Réponse au discours de réception de Pierre de Nolhac

Le 18 janvier 1923

Maurice DONNAY

Monsieur,

Lorsque, dès le début de votre remerciement, vous qualifiez d’immérité l’honneur qui vous est échu de parler aujourd’hui d’Émile Boutroux, sans doute vous entendez demeurer dans la tradition qui veut que le récipiendaire soit trop modeste et ma réponse à ce passage de votre discours ne sera qu’une confraternelle protestation. Et moi-même, puisque le plaisir m’est confié d’esquisser votre biographie intellectuelle, je demeurerai aussi dans notre tradition en commençant par vous donner sur vos enfances et vos adolescences quelques précisions qu’il serait bien surprenant que je connusse, si je ne les tenais de vous-même à qui je les ai demandées.

Vous avez vos racines, Monsieur, dans le Plateau Central. La famille de votre père, vers le temps de la Révolution, s’était fixée à Riom, Riom l’intelligente et la procédurière, et la famille de votre mère était d’Ambert où vous êtes né en 1859 ; Ambert, capitale mystique de ce Livradois dont la famille de Pascal est originaire, par un côté. Une tradition veut que votre famille se rattache à celle de Pascal ; mais cette tradition, vous ne l’avez pas vérifiée, vous qui pourtant, au cours de votre carrière, vous êtes livré à tant d’heureuses investigations.

Du côté paternel, par des ancêtres nobles du Velay, par un Jean Géraud, notaire royal à Saint-Privat d’Allier, qui avait acheté vers 1687 le domaine de Nolhac, vous auriez des hérédités monarchiques et religieuses et, du côté maternel, par les bourgeois d’Ambert, un atavisme philosophique et voltairien. Votre grand’mère vous chantait les chansons politiques de Béranger, au grand scandale de votre mère, tendre et pieuse. Elle vous contait les grands hommes de la famille, tous libéraux : un député, élu à la Convention, mais qui n’a pas siégé ; surtout le maire et sous-préfet d’Ambert, le premier sous-préfet de l’Empire, un Pourrat qui a laissé dans vos montagnes le souvenir d’un homme bienfaisant. Toléré par la première Restauration, il fut révoqué par la seconde, pour ne s’être pas montré assez oublieux aux Cent-Jours. Et ces Pourrat d’Ambert ne pouvaient-ils pas encore s’enorgueillir de cette belle Mme Pourrat, la célèbre amie d’André Chénier et des littérateurs de son groupe et chez qui le poète passa à Louveciennes tant d’heures brillantes ?

Votre père vous racontait l’histoire tragique du Père Antoine de Nolhac, de la Compagnie de Jésus. Après la dispersion, il était entré dans le clergé séculier d’Avignon et, devenu curé d’une des paroisses de la Cité papale, il y vivait saintement, faisait beaucoup de bien au petit peuple et était réputé dans le Comtat pour sa charité.

Quand Jourdan Coupe-Têtes gouverna Avignon en 1791, l’abbé de Nolhac fut emprisonné au Palais des Papes avec soixante-dix-huit notables, lesquels furent jetés du haut des murs à l’intérieur de la haute tour de la Glacière, alors sans planchers, et vinrent s’écraser sur le pavé.

Le Père de Nolhac, précipité le dernier, exhorta jusqu’au bout les victimes à bien mourir. Il est considéré en Avignon comme un martyr.

Dans votre enfance, je peux dire, dans notre enfance, au sein des familles, on parlait encore beaucoup de la Révolution. Je me rappelle, lorsque quelqu’un était songeur, taciturne, on lui demandait « s’il pensait à la mort de Louis XVI ». C’était une chose qui se disait, à cette époque. Vous, Monsieur, vous pouviez penser à la mort du P. Antoine de Nolhac. Votre imagination d’enfant vous retraçait les péripéties de l’horrible drame. Alors votre grand’mère vous chantait le Roi d’Yvetôt ou les Souvenirs du Peuple, et tout finissait par des chansons... de Béranger.

M. de Nolhac ayant été amené au Puy par sa carrière administrative, vous avez appris le français chez les frères des Écoles Chrétiennes ; vous en avez gardé le souvenir d’excellents éducateurs et la vieille cité religieuse et pittoresque, ses sanctuaires, sa cathédrale romane, ses pieuses processions, l’Aiguille, la Vierge noire, ont mis en vous des impressions ineffaçables.

Dans l’hiver de 1871, votre père fut nommé inspecteur de l’enregistrement à Rodez ; c’est au lycée de cette ville que vous avez continué vos études et, à dix-sept ans, vous passiez votre baccalauréat devant le jury de la Faculté de Toulouse qui, en ces temps lointains, se transportait pour ces examens dans le département sauvage de l’Aveyron.

Au printemps dernier, à l’occasion de votre élection à l’Académie, un ancien élève du lycée de Rodez vous a adressé un sonnet libertin, je veux dire où les rimes du second quatrain n’ont pas le même son que celles du premier. Donc dans ce sonnet libertin mais qui peut être mis entre toutes les mains, votre condisciple se souvient de vous comme d’un enfant doux, gracieux et sage... yeux bleus et large front, cheveux blonds et bouclés lèvres au pur dessin, rieuses et plaisantes, quelque malice au coin plus fine que mordante et, dans une lettre qui accompagne le sonnet, votre camarade avoue, qu’il n’a rien reconnu de tout cela « dans un portrait que le Matin a donné de vous ces jours-ci ». Mais il est sûr de sa mémoire. Et il se souvient encore qu’une année, à l’époque des compositions pour les prix, on vous transportait, blessé, en classe, afin d’assurer votre part très légitime aux récompenses. « Gageons, s’écrie-t-il, que les orateurs de votre réception ne sauront rien de ce trait courageux. » Eh ! bien, si... et, parce que je me suis senti personnellement visé, j’ai tenu à le citer ce trait courageux et aussi parce qu’il révèle en vous, dès l’âge le plus tendre, un amour singulier du travail et de ses justes récompenses. Et gageons que parmi les nombreux témoignages de sympathie et d’amitié que vous a valus votre élection, ce souvenir de votre ancien condisciple ne vous a pas été le moins doux et le moins émouvant.

