Réception de M. Henri de Régnier
Monsieur,
Un des premiers jours de l’année 1896, une petite troupe de soldats français bivouaquait à l’extrémité septentrionale du Tonkin, sur la frontière de la Chine, au pied d’une forteresse de rochers. Depuis le matin, pour en déloger les Chinois, ces hommes avaient livré un combat acharné, portant les canons à bras, dans un élan magnifique, jusqu’au sommet du rude escarpement. Maîtres de la position, heureux du succès, fiers de leur courage, ils dressaient les tentes joyeusement. La nuit était venue. Un grand feu jetait son éclat mouvant sur les rochers, sur les canons, sur les soldats, sur les officiers, groupés alentour. Tout à coup, dans cette lumière, un homme se dressa, s’approchant d’un pas rapide. Une clameur l’accueillit : le courrier ! Il portait un sac de toile, transmis de poste en poste, depuis la côte, à l’autre extrémité du Tonkin. Près du feu, aussitôt, le sac est éventré ; en un moment, chacun des privilégiés reçoit son lot. Du sien, un jeune chef d’escadrons, arrivé la veille, tire une revue, l’ouvre et s’écrie : « Des vers ! —Lisez, lisez ! » Une brassée de bois mort tombe sur le feu qui se ranime en flambant, le cercle se serre, l’officier, d’une voix chaude et vibrante, jette, à ses camarades, le titre du poème :
Pour la porte des guerriers.
Et, tandis que sur ces visages, encore empourprés du combat, passe un rayon d’orgueil, il lit :
Porte haute ! ne crains point l’ombre ; laisse ouvert
Ton battant d’airain dur et ton battant de fer.
Car, sous ta voûte sombre où résonnaient leurs pas,
Des hommes ont passé qui ne reculent pas,
Et la Victoire prompte et haletante encor
Marchait au milieu d’eux, nue en ses ailes d’or,
Et les guidait du geste calme de son glaive ;
Et son ardent baiser en pourpre sur leur lèvre
Saignait, et les clairons aux roses de leurs bouches
Vibraient, rumeur de cuivre et d’abeilles farouches.
Ainsi, Monsieur ; la Renommée, vous ayant, sur la terre natale, marqué de son doigt jaloux, s’en allait, au fond de l’Orient barbare, porter à des soldats l’émoi de vos vers et le bruit de votre nom.
L’officier qui lisait, en ce soir de combat, l’héroïque inscription, s’appelle aujourd’hui le général Lyautey. J’ai noté, presque mot à mot, son récit de bivouac, dans une des lettres qu’il écrivait à Eugène-Melchior de Vogüé, au début d’une correspondance de quinze années, trésor magnifique, pieusement découvert à mes yeux ravis, où se révèle, mieux encore qu’en ses écrits publics, la grande âme de celui à qui vous venez de rendre un éloquent hommage.
Il m’a plu de placer ainsi, comme une sauvegarde pour moi-même, le nom de ce maître du métier littéraire, au seuil de ce discours, où je dois parler des Belles-Lettres à l’un de leurs serviteurs les plus exercés, devant tant d’hommes habitués à leur commerce.
Si l’ambition de ce haut patronage m’a conduit à choisir, pour saluer vos premiers pas dans notre maison, entre tant de poèmes moins austères, cette sonnerie de trompette, vous me le pardonnerez, devinant peut-être que le vieux soldat qui survit en moi, se sent plus à l’aise avec vos guerriers qu’avec vos sirènes, et vous trouverez, je l’espère, dans ma préférence, un hommage offert au sang des capitaines de l’armée royale répandu dans vos veines.
Ces Inscriptions pour les treize portes de la Ville marquent, d’ailleurs, une date dans votre vie. La revue que lisait, au bivouac tonkinois, la voix frémissante du jeune officier, c’était la Revue des Deux Mondes. Vos vers y paraissaient pour la première fois, s’envolant des petites revues, dont la témérité sait parfois découvrir les talents, que les gardiens officiels de la gloire veulent encore ignorer. Une note, il est vrai, expliquait cette faveur, d’un mot qui réservait les droits de la critique. Mais notre grand Brunetière, en vous baptisant ainsi sous condition, savait bien de quelles promesses la Muse avait chargé vos mains. Deux ans plus tôt, dans sa célèbre leçon sur le Symbolisme, il avait noté, d’un trait déjà définitif, votre « charme inquiétant et subtil ».
Charmer Brunetière, même en l’inquiétant, c’était une singulière victoire. Presque à la même heure, vous veniez d’en remporter une autre. Le théâtre de l’Œuvre avait représenté la Gardienne, drame étrange auquel vous aviez donné pour épigraphe un vers de Stéphane Mallarmé, qui veut, si je l’entends bien, exprimer le troublant appel de la conscience individuelle, se révélant à l’homme dans le miroir de la vie :
Je m’apparus en toi comme une ombre lointaine.
Votre poème est le dialogue émouvant d’un héros, fatigué des longues aventures, avec la gardienne du foyer qui évoque en son âme les images du passé. Il souleva des orages, allumés sans doute par la forme nouvelle, dont, en vos vers, s’enveloppaient les pensées, plus encore, je le crois, par la réaction naissante contre le naturalisme tout-puissant, que promettait aux esprits attentifs cette nostalgie d’un cœur, lassé des spectacles humains. La Gardienne fut applaudie avec transport, sifflée avec passion. Ainsi s’annonce la gloire.
