Réception de René de Obaldia
A moi, comte, deux mots... !
Allons bon ! J’avais prévu de vous donner du « Monsieur », comme il convient, depuis toujours, à cet instant de nos cérémonies... et une apostrophe de théâtre m’est venue aux lèvres, sans crier gare !
C’est votre faute, aussi, vous les dramaturges ! Vos répliques nous sont si familières, surtout aux privilégiés d’entre nous à qui l’école offrait encore le cadeau de vous apprendre par cœur, qu’elles nous reviennent en mémoire à tout propos. Mon discours aurait pu se composer uniquement de citations, qu’on aurait crues taillées sur mesure à votre intention : « Que diable allait-il faire dans cette galère ! » ; ou : « Non, non, c’est bien plus beau lorsque c’est inutile ! »
Le cadre et la circonstance de cet après-midi ont quelque chose de naturellement théâtral, vous ne trouvez pas ? Notre public ne rappelle-t-il pas celui des « générales », lorsque vous le guettez, le cœur battant, par le trou du rideau ? N’a-t-il pas l’air aussi... mal assis qu’au théâtre ? Cette Coupole, clignez des yeux : ne dirait-on pas qu’elle triche avec la perspective, tel un décor de toile tombant des cintres et flottant dans les courants d’air ?
Votre réception pourrait s’achever tout à l’heure par l’annonce rituelle : « Le spectacle que nous venons de répéter pour la dernière fois devant vous était de... Les costumes étaient... du peintre David (c’est exact, le saviez-vous ?). Les roulements de tambours qui remplaçaient les trois coups (et qui rappelaient les trompettes du T.N.P. de vos débuts) étaient exécutés par la Garde républicaine »
Preuve que tous les atouts d’un triomphe sont réunis : il ne manque même pas le personnage que Feydeau fait régulièrement débouler au milieu des quiproquos, avec ses vestes jaune citron, ses mines d’or imaginaires. La tenue et l’accent exotiques en moins, vos origines panaméennes font de vous... ce Sud-Américain excentrique dont ne sauraient se passer les vaudevilles à l’européenne !
J’en demande pardon au représentant de votre première patrie, qui est venu exprès du Panama pour honorer son lointain et glorieux fils : dans leur ignorance légendaire de la géographie, les Français ont tendance à caricaturer les pays qu’ils sont incapables de pointer sur une carte, et le vôtre, je le crains, en fait partie. C’est à peine si nous situons le Panama, du côté de l’Ecuador d’Henri Michaux, vers le cordon ombilical qui se tortille entre les deux Amériques et deux océans (quelle prédisposition au mélange théâtral des genres, quand on y pense, ces entre-deux géologiques !).
Quant à vos spécialités nationales, nous ne pourrions en citer que deux ou trois : l’isthme, bien sûr, que l’Inventaire de Prévert nommait l’« asthme de Panama », en pendant à « l’arthrite de Russie », et qui est plus connu, depuis un siècle, par son canal (70 kilomètres de long, six écluses, 28 000 morts à la tâche), sans oublier le scandale du même nom (600 000 petits porteurs ruinés, 104 députés français compromis, record à battre, en dépit de performances récentes !). J’oubliais votre... chapeau, appelé tout bonnement « panama », plus célèbre, malgré Labiche, que le chapeau de paille d’Italie, crème et léger comme une plume, frais au crâne, idéal pour vieux aquarellistes en tussor beige qu’on imagine assaillis par des mouches géantes, annonciatrices de pluies torrentielles...
Des Obaldia, le Panama en compte de mémorables et depuis de nombreuses générations. L’un d’eux a été gouverneur du pays et deux fois président de Colombie. Un original ! Songez qu’étant partisan d’affranchir les esclaves, il a libéré les siens avant ceux du voisin, contrairement à l’habitude. Un autre, votre grand-père José Clemente, général, montrait à la fois un beau courage militaire (il perdra un bras à la bataille de la Villa Dos Santos) et une peur bleue des... souris, au point de dormir avec un pistolet sous son oreiller et d’imiter des miaulements de chat pour les faire fuir. D’une épouse anglaise, il aura un fils, votre père, également prénommé José Clemente, lequel, de passage à Paris en 1909, et bel homme, fera valser au bal Bullier votre mère, Madeleine Peuvrel, fille d’un caissier des magasins du Printemps, et par ailleurs picarde.
Trois enfants leur naîtront, dont le petit René. L’événement précédera d’un mois l’armistice de 1918 ; et le Déclin de l’Occident, du moins tel que le décrit Spengler. Vous ne viendrez pas au monde à Paris, c’eût été manquer à la tradition romanesque de la famille et à la règle selon laquelle les destins cocasses se méritent, et sont le privilège de qui saura le mieux les raconter, mais vous naissez à Hong-Kong, où votre père, un peu vêtu comme vous ce soir, comme Paul Claudel et le père de Lucien Bodard, faisait métier de consul, non seulement du Panama mais d’Argentine, y Guatemala, y Brasil.
On a tous connu des jeunes pères volatils, prompts à s’escamoter eux-mêmes à la manière de fakirs birmans, à s’esbignar comme on dit peut-être par chez vous. À ce sport, José Clemente ne craint personne. Sitôt votre naissance, il se dissout littéralement dans la Chine profonde. Trente ans plus tard, en 1949, devenu producteur de cinéma et même ministre, il refera surface à la faveur d’un coup d’État – autre spécialité régionale –, et il ira jusqu’à vous écrire une lettre de félicitations pour... votre guerre de 40 (sur laquelle nous reviendrons). À tout hasard, vous lui proposerez vos services – dans le culturel, votre jeune métier –, mais il fera de nouveau le mort ; avec une telle ressemblance qu’il finira par entrer dans la peau du rôle.
