalouse ; qu’il les ait eues toutes, elle est flattée. Encore un coup, Mademoiselle est toute prise. Elle en arrive à faire une déclaration à Lauzun, à mots couverts bien-entendu, mais qu’un innocent comprendrait. Lauzun feint de ne pas comprendre. Veut-il l’amener à dire le fameux : C’est vous ? Eh bien ! elle le lui dit ou plutôt elle l’écrit. Et il feint l’humilité et de ne pas la croire. Pourtant, il sait bien qu’une si noble fille et si fière ne peut songer qu’au mariage ; et si lui-même, l’ambitieux, le convoite ce mariage, d’ores et déjà il l’a, et, à partir de ce moment, tant de rouerie chez lui n’est-plus qu’un luxe misérable. Barbey d’Aurevilly, étudiant l’aventure Lauzun-Grande Mademoiselle, y apportait son imagination, sa grandiloquence et quelque snobisme. Vous êtes plus calme et moins étonné.

Faisant le portrait de Lauzun, sous le nom de Straton, La Bruyère a écrit : « Straton est né sous deux étoiles : malheureux, heureux dans le même degré. Sa vie est un roman ; non, il lui manque le vraisemblable. Il n’a point eu d’aventures ; il a eu de beaux songes, il en a eu de mauvais. Que dis-je ? On ne rêve point comme il a vécu. » En écrivant cette vie de Lauzun, vous n’avez pas eu le dessein d’élever l’histoire à la dignité du roman ; mais à travers un récit qui fourmille d’exactitudes, vous avez donné la clé des beaux songes et des songes mauvais ; par les seuls faits que vous exposez simplement, vous nous montrez, sans vouloir démontrer, que les mots : vraisemblable et invraisemblable n’ont pas de sens dans le domaine de l’histoire, parce que l’histoire est faite par des hommes et que chez eux la vertu ou le vice, à tous les degrés, est possible. Que de fois n’entendons-nous pas dire, à propos d’un trait de mœurs, ou d’une erreur de sentiment, ou d’une aventure compliquée, ou même d’un pur hasard : « On mettrait cela dans un roman ou au théâtre, on ne le croirait pas. » Mais, sous votre plume, cette vie extraordinaire de Lauzun se déroule comme une suite de fiches animées et, en quelque sorte, avec un caractère de nécessité, tant l’enchaînement des événements nous paraît naturel. Cela tient aussi à ce que vous avez une certaine réserve, une certaine pudeur, une certaine crainte de l’exagération, de la boursouflure et du lyrisme. Vous ne procédez pas par touches violentes, vous ne peignez pas au couteau, mais vous avez le plus grand souci du détail précis. Dans ses principales vicissitudes vous suivez votre personnage jour par jour, pas à pas, et il semble que vous laissez volontiers la psychologie se dégager de la chronologie. On aimerait parfois de connaître votre avis, par exemple lorsque Louis XIV, ayant d’abord autorisé le mariage de Lauzun et de la Grande Mademoiselle, reprend sa parole trois jours après. Il résulte bien de votre exposé que ce changement d’attitude chez le roi est dû à ce qu’il désirait que sa cousine germaine n’eût pas d’enfant et qu’elle fît son héritier le due du Maine qu’il avait eu avec Mme de Montespan. Un tel calcul que nous jugeons abominable et, le moins qu’on en puisse dire, indigne d’un tel monarque, je ne dirai pas qu’il vous laisse indifférent, mais vous ne le jugez pas. Vous pensez sans doute, à ce moment-là, que ce n’est pas l’affaire de l’historien. Pourtant, nous ne détestons pas qu’à certains moments, l’historien intervienne, non pas qu’il intervienne comme ce Père Talon dont vous parlez dans une de vos Curiosités historiques : le Bossu de la Fronde. Le P. Talon écrivant l’Histoire Sainte, ne balançait pas à apostropher notre premier père : « Adam, qu’avez-vous fait ? Pourquoi est-ce que vous vous cachez ? Avez-vous avalé ce morceau qui, depuis, nous a tous empestés ? » Ou bien, dans le malentendu survenu entre Joseph et Mme Putiphar, il prodigue ses encouragements au fils de Jacob. « Courage, Joseph, c’est une femme qui vous attaque et vous sollicite ; elle est légère, soyez constant ; elle a des artifices, ayez de la prudence ; elle est hardie, soyez généreux ; elle court, fuyez, elle flatte, dédaignez-la ; elle demande, refusez-lui. »