*
* *
Je n’aurai pas, Monsieur, l’impertinence de juger votre art poétique. Un de vos distingués biographes, célébrant votre entrée prochaine à l’Académie comme l’effet « du consentement unanime de tous ceux qui font profession d’aimer les vers », assurait qu’il ne fallait pas moins, pour vous ouvrir nos portes, que cette sommation de la renommée. Car « il est notoire, disait-il, que les distingués prosateurs qui s’assemblent sous la Coupole donnent trop fréquemment l’occasion de déplorer, sinon leur complète ignorance, du moins leur indifférence coupable et leur médiocre entendement, en ce qui touche l’art des vers ».
Je ne me flatte point d’échapper à la commune infirmité. Pourtant, un peu étourdi, je l’avoue, par tant de volupté, et par tant de nudité, rebelle aussi, vous vous en doutez bien, à votre paganisme, j’ai fait ce que j’ai pu, pour suivre partout vos pas capricieux, haletant quelquefois parmi les détours de votre imagination, toujours cependant charmé par la musique de vos chants.
Il me suffirait, presque, pour noter mes impressions, de nommer vos recueils de vers. Car vous avez l’art des titres qui font rêver. Ainsi mêlé, Tel qu’en Songe, à vos Jeux rustiques et divins, j’ai admiré la frappe de vos Médailles d’argile, et j’ai compté les Heures, tombées de leur Corbeille, dans le Miroir où vous faites passer leurs images, tour à tour mélancoliques ou voluptueuses.
J’ai connu la langueur enivrante de vos printemps vénitiens, et la mollesse de vos automnes d’Italie, et l’accablement de vos étés d’Orient, tout brûlés par ce soleil, dont un rayon vous est venu des Antilles. J’ai porté le fardeau de « la tristesse nue— elle aussi ! —nue en ses voiles d’airain », et, toujours debout à vos côtés, comme si, dans vos rêves de lumière, quelque chose demeurait des brumes de la Seine, où se perdaient vos regards d’enfant. J’ai respiré les parfums du soir « qui s’exhalent de l’ombre avec la fin du jour » dans le jardin des rois, et s’il m’est arrivé, avant avec vous longtemps erré dans la Cité des Eaux, de m’asseoir un moment au bord
De ces marches de marbre rose
par où « venait le roi sans pareil », n’accusez de cette infidélité que l’attrait des vieillards pour les lieux où revivent leurs jeunes années.
J’essaye, du moins, de ne m’y point attarder, et c’est ainsi qu’un soir de ce dernier automne, de la saison que vous avez nommée « l’aïeule du printemps et la fille de l’été », comme je rentrais, à travers le bois proche du logis, pensant à vous, Monsieur, et au plaisir de vous accueillir ici, j’ai surpris dans le feuillage le murmure du « petit roseau », qui suffit « à faire chanter la forêt », et, tout bas, car ce sont des choses qu’il faut dire sans bruit, j’ai répété la chanson du roseau :
Ceux qui passent l’ont entendu
Au fond du soir, en leurs pensées
Dans le silence et dans le vent,
Clair ou perdu,
Proche ou lointain...
Ceux qui passent en leurs pensées
En écoutant au fond d’eux-mêmes,
L’entendront encore, et l’entendent
Toujours qui chante.
J’ai fermé le livre, et je suis rentré, lentement, sous la futaie percée des flèches d’or du soleil mourant, écoutant au fond de moi-même, et rêvant aux belles choses que m’avait dites le roseau de la forêt.
*
* *
J’ai rêvé. Que me demandez-vous davantage ? Votre poésie n’est-elle pas, comme celle de votre précurseur Mallarmé, un « merveilleux prétexte à rêveries » ? et n’est-ce pas pour cela, bien plus que pour les hardiesses de votre prosodie, que vous fûtes vraiment le poète d’une génération ?
Car vous avez un destin singulier. Le nom de José-Maria de Heredia est inséparable du vôtre. Vous avez, tout à l’heure, en un touchant et beau langage, offert le tribut de votre gratitude à ce grand ciseleur d’images somptueuses. Mais vous n’avez pas tout dit. Pour savoir le reste, il faut vous demander le secret du culte qui vous attache à Ronsard. Vous nous l’avez un jour confié.
Si vous avez choisi Ronsard « pour patron et pour maître », ce n’est pas seulement parce qu’il fut, à son heure, le poète des sentiments subtils, c’est aussi parce qu’il fit
...bien résonner aux échos de Bourgueil
Le doux nom de Marie.
Que ne suis-je Ronsard, pour faire aussi résonner aux échos de la Coupole le nom, deux fois marqué pour la gloire, de celle qui porte, avec une grâce légère, en ses chants harmonieux, comme en sa prose limpide et superbe, le lourd héritage du vers paternel ? Mais nous n’avions, Monsieur, qu’un fauteuil à vous offrir. Et voilà, paradoxe imprévu, que vous y paraissez comme l’envoyé d’une génération lassée des splendeurs du Parnasse.
Qu’est-ce donc que vous nous apportez, en son nom ? Je l’ai connue, cette génération qui arrivait à l’âge d’homme, quand s’effaçaient les images de la grande guerre. Elle semblait plutôt chercher son chemin dans l’ombre du crépuscule, que frayer sa route dans les lueurs de l’aurore. Fille de la défaite invengée, elle n’avait plus au cœur l’âpre tourment de la revanche. L’espoir brûlant des relèvements glorieux ne hantait plus sa pensée. Étrangère aux enthousiasmes chrétiens, au rêve de, rénovation sociale, qui, à ses côtés, passionnaient la jeunesse croyante, elle vivait dans l’attente.