Donc gentil camarade, excellent élève, le contraire, quand on connaît votre personne et votre œuvre, serait bien étonnant. Vous étiez premier en français, en latin, en grec, en allemand et tout cela, plus tard, ne vous a pas nui. Constatons une fois de plus qu’il n’est pas nécessaire d’avoir fait de mauvaises études pour réussir dans la vie.

Au lycée, vous tourniez déjà joliment le vers latin ; mais vous vous essayiez aussi au vers français : odes et ballades, épîtres à Victor Hugo, drames en cinq actes. Influences romantiques ! Les flots de la littérature contemporaine n’étaient pas encore venus battre les bords du plateau central. La province, très province en ce temps-là, était fermée aux nouveautés. Et même à Paris en ces années 1877-1878, je me rappelle, le recueil de morceaux de poésie qu’un de nos professeurs, le charmant Gustave Merlet, avait choisis pour les classes supérieures, ce recueil allait de Malherbe à Laprade et, là, s’arrêtait net.

Mais, votre baccalauréat obtenu, vous partiez pour le noir Clermont où vous alliez préparer votre licence. Vous faisiez la connaissance de Frédéric Plessis, le poète de la Lampe d’Argile à qui sont dédiées les belles strophes : « À un ami », qui terminent les Noces Corinthiennes. Frédéric Plessis, de dix ans plus âgé que vous, déjà docteur en Droit, mais qui voulait être professeur de Faculté, préparait également sa licence à Clermont. La différence d’âge n’empêcha pas l’amitié fraternelle et la poésie vous unit de son lien subtil. Quand vous lui avez lu vos essais poétiques, vos épîtres à Victor Hugo, votre ami a dû vous dire : « On ne fait plus les vers comme ça ! » et il vous a initié à la doctrine parnassienne. Le grand maître était Leconte de Lisle qui voulait « que l’art et la science, longtemps séparés par des efforts divergents de l’intelligence tendissent désormais à s’unir étroitement, sinon à se confondre ». Théorie de l’impassibilité, de l’impersonnalité, (mais une personne digne de ce nom peut-elle, ne pas être personnelle ?) Théorie aussi de l’art pour l’art et de la forme impeccable. Écoles, écoles, théories, théories ! Le classicisme avait duré près de deux siècles, le romantisme un peu plus d’un demi-siècle... le parnassisme devait durer un peu moins d’un quart de siècle, le symbolisme deux lustres. Et, à chaque fois, un jeune homme mieux à la page avait dit à un débutant : « On ne fait plus les vers comme ça ! » Comment donc faire les vers, en dehors de la mode et des écoles ? Il semble qu’avec des yeux bien ouverts sur le monde et aptes à distinguer les nuances des nuances, une oreille intérieure attentive aux musiques de l’âme, une sensibilité profonde et des dons innés, n’importe qui pourra toujours s’en tirer. Quoi qu’il en soit, c’est sous cette forme parnassienne à laquelle vous êtes toujours resté fidèle que vous avez décrit les paysages de votre Auvergne. Et ce serait peut-être ici le lieu de rechercher ce que vous devez à la nature de votre pays et à la race de ses habitants. Depuis Taine, on est dans le train d’apporter une grande attention à ces composantes. Mais quoi ! des plateaux granitiques, des cratères au fond desquels dorment des lacs bleus, des puys battus des vents, des rives fraîches, de tièdes saulées déterminent-ils à ce point l’individu ? En ce qui vous concerne, cette nature tour-à-tour douce et rude vous a déterminé à écrire des poèmes très châtiés et, comme nous allons le voir, à la quitter presque aussitôt.

Et s’il est vrai comme nous le dit M. Camille Jullian, dans son Vercingétorix, qu’en Auvergne, encore de nos jours, les races se conservent cramponnées au sol de granit avec leurs premiers caractères, faut-il voir en vous un métissage du montagnard, du Ligure petit, robuste, brachycéphale et du Celte de la Limagne blond et dolichocéphale ? L’Auvergne, nous dit-on encore, a la pratique du travail, l’attention et la persévérance, le savoir faire ; elle a du génie à force d’industrie. L’Auvergnat laborieux devient admirable par la continuité de l’effort et ceci vous convient admirablement.

Vous avez d’abord été refusé à la licence ; vos maîtres de Clermont s’accordèrent pour déclarer que vous aviez fait beaucoup trop de vers français et pas assez de dissertations latines et que votre avenir universitaire s’annonçait fort mal. J’avoue que c’est avec un certain plaisir et quelque reconnaissance pour la poésie que je constate dans votre carrière ce premier et unique insuccès. D’ailleurs, licencié vous l’êtes devenu depuis ; vous êtes même docteur.

