Réception de Mme Simone Veil
C’est une joie, Madame, et un honneur de vous accueillir dans cette vieille maison où vous allez occuper le treizième fauteuil qui fut celui de Racine.
De Racine, Madame ! De Racine !
Ce qui flotte ce soir autour de nous, ce sont les plaintes de Bérénice :
Je n’écoute plus rien ; et, pour jamais, adieu…
Pour jamais ! Ah ! Seigneur, songez-vous en vous-même
Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ?
Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?
Que le jour recommence et que le jour finisse
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice…
ou l’immortel dialogue entre Phèdre et sa nourrice Œnone :
Œnone
Quel fruit recevront-ils de leurs vaines amours ?
Ils ne se verront plus.
Phèdre
Ils s’aimeront toujours.
Avec La Fontaine, qui fut son contemporain, avec Ronsard, avec Hugo, avec Nerval, avec Baudelaire et Verlaine, avec Péguy, avec Apollinaire et Aragon, Racine est l’un de nos plus grands poètes. Et peut-être le plus grand de tous dès qu’il s’agit de la passion – et surtout de la passion malheureuse. Je suis chargé ici de vous expliquer en trois-quarts d’heure, Madame, pourquoi nous sommes heureux et fiers de vous voir lui succéder.
Je ne voudrais pas que le vertige vous prît ni que la tâche vous parût trop lourde. Vous succédez à Racine, c’est une affaire entendue. Vous succédez aussi à Méziriac, à Valincour, à La Faye, à l’abbé de Voisenon, à Dureau de La Malle, à Picard, à Arnault, tous titulaires passagers de votre treizième fauteuil et