La voyant errante parmi les ruines où il reposait sa vieillesse, comme, après l’ouvrage terminé, le démolisseur s’assoit sur les décombres. Renan lui jetait, parmi les sourires mondains, l’ironique appel de la jouissance. La foi ne soutenait plus son âme ; et, ne croyant plus, pourquoi eût-elle agi ?
Ainsi, cueillant, pour orner son front, au lieu du laurier trop pesant, des fleurs aux couleurs éteintes, elle marchait, penchée vers la décadence, comme un voyageur sur le vide, orgueilleuse de son audace mortelle. Mais cet orgueil cachait une misère, la déception de la vie.
C’est bien la pire peine
De ne savoir pourquoi
Sans amour et sans haine
Mon cœur a tant de peine.
Combien j’en sais qui, le regard tourné vers l’horizon muet, répétaient tout bas l’inquiète lamentation du pauvre Verlaine !
Eugène-Melchior de Vogüé parut en cette détresse. D’un mot inflexible, il dit la source du mal : « Le pessimisme est sorti du matérialisme sceptique, comme le ver du fruit pourri. » L’Avant-propos du Roman russe révélait ainsi, à la jeunesse étonnée, bien autre chose qu’une littérature inconnue : il lui apprenait le secret de sa propre souffrance. Il faudra citer toujours cette page immortelle : « Un esprit d’inquiétude travaille la jeunesse lettrée, elle cherche dans le monde des idées un point d’appui nouveau... À défaut de foi, elle a, au plus au haut degré, le sens du mystère ; c’est là son trait distinctif. On lui reproche son pessimisme, et on ne lui offre rien pour la guérir de son mal : ces pessimistes, ce sont des âmes qui rôdent autour d’une vérité. » Le symbolisme fut, bien plutôt qu’une tentative poétique, une manifestation de ce besoin des âmes.
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Il faut bien, Monsieur, quand on a l’honneur de vous adresser un discours, parler un peu du symbolisme, puisqu’il est entendu qu’il entre, avec vous, à l’Académie.
Cependant, je vous l’avoue, je ne sais pas si vous êtes encore symboliste, et je ne suis même pas sûr que vous l’ayez jamais été tout à fait. À force de vous lire, je me suis demandé si vous n’êtes pas, au fond, tout simplement romantique, et si vous ne vous connaissiez pas très bien vous-même, quand vous cachiez votre gloire naissante sous le nom de Hugues Vignix, pour marquer votre dévotion aux mémoires illustres d’Hugo et d’Alfred de Vigny.
Mais vous pensez un peu, je crois, comme ce M. d’Amerecœur, dont vous avez conté l’histoire, que « tout homme, à s’expliquer, se diminue ». Faut-il donc, pour vous bien comprendre, nous contenter de ce que vous avez dit un jour : « J’étais double, en quelque sorte, symboliste et réaliste » ?
À ce compte, nous pourrions répéter ici le dialogue des marionnettes de M. Miguel Zamacoïs : « Bonjour, qui donc es-tu ? — Un symbole ! — Un symbole ? ce nom... ce nom ne me dit rien : c’est anglais, chinois, belge ? — Oh ! non, c’est norvégien. — Un symbole’ ! Ah ! quel nom ravissant que le vôtre ! C’est adorable, exquis. — Vous en êtes un autre ! »
Qui n’est pas, en effet, symboliste à ses heures ? Qui peut, dans le mystère universel de la nature, se dérober à la vie symbolique ? Votre grand et pervers ancêtre Baudelaire l’a dit, en des vers célèbres :
La nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles.
L’homme y passe à travers des forêts de symboles,
Qui l’observent avec des regards familiers.
Nul, mieux qu’un catholique, ne peut se reconnaître lui-même en ce voyageur de la forêt. Sa religion tout entière, quoi qu’en dise mon cher et aimable confrère Émile Faguet, l’invite à penser et l’exerce à méditer sur le sens profond des choses. Depuis le lever du jour jusqu’a son déclin, jusqu’aux heures mêmes de la nuit, marquées par la prière liturgique, il marche vers sa fin, environné de symboles. Tout les rappelle à son esprit, la splendeur des images bibliques, et la leçon vivante des paraboles évangéliques, et la forme de ses églises, et le vêtement de ses prêtres, et les cérémonies de son culte.
Mais ce symbolisme-là est à l’usage des profanes. Ce n’est pas le bon. Les initiés, que j’ai consultés, m’ont dit que le vrai symbolisme, ayant sa source dans la conscience immédiate et non réfléchie, cherchait avant tout à rendre des états d’âme, ce qui explique pourquoi sa langue est volontairement imprécise, comme les impressions qu’elle exprime. J’ai voulu, je l’avoue, en savoir un peu davantage, et j’ai cru que le meilleur moyen était d’interroger une de vos admiratrices. Vous en avez beaucoup, Monsieur, vous ne l’ignorez pas. Donc, comme je demandais à une femme, d’esprit à la fois pénétrant et rêveur, ses raisons de vous admirer, elle me répondit : « Il me fait penser à des choses que j’aime. » C’est la meilleure définition que j’aie trouvée du symbolisme, et elle n’est pas, j’imagine, pour vous déplaire.