Vous n’apostrophez pas Louis XIV, ce qui en effet serait excessif. D’ailleurs, vous vous montrez toujours d’une grande courtoisie et n’avez-vous pas écrit quelque part, à propos du marquis de Montespan, le mari de la belle Athénaïs : « celui que Louis XIV a immortalisé » ? Euphémisme distingué et qui fait songer à une comédie de Molière qui aurait pour titre : « Sganarelle ou l’Immortalisé imaginaire ». Il ne reste pas moins que, votre Lauzun est un livre des plus sérieusement agréables, que nous y apprenons beaucoup de choses et que tel épisode, par exemple la fuite de la reine d’Angleterre, Marie de Modène, vous le racontez avec une véracité scrupuleuse, une sobriété nourrie, une manière qui est la vôtre et qui fait que la chose se déroule, à nos yeux, comme un film pathétique. Un film, je ne crains pas d’employer une expression aussi moderne, dans cette enceinte où la télégraphie sans fil est en train de saisir nos paroles.

Un souci, non pas de réhabilitation, le mot serait trop grave, plutôt de vulgarisation, en ce sens que vous avez désiré faire connaître certains côtés de l’homme généralement ignorés, vous avait incité à écrire la vie de Lauzun. Le même souci vous a incité à écrire la vie du prince de Conti, celui que ses contemporains appelaient le Grand Conti. Il vous a semblé que, malgré ce qualificatif, aux yeux de la postérité il ne figurait pas à son plan. Que l’hôtel qu’il possédait à Paris et qui occupait l’emplacement qu’occupe aujourd’hui l’Hôtel des Monnaies, ait donné son nom au quai Conti, cela ne vous a pas paru suffisant. Vous avez étudié les documents qui le concernent et qui abondent à la Bibliothèque Nationale, aux Archives, au Ministère de la Guerre, au Ministère des Affaires Étrangères, surtout à Chantilly et, à travers ces documents, ce prince a exercé sur vous le même charme qu’il exerçait sur tous les gens qui l’approchaient. Quand, tout jeune, il vint à la Cour, la bienvenue lui souriait dans tous les yeux et, plus tard, Mme de Caylus qui s’y connaissait disait de lui : « Jamais, je ne dis pas un prince, mais aucun homme n’a eu au même degré que lui le talent de plaire. » C’était un charmeur ; mais le charme, don tout personnel, ne survit pas à la personne, et l’on pourrait dire qu’en mourant, elle rend le charme, comme on dit qu’elle rend l’âme. Et c’est sans doute la cause pour laquelle la postérité est injuste envers lui. Conti qui plaisait à tout le monde eut le malheur, au début de sa carrière, de déplaire au roi, et bien qu’il eût servi vaillamment sous les ordres de Luxembourg, de Villeroy et de Vendôme, Louis XIV ne lui donna jamais le bâton de commandement. Le monarque auguste n’eut pas cette clémence :

Prends le bâton, Conti, c’est moi qui t’en convie.