En 1880, à vingt ans, vous venez à Paris et vous suivez les cours de la Sorbonne ; mais tout aussitôt, les cours de l’École des Hautes Études vous séduisent par leur précision, par la façon non scolaire dont ils font étudier l’Antiquité (paléographie, épigraphie, archéologie). Vous vous passionnez pour la prodigieuse critique des textes, telle que l’entendait Édouard Tournier. M. Paul Bourget qui vous avait précédé sur ces bancs austères avait, lui aussi, colligé des textes, apporté des variantes aux éditions d’Euripide et de Plutarque, et votre bon maître s’écriait : « M. Paul Bourget, il promettait un philologue... il n’a voulu être qu’un littérateur ! » Cet accent de mépris vous troublait ; malgré cet exemple abominable, vous vouliez devenir un philologue, tout en restant un poète. Cette dualité vous serait-elle permise ? Mais vous avez toujours su très bien distribuer votre temps. Alors, étudiant parisien, pendant les trois années qui précèdent votre envoi à l’École de Rome, vous faites de vos études deux parts : l’une pour les manuscrits grecs et latins, l’autre pour Ronsard et du Bellay, auxquels vous annexiez hardiment le Parnasse. Après de longues journées passées à la Nationale, à la Mazarine, à l’Arsenal, dans le monde des livres, le soir vous alliez dans le monde des Lettres ; on vous voyait chez Leconte de Lisle, chez Hérédia, et aussi chez Alphonse Daudet, cet incomparable charmeur dont l’accueil aux débutants faisait voir moins de protection que de tendresse.

En ces temps-là, vous aviez déjà fait à la Nationale votre première belle trouvaille : les lettres de Joachim du Bellay. Ce n’était pas mal pour un commençant ! Et, tout rempli de joie, d’ambition et d’espoir, vous rêviez d’écrire une belle Histoire de l’Humanisme en France. Humanisme (les Allemands disent humanismus), ce mot ne figure pas dans le dictionnaire de l’Académie. Sans nul doute, il figurera dans la prochaine édition ; mais serons-nous encore là ?

Vos débuts dans les Lettres furent un essai paru en 1882 dans la Nouvelle Revue, sous ce titre le Dernier amour de Ronsard ; et l’on aime que votre premier amour poétique et littéraire ait été pour l’objet du dernier amour de l’immortel Vendômois. Cette Hélène de Surgères, notre Laure française, son nom si harmonieux manque pourtant aux dictionnaires bibliographiques (ah ! que les dictionnaires sont incomplets !) Cela déplaît à votre âme de jeune Renaissant, et vous voulez la mettre dans une tendre lumière. C’était une habitude courtoise, à la cour des Valois, que chaque gentilhomme, soit comme amoureux, soit comme serviteur, fût attaché à une dame ou à une demoiselle. Catherine de Médicis invite Ronsard à célébrer une de ses filles d’honneur, Mlle de Surgères. Admirable matière à mettre en vers français ! Alors « le père et prince des poètes » entreprend de chanter la vertu et la beauté de la jeune fille et ce sont les Sonnets à Hélène parmi lesquels cette pièce d’anthologie, ce joyau de la Renaissance et de tous les temps :

Quand vous serez bien vieille, au soir à la chandelle,
Assise auprès du feu, dévidant et filant,
Direz, chantant mes vers et vous émerveillant,
Ronsard me célébrait, alors que j’étais belle.

Et vous les évoquez, lui si glorieux, elle si pure, accoudés l’un près de l’autre aux hautes fenêtres du Louvre neuf, et rêvant de campagne et de vie solitaire,

Regardant vers Montmartre et les champs d’alentour.

Un jour, enfin, touchée par tant de fidélité, de tendresse, de dévouement, de respect et de beaux vers, Hélène fait cet aveu à son vieil amoureux :

Je vous aime, Ronsard, par seule destinée,µ
Le ciel à vous aimer force ma volonté.

Son vieil amoureux, c’est vous qui le dites ; il avait à peine cinquante ans et comme on voit bien que vous-même n’en aviez que vingt-deux, lorsque vous racontiez cette touchante aventure.

À l’automne de 1882, vous partiez pour Rome, comme membre de l’École française d’archéologie et d’histoire. M. Renan que vous étiez allé voir, avant votre départ, pour lui demander des conseils, vous parla comme seul il pouvait le faire et, la tête penchée, on eût dit sous le poids des pensées et, sur son ventre tournant ses pouces, vous donna ce viatique paternel et charmant :

« Vous allez connaître l’Italie, jeune homme, vous avez vingt-deux ans et vous lisez les manuscrits grecs... voilà bien des raisons d’être heureux !... Trouvez Rome avec votre âme, mon ami, et profitez de ces belles années... il y aura toujours assez de paléographie dans votre existence... Que de bonheur j’ai eu dans la ville des Papes, et au mont Cassini… Je vous recommande surtout dans cette Vaticane où vous travaillerez la noble pensée de Nicolas V qui l’a fondée... Faites un bon livre sur Nicolas V, et envoyez-le moi avec tout ce que vous écrirez. »

Ainsi parla M. Renan. Vous n’avez pas écrit l’histoire de Nicolas V mais, chaque matin, du Palais Farnèse vous vous rendiez à la Vaticane, enveloppé dans la cape romaine, cette cape de laine noire que vous fûtes un des derniers Français à porter. La Vaticane, le lieu de la terre où les manuscrits grecs sont le mieux logés ! À travers vos jolis Souvenirs d’un vieux Romain je vous vois, jeune Pierre de Nolhac, assis à l’une des longues tables recouvertes de drap vert, dans la salle de travail qui s’éclaire d’une seule fenêtre auprès de laquelle les places sont recherchées. Vous avez pour voisins quelque normalien, quelque chartiste, quelque Allemand à lunettes, ou bien quelque moine étudiant les manuscrits syriaques ! Chacun s’absorbe dans sa besogne et le plus rigoureux silence est observé.

Parfois, vous trouviez fermée la porte de la Bibliothèque. Oggi è festa, signor ! À quelque chose malheur est bon : déception, certes, mais sans trop d’amertume. Puisque c’est fête, vous allez chômer le saint du jour dans quelque osteria de la campagne. Les compagnons sont jeunes ; ils ont ce contentement qui accompagne le travail librement choisi et, cette détente qui suit les graves études. D’autres fois, vous préférez monter à Albano pour lire, aux bords du lac, sous les chênes verts quelque poète de France.