Rendre les mouvements spontanés des âmes, évoquer le monde mystérieux de la pensée, c’est, en deux mots, tendre vers l’Idéal, et tel fut bien, peut-être à son insu, le noble effort du symbolisme primitif. Mais la subtile recherche des impressions intimes ne peut satisfaire que les esprits exercés à se scruter eux-mêmes. Elle demeure incomprise de la foule, qui, sans art et sans loisirs suffisants pour analyser ses émotions, sait, bien mieux cependant que les raffinés, avertie par un secret instinct, reconnaître entre toutes la voix de l’Idéal et vibrer à son appel. C’est là, pour le poète, pour l’orateur, pour l’écrivain, c’est là qu’est l’inspiration féconde, dans les âmes simples que tourmente l’éternel besoin de lumière et d’air pur, d’espérance et de foi, non dans les cerveaux compliqués qu’amusent des rêves imprécis.
Hors des cénacles où le symbolisme s’admire et des salons dont il berce l’indolence, il y a le peuple innombrable, je ne dis pas seulement de ceux qui peinent et qui souffrent, courbés sur la terre ou captifs de l’usine, mais de tous ceux qui travaillent, qui croient, qui agissent, et sont ainsi la sève de la nation. Ce peuple a des aspirations profondes, qui ne se peuvent exprimer qu’en une langue intelligible à tous.
Ce n’est pas seulement, comme il y a vingt-cinq ans, quand Vogüé écrivait le Roman Russe, la jeunesse lettrée qui attend un libérateur. Partout, dans cette foule, dont la marche pesante fait palpiter la terre, partout il y a des âmes, semblables à celles que Vogüé discernait autour de lui, « des âmes qui n’appartiennent à personne, prêtes à monter, par delà les déserts arides, vers celui qui les appellera d’un grand cri de son cœur », des âmes, enfin, suivant sa forte parole, « qui rôdent autour d’une vérité ».
Où est, dans le mélange de rêve et de sensualité que leur offre le symbolisme, où est le cri du cœur, où est la parole de vérité ?
En un de vos songes, Monsieur, vous vous arrêtiez, indécis, au carrefour où se croisent les routes de la forêt, route des chênes « hautains » qui « grondent dans le vent rude », route « des bouleaux clairs, qui s’effeuillent et tremblent », route des « frênes doux et des sables légers où le vent efface les pas ». Vous les avez suivies tour à tour, et ravi d’y rencontrer les Sirènes fuyantes, et les Satyres audacieux, et les Faunes rieurs, et les Centaures galopants, et tous les vieux figurants, enfin, du paganisme sensuel, vous avez, en ce cortège bondissant, laissé passer, sans y prendre garde, le chemin qui mène aux sources pures de l’Idéal. Toujours poursuivant l’Amour, sans que jamais « l’éternel passant », vous vous êtes résigné à ce jeu décevant, sachant bien qu’il conduit au néant, et ne laissant flotter autour de vous qu’un subtil parfum de volupté, doucement agité par le souffle triste des arbres funèbres.
Et sans que rien de plus occupât ma pensée
Tout le jour jusqu’au soir
J’ai regardé mourir cette rose enlacée
À ce beau cyprès noir.
Prenez garde ! Cet air de rose et de cyprès est fatal à ceux qui le respirent, et la langueur qu’il répand ressemble à l’attrait de l’arbre perfide, dont l’ombrage verse la mort dans l’ivresse du sommeil.
Je sais, Monsieur, un de vos livres où l’amour de deux jeunes cœurs, impuissant à vaincre l’hésitation qui les sépare, demeure entre eux, muet et douloureux, pendant qu’à la fenêtre du logis une colombe bat en vain la vitre fermée. C’est l’image des âmes déçues que vous appeliez à l’Idéal. Il flotte derrière la vitre. Que ne l’avez-vous brisée ?
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* *
Le livre qui m’a fait ainsi rêver est un de vos romans, le meilleur à mon gré, la Peur de l’Amour. Et me voilà donc en face de ces romans qui forment, avec vos contes et vos nouvelles, la seconde part de votre œuvre, non la moins importante. Ah ! Monsieur, comme je suis embarrassé ! Je les ai lus, ces romans, je les ai lus tous, et, jusqu’au bout. Car j’ai été capitaine de cuirassiers.
Vous y brossez, à ravir, des jardins ombreux, des boudoirs discrets et des ciels enchanteurs. Vos personnages sont pleins de vie. On les voit au naturel, en leur vêtement quotidien, avec leur expression, leurs gestes, et jusqu’a leurs manies. On les entend parler, on les sent ressemblants, comme dans les pastels de Quentin La Tour, gentilshommes, financiers, jeunes gens et vieillards, jolies femmes et douairières, tous très libertins, et tous très impies, même, j’allais dire surtout, les bons chrétiens, et tous, aussi, très élégants. Car « l’impiété la mieux établie, dit l’un d’eux, n’oblige pas à manger goulûment », non plus, que le libertinage le plus osé à porter des habits malpropres. Il ne manque enfin à tout cet aimable monde que les illustrations de Frago. Vous le voyez, j’ai tout lu, et c’est presque une confession. Mais pour parler davantage, entre les graves images qui gardent notre Coupole, des aventures de vos Amants singuliers, et des Rencontres de M. de Bréot, et des tentations de M. Nicolas de Galandot, convenez, Monsieur, que je ne suis plus assez... cuirassier.
On a dit, éloge ou reproche, que vous aviez voulu, dans vos livres, faire revivre pour nous les grâces légères du XVIIIe siècle et sa libre hardiesse. Je ne suis point l’avocat d’office de ce temps, plus funeste encore que frivole, qui vit périr, dans les esprits et dans les mœurs, les vieilles traditions de la France chrétienne : et je serais, pourtant, presque tenté de protester. Car vous avez, ce me semble, traité le XVIIIe siècle un peu comme l’Antiquité, où vous écoutez plus souvent la flûte de Marsyas que la lyre d’Apollon, et les chansons d’Éros que les discours de Pallas. Sous sa poudre et son rouge, le siècle de l’Encyclopédie remuait des idées qui allaient bouleverser le monde. Il cachait aussi des vertus, dont l’explosion meurtrière de ces idées nouvelles devait bientôt révéler la persistante énergie : et, s’il fallait absolument, y chercher des héros, on en trouverait, après tout, d’autres que « l’immortel » Casanova de Steingalt, comme parle le collectionneur de votre Passé vivant.