Vous avez voulu réparer cette injustice, en écrivant le Grand Conti. « Il lui a manqué, dites-vous, pour mettre en valeur des qualités incomparables, ce qui est plus nécessaire que les qualités elles-mêmes, une heureuse conjoncture des circonstances, le sourire du sort. » Mais après vous avoir lu, on pense que le sort ne lui ménagea pas ses sourires et l’on a l’impression d’une existence plutôt enviable pour ceux qui aiment la gloire, la fortune et les femmes. Vous prenez votre personnage au berceau et vous l’accompagnez jusqu’au tombeau. Pour nous dire son éducation, vous vous faites pédagogue ; ses exploits, peintre de batailles et bon peintre ; ses demeures et leur mobilier, architecte-expert et tapissier minutieux ; pour nous dire ses dépenses, vous vous faites économe et ses prouesses cynégétiques, capitaine des chasses. Vous ne négligez aucun détail ou, si vous aimez mieux, aucun document véridique. Il vous arrive parfois, dans un souci sincère de modération, de nous prévenir que vous ne nous direz pas telle chose ou telle autre ; vous nous la dites en effet et, par cette prétérition, vous accordez votre esprit de sacrifice et vos scrupules d’historien. En cours de route, vous nous présentez une centaine de personnages, quelques-uns bien savoureux comme cette vieille duchesse de Nemours qui supprimait du « Notre Père » cette petite phrase « comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés » simplement, soit que cette dame vindicative n’eût pas du tout l’intention de pardonner les offenses, soit que cette ancienne élève de Port Royal estimât qu’il n’était pas convenable à une chrétienne de sembler proposer au Créateur un exemple de mansuétude et de magnanimité. Grâce à vous, durant quelques heures, nous vivons dans le Grand Siècle, comme durant de nombreuses heures, vous y avez vécu vous-même en esprit, en pensée et en archives. Parmi les amis du prince de Conti, on peut regretter que vous ne nous ayez pas parlé plus longuement de Mademoiselle Charlotte Rose de Caumont La Force, cousine de Lauzun et petite-fille du maréchal ; elle en valait la peine : elle eut une existence agitée. Elle fut historienne à sa manière qui n’est pas tout à fait la vôtre : Histoire secrète de Marie de Bourgogne, Histoire de Henri IV roi de Castille (surnommé l’Impuissant), Histoire de Marguerite de Valois, reine de Navarre, Histoire de Gustave Wasa, etc., sont des romans historiques qui, à l’époque, eurent du succès. « J’ai écrit, dit-elle quelque part, de pures imaginations. J’ai cru qu’on me pardonnerait d’y mettre des noms augustes et aimés, parce qu’ils plaisent et qu’ils attachent davantage. » Elle eut des amitiés littéraires, celle de La Fontaine entre autres. C’était surtout une amoureuse résolue. Un jeune seigneur pensa se noyer pour elle. Il prétendait qu’elle l’avait ensorcelé par le moyen d’un sachet ; mais ayant ôté son habit pour mieux se noyer, et comme le sachet était resté dans une poche de l’habit, le jeune seigneur se trouva du coup désensorcelé et ne se noya point. Elle fut aussi la maîtresse du fils du Président de Briou. Le père s’alarma d’une liaison qu’il jugeait dangereuse et séquestra son fils. Un matin, l’on vit entrer dans la cour de l’hôtel de Briou un Savoyard qui montrait des ours. L’un de ces animaux dansait avec infiniment plus de grâce que ses compagnons : c’était Charlotte-Rose qui avait pris ce déguisement fauve et velu pour se rapprocher de son amant. Le rapprochement eut lieu et tout cela finit par un procès retentissant. Vous m’avez montré chez vous le portrait de Charlotte-Rose par Coypel, non pas en ours, mais en déesse ; l’Amour est à ses pieds, comme il convient. Vous m’avez dit avec un sourire indulgent : « C’était une personne légère. » Vous ne lui avez consacré que deux lignes.