Et, le lendemain, vous retourniez à la Vaticane. Vous aviez entrepris la description minutieuse d’un fonds de manuscrits légués au Pape par Fulvio Orsini, bibliothécaire des cardinaux Farnèse. Avec une fiévreuse patience et une attention frémissante, vous examiniez cette collection d’un contemporain de Grégoire XIII et de Sixte-Quint et, entouré de volumes, comparant des écritures, colligeant des textes qui ne vous livraient leur secret que si vous le leur arrachiez mot par mot, prenant des notes, rédigeant des scholies, établissant des fiches, à chaque instant vous faisiez des découvertes émouvantes : un jour, des autographes de Michel Ange, ô bonheur, inconnus de Milanesi ; un autre jour des lettres d’Erasme inédites ; un autre jour encore des manuscrits du cardinal Bembo. Vous étiez bien récompensé de vos peines. Mais il faut tout dire, vous saviez vous y prendre. Vous aviez fait la conquête du préfet de la Bibliothèque, Monsignore Ciccolini. Pour ce jeune Français si laborieux, si heureux dans ses recherches, si délié, doué d’un flair subtil, souple comme un Romain, opiniâtre comme un Auvergnat, enjôleur comme un poète, le bon prélat trouvait avec le règlement des accommodements et forçait la consigne. Pour vous, il faisait ouvrir les armoires secrétissimes et déplacer les lourds incunables qui, depuis tant d’années, semblaient enchaînés à leurs rayons. Comme il devait s’en féliciter lorsqu’au retour d’une de ces expéditions, vous rapportiez le Catulle de Pontano ou bien le Plaute d’Inghirami !

Recherches à la Vaticane, promenades dans Rome, excursions aux bouches du Tibre avec Gaston Boissier pour identifier les sites de l’Énéide, pèlerinages aux endroits qui virent des hommes illustres. Ah ! Monsieur, vous avez eu une jeunesse enviable et répétons avec M. Renan : « Jeune homme, voilà bien des raisons d’être heureux ! » Vous ne cessiez d’être en enthousiasme, en état d’ivresse humaniste.

À la fin de la dernière année de votre mission, votre destin vous réserve une découverte magnifique, et avant de faire vos adieux à la Vaticane, vous avez le bonheur de mettre la main sur trois manuscrits autographes de Pétrarque, et l’un d’eux est le Canzoniere.

« La trouvaille d’un Français obscur, écrivez-vous dans les Souvenirs d’un vieux Romain, allait fixer d’une façon définitive un des grands textes classiques de l’Italie. »

Vous rentrez à Paris : sous les auspices de vos maîtres, Léopold Delisle et Gaston Paris, vous exposez votre découverte à l’Académie des Inscriptions. En Italie, votre ami, le grand poète Carducci, s’y rallie avec éclat. Outre-Rhin, les philologues montrent de la défiance et de la mauvaise humeur. Dès lors, vous vous mettez à rechercher dans les bibliothèques d’Europe, les épaves ignorées de la collection de Pétrarque. Vous en trouvez à Paris, à la Nationale. Vous visitez Londres, Oxford, Munich. Vous refaites avec joie le voyage d’Italie : on vous revoit à Rome, à Padoue, à Cesène, à Venise. Vous visitez toutes les bibliothèques : la Vaticane, la Laurentienne, la Marcienne, l’Ambrosienne. Les beaux noms, les belles épithètes harmonieuses et sonores et qu’on dirait faites pour des déesses ou de hautes et nobles dames, et qui seraient humanistes.

Le résultat de tous ces voyages, de toutes ces recherches, c’est votre premier grand ouvrage, Pétrarque et l’Humanisme, belle thèse de doctorat que vous présentez en 1892 et que vous dédiez à Gaston Paris. Alors que le vulgaire ne voit en Pétrarque que l’immortel soupirant de Laure, la Provençale aux yeux noirs et aux cheveux d’or, vous nous montrez en lui l’initiateur de la Renaissance, le premier homme moderne, le premier homme de lettres, l’amant de la gloire et « du verd laurier », le plus fameux parmi ces humanistes qui, pour citer Brunetière et pourrait-on mieux dire ? retrouvèrent le sens perdu de l’antiquité, étudièrent dans les grands exemples de cette antiquité un modèle d’art, s’appliquèrent à en reproduire les formes et, pour remplir ces formes elles-mêmes, se mirent à observer, d’une manière nouvelle, l’homme et la nature. Mais pour s’abreuver ainsi aux sources grecques et latines, il faut que Pétrarque ait possédé des livres. Alors, vous vous appliquez à établir le catalogue de sa bibliothèque, mais catalogue singulièrement documenté, raisonné, éclairé, illustré, car l’histoire de la bibliothèque de Pétrarque, pour vous, c’est l’histoire de son esprit et, lui-même, ne l’appelait-il pas sa fille et l’unique consolation de ses chagrins ? « Les livres, dit-il dans les Familiares, ont un attrait qui n’est qu’à eux ; d’autres choses ne donnent qu’un plaisir muet et superficiel, les livres seuls délectent jusqu’à la moelle... ils nous parlent, nous conseillent, s’unissent à nous par une familiarité harmonieuse et vivante. » Et, pour nous montrer quels étaient son ardeur et son acharnement au travail, vous traduisez un autre passage des Familiares.

Un jour, un ami très intime s’alarme de le voir surmené par la composition de l’Africa et imagine ce stratagème :

« Il m’aborde à l’improviste, dit Pétrarque, et me prie de lui accorder une faveur pour lui très agréable et pour moi très aisée. Je consens de confiance.