Mais je n’insisterai pas sur cette pauvre querelle. Il m’en reste assez d’autres. Vous n’avez pas besoin, pour trouver à vos romans un cadre approprié, de remonter si haut. Vous écrivez en un temps où l’élite à qui vous parlez se pique de mépriser la morale, et vous lui donnez ce qu’elle aime, des livres amoraux.
Oh ! je vous entends bien. Vous n’écrivez pas pour les autres, mais pour vous-même, pour satisfaire « un goût, qui vous est naturel, de vous divertir à des événements et à des personnages. » C’est l’avertissement que vous donnez à vos lecteurs, dans la préface d’un autre de vos livres, qui est aussi l’un des plus agréables : « Les vacances d’un jeune homme sage ». Et vous avez dit à l’un de vos biographes : « Une fois le livre imprimé, publié, il ne m’intéresse plus. Je l’oublie. » C’est à merveille, et vous voilà hors d’affaire. Mais nous ?
Vous n’écrivez que pour vous divertir ! Cela est bientôt dit. Votre divertissement cependant ne s’enferme pas au logis. Cette claustration le rendrait sans doute moins attrayant, et vous n’avez garde de l’y condamner. Ce livre qui ne vous intéresse plus, quand il est publié, c’est alors qu’il commence à intéresser vos lecteurs, et vous ne vous en plaignez pas. Quand il vous a, un moment, amusé, vous lui ouvrez la porte, et il s’en va, au dehors, troubler des cœurs, agiter des passions, éveiller des désirs, offrir aux yeux l’image, toujours la même en ses vêtements divers, de la sensualité, tantôt fuyante et tantôt embrassée, faire chanter aux oreilles, répétée par des lèvres multiples, sa musique, au thème invariable, au rythme tour à tour ardent et lassé.
Vous n’avez point, dites-vous, souci de ce lendemain. Le pouvez-vous ? L’homme de lettres, dans l’ivresse de son propre travail, peut-il oublier que d’autres viendront s’abreuver à sa coupe ? Peut-il secouer dédaigneusement, sur les esprits qu’il a visités, la poussière de son œuvre, comme ferait, de sa sandale, sur un seuil inconnu, un hôte de passage ? Je ne le crois point. La responsabilité de l’écrivain m’apparaît plus lourde, plus haute aussi, fardeau sans doute, mais honneur en même temps, et qui grandit jusqu’à l’exercice d’une mission sociale sa noble profession.
Je sais que je heurte en ce discours les goûts d’un temps, pour qui la morale a cessé d’avoir une signification précise et des règles absolues. Plus d’un, plus d’une peut-être, me trouvera bien « vieux jeu ». Aucun sujet, pourtant, n’est d’une plus saisissante actualité. Car il ne s’agit pas ici d’une fantaisie d’artiste ou de littérateur. C’est une doctrine qui se cache sous votre indifférence pour le destin de vos livres.
Vous l’avez un jour formulée avec une entière précision dans l’une des chroniques théâtrales que vous donniez au Journal des Débats : « L’art, disiez-vous, n’a point à être moral, et ne risque jamais d’être immoral, quand il demeure strictement objectif et impersonnel, c’est-à-dire quand il ne prend pas parti. » Souffrez que je vous arrête ici. Ne pas prendre parti, c’est justement ce que je crois interdit à l’écrivain. L’art est, à mes yeux, la parure des idées ; s’il n’est pas cela, s’il se borne au seul souci de la forme, au culte de la beauté pour elle-même, et quels que soient les actes ou les pensées qu’elle recouvre, il ne me parait plus que le vain effort d’une stérile habileté.
L’image d’Eugène-Melchior de Vogüé s’est offerte à moi durant tout le chemin que je viens, Monsieur, de parcourir à vos côtés. Elle m’apparaît encore ici, et je me réfugie derrière elle pour abriter la présomption de mon jugement. Nul, assurément, ne saurait refuser l’intelligence de la passion à celui dont la main nous a conduits, sur les pas de Jean d’Agrève, au rivage étincelant des Iles d’Or, parmi la pourpre sanglante des glaïeuls. Comment donc parlait-il de l’art d’écrire ?
« Sans doute, disait-il, chacun de nous cède quelquefois à la tentation d’écrire pour se divertir, mais il est inconcevable qu’on érige en doctrine ce qui doit rester une exception, un délassement momentané au devoir humain du poète. Si c’est là de la littérature, je demande pour l’autre un nom moins exposé aux usurpations. Je n’entends point ici déclasser tel ou tel genre, réputé léger ; un roman, une comédie peuvent être plus utiles aux hommes qu’un traité de théodicée. Je m’élève seulement contre le parti pris de n’y mettre en aucun cas une intention morale. »
Quand Vogüé formulait ces hautes pensées, il songeait au réalisme. Qu’eût-il dit en face du symbolisme, qui nous avait promis la revanche de l’Idéal ?