Mais vous avez consacré votre dernier livre au Maréchal de La Force, figure incontestablement moins légère, mais belle figure. Tallemant des Réaux n’a écrit sur lui que des drôleries. On se le représente, d’après ses mémoires et ses lettres, ardent soldat des guerres de religion, ami du Béarnais qu’il aide à conquérir son royaume, ami fidèle, peu courtisan, toujours en route par monts et par vaux, chevauchant, galopant, bataillant, ferraillant, menant à la victoire de rudes compagnons qui couchent sur la dure dans leur buffle, sans ôter leur cuirasse, courant rejoindre, dès qu’il le peut, sa femme dont il est fort amoureux et, dès que son roi le rappelle pour les combats, chaussant ses bottes et coiffant la salade. Il avait épousé la fille du vieux maréchal de Biron, Charlotte de Gontaut dont il eut douze enfants. L’un de ses fils, Jacques de Caumont, fut tué au siège de Juliers, et la piété fraternelle vous dicte ce rapprochement : « Pauvre Jacques de Caumont, seigneur de Masgézir, si fêté en 1605, il sera tué en 1610 au siège de Juliers ! Le 30 décembre 1910, à trois siècles de distance, un autre vaillant champion, un autre Jacques de Caumont, précurseur de notre aviation militaire, lui aussi troisième fils du duc de La Force, mourra sur son avion pour la France. »

Mais lui, le maréchal de La Force a vécu près d’un siècle. Et quel siècle ! La seconde moitié du XVIe, et la première moitié du XVIIe. Il est né sous Henri II et il est mort sous Louis XIV, en passant par cinq autres rois. Celui-là aurait pu voir des sacres ! Il était né dans la religion protestante qu’il n’abjura jamais. Votre livre s’ouvre sur un étonnant épisode de la Saint-Barthélemy avec, comme épigraphe, ce distique de la Henriade :

De Caumont, jeune enfant, l’étonnante aventure
Ira de bouche en bouche à la race future.

et le sieur de La Force arrivant à Paris avec ses deux fils, Armand et Jacques Nompar, la cérémonie au Louvre pour les fiançailles du prince de Navarre et de Marguerite de Valois, la cérémonie du mariage à Notre-Dame, l’assassinat de l’amiral Coligny, la nuit du 23 août, le maquignon frappant à la porte du logis, rue de Seine, où sont descendus les La Force, les soldats envahissant la maison, la traversée de la Seine où s’élargissent des taches rouges, l’arrivée chez le capitaine Martin, la visite de Gast, le valet de chambre, auprès de Mme de Brisambourg, à l’Arsenal, le comte de Coconas venant chercher les victimes, le fils aîné Armand de Caumont assassiné rue des Petits-Champs, le père poignardé sur le cadavre de son fils, le petit Jacques Nompar, inondé de sang entre son frère et son père, se laissant tomber à son tour en criant : « Je suis mort ! » le page La Vigerie surnommé l’Auvergnat, caché tout près et regardant cette scène le cœur haletant ; puis Jacques Nompar recueilli par le marqueur du Jeu de Paume, Jacques Nompar caché à l’Arsenal chez M. de Biron dans la chambre de ses filles, entre deux lits d’enfants, enseveli sous un amas de vertugadins, Jacques Nompar enfin sortant de Paris avec MM. de Fraisse et de Born… Un roman d’Alexandre Dumas ? Non, mais une histoire véridique, véritable ; vous n’imaginez pas, vous n’inventez pas, vous ne romancez pas, et cette série d’allées et venues, de visions, de tableaux, d’images qui nous tiennent en haleine, sans grands mots, sans grandes phrases, sans vains commentaires, c’est encore un beau film ; j’y reviens pour ce que ce mot contient de rapidité, de variété, d’action et de mouvement. Et, par un scrupule que je trouve infiniment touchant, vous nous dites : « Nous ne savons pas par quelle porte Jacques Nompar sortit de Paris : la porte Saint-Jacques ou la porte de Buci ? » Ah ! qu’importe la porte, Monsieur, je vous assure et vous rassure : il est sorti, nous respirons ; votre ancêtre a échappé au fer des égorgeurs ; nous nous en félicitons, puisque son arrière-petit-fils est ici.