« Donne-moi, dit-il alors, les clefs de ton armoire. »

« Je les donne, très surpris. Il prend aussitôt tous mes livres et tous mes objets pour écrire et les enferme soigneusement. « Je t’impose, dit-il, dix jours de vacances et, de tout ce temps, je te défends de lire ou d’écrire. » J’accepte le jeu. Mais, tandis qu’il me croit simplement mis au repos, moi je me sens comme mutilé. La journée se passe, plus longue qu’une année ennuyeuse ; le lendemain, j’ai mal à la tête ; le troisième jour, je constate un léger mouvement de fièvre. Mon ami l’apprend, revient et me remet les clés. Je fus aussitôt guéri. » Et vous ajoutez : « Ne se reconnaissent-ils pas en Pétrarque tous ceux pour qui l’étude est le plus impérieux des besoins ? » Et nous de vous reconnaître dans ceux qui, pour ce goût fervent de l’étude, peuvent à juste titre se reconnaître en Pétrarque.

Je n’ai pas la prétention de résumer en quelques lignes les deux volumes de Pétrarque et l’Humanisme. Dans l’index alphabétique, il ne figure pas moins de sept cent cinquante-quatre noms ! Artistes, philosophes, orateurs, historiens, prosateurs, poètes, militaires, papes, cardinaux, légats, ducs, rois, empereurs, consuls, tribuns, tout le trecento est là et toute l’antiquité. Et vous savez tout ce qu’on peut savoir sur ces gens-là, ce qu’ils ont fait, ce qu’ils ont écrit. Pour un chartiste, un archéologue, un spécialiste, il paraît que c’est la moindre des choses ; mais un profane est troublé. S’il s’assied à la Table des Matières, il pense : « Comment peut-on digérer tout cela ? »

Vous n’aviez pas écrit la moitié de votre œuvre qu’un de vos admirateurs, M. Pierre de Bouchaud, publiait un livre sur les Travaux de Pierre de Nolhac.

Quand parait votre thèse, vous avez déjà publié une demi-douzaine de volumes et une trentaine de brochures sur l’Antiquité et la Renaissance, imprimés à Paris, à Rome, à Turin, à Toulouse, à Bergame. Vous écrivez en langue italienne en collaboration avec Solerti. Il viaggio in Italia di Enrico III, re di Francia. Sans compter plus de cent articles parus dans diverses Revues. Vous collaborez à Polybilion, à la Gazette des Beaux-Arts, à la Revue de philologie, à la Revue critique, à la Revue des Études grecques, car vous êtes aussi bon helléniste qu’excellent latiniste et nommé en 1887 Maître de Conférences, à cette École des Hautes Études, où quelques années auparavant vous étiez un élève remarquable, vous y donnez des conférences remarquées. Et chacun de vos écrits, court ou long, apporte des documents, des éclaircissements, ou bien des lettres inédites, ou bien des aperçus originaux, enfin quelque contribution à la philologie, à l’histoire, aux arts. Intensité étonnante de travail, prodigieuse mémoire, méthodes sûres, érudition étendue, si l’on ne peut entrer dans le détail, on n’a que ces expressions, hélas ! automatiques, pour juger l’ensemble d’une production aussi considérable. Rien qu’à contempler la liste de vos publications qu’on aurait pu, de même qu’on le fait pour notre séance annuelle des prix de littérature et de vertu, distribuer aujourd’hui aux assistants dont quelques-uns, je ne sais si je me trompe, auraient ainsi appris comme je les ai appris moi-même en vous lisant, certains noms tels que Granvelle, Pirro Ligorio, Alde Manuce, Carlo Sigonio, rien qu’à contempler cette liste, on demeure stupide, au sens classique du mot et l’on est tenté de vous dire avec M. Renan : « Il y aura toujours assez de paléographie dans votre existence ! »

Mais il y a aussi en vous un poète qui rêve, qui veille et, en dehors de ces doctes travaux, vient piquer de temps en temps une belle fleur au corsage sévère de l’érudition. Cette époque de la Renaissance, vous vous plaisez à la condenser en des poèmes parnassiens, d’une ferme plastique. Vous essayez même de nouvelles combinaisons de rimes et vous imitez l’endécasyllabe italien. Mais entre tous les cadres où peut s’insérer un paysage ou une figure, vous avez une prédilection pour le sonnet.

Et, pour te célébrer, comme il sied, ô poète,
J’emprunte le modèle à tes divins sonnets

dites-vous en vous adressant à Joachim du Bellay. Et pour le raccourci historique et la richesse du contenu, vos sonnets ont pu être comparés à ceux de Hérédia.

Souci de l’exactitude historique et influence de l’esprit critique, vous éprouvez le besoin de réhabiliter Lucrèce Borgia.

 

Oh ! n’avoir pas vécu chez Madame Lucrèce,
Dans la docte Ferrare au seuil hospitalier

Elle fut la clémente et bénigne maîtresse
Qui sut goûter le prix du sonnet familier.

Pour vous elle est

Borgia très divine et très chaste qu’illustrent
Les chansons d’Arioste et les vers de Bembo.

Et que nous voici loin des exagérations et des calomnies romantiques : « Messeigneurs, vous êtes tous empoisonnés !... Gennaro, je suis ta mère ! »

Sonnets à Pétrarque, à Érasme, à Ronsard, à Joachim du Bellay, à Hélène, pèlerinages au lac de Nemi, à Assise, aux monts Euganéens, dans chacun de vos volumes on pourrait glisser un de vos poèmes, comme les écoliers rêveurs et sensibles mettent des pensées à sécher entre les feuillets de leurs livres d’études.