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Que c’est le grand débat qui, par delà les disputes littéraires anime ici notre controverse ; et c’est le même qui passionnait les esprits, il y a un quart de siècle, à l’heure où Vogüé dissipait l’air pesant du matérialisme, par le souffle nouveau qu’il rapportait des steppes orientaux. Il faut avoir connu la jeunesse de ce temps, déjà lointain, pour comprendre l’effet que produisit, au milieu d’elle, l’apparition du Roman Russe. Celle d’aujourd’hui ne le sait plus. On aime à vingt ans à renverser les idoles.
Ce fut, dans les âmes incertaines et troublées, comme un ébranlement. Des mots oubliés les firent tressaillir. On vit des jeunes hommes, qui s’ignoraient la veille, se chercher du regard par-dessus la barrière des opinions, se grouper autour de celui dont la voix donnait un sens à leurs aspirations communes, et lui demander d’unir leurs volontés dans un même effort d’esprit et de pensée.
Il ne leur offrait ni l’affirmation d’une croyance positive, ni la précision d’une doctrine absolue ; et ce fut sans doute la faiblesse d’une action qui, par là, devait être nécessairement éphémère. Mais ce qu’il apportait, c’était cependant une parole de vie, l’expression d’une idée fondamentale, à laquelle se pourrait rapporter l’œuvre de Vogüé presque tout entière, je veux dire l’idée religieuse.
Ce fut la raison profonde de son influence. Elle apparenta de plus en plus à mesure que le recul du temps permettra de la mieux saisir. La langue magnifique dans laquelle il écrivait, l’éloquence naturelle qui jaillissait de sa pensée, qui, dans les événements ou dans la contemplation de l’histoire, découvrait le mystère du monde, toute cette richesse de l’écrivain, vaudra moins que la conception du philosophe pour imposer sa gloire à la postérité.
Le jour où, dans cet Avant-Propos du Roman Russe que je ne me lasse pas de citer, parce qu’il est non seulement un manifeste littéraire, mais une profession de foi, Eugène-Melchior de Vogüé, tout brûlant encore des secrètes paroles entendues jadis sous le soleil d’Orient, tandis qu’il suivait « le sillon où Jésus a semé les semences de vie », le jour où, loyalement, avec cette ardeur chevaleresque du féodal qui vivait en lui, il vint, en face de la génération du pessimisme, adresser à la jeunesse son admirable commentaire de la création, ce jour-là, il fit, dans les âmes, une révolution qui dure encore. Il rappelait la parole du texte sacré « Le Seigneur Dieu forma l’homme du limon de la terre » ; il montrait, dans ce limon, dans ce mot « qui ne préjuge et ne contredit rien », les « premiers tressaillements de la matière humide où s’est lentement formée la série des organismes », et il continuait : « La formation par le limon, c’est tout ce que peut connaître la science expérimentale, le champ où son pouvoir de découverte est indéfini... Mais il y a autre chose que la science expérimentale. Le limon ne suffit pas à accomplir le mystère de la vie. Il faut compléter la formule, et c’est pourquoi le texte ajoute : « Et il lui inspira un souffle de vie, et l’homme fut une créature vivante. » On dirait la page écrite au plafond de la Sixtine, où le doigt tendu du Créateur jette à l’homme l’étincelle de vie. Vogüé conclut par ces mots : « Ce souffle, puisé à la source de la vie universelle, c’est l’esprit, l’élément certain et impénétrable qui nous meut, nous enveloppe et déconcerte toutes nos explications. » Je prie qu’on s’arrête sur cette parole, qu’on songe à l’heure où elle fut écrite, en face des orgueilleuses victoires de la science, des négations athées, du doute rationaliste, et je demande si les générations présentes peuvent s’étonner de l’effet qu’elle produisit sur les intelligences.
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Vous avez parlé, Monsieur, de la religiosité de Vogüé. Ce n’est pas assez : c’est sa religion qu’il faut dire, et, si je voulais mieux définir, sans pénétrer plus avant dans le secret de son âme, les inspirations qu’il en tirait, je demanderais à M. Émile Boutroux la permission d’emprunter son langage. « De la religion, dit notre éminent confrère, procèdent les conceptions idéales de la vie humaine, les enthousiasmes généreux, les élans vers l’inconnu, les énergies profondes et inlassables... » Conceptions idéales, enthousiasme généreux, élan vers l’inconnu, inlassable énergie, il semble que tout Vogüé revive dans ce tableau rapide.
Demeuré soldat, sous son vêtement d’homme de lettres, par la double vertu du souvenir et du sang, il laissait déborder, dans sa passion pour la grandeur nationale, cet idéalisme et cet enthousiasme dont son âme enfermait la source. Entre tant de pages où ils s’échappent en mots superbes, il en est une qui vibre, comme la trompette sonne aux champs pour l’étendard. C’était le jour de la revue navale de Spithead, où l’Angleterre voulut, à la face du monde, affirmer sa maîtrise de la mer. Ah ! comme il parla, ce jour-là, de l’émotion qui étreignait sa gorge, quand l’étamine aux trois couleurs, « se fit reconnaître à son claquement plus vif, plus léger, à un je ne sais quoi de plus ardent et de plus fier, dans sa façon de baiser la vague et de capter l’air ». De toute sa courtoise admiration, il salue, ce fils des vieux Français, le grand pavillon de l’Angleterre, mais, le nôtre, il sent « que c’est faiblesse de l’incliner trop bas, péché de douter de lui, et qu’il peut remonter, frissonner à de meilleurs vents, flotter comme autrefois par-dessus tous les autres ; car, si l’Anglais nous signifie le décret qui lui confère le commandement de la mer, un décret antérieur et supérieur nous confie les grandes actions dans le monde. » Entendez-vous l’âme religieuse ? Gesta Dei per Francos ! Voilà le décret supérieur. Vogüé le portait en lui comme l’appel mystérieux de sa race.