« Que l’Histoire est pesante ! s’écriait Michelet après la Saint-Barthélemy. Et comment le grand souffle du XVIe siècle qui naguère me donna mon élan de la Renaissance m’a-t-il délaissé ? Comment chaque matin, en me rasseyant à ma table, me trouvai-je si peu d’haleine, si peu d’envie de poursuivre cette œuvre ? C’est justement parce que j’ai suivi fidèlement le grand courant de ce siècle terrible. J’ai déjà trop agi, trop combattu dans ces derniers volumes, la lutte atroce m’a fait tout oublier : je me suis enfoncé trop loin dans ce carnage ; j’y étais établi et ne vivais plus que de sang. »

Le noble tumulte ! Et l’on peut écrire l’histoire en vers magnifiques : Il neigeait... Waterloo, Waterloo, morne plaine. On peut l’écrire en une prose lyrique, avec passion, comme Michelet envers qui l’on a été bien injuste, car cette passion apporte souvent des beautés ; on peut l’écrire avec partialité, croyant être impartial ; on peut l’écrire avec sectarisme, et le sachant bien ; on peut, et je cite Albert Sorel, admirant l’Histoire des Variations, « incorporer les témoignages et les textes aux récits, soutenir l’exposition des faits par les preuves, mêler l’enchaînement des événements et des idées avec l’analyse des caractères, discuter les actes, les paroles, les écrits, sans ralentir le cours des choses ». Et Napoléon pensait que l’histoire de France doit s’écrire en un volume ou en mille volumes. Vos livres, Monsieur, sont parmi ceux-ci ; ils contribuent à l’histoire de notre pays. Vous avez eu la chance de posséder, dans vos papiers de famille, des documents inédits ; vous avez eu la curiosité de les lire et l’altruisme de nous en faire profiter. Et parce que Mlle de Celles avait épousé le duc de La Force, nous connaissons les lettres charmantes que les princesses Louise et Marie d’Orléans, les filles de Louis-Philippe adressaient à Antonine de Celles. Combien de lettres, qui pourtant seraient bien intéressantes à connaître, se cachent encore dans les châteaux, comme l’or chez les paysans ! C’est que leurs possesseurs n’ont pas sans doute le goût de l’histoire ou, s’ils l’ont, on n’en sait rien et alors pour nous, c’est comme s’ils ne l’avaient pas.