Poèmes de France d’Italie, Souvenirs d’un vieux Romain, l’Italie a tout déterminé dans votre vie. Rome a été pour vous la grande initiation. Les Italiens vous ont toujours considéré comme un des leurs. Les liaisons de jeunesse commencées là-bas et renouvelées par tant de voyages vous ont fait connaître leurs meilleurs esprits, un Carducci, un Fogazzaro. Vous les avez vus chez eux, vous avez été leur hôte. Il y a peu d’Universités où vous n’ayez eu des correspondants et vous êtes associé à plusieurs des Académies de la Péninsule. Je crois bien que tous vos livres, même l’Histoire de Versailles sont imprégnés de cette culture italienne et des confrontations qu’elle suggère.

En 1892 vous êtes nommé Conservateur du Musée de Versailles. Depuis longtemps vous habitiez cette ville. C’est là qu’à votre retour de l’École de Rome, vous avez écrit Pétrarque et l’Humanisme et quand, pour la première fois, lors de l’Exposition de 1878, vous vîntes à Paris, jeune provincial de train de plaisir, vous aviez noté sur le carnet où vous consigniez vos impressions : « Ce qu’il y a de plus beau à Paris, c’est Versailles ! » Vous aviez reçu le coup de Versailles ; mais vous ne vous doutiez pas que vous auriez cette beauté à votre discrétion pendant vingt-cinq ans et que vous y feriez en transformations, modifications, rappels du passé, à peu près tout ce que vous voudriez.

C’est que vous avez été un conservateur d’une espèce particulière : le conservateur à innovations et à changements. En acceptant ce poste, à l’âge de trente-deux ans, vous n’entendiez pas prendre une sorte de retraite et vous endormir dans le trantran du fonctionnarisme. À peine entré en fonctions, vous vous inquiétez du grand désordre qui règne dans le Palais ; vous classez les tableaux, vous mettez en valeur les beaux portraits du XVIIe et du XVIIIe siècle, abandonnés pêle-mêle jusque-là dans un affligeant oubli. Vous consultez avec soin les Comptes des Bâtiments et les Archives de la Maison du Roi. Vous écrivez l’Histoire de Versailles, depuis le rendez-vous de chasse de Louis XIII jusqu’au rendez-vous champêtre de Marie-Antoinette. Vous nous faites faire le tour du propriétaire ou, si vous aimez mieux, du conservateur. Vous nous menez dans le parc, dans les parterres, dans les bosquets, dans les grands et les petits appartements. Vous identifiez tous les locaux ; vous tâchez à leur rendre, autant que possible, leur véritable physionomie.

Des personnes dignes de foi et qui eurent cette fortune m’ont dit que visiter Versailles sous votre conduite était un enchantement. Vous avez été le guide de tous les souverains qui, avant la grande guerre, sont venus nous voir : le roi des Belges, le prince Ferdinand de Bulgarie, le roi de Suède « qui arriva au bruit ronflant de son automobile et exécuta de cette façon inédite le tour du Parc » ; la reine Wilhelmine, le tsar Nicolas II et l’Impératrice. Vous avez entendu la reine d’Italie, comme elle entrait dans le petit salon de la reine Marie-Antoinette, murmurer : « Ah si les murs pouvaient parler ! » Grâce à vous, ils ont parlé. Du moins, vous nous avez dépeint la vie, fastueuse ou intime, telle qu’elle devait se dérouler entre ces murs. Vous êtes le conservateur historien, et ce sont vos études sur la Cour de France : la Reine Marie-Antoinette, Marie-Antoinette Dauphine, Louis XV et Marie Leczynska, Louis XV et Mme de Pompadour, car, à la cour du Bien Aimé, à côté des Reines et des Dauphines, ne faut-il pas s’occuper « des personnes que la volonté de Louis XV liait irrégulièrement mais étroitement à la famille royale ? » La périphrase est ingénieuse ; elle est de vous. Certes votre considération va à la fille du roi de Pologne, à l’épouse délaissée et qui pourrait s’écrier comme cette bonne Mme Jourdain : « Je suis la femme la plus trompée du monde ! » Mais vous avez de l’inclination vers la délicieuse marquise. Puisqu’il était dans son destin d’avoir des maîtresses, vous pensez que le Roi pouvait plus mal tomber, et c’était aussi l’avis de la Reine pour qui la favorite avait des égards et des prévenances, chose que les femmes légitimes savent parfois apprécier. Et puis elle était tellement artiste, elle avait tant de goût ! Vous lui êtes reconnaissant de vous avoir laissé, portraits, meubles, bibelots, tant de merveilles à conserver.

S’il s’agit de Marie-Antoinette, vous vous proposez de parler sans passion et sans illusions des années qui ont préparé la Révolution.

Sans passion, c’est l’École parnassienne ; et sans illusions, c’est l’École des Hautes Études. « Quoique je passe ma vie ici à voir des choses extraordinaires, écrivait le comte de Mercy à M. de Kaunitz, je ne puis souvent me les représenter que comme des rêves. » Et, de fait, on croit rêver, quand on est au courant des intrigues que mènent à la Cour la politique, la religion, la diplomatie, la cupidité, l’ambition, la vanité, le caprice et l’amour. Vous en débrouillez l’écheveau avec un soin qui n’exclut pas le mouvement, dans un style clair et élégant qui, sans pastiche, a un air de ce XVIIIe siècle où vous nous transportez. Vous entourant toujours de documents, de références, de témoignages, de lettres, de mémoires, vous tracez- de Marie-Antoinette une figure qui, pour neuve qu’elle a paru, n’a pas été contredite. Et lorsque l’historien a terminé son livre, le poète peut écrire :

Mon cœur n’a pas été troublé
De complaisance ni de haine ;
Fille des empereurs, ô Reine,
De toi j’ai librement parlé.