C’est à lui qu’il obéit instinctivement, quand, à l’heure du partage des mondes, son ardente imagination suit avec amour, aux extrémités de l’Asie, les soldats qui vont y chercher la trace des héros, premiers et prodigieux conquérants du Tonkin, quand elle se jette, au cœur de l’Afrique, sur les pas des missionnaires annonciateurs de la civilisation, des explorateurs grands comme des faiseurs de légendes, des combattants, pareils aux personnages d’une vision d’épopée, qui, dans le mystère de la brousse, parmi les rencontres sauvages, font « claquer l’étamine aux trois couleurs », et donnent à la France, au prix de leur sang, un empire dont nulle abdication n’empêchera jamais qu’il n’ait été, par elle, par elle seule, arraché à la barbarie.
« Il faut à la France, dit-il un jour, autre chose que les luttes des partis usés sur les bancs des assemblées. Il lui faut une des œuvres dont elle est coutumière, une de ces œuvres universelles, qui ont toujours été sa raison de primer dans le monde, l’excuse de ses folies, la consolation de ses malheurs. » Gesta Dei per Francos !
Ces hommes, ces soldats, dont l’audace le ravit, il envie leur action salubre et vivifiante : il les appelle des retrempés, parce qu’« au contact de la réalité, ils se décrassent des formules vieillies, ils apprennent l’initiative, l’indifférence à la phrase, le maniement rapide et vigoureux du fait », parce qu’ils reçoivent, comme dit Tournoël à son général dans le saisissant dialogue du Maître de la mer, ce livre où Vogüé s’est imprimé tout entier, parce qu’ils reçoivent « la grâce efficace du sacrement, l’indéfectible vertu de l’épée, du commandement, de la discipline militaire ». Il les salue du grand nom de reconstructeurs. Car c’est le rêve qui le passionne, reconstruire, sinon l’édifice extérieur de l’ancienne France, du moins, dans la structure sociale, confuse et chancelante, qu’il voit grandir sur le vieux sol de la patrie, l’âme qui peut seule lui donner l’harmonie et la durée.
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Il a des jours de tristesse et d’angoisse. Qui n’en a connu, depuis quarante ans ? Il discerne autour de lui ce qu’il appelle « le sombre mal des siècles de décadence », et la tentation le prend alors de se réfugier dans le seul culte des lettres, où peuvent se rencontrer, écrit-il à son ami, « ceux qui veulent jeter encore sur la terre qui nous échappe, quelques beaux livres, chants du cygne ».
Mais toute son énergie se refuse à ce dilettantisme. Lui aussi, il veut être un reconstructeur. Et, quand la voix du pays natal, auquel, malgré les séparations de la vie, il reste attaché par toutes les fibres du cœur, vient le presser d’entrer dans la vie publique, il l’écoute, il lui répond, parce qu’il entend, en elle, l’âme de sa terre, de la terre « nerveuse » qui a porté son berceau, et dont le sein robuste garde ses morts, à lui, qui lui parlent.
L’âme de sa terre ! On sourit, parmi les réalistes de la politique, quand il annonça que cette « âme de l’Ardèche » entrait à la Chambre avec lui, comme souriaient les bourgeois de 1835, quand Thiers disait, en voyant entrer Lamartine au Palais-Bourbon : « Voilà le parti social ! »
C’était bien l’idée sociale, en effet, qu’il voulait servir au Parlement, après l’avoir servie dans les lettres, marquant ainsi que son regard de voyant, comme celui du poète, allait bien au delà de l’horizon borné, où tournent, dans le vain bruit de leurs intérêts et de leurs passions, les satisfaits de tous les temps.
Car ce gentilhomme, ce traditionnel, marchait les yeux vers l’avenir, attentif à l’ascension démocratique, et, suivant une image, un jour tombée de sa plume, à « l’instinctive poussée des arbres qui, dans la forêt, prennent le dessus sur les autres ». Poète, il l’était assurément, et autant que peut l’être un prosateur, mais poète comme Lamartine, de qui Sainte-Beuve écrivait « qu’il agissait avec cette divination de la pensée publique qu’ont les poètes, et que n’eurent jamais les doctrinaires ».
Comprendre les événements qui passent, entendre ceux qui s’approchent, tel fut le perpétuel effort d’Eugène-Melchior de Vogüé. Effort douloureux à ceux qui s’y soumettent, dont l’homme de vieille race sentait à certaines heures la pesante amertume, et dont il a si bien dit l’angoisse dans le Testament de ce Sylvanus, fatigué de toujours « flotter dans le vide du temps, avec une moitié de son âme retenue au passé, une moitié entraînée vers l’avenir ».
M. Jules Lemaître a eu raison d’écrire, non sans quelque ironie, que Vogüé semblait un exilé, si c’est se condamner à l’exil que d’essayer, avec les débris de l’histoire d’hier, de faire des matériaux pour celle de demain. Lui-même a confessé cet isolement. Il a donné pour épigraphe aux Notes sur le Bas Vivarais, où vit tout son amour du terroir, ces mots émouvants : Montibus patriis... Exul... Exilé ! parole courageuse en sa tristesse, qui découvre la hardiesse d’un esprit, résolument tourné, hors des sentiers battus où se cueillent les lauriers faciles, vers les chemins inconnus où se tressent les couronnes de la postérité.