Le jeu des élections académiques qui fait parfois qu’un auteur dramatique succède à un grand historien donne aussi parfois des résultats aimablement enchaînés, puisque l’arrière-petit-fils de Mme de Genlis prononce aujourd’hui l’éloge du petit-fils de Mme de Staël. Comme vous, M. le comte d’Haussonville a trouvé dans ses papiers de famille des lettres qu’il n’a pas voulu garder pour lui seul. À ses débuts dans la vie littéraire, il publiait une série d’études sur le Salon de Madame Necker, et trente ans après, une seconde série d’études où sous ce titre : Madame de Staël et M. Necker, il met sous nos yeux la correspondance inédite de ce père admirable et de cette fille passionnée. Comme vous, M. d’Haussonville aimait l’histoire et les quatre volumes qu’il a consacrés à sa chère duchesse de Bourgogne, à ses amis, à ses entours, peuvent compter parmi les meilleurs entre les mille volumes. Mais M. d’Haussonville faisait de la politique, et je crois que vous n’en faites pas ; votre nom n’a jamais été mêlé, que je sache, aux discussions ni aux luttes de la politique bavarde ou militante. M. d’Haussonville était combatif. Et, pour citer les mots qui terminent le dernier volume de la Duchesse de Bourgogne, il pensait que « les peuples qui ont séparé leur fortune d’avec celle de leur dynastie ont eu plus souvent à s’en repentir qu’à s’en féliciter ». Toute sa vie, il est demeuré fidèle à cette idée. Au lendemain de 1870, quand M. d’Haussonville entra en politique, comme dans un ciel nuageux deux vents contraires se disputent la prépondérance, dans une Chambre tourmentée, deux courants opposés se disputaient le pouvoir ; mais l’un des courants était divisé, ce qui fit la force de l’autre. « Comment voulez-vous que la Monarchie réussisse ? disait M. Thiers, vous êtes trois, il n’y a qu’un trône ! » Ils étaient trois en effet, l’un avec le drapeau blanc, les deux autres avec le drapeau tricolore ; mais celui-ci maintenant au haut de la hampe le Coq du Roi-Citoyen, celui-là l’Aigle de l’Empereur. Dans notre enfance, nous suivions les péripéties de ce conflit. Vous nous dites que, aux élections de 1885, lorsque trente-neuf départements envoyèrent à la Chambre deux cents députés conservateurs, vous ressentîtes, petit garçon de huit ans, un frisson de victoire ; je vous dirai avec la même franchise que, dans nos lycées, à cet âge-là, peut-être un peu plus vieux, mettons douze ans, treize ans, les enfants de ma génération, fils de la bourgeoisie, ressentirent le même frisson lorsque, dans une lutte électorale retentissante qui mettait aux prises un candidat conservateur et un candidat républicain, ce fut le républicain qui l’emporta. C’est que nous pensions que la République était la plus belle chose du monde et, dans notre enthousiasme juvénile, — forte, sage, prudente, digne, juste, vertueuse, intelligente, — nous la parions de toutes les qualités dont les Athéniens paraient la déesse qui protégeait leur Cité. M. d’Haussonville estimait que ces qualités pouvaient être aussi bien celles de la monarchie. Il était de ce parti libéral, « dont ce fut, a-t-il dit lui-même quelque part, dont c’est encore le sort et l’honneur d’être attaqué avec une égale vigueur de droite et de gauche et aussi mollement défendu que vigoureusement attaqué ». Et, par le fait, cet adjectif : libéral, provoque chez bien des personnes un sourire ironique, quand ce n’est pas un rire assez épais. C’est que l’on confond sous cette même appellation : libéraux, des gens qui pratiquent toute sorte de libéralisme : il y a un libéralisme courtois qui craint de contredire et de déplaire ; il y a un libéralisme sensible qui fait qu’on est pour l’égarement quand on voit à l’œuvre la répression, et pour les répresseurs quand on voit à l’œuvre les égarés ; il y a un libéralisme veule, indulgent à toutes les faiblesses, à toutes les erreurs pour ce qu’elles ont d’humain ; il y a un libéralisme réflexe, de nerfs, de réaction : en 1793, Mme de Staël causant à Genève avec des émigrés d’une exaltation inconcevable se sentait redevenir Jacobine ; si elle eût causé, à Paris, avec des Jacobins farouches, elle se fût senti une âme émigrée ; il y a un libéralisme instinctif ; il y a un libéralisme intellectuel. Mais un libéralisme libéral, large, profond, ardent et raisonné, qui réclame et exige le droit pour tous et la justice, et la liberté pour toutes les consciences, qui s’élève généreusement contre toutes les lois d’exception, qui abomine l’intolérance, ce libéralisme-là n’a rien de ridicule et si on l’oppose au sectarisme n’a rien d’odieux. C’est ainsi que M. d’Haussonville entendait qu’on fût libéral.