 

Vous avez été aussi le conservateur lanceur. Oui, vous avez lancé Versailles, vous l’avez mis à la mode. Influence ou coïncidence ? Versailles, délaissé depuis bien des années, sous votre règne se réveille et s’anime. Il inspire les plus délicats de nos poètes qui le parent de leur nostalgie. Les peintres répandent sur mille toiles sa splendeur et sa grâce, surtout sa mélancolie lorsqu’à l’automne, dans le grand parc, les statues qui le peuplent voient s’étendre à leurs pieds un tapis de feuilles mortes et que, dans le crépuscule, des couples errants comme des ombres heureuses, effeuillent des serments sur l’eau mystérieuse des bassins. Comme Venise, la Cité marine, Versailles, la « Cité des Eaux » prend sa place parmi les lieux de dilection, les villes élues où les amants de la Beauté viennent chercher des frissons esthétiques et, l’oubli du siècle dans l’évocation du passé.

Puis ce furent les heures tragiques :

Ce beau jardin, paré de tant de grâces vaines,
Brusquement en un jour fut désert et, depuis,
Notre oreille anxieuse écouta dans les nuits
L’approche du canon sur les routes lointaines.

La science avait fait de tels progrès, les hommes étaient arrivés à un tel point de civilisation que, maintenant, des machines formidables volaient dans les airs et laissaient tomber des engins d’une puissance de destruction infernale. Alors, dans le vieux parc solitaire et glacé, il fallut protéger les amours, les nymphes, les déesses qui disparurent sous des sacs de terre et des fascines. Vous faisiez de la bonne propagande en allant professer à l’Université de Rome un cours qu’on vous avait demandé. Puis le jour vint que dans la Galerie des Glaces où, près d’un demi-siècle auparavant, un roi de Prusse avait été couronné empereur d’Allemagne, vous introduisîtes les plénipotentiaires allemands venus pour signer la Paix de Versailles. Vous étiez très ému ce jour-là. Mais depuis, vous avez dû plus d’une fois vous rappeler ce soir, à Rome, pendant la guerre, où votre ami Giacomo Boni vous racontait comment on venait de retrouver, encastrée dans les murs d’une construction médiévale, une statue attique désormais connue sous le nom de Victoire du Palatin. Giacomo Boni voyait dans la découverte de cette Nikè, chef-d’œuvre de l’art grec, le présage de la défaite de la culture allemande et le symbole de la liberté du monde. Symbole en effet : la statue n’avait pas de tête ; c’était une Victoire mutilée !

Puis, comme si vous aviez épuisé Versailles, vous acceptez d’être nommé Directeur du Musée Jacquemart André. À Rome le Palais Farnèse, à Versailles le Château, à Paris un bel hôtel boulevard Haussmann, on peut dire que vous avez été toujours des mieux logés.

C’est dans ce décor agréable que vous avez achevé votre deuxième grand ouvrage sur l’humanisme qui fut accueilli avec reconnaissance et joie par les érudits ronsardisants auxquels il est destiné. Et il faut admirer la continuation dans vos idées. Jeune étudiant, vous rêvez d’écrire une Histoire de l’Humanisme en France. Votre thèse parue en 1892 en est l’introduction, et votre livre sur Ronsard et l’Humanisme, paru en 1921, trente ans après, peut en être considéré comme le premier chapitre. Ainsi, pendant votre long séjour à Versailles et dans le même temps que vous étudiiez la peinture de Nattier, de Fragonard, d’Hubert Robert, vous prépariez une suite à votre Pétrarque, et la Renaissance étant l’œuvre du génie italien, l’humanisme étant venu d’Italie en France après les guerres de Charles VIII, de Louis XII et de François Ier, vous nous montrez la révolution osée et réussie par les poètes de la Brigade et vous nous montrez dans leur chef le grand premier poète moderne. Vous interrogez dans la préface : « Qui se contente aujourd’hui pour notre Ronsard de la timide réhabilitation de Sainte-Beuve ? » Réponse : personne. Mais attention : Sainte-Beuve fut le premier à mettre Ronsard en sa place et c’est bien quelque chose. Aujourd’hui, en effet, il ne s’agit plus de réhabilitation, mais d’admiration, de curiosité passionnée ; il s’agit d’un véritable culte. Votre livre apporte de nouveaux aliments au feu qui brûle pour Ronsard. « Nous voulons, dites-vous, nous, c’est-à-dire les ronsardisants, mesurer l’ensemble du monument et examiner les détails. » Mais une si copieuse exégèse est-elle absolument nécessaire pour bien comprendre et admirer le poète ? Faut-il se munir d’un si volumineux trousseau de clés pour pénétrer dans les divers compartiments de son œuvre ? Ne craint-on pas d’étouffer l’arbre sous le lierre ?

Ronsard ne se raconte-t-il pas lui-même, car il fut un grand individualiste et, en ce sens, bien moderne. Un sonnet heureux n’envoie-t-il pas promener, comme dit Platon, toute la documentation ? έά Χαίρείν, c’est M. Boutroux qui le traduit ainsi.

Pendant que je parcourais votre livre, les vers qui sont dans toutes les mémoires chantaient dans la mienne : O fontaine Bellerie ; Mignonne, allons voir si la rose ; Avant le temps, tes tempes fleuriront, et encore :

Escoute, bûcheron, arreste un peu le bras.

Mais, vous prenez soin de le dire, votre livre s’adresse aux spécialistes ronsardisants et votre érudition est hors de cause. Six-cent trente-cinq noms à l’Index alphabétique ! Que voulez-vous, Monsieur, cela continue de m’émouvoir.

Ce livre sur l’humanisme qui nous démontre quel fut, chez ceux de la Pléïade, l’engouement pour le grec et le latin, arrive à une heure où, dans l’enseignement, les humanités sont fort discutées. Mais si les adversaires du grec et du latin sont nombreux et décidés, la culture classique compte, parmi les meilleurs esprits, des partisans convaincus. Dans une belle étude qu’il a consacrée à Henri Poincaré, Émile Boutroux est d’avis que « les études classiques réalisent le plus profondément l’idée d’une culture saine et profonde de l’intelligence et du goût » et il rappelle qu’un grand mathématicien, Hermite, aimait à dire que le thème latin était l’introduction la plus directe et la plus efficace à l’étude des mathématiques.