Comment ne pas se sentir étranger à sa propre existence, à la vie même, quand on y est précédé de façon si fantomatique ! Le fils avait de quoi être « ébaubi », selon votre résumé de tout à l’heure, où se reconnaît votre goût pour les mots drôlets – ces kirsch-guignolets qui vous consolent de tout. Sur scène, à cet instant de votre histoire, on vous imaginerait sous les traits de Figaro et méditant : « Est-il rien de plus bizarre que ma destinée !... Suzon, Suzon ! » Du moins votre première patrie vous aura-t-elle mieux reconnu que votre géniteur. Il y a quelques mois, le Panama vous invitait à recevoir personnellement son canal des mains des Américains, qui s’en étaient saisi pour cause de scandale (et qui, pourquoi le taire, vous avaient déjà fait un autre cadeau, Diane, votre épouse ici présente, que je salue tendrement).
N’oublions pas qu’en plus du blason des Obaldia (sur champ d’argent, treize étoiles d’or entre deux châteaux cul par-dessus tête), vous portez à votre cou les quatre pétales d’émail blanc de l’ordre de Balboa – le conquistador du roi Ferdinand qui, avant de finir... décapité, découvrit les rives turquoise du Pacifique, après une marche forcée depuis la côte atlantique, moustiques et autres sales bêtes à ses trousses, et qui s’enfonça dans l’eau jusqu’à la taille, en brandissant un étendard à l’effigie de la Vierge... Autant dire que l’inventeur du passage entre les deux océans ne fut point de Lesseps, comme le prétend notre chauvinisme, mais bien ce Vasco Nûnez de Balboa ; et avec près de quatre siècles d’avance sur notre creuseur de canaux, puisque la scène du bain dans le Pacifique se passait en 1513 (une date facile à retenir : deux ans avant le seul millésime qui résiste à notre amnésie nationale, je veux parler de l’impérissable Marignan-quinze-cent-quinze !).
À votre poitrine brille un autre mérite plus personnel, et qui nous va droit au cœur, si je puis dire : « notre » croix de guerre 39-45, que vous avez reçue à peine atteinte votre majorité et choisie la nationalité française de votre mère (les immigrés n’ont pas que du mauvais !). Il faut dire que, sitôt relevée de couches, votre mère cingla vers Marseille puis Paris, son petit René sous le bras (on ne « cingle » pas en train, je sais, mais c’est façon de marquer que, des bizarreries panaméennes et chinoises réunies, maman Peuvrel avait eu son compte !).
Après les fastes improbables du consulat à Hong-Kong, la dure réalité d’un Paris sans père : de ces réveils qui font les rêveurs ! On vous place en nourrice dans la banlieue ouvrière. Votre maman vous inscrit à Condorcet tandis qu’elle prend des cours de dactylo chez Pigier. En 1939, vos premiers actes de citoyen français seront de déclarer la guerre à Hitler, de « rejoindre votre corps », comme disent si joliment les militaires pour nous inviter à s’en séparer, de vous enterrer dans un « trou Gamelin » du côté de Cambrai, et d’écoper de quatre ans de captivité en Silésie. À moins de vingt-cinq ans, le coup est rude !
Au stalag, on retiendra qu’un voisin de chambrée hindou refusant de tuer les parasites au nom de sa foi brahmane, vous organisiez des courses de poux, avec paris mutuels : une idée de poète, déjà ! Au retour, il ne vous restera plus qu’à le devenir, poète, et fils de vos œuvres.
« L’on finit par aimer tout ce vers quoi l’on rame. »
Cette moralité en vers est de votre collègue, et désormais confrère, Edmond Rostand.
C’est peu dire, Monsieur, que vous ramâtes. Amour et eau fraîche garantis. (Sur le palier, l’eau fraîche !) La vache enragée de la bohème d’alors avait plus de charme que la vache folle d’aujourd’hui : au moins, on n’abattait pas le troupeau ! La chambre de bonne sous les toits sied au poète, pensait-on dans les étages nobles. Or vous êtes poète avant toute chose. Vous ne deviendrez romancier et dramaturge qu’ensuite. Peut-être n’êtes-vous que poète, et le resterez-vous en toute occasion.
Quelle sorte de poésie ? Aucun genre littéraire ne porte autant la marque de son époque : et au lendemain de la seconde guerre mondiale, comme après la première, la mode est à refléter les folies de l’Histoire, c’est-à-dire à pratiquer le non-sens. L’influence de Mallarmé et de Lautréamont n’est pas éteinte. Témoin, je cite : votre « oiseau qui se recommence aux bouches des statues ». Mais Giraudoux veille ; un Giraudoux qui, tout en restant fidèle à la clarté attique, aurait été à l’école surréaliste, comme le dit à votre propos le grand connaisseur du mouvement qu’est Maurice Nadeau. Tardieu et Michaux ouvrent la marche. Votre génération emboîte le pas ; les Vian, les Dubillard. Comme eux, vous estimez que la musique des mots doit pouvoir l’emporter librement sur la nécessité de signifier, et les fables se passer de leçons.