Lors de la dernière Exposition universelle, l’année 1900 qui ouvrait le siècle tragique, un jeune homme d’une très ancienne famille voulait faire admirer à sa grand’mère qui boudait toujours la République, la nouvelle voie qu’on venait de construire, perpendiculaire à l’avenue des Champs-Élysées. « Voyez, bonne maman, disait le jeune enthousiaste : avec les Tuileries, la place de la Concorde, les Champs-Élysées et tout en haut l’Arc de Triomphe, Paris avait déjà une incomparable perspective. Eh bien ! avec le Grand et le Petit Palais, ce beau pont Alexandre qui traverse le fleuve, l’esplanade, et au fond le dôme doré des Invalides, voilà pour son embellissement une autre grande perspective. » La vieille dame ne cessait de répéter : « On avait bien assez d’une perspective. » Dans un autre ordre d’idées, M. d’Haussonville, lui, admettait que le gouvernement de la République ouvrît de nouvelles perspectives. Il constatait que la démocratie était en marche et il en acceptait les conséquences. Il était socialiste, socialiste chrétien et il revendiquait hautement ce titre ; il l’était dans un sentiment de charité. La charité, encore un mot qui est en chemin de prendre, dans la pensée de quelques personnes, un sens péjoratif. Libéralisme, charité, il en est de ces mots qui sont les signes des plus belles vertus, comme de ceux qui autrefois désignaient des jeunes filles et des femmes et qui sont aujourd’hui détournés de leur acception véritable. Charité, disent certains humanitaires, aumône, égoïsme, assurance, précaution. Cela ne troublait pas M. d’Haussonville ni ne l’arrêtait de se pencher sur la misère, de l’étudier pour lui chercher des remèdes. «Il allait au peuple », à sa façon, qui, évidemment, n’était pas celle des nihilistes ; mais il y allait. Certes il était curieux, il l’a avoué, incorrigiblement curieux, curieux de tout ; mais quand il faisait ce qu’on appelait, environ 1890, la tournée des grands ducs, il ne la faisait pas seulement dans un esprit de curiosité. Et M. d’Haussonville dans le panier à salade, M. d’Haussonville aux côtés du chiffonnier, aux Batignolles ces anecdotes pourront faire sourire un sceptique. — Sans doute, pensera le sceptique, mais l’un fouillait les ordures de son crochet, l’autre les fouillait de son monocle, il y a une nuance... et nous connaissons les impressions de M. d’Haussonville, nous ne connaissons pas celles du chiffonnier qui seraient aussi curieuses à connaître. — Eh bien, j’imagine qu’elles ne furent pas mauvaises, car M. d’Haussonville pouvait être, quand il le voulait bien, un homme très aimable et, pour se mettre à la portée de son interlocuteur, il avait l’esprit du cœur. En tout cas, cette nuit-là, durant quelques heures, l’homme put avoir le sentiment qu’il n’était pas tout seul. Et, cette nuit-là, maint sceptique dormait tranquillement dans son lit. Il pouvait d’ailleurs dormir tranquille : M. d’Haussonville veillait sur l’ordre.

Un homme très aimable, c’est sous cet aspect que je me le rappelle ; durant vingt ans, chaque jeudi, dans la salle de nos séances auxquelles il était fort assidu, je l’ai vu à la même place, sa place. Il aimait l’Académie : qu’il s’agît d’un mot à accueillir dans le dictionnaire, d’un legs ou d’une invitation à accepter, d’un prix à distribuer, d’une délégation à envoyer, il donnait son avis, toujours clair et toujours éclairé. Dans les derniers temps, d’atroces douleurs rendaient sa démarche pénible ; il arrivait marchant lentement, appuyé sur une canne ; mais dès qu’il s’était assis, la tête haute, le buste droit, il retrouvait sa prestance. Quand nous l’appelions M. le Doyen, il souriait tristement. Et quand je revois, dans ma pensée, ce type de gentilhomme de lettres, cette figure de moderne partisan, la phrase célèbre de Michel de l’Hôpital me revient en la mémoire : « Otons ces mots diaboliques, noms de partis, de factions et de séditions, luthériens, huguenots, papistes, ne changeons le nom de chrétiens. » Oui, quand je songe à la carrière de M. d’Haussonville, aux espérances et aux déceptions de sa jeunesse, aux heures anxieuses de sa vieillesse, lorsque sur les champs de bataille de l’Europe se jouait le sort de la France et du monde, du monde qui n’a rien appris et a si vite oublié, quand je songe à la vie de l’homme convaincu, dont on peut ne pas partager toutes les opinions, mais qui défendit toujours loyalement les idées et la cause qu’il jugeait nécessaires à la grandeur et au salut de son pays, je suis tenté de dire : « Otons ces mots politiques, royaliste, monarchiste, orléaniste, ne changeons le nom de Français. »