Pour être un homme moderne, comme au temps de Ronsard, il faut encore faire ses humanités ; mais ce n’est pas tout, et dans bien d’autres domaines, nous ne saurions nous en tenir au monde connu des anciens et, pour former un homme complet, on doit encore s’efforcer dans l’éducation, de réunir les études littéraires et les études scientifiques. Ce n’est pas tout : aux langues mortes et aux langues romanes qui en découlent, il convient d’ajouter l’étude d’autres langues, de l’allemande par exemple où se sont élaborées, tout de même, de belles manifestations de l’esprit humain ; de l’anglaise aussi, puisqu’il y a une littérature, une philosophie, une histoire… et une politique anglaises et, puisque de l’autre côté de l’Océan, dans ce qu’on a appelé pendant longtemps le Nouveau Monde, il s’est formé un monde nouveau qu’il s’agit de découvrir, de comprendre, de pénétrer, quatre siècles après l’expédition de Christophe Colomb. C’est bien des choses que tout cela ; il faut s’y prendre de bonne heure et même ne jamais cesser. Bien rares sont les êtres doués, privilégiés qui réunissent en eux les conditions cardinales de l’homme moderne complet. Émile Boutroux était un de ces hommes aux connaissances nombreuses, diverses et profondes ; professeur et maître, il continuait d’être un étudiant. Pendant la guerre, à soixante-dix ans, il s’était astreint à apprendre vingt-cinq mots d’anglais par jour, discipline que plus d’un de nos hommes politiques aurait pu s’imposer. Émile Boutroux, il suffisait de voir sa maigreur, sa pâleur, ses cheveux insoumis pour comprendre combien son esprit devait être dégagé de la matière et quelle part stricte le philosophe devait abandonner aux contingences, du moins à celles de la vie courante, petites et médiocres. Chez lui le corps semblait être le prétexte de l’âme, et comme une épreuve biologique, une prison physico-chimique dans laquelle l’âme ferait un stage. Il disait qu’un système philosophique était une pensée vivante et, philosophe, il ne vivait qu’en pensée. Sa vie que vous nous avez retracée avec le grand respect qu’elle mérite, ressemblait à son enseignement, à ses ouvrages, à ses conclusions car, s’il excellait à repenser les systèmes philosophiques et à les faire comme siens dans le moment qu’il les exposait à ses auditeurs ou à ses lecteurs, il avait sa pensée à lui qui était que toutes les diverses parties de la nature humaine n’ont pas la même dignité, que les êtres du monde donné ne sont pas dans une dépendance absolue de leur propre nature et il concluait à la liberté, liberté dont il faut user pour faire plier les facultés inférieures devant les facultés supérieures, faire prévaloir la raison sur l’impulsion aveugle, la justice sur la force, la bonté sur la méchanceté, tout cela qui dans l’homme est proprement humain et le rend supérieur aux autres êtres.

C’était un philosophe qui croyait à la philosophie, celle-ci devant développer chez l’homme la faculté et le goût de se connaître soi-même, de peser, juger, raisonner et comparer ses actions. En général, les philosophes ont été des gens intelligents et vertueux ; et la suprême intelligence n’est-elle pas l’amour, et la vertu suprême la bonté ? C’est pourquoi, bien qu’il connût la doctrine de certains philosophes allemands, Emile Boutroux croyait à la victoire finale du bien sur le mal dans le monde et même en Allemagne. Aussi, quand la guerre éclata, ce fut dans son cœur et son intelligence un drame poignant. Vous nous disiez tout à l’heure : « Ce que furent pour lui l’agression, le martyre du peuple belge, l’invasion dans le massacre et l’incendie, seuls le savent ceux qui vivaient auprès de lui. » Je ne vivais pas auprès de lui ; mais je l’ai vu dans un moment pathétique. C’était à l’une de nos séances du jeudi, dans les derniers jours du mois d’août 1914. La vague allemande déferlait sur Paris, dans un raz de barbarie qu’on ne croyait plus possible. J’ai vu M. Boutroux encore plus pâle qu’à l’ordinaire et dont tous les traits exprimaient une douleur indescriptible. Il se renseignait, il interrogeait. D’abord, il ne voulait pas croire à tant d’horreur et d’abjection. Mais quand il fallut bien croire, le philosophe rechercha les causes et les principes de la férocité des chefs militaires et de l’impudence des « esistnichtwahrdas ». Il se mit à repenser, comme il savait le faire, la pensée allemande ; il la mit à nu, dans une puissante lumière, cette pensée d’hégémonie, d’égoïsme et d’orgueil et, dès 1916, comme vous le rappeliez tout à l’heure, mais il y a des choses qu’on ne saurait trop répéter, ses conclusions, en ce qui concerne l’Allemagne, étaient prophétiques. Mais il ne pouvait pas tout prévoir et, s’il connaissait à fond l’allemand, il ne possédait pas aussi bien l’anglais : il apprenait vingt-cinq mots par jour. Hélas ! Monsieur, nous traversons des temps ingrats, difficiles. Mais croyons, avec Émile Boutroux, à la prédominance de l’élément supérieur sur l’élément inférieur. Disons avec lui : « Que deviendrait la vie humaine, si l’on en retranchait la tradition, la variété, la liberté, la poésie, la fidélité, la justice ? » Et ajoutons avec lui : « Ces biens suprêmes, il nous faut les conquérir chaque jour si nous voulons les posséder. »