Les Richesses naturelles, votre premier recueil publié en 1952, est plein de récits-éclairs qui serviront de matrices à vos coquecigrues futures, comme les nouvelles de La Photo du colonel pour Ionesco. Votre idéal serait de ne rien communiquer d’autre qu’un sourire de bouddha énigmatique. Innocentines y parviendra, avec ces deux vers que vous classez avec raison, sinon avec modestie, parmi, je cite, « les plus beaux de la langue française » :
« C’était l’heure divine où sous le ciel gamin,Le geai gélatineux geignait dans le jasmin. »
Avec Tamerlan des cœurs (1955), la foulée s’allonge, tandis que le temps s’arrête. Les époques se télescopent, les chevauchées guerrières se croisent, Hitler et Charlemagne dialoguent entre eux, Strasbourg et la Cordillère des Andes se touchent. L’historien Toynbee n’affirmait-il pas que « toutes les civilisations sont contemporaines » ?
Le Centenaire, qui suit en 1959, joue de nouveau avec ce que Claude Mauriac nommera le Temps immobile, même si le plaisir de chevroter avant l’âge vous rapproche davantage, côté Nouveau Roman, d’un Robert Pinget. Vous jouiez également avec le feu, puisque vous voici bien plus près de votre centenaire que vous ne l’étiez alors, à quarante ans, de votre âge d’aujourd’hui. Comme disait Michel Simon, dont nous reparlerons, dans l’inénarrable Drôle de drame : « À force d’écrire des choses horribles, elles finissent par arriver ! » Souhaitons que vous parveniez aux trois chiffres où notre vénéré Fontenelle faillit atteindre, à quelques semaines près, car votre héros, bien que mal remis, comme nous tous, du plissement hercynien, et malgré une lucidité ravageuse sur notre pauvre monde, se montre d’un naturel des plus guillerets. On songe à ce mot de Tristan Bernard : « Ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est que Mathusalem, quand il avait 650 ans, n’en paraissait encore que 497 ! »
J’ai noté au passage qu’étant jeune, votre personnage refusait, je cite, « de se laisser glisser, de courir les pentes qui mènent aux académies », fin de citation. En fait de pente, quel toboggan, dans votre cas ! Élu dès le premier essai, quand il en fallut quatre à votre confrère Victor Hugo, vous confirmez que les plaisanteries contre cette Maison, loin de barrer le chemin à leurs auteurs, les y conduisent plus sûrement que la flagornerie.
Votre premier roman défiait l’écoulement du temps ; l’année suivante, c’est sur l’unité de lieu que brode votre première pièce, Génousie.
Avant de frapper les trois coups de votre vocation théâtrale, comment ne pas chercher à cette vocation les signes avant-coureurs qui changent une existence en destin ? (Nos discours sont faits pour accomplir ces métamorphoses.)
Étiez-vous « génétiquement programmé » pour la scène, comme on dit maintenant ? Vos aïeux panaméens paraissent doués pour la tragi-comédie, mais c’est plutôt l’ascendance maternelle qui a dû vous marquer par la grâce, compliquée, du grand-père Victor. Une de vos cousines du côté Peuvrel a fait une carrière de comédienne proprement unique. Elle est assise à vos pieds ce soir ; elle vous dévore de son regard illustre. Je déconseille à nos invités de chercher des yeux une pulpeuse exotique, à l’image d’un descendant de Balboa. Il s’agit en effet de notre Michèle Morgan nationale, aussi nordique que son cousin Obaldia évoque les Tropiques ; la « Grande Dame », comme on dit de notre Quai Conti !
Revenons à la vocation du petit René. « Pas de traumatisme de l’enfance ? », demanderait un psychiatre spécialiste des génies. Si : un, justement. En nourrice, vous avez été soupçonné à tort d’avoir coupé les moustaches du chat. Si Dieu n’existe pas, disait Dostoïevski, tout est permis. Que dire, si la justice n’existe pas non plus ? Il a suffi d’une fausse accusation du même genre pour qu’un certain Jean Genet vomisse somptueusement la société ! Totounet – c’était votre surnom – s’est contenté de se venger en... mettant le feu aux rideaux !
Le reste, comme souvent, vous est venu par le bon hasard des rencontres : des compagnons de vaches maigres qui vous procurent des piges de parolier – vous serez chanté par Luis Mariano, s’il vous plaît –, et des cachets de figurant au cinéma.
Ce fut une chance, ces figurations, puisqu’elles vous valurent de rencontrer, en 1951,... Louis Jouvet en personne, dans un film un peu oublié de Guy Lefranc, Une Histoire d’amour.
Jouvet fait l’inspecteur ; vous, un planton de commissariat.
— « Alors, demande l’inspecteur, les suicidés de l’autocar ?
— Aucune nouvelle ! » répondez-vous, non sans bafouiller de timidité,— et gâcher plusieurs prises.
Le dialogue du film, signé Audiard, s’arrête là. Mais il se prolonge après le tournage.
— Alors comme çà, on veut écrire pour le théâtre ?, questionne Jouvet, dont vous n’avez pas oublié qu’il fut l’accoucheur de Giraudoux. Le théâtre ? Une longue suite d’injustices, comme la vie. En raccourci. La vie, elle, manque de répétitions. Si un jour tu as un succès, ne le crie pas sur les toits : ce sera un malentendu. Et n’oublie pas (on imagine l’acteur prenant un temps infini et relevant son chapeau vers l’arrière avec l’index, pour prendre congé sur un mot d’auteur qu’on retienne) le style, mon ptit père, le style !
Je ne jurerais pas que cette scène soit plus authentique que la consultation de Molière entendue tout à l’heure. Qu’importe ! Comme disaient des artistes de music-hall après leur numéro de fausse télépathie : « S’il n’y a pas de truc, avouez que c’est pas mal ; et s’il y en a un, reconnaissez que c’est encore mieux ! » Je l’ai dit : pour vous, l’imaginable vaut le vrai. Et comme vous avez raison !
Dernière fée penchée sur votre berceau de dramaturge : votre amie Clara Malraux, si vive, si spirituelle personne, et qui vous a conduit en un de ces lieux : Royaumont où, comme à Pontigny avant-guerre, comme à la Maison des lettres de la rue Férou à la Libération, plus tard à Cerisy, sont apparues les étoiles montantes de votre génération, en littérature et dans le spectacle.
Comme les Impromptus à loisir qui suivront – L’Azote, Le Grand Vizir, Poivre de Cayenne, Le Défunt –, et qui sont joués un peu partout depuis quarante ans, Génousie se ressent des divertissements de collège qui se donnaient à Royaumont, entre deux colloques ou concerts des plus recherchés. C’est dans cette abbaye qu’une soirée entière vous vous êtes fait passer pour Paul Léautaud proférant des incongruités, et que vous est venue l’idée du Centenaire. Dans ce même cadre, les deux héros de Génousie s’éprennent l’un de l’autre au premier regard, et se mettent à improviser un langage connu d’eux seuls. Vous avez tiré profit de la déconvenue de Flaubert, si bien racontée tout à l’heure : vous n’êtes pas un romancier qui profite de l’occasion pour prendre la parole, vous utilisez les ressources propres à la scène, — seule capable de rendre sensible l’illusion de solitude que donne un coup de foudre.
Je garde de ce premier essai réussi un souvenir d’autant plus vif que coïncidaient cette année-là nos débuts respectifs, vous du côté joyeux de la rampe, celui où l’on fait les choses, et moi du côté, plus frustrant, où on les commente. Pour avoir fait récemment l’expérience du métier d’auteur, je sais que vous avez choisi la meilleure part. Je ne renie pas l’autre pour autant, puisque voici réunies à travers nous la création et la critique. J’aime que notre connivence d’enfants de la même roulotte donne à notre échange l’allure de retrouvailles fraternelles
Il est rare que les ententes nouées entre auteurs et critiques ne se défassent pas tôt ou tard. Pour nous, ce fut dès votre comédie de 1963, Le Satyre de La Villette, à l’Atelier d’André Barsacq. Un présentateur de télévision et une fillette gentiment délurée opposaient le merveilleux de l’enfance à l’infantilisme des adultes. Pas de quoi... casser trois pattes à un canard (de ces proverbes d’une opacité toute obaldienne tels qu’ils abondent dans notre Dictionnaire, nous comptons sur vous pour les éclaircir – ou les obscurcir un peu plus, à votre convenance).
La pièce jugée « osée » l’était si peu, pas plus que Les Enfants au pouvoir de Vitrac, à laquelle elle faisait penser, qu’elle fut reprise à la télévision, à une heure de large audience, dix ans seulement après que la jeune interprète eut été interdite de jouer par décision ministérielle. C’est un des regrets de ma carrière – trois ou quatre bévues sur deux mille chroniques ! – d’avoir mêlé ma voix à un assaut de rigorisme aujourd’hui inexplicable. La critique s’est toujours ridiculisée à se piquer de morale. L’occasion me paraît bonne d’exprimer ici, non de la repentance, rassurez-vous ; plutôt une sorte de vexation. Rougir d’avoir rougi pour rien : cela arrive !
Souvent, la presse s’enthousiasme d’autant plus, la fois d’après, qu’elle s’en veut de sa sévérité passée, aussi vrai qu’elle déchante après avoir trop loué. Elle n’avait pas besoin de cela pour délirer à la création, en 1965, de votre pièce suivante puisqu’il s’agissait du pur régal, et du succès mondial, qu’allait être Du vent dans les branches de sassafras.
Dès le titre, vous tapez dans le mille, en extrayant de Robinson Crusoë, votre relecture du moment, et en faisant découvrir aux foules, pour sa musicalité, je suppose, le sassafras, lauracée mâle à neuf étamines et quatre sacs de pollen (notre Dictionnaire, vous verrez, est plein de ces fleurs, qui ne sont pas toutes de rhétorique). Vous vous servez du western comme les classiques ont pillé Euripide. Vous allez d’ailleurs jusqu’à confier à un personnage de prostituée au grand cœur, joué par l’ancienne sociétaire du Crazy Horse, Rita Renoir, soixante-dix-huit alexandrins dignes d’une princesse racinienne.
En acceptant de revenir au théâtre dans le rôle d’un patriarche éructant, Michel Simon change en triomphe un petit chef-d’œuvre qui le restera après lui. Le secret de sa présence en scène tient à une « évidence » si immédiate, indiscutable, massive, qu’il lui suffit d’annoncer : « Il est onze heures ! », pour que les spectateurs regardent leur montre. Le général de Gaulle ne s’y est pas trompé, le jour où il recevait les comédiens à l’Élysée, en parfait connaisseur de leur métier et toujours aussi heureux dans le choix des mots dus à chacun. Apercevant votre interprète, malgré sa mauvaise vue, et marchant vers lui en signe d’hommage appuyé, je l’ai entendu s’exclamer, les bras levés presque aussi haut que sur les balcons de préfecture : « Michel Simon ! Évidemment ! »
Il faudrait s’arrêter à chacune des dizaines de pièces courtes qui vont suivre. Il y perce, m’a-t-il semblé, un intérêt et un effroi grandissants devant les avancées de la science : Le Cosmonaute agricole, que les vedettes rêvent de jouer, autant que les amateurs ; Et la fin était le bang, où un stylite juché sur sa colonne va peut-être empêcher un cataclysme atomique ; Monsieur Klebs et Rozalie, où un nouveau docteur Faust crée une Vénus sans défaut, ou presque. Les Bons Bourgeois, enfin, remake – je ne trouve pas de mot meilleur – des Femmes savantes à l’heure du jargon psycho-socio-linguisto-sémiotique, et en alexandrins aussi bien frappés que dans l’original. On l’a vu tout à l’heure : vous parlez le Molière comme une langue maternelle !
Ce qui ne vous empêche pas, le moment venu, de couler vos souvenirs dans un style éloigné du Grand Siècle, décoiffé par le vent, non des sassafras, mais par celui d’un lyrisme rageusement imprévisible : ce sera Exobiographie. Essayer d’y démêler le vérace de l’invérifiable serait voué à l’échec. Il suffit de rappeler qu’à vos yeux ce qui peut s’imaginer n’a plus à être démontré. Lorsque j’ai eu l’imprudence de vous dire : « Là, je ne vous crois pas ! », vous m’avez cloué le bec d’un imparable : « Ça tombe bien, moi non plus. »
Saisi d’un doute, légitime dans sa fonction d’éditeur, et avec son laconisme légendaire, Jean-Claude Fasquelle s’en tira en vous suggérant d’appuyer vos dires par un cahier d’illustrations qui attesteraient le grand-père général, le père consul à Hong-Kong, et les courses de poux Dans l’heure, vous fournissiez les preuves photographiques qui confèrent aux confidences échevelées d’Exobiographie une crédibilité de bronze. Comme quoi, avec les menteurs, les vrais, si l’on peut dire, il faut se lever de bonne heure pour les prendre en défaut.
Dernier ouvrage paru, en 1996, votre choix personnel des moments où vos écrits vous semblent « décoller » au-delà de l’anecdote pour s’élever vers l’indicible. Exemple tiré de La Passion d’Émile : « Les morts perdaient leurs tombes, et s’avançaient en titubant dans la rosée plus vive que le vin. » Vive-vin : l’allitération en v ouvre une piste. Vers quoi ? À chacun de voir. Même assonance en v dans le titre du recueil : Sur le ventre des veuves. L’image vise moins à faire sourire qu’à troubler. Elle est la politesse de votre sérieux. La prière du stylite ou les larmes de l’aveugle expriment un profond désespoir devant certaines malfaçons du monde. Non sous forme de message philosophique – rien ne vous est plus étranger – mais grâce à un lyrisme tragique sans lequel vos acrobaties langagières n’auraient pas atteint à l’universel, comme elles l’ont fait, à travers le monde et dans des dizaines de langues.
Ce plébiscite du succès mondial vaut toutes les soutenances en Sorbonne. Songez, et je sais que vous y songez, qu’il ne se passe pas de soir, sans que des salles pleines savourent du Obaldia, que le soleil ne cesse de briller sur votre œuvre, comme en rêvaient naguère les bâtisseurs d’empire. Quand sortira d’ici, tout à l’heure, l’ancien piou-piou de Silésie, la garde de la République qui l’envoya si aimablement au casse-pipe se fendra d’un imposant « Présentez ourmes ! ». La meilleure façon de négliger les reconnaissances officielles, c’est encore de les avoir ! Comme la star Lila Plombière qui hante votre Exobiographie, vous savez ce qu’en vaut l’aune – cette mesure mystérieuse nulle part cotée ni déposée –, et que la gloire, cette pièce montée, a pour destin de... fondre.
À nos âges, c’est connu et c’est l’ennui : ou les amis disparaissent, ou... ils se font décorer. Mieux vaut encore les voir à l’honneur, même si, parole de Déroulède, « il est plus dur de vivre, alors que d’autres meurent ».
... Et tourne dans l’azur la poussière des rois !
Monsieur,
J’ai dit : Au diable les thèses savantes ! Cela n’empêche pas d’en mesurer le phénomène, et les menaces. Vous avez traversé une époque où cette chose qui a un nom de maladie, la glose, a pris en littérature l’ampleur d’une épidémie, en tout cas d’une consécration universitaire, et un tour qui vaut, de notre part, le détour.
De la brouette d’exégèses que vous avez inspirées, comme la plupart de vos contemporains qualifiés d’« absurdes », j’ai extrait une étude de linguistes dans une revue dite de « pratiques pédagogiques » qui expérimentent sur vous la méthode dite des « couplings, ou couplages ».
Le poème est tiré de vos Innocentines. Il est intitulé : « Dimanche ». Il vaut une lecture intégrale.
Dimanche
Charlotte
Fait de la compote.Bertrand
Suce des harengs.Cunégonde
Se teint en blonde.Épaminondas
Cire ses godasses.Thérèse
Souffle sur la braise.Léon
Peint des potirons.Brigitte
S’agite, s’agite.Adhémar
Dit qu’il en a marre.La pendule
Fabrique des virgules.Et moi dans tout cha ?
Et moi dans tout cha ?Moi, ze ne bouze pas,
Sur ma langue z’ai un chat.
... « De mon temps » – ayons le courage de cette expression de grand-mère –, on appelait cela une « comptine », on la chantait pour endormir l’enfant qui avait aperçu un loup derrière l’armoire, et bonne nuit les petits ! Désormais cela donne lieu à trente pages avec graphiques, à côté desquelles la leçon de philosophie faite au Bourgeois gentilhomme paraît du dernier raisonnable. Je cite :
« Le couplage suppose deux axes, le syntagmatique et le paradigmatique... Leur tertium comparationis appartient à l’environnement linguistique ou extralinguistique... Au niveau sémantique, la démarche s’effectue de " l’inconnu au connu "... Les strophes sont les hyponymes d’un axe sémantique que l’on nommera, faute de mieux : occupation dominicale... On notera la profonde " simplicité " de ce poème (" simplicité " est mis entre guillemets, comme pour s’en excuser à votre place). On regrettera qu’Épaminondas, rime masculine, rime avec godasses, qui est féminine... Il arrive aussi que deux voyelles orales labialisées encadrent deux nasales labialisées, les quatre étant vélaires supérieures et disposées en une sorte de chiasme phonique... Bertrand ne devrait pas rimer avec harengs – les harengs ne se sucent pas ! –, ni Charlotte avec compote... Il y a donc disjonction des isotopies sémémiques. » Il émerge continuellement, comme dans de nombreuses comptines ou contes, même lorsqu’ils se parent du label (ironique ?) "pour enfants ", des refoulés... sexuels ». Conclusion : « Face à un poème comme Dimanche, limpide à première vue (sic), l’enseignant, souvent, est désarmé. Il serait ridicule d’en faire une explication psychologisante ou référentielle. La méthode linguistique a alors une valeur heuristique incontestable. L’explication n’est plus le fait de la sensibilité innée du maître, mais elle est fondée sur la « mécanique du texte » objectivement démontrable. Une lecture serrée peut donner aux élèves des contraintes productives... » Et la chute, redoutable : « À essayer, par exemple, sur des classes de sixième ! »
Étonnons-nous, après cela, qu’à l’oral d’entrée à l’ENA, un futur ambassadeur m’ait juré que, la pièce qu’il préférait, chez Molière, c’était Les Plaideurs ! Et comment hasarder, ensuite, ce que peut bien vouloir dire, en général, René de Obaldia ? Comment « cerner sa problématique », pour parler vulgairement, « sa thématique », que dis-je : son « emblématique » ? Voici mon sentiment — avec les mots de tout le monde, vous m’excuserez !
Comme toute la génération de poètes qui a illustré la seconde moitié du siècle dernier, vous êtes un déçu du réel, un écœuré de l’époque, occupé à y apporter des retouches. La violence et la guerre vous font horreur – témoin votre pièce L’Azote. Le progrès vous hérisse le poil. La psychanalyse, c’est perlimpinpin, – à preuve Le Banquet des méduses. Cousin en absurdie, vous l’êtes de Beckett, en moins métaphysique ; d’Adamov, en moins politique ; de Dubillard, en moins désemparé.
C’est de votre ami et notre confrère Ionesco qu’on vous sent le plus proche. Vous partagez la même conviction qu’on peut tout prétendre et le contraire, que la logique ne mène nulle part. Les atrocités de l’histoire humaine vous plongent dans la détresse, mais vous supportez mieux que l’auteur du Roi se meurt l’angoisse de vivre. La mort ne vous est pas la torture constante qu’elle était pour lui. Les objets ne vous menacent pas de prolifération innommable. La nature, il vous arrive de vous y abandonner avec délice. Selon votre foi en l’imaginable, et la distinction chère à Jean Guitton, vous ne seriez pas loin d’appeler mystère ce que d’autres nomment l’absurde. Sous la forme de princesse lointaine ou de Vénus accueillante, la femme vous offre un refuge, contrairement à l’épouse-mère qui n’en finit pas de rabrouer le héros récurrent du cher Eugène.
Les mots vous apportent plus qu’une consolation : un salut. En quoi votre famille serait plutôt celle d’Audiberti, de Queneau, ou d’un certain auteur que je vous donne à deviner à travers cette phrase, que Jacqueline de Romilly vous récitera – elle ne sait pas que Thucydide par cœur – et qui moque le vocabulaire trop savamment nautique de certaines traductions de l’Odyssée :
« Il argua la conasse dans le virempot, puis, une masure ayant soupié, bordina l’astifin : il était sauvé ! »
Ne dirait-on pas du pur Obaldia ? Eh bien c’est de... Giraudoux, dans Elpénor. Comme lui, vous vous bercez de paroles saugrenues. Vous y mettez la liberté de jeu des enfants. Vous faites votre bonheur d’un défaut de prononciation, d’un patronyme à tiroir ou du terroir, tel Labiche. Il vous faut avant tout tordre le cou à l’éloquence, et retrouver, dans la pitrerie, la facilité déconcertante du Verlaine des sanglots longs.
Surtout, Monsieur, gardez cette fraîcheur ! Et rassurez-vous : nous sommes plusieurs ici, plus qu’on ne croit, à demeurer éberlués devant les cocasseries de la langue, à penser, avec Hamlet, qu’il y a plus de vérités au fond des calembours et des proverbes chinois, vrais ou faux, que dans bien des philosophies !
Sauf pour les hommes d’Église, aucune règle n’assigne nos fauteuils aux tenants d’une même discipline. C’est une de nos singularités, et une preuve vivante que la langue française permet tous les échanges, que nous nous succédions comme le coq à l’âne, ou les cadavres exquis, au gré des jeux de l’Académie et du hasard. Si nous donnons l’impression de forcer le sort, c’est qu’une communion des Immortels, sinon des Saints, inspire aux nouveaux élus les plus éloignés de leur prédécesseur une compréhension intime dont profite leur éloge.
Cette grâce d’état, Monsieur, ne vous a pas manqué, au moment de célébrer notre regretté Julien Green. Il est vrai que des liens, même si nous en trouvons toujours après coup, préexistaient bel et bien entre vous. Julien Green était de la famille des théâtreux, comme avant lui, sur le même fauteuil, Halévy, celui de La Belle Hélène, un autre rôle que Jacqueline de Romilly pourra vous réciter, chants compris. Vous avez eu le même parrain, Louis Jouvet, qui poussa à l’écriture de Sud, cette espèce de Tennessee Williams à la française, même si ce fut Jean Mercure qui le mit en scène. Tous deux, vous nous arrivez du Nouveau Monde : on retiendra qu’avec le canal de Panama, et votre épouse, votre fauteuil est le troisième cadeau que vous fait l’Amérique. L’un et l’autre, vous préférez croire au diable plutôt qu’à Freud, parce que l’art y trouve mieux son compte, et quoique vos Satans ne se ressemblent guère.
Le Malin a inspiré bien des mots d’auteur, vous les avez rappelés. J’ai un faible, quant à moi, pour un des vôtres, qui résume bien l’antagonisme entre les créateurs et les critiques : « Dieu crée, dites-vous, le diable analyse. » Le don de la formule vous a mis sur la voie de ce qui vous sépare de Green, dans la même insatisfaction de ce qui est : l’exacte distance entre le surréel, qui vous divertit, et le surnaturel, qui le hante.
Enfin, comme on pouvait l’attendre d’un virtuose du coup de théâtre, mais avec plus de charme que jamais – encore la grâce d’état académique ! –, vous avez aplani à merveille le malentendu entre Green et notre Compagnie en soumettant ces vétilles à Molière, retrouvé en rêve du côté de Pézenas, et du côté du cœur, donc de la raison... Rien que pour cela, vous mériteriez une douzaine de rappels !
« Rien ne manque à sa gloire, il manquait à la nôtre. »
Ce vers d’un de nos confrères, Saurin, au dos d’un buste de l’Institut : c’était tout ce qui, jusqu’ici, rappelait l’absence de Molière parmi nous. Cette page est tournée, puisque, grâce à vous, c’est comme si la voix de notre grand manquant avait enfin résonné sous la Coupole !
Votre venue efface d’autres oublis, chez les géants de la scène. Beaumarchais nous a fait faux bond, trop occupé à mettre du théâtre dans sa vie tumultueuse. Sacha Guitry fait partie de nos regrets, même s’il a prétendu ne pas en éprouver « lui-même », et préférer – je conseille la formule aux battus de nos élections – qu’on lui demande pourquoi il n’était pas des nôtres, plutôt que pourquoi il en serait. S’il n’était mort trop jeune, Giraudoux aurait ajouté sa grâce à celle de nos nombreux normaliens ; et comme il nous eût aidés à défendre la modernité des langues anciennes !
Audiberti en aurait remontré aux partisans de l’exubérance verbale, lui dont le vocabulaire (on l’a calculé) dépassait celui de Hugo en personne. Quant à Anouilh, ce n’est pas faute de l’avoir supplié ! Il ne voulait pas, il ne voulait pas. Qu’aurait-il fallu ? Le faire chercher par deux gendarmes ? Quelle scène de Conservatoire il eût tirée de leur visite, lui qui savait si bien prêter ses acides vérités à des paires de lampistes ou de sentinelles !
Mais voyons plutôt nos titres de gloire. Après Corneille et Racine – Corneille et Racine ! –, nous avons eu Marivaux, morbleu ! J’ai dit que la critique ne gagnait pas à moraliser : sauf si elle le fait à la façon de l’archevêque de Sens accueillant Marivaux, à cette même place, en 1743. Voyez quelles précautions exquises il y met :
« Je ne vous ai pas lu, vu mon état, s’excuse le prélat ; mais on me dit que vous décrivez les passions et les plaisirs de façon trop engageante, que vos métaphores hardies sont hasardées avec un peu trop de confiance, et qu’à force d’être naturelles, les couleurs dont vous peignez l’amour licencieux risquent de devenir séduisantes. » Du risque de se montrer trop charmant ! Époque bénie où même les reproches des pudibonds étaient tournés en marivaudages !
Aux grincheux, je vous suggère d’opposer nos choix d’hommes de spectacles, depuis deux siècles : Musset, Hugo, Sardou, Halévy, Rostand (que reçut le vicomte de Vogüé, successeur du critique Nisard), de Flers, Mauriac, Claudel, Montherlant, Cocteau, Pagnol, Ionesco, René Clair, Achard, Roussin, Alain Decaux, votre parrain Félicien Marceau...
Ah, et puis assez de palmarès ! Inspirons-nous plutôt pour finir, du moment de théâtre le plus prodigieux : celui des saluts, quand les morts se relèvent et courent vers la rampe à notre rencontre, inondés de sueur et de joie d’avoir atteint sans encombre le terme de leur rôle. Si seulement nos disparus, à la ville, avaient la même politesse ! Imaginez tous les grands devanciers dont je viens de faire l’appel descendant à l’instant l’échelle de meunier qui mène à nos loges, là-haut, et vous entourant, dans leur costume d’époque, pour fêter votre, notre, passion commune !.
Se joindraient à eux certains fervents de théâtre qui nous manquent tant ce soir : nos confrères Henri Gouhier et Jean-Jacques Gautier, François-Régis Bastide, Jean-Louis Bory, Gilles Sandier, Georges Lerminier, Moussa Abadi, tous compagnons de « générale » pendant des milliers de soirs, et que vous avez si fort réjouis.
Retournez-vous : la toile peinte « représentant une Coupole », comme on lit dans les brochures, ne dirait-on pas qu’elle tremble au bout de ses fils, dans des odeurs de sciure et de fond de teint ? Beauté sublime du miracle théâtral : quelques planches, du rouge aux joues, un texte qui vole vers les cintres, et voilà notre condition humaine faite spectacle, voilà l’univers et les siècles convoqués dans leur beau désordre ! Imitons l’imagination des comédiens — ces fous ! — qui arrivent à pleurer sur Rome, ou sur une cerisaie qu’on abat, alors que ne s’offrent à leur regard vers la coulisse qu’un bric-à-brac de garde-meubles, ou un pompier cachant sa cigarette !
Écoutez la rumeur des tirades montées du fond des âges et des continents, ces morceaux de vie plus vrais que la vie, et qui font partie intimement de chacune des nôtres ! Voici Ariane ma sœur, de quel amour blessée... Vénus tout entière à sa proie attachée... Tout m’afflige et me nuit et conspire à me nuire ! ... Qui te l’a dit ?... C’est toi qui l’as nommé !... Et le petit chat qui est mort ! Et le mariage qui, Agnès, n’est pas un badinage ! Mes gages ! Sans dot ! Ma cassette ! Molière a du génie et Christian était beau !... Nous avons bu de l’eau anglaise !
Chacun de nous enchaînerait selon son cœur. Nous resterions ensemble jusqu’à l’aube, comme au temps des fêtes antiques. Le solstice de juin est dans une semaine. Songe d’une nuit d’été...
Envoi
(C’est un « envoi ».)
Terribles gens de scène !Vous invitez l’auteur, et la troupe s’amène.Vous évoquez son œuvre, et c’est le répertoireTout entier qui revient, ses amours, ses histoires.Déjà les oubliés contestent nos annonces :« Et le duel à l’épée, qui l’a réglé ? », semonceUn maître d’armes. « Et l’ouvreuse ? », aboie un quidam.« Pas d’program’ dans la salle ! Demandez le programme ! »Vus de ce promenoir, d’autres visions étonnent.Au jardin, rencogné à l’ombre des colonnes,Michel Simon bougonne, et sa guenon s’indigneÀ l’idée que son texte excède neuf cents lignes.Sur ma gauche, à la cour, Louis Jouvet ironise,En pourpoint de Dom Juan, ou en flic dans la mouise.La pommette en carton, il dit d’un air ronchon :« J’ai tourné avec lui, mauvais comme un cochon !Comme auteur, c’est meilleur, il a suivi mes cours,Le style, petit père, et très peu de discours !Mais que va-t-il donc faire, en cette Académie,Bien que Rostand y fût, à trente ans et demie,Reçu par qui, déjà ? Vous avez dit : Nisard ?Comm’ c’est étrange ! »... Eh oui, je l’ai fait sans trembler :Un pari, cher René, et pour vous ressembler !Mieux : quand battait le tambour, fier conquistador,J’ai vu un Consul vous lancer, conquis : « J’t’adore ! »Et Peuvrel Honorine, au bas de l’escalier,Essuyer une larme avec son tablier...Monsieur,Arrêtez, je vous prie, de compter sur vos doigtsSi le nombre de pieds y est comme il se doit.Vous n’avez pas rêvé : je vous parlais en vers.J’aurais pu aussi bien, malgré nos habits verts,Vous régaler d’un air, troussé à la façonde Beaumarchais, où tout finit par de-es chan-an-sons.J’aurais pu fredonner du Trenet, du Lulli« Papa dit qu’il a vu ça, lui... »Mais quand on veut fêter un poète classique,Pourquoi se refuser à la noble métriqueOù nous avons baigné, de Racine à Rostand ?Parler l’alexandrin, il n’en sera plus tempsQuand on l’aura réduit à une antiquité.(Si nous n’empêchons pas pareille iniquité.)Le siècle n’est pas, après tout, si lointainOù de Gaulle écolier discourait en latin.« Conclure en vers, un jour pareil, est-ce bien sage ? »,M’avait dit un ancien, féru de nos usages.Et moi de parier : « Vous verrez, ça se f’ra,Notre élu l’a bien fait, sur l’air des sassafras ! »Tel est le privilège acquis aux Immortels :Jouer avec le rite, en respectant l’autel.Tout se tient, vu d’ici : la plume et la disquette,Le sonnet en perruque et le rap’ en casquette.Pourvu que soit sauvé, remède à tous les maux,Le culte du Patron, notre Seigneur-le-Mot !Mettons un comble, voulez-vous ?, à l’Illusion
Que la scène peut tout donner, à profusion.... La Coupole, à l’instant, perdrait ses reflets d’or.Il ferait nuit, et chaud, sous le ciel d’Épidaure,En souvenir du Panama, et de Hong-Kong,La Garde mêlerait maracas, coups de gong,Et cliquetis d’acier. En cet instant gamin,... Le geai gélatineux geindrait dans le jasmin.Hamlet soupirerait : « to be or not to be ».Et vous de le traduire : « être ou non ébaubi »,De peur de célébrer la langue de ShakespeareEn ces lieux et quand, dit-on, le Français expire...Suivant, de Balboa, le plongeon magnifique,Nous nagerions ensemble au bord du Pacifique.Nous voguerions d’une île à l’autre, innocemment,Heureux comme au théâtre, et indéfiniment.Mais au fait,Grâce aux poètes,Dont vous êtes,Tragedia, comoedia,Ce jour-là est venu !René de Obaldia,Soyez le bienvenu !