Car ce laborieux effort, ce tourment de l’avenir, n’est-ce pas justement « l’élan vers l’inconnu » que tout à l’heure je nommais parmi les dons essentiels de la religion ? Et qu’en effet, il fut lié, dans la pensée de Vogüé, à l’inspiration religieuse, c’est ce que fit connaître à tous, avec un éclat incomparable, son écrit sur les Affaires de Rome, où il demandait au pilote de la barque dix-neuf fois séculaire d’orienter, vers leurs destins providentiels, la marche tumultueuse des temps nouveaux.
Deux ans plus tard, Léon XIII se levait, dans la majesté de l’Église universelle, pour tendre les bras au peuple, l’Église eu proclamant le droit des ouvriers, et pour rappeler aux chefs d’États, aux riches, aux maîtres du travail, leur devoir envers les petits et les faibles. Ce fut, dans l’histoire du monde, une heure comparable à celle où l’Église accueillit les barbares, en face de l’Empire épuisé. Nul n’a dit ce spectacle grandiose plus éloquemment qu’Eugène-Melchior de Vogüé. À dater de ce jour, son intelligence catholique s’affirma nettement, sinon par l’adhésion dogmatique, au moins par la pleine conscience du rôle social de l’Église et de sa mission parmi les peuples.
Entre la philosophie du Roman Russe, et les ardents commentaires de l’Encyclique sur la condition des travailleurs, il y a un lien étroit, celui même qui attache l’idée religieuse à la pitié pour les déshérités de la terre. Écoutez encore une fois l’Avant-propos : « Tout le grand effort de notre temps a été prédit et commandé par ce mot : Misereor super turbam. »
« Cette goutte de pitié tombée dans la dureté du vieux monde », c’est le ferment du monde nouveau ; et ce ferment, comment est-ce qu’il agit ? Est-ce seulement par les lois, par les institutions, par l’armature extérieure de la société qu’il suscite et qu’il cimente, souvent à l’insu même de ceux qui travaillent à l’édifice ? Non, c’est un de ses effets, et l’un des plus frappants. Ce n’est pas le seul, ni le principal. Il agit sur les hommes et sur leur temps par quelque chose de bien plus profond, de bien plus efficace, faute de quoi les lois sont stériles, les institutions caduques, et l’armature fragile ; il agit par l’amour, c’est-à-dire par le don de soi-même ; car l’amour est dans l’immolation, non dans la jouissance.
Pendant qu’avertis par Vogüé de cette littérature nouvelle, nous nous passionnions pour Anna Karénine, que nous frémissions au drame de Crime et Châtiment, lui, il allait droit à la pensée philosophique, au grand et inéluctable mystère qui nous presse de toutes parts, qui est au fond de tous les drames humains et de tous les héroïsmes, de l’injustice victorieuse et de l’innocence persécutée, à l’épuration par la souffrance, au rachat par le sacrifice.
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Je m’arrête là. Laissez passer les années. La plume va tomber des mains d’Eugène-Melchior de Vogüé. Dans un mois, presque jour pour jour, la mort soudaine va le terrasser, pendant qu’ici nous admirions encore son air d’invincible jeunesse. Il écrit pour la dernière fois en sortant de l’église où vient d’être célébré le service funèbre du lieutenant Delacommune, tué, avec quatre de ses camarades, à Bir Taouil, au fond de l’Afrique équatoriale ; et ce qu’il ‘écrit, le voici : « D’instinct, chacun sentait dans l’assistance que ces morts sacrifiés nous sont plus utiles que des milliers de vivants, parce qu’ils maintiennent l’idéal national, parce qu’ils rachètent. »
L’idéal ! le rachat par le sacrifice ! voilà la dernière pensée de son âme religieuse, comme elle avait été la première. Et il tombe, sur le champ de bataille des idées, ayant, lui aussi, racheté à sa manière, et maintenu l’idéal.
J’ai parlé, aux premiers mots de ce discours, des lettres superbes que M. le général Lyautey m’a permis de feuilleter, et dont Vogüé l’honora durant vingt ans. Quand parut l’article sur les morts de Bir Taouil, le jeune chef d’escadrons du Tonkin était devenu le commandant de la division d’Oran. Il écrivit aussitôt à son ami une lettre admirable, superbe hommage du soldat armé de l’épée, au soldat armé de la plume. Il disait :
« Quelle belle et noble page ! Cette idée du rachat m’a saisi, dès mon arrivée au Tonkin. Elle est plus mienne que jamais ici, dans l’Extrême Sud, où je vois de quelle abnégation est faite la vie de cette élite de jeunes, qui a voulu y venir. Comme dans la doctrine catholique, il y a l’Église militante et l’Église triomphante, qu’elle unit et associe, chez nous aussi, il y a les militants et aussi les triomphants, dont le bataillon, grossi chaque année, reste étroitement uni à l’autre, et glorifié par son culte. Quand la colonne qui surmonte, à Béchar, la tombe des officiers tués à l’ennemi, étincelle au soleil couchant, il n’y a pas un regard qui ne la cherche à cette heure radieuse, pour trouver la leçon et la force du sacrifice. »
Le nom de celui qui, sur un rocher d’Indo-Chine, lisait un soir l’Inscription pour la porte des guerriers, me ramène vers vous, Monsieur, par une pente naturelle. Des jours viennent, peut-être, où les jeunes gens ne pourront plus se laisser bercer par vos chants d’amour et de volupté. Gardez précieusement, pour ces jours graves, votre « trompe de bronze », et tenez-la prête à jeter vers cette jeunesse qu’attendent des destins obscurs, votre beau cri d’Alerte :
À plein souffle, et la bouche ouverte au vent natal,
Respire autour de toi l’air pur de la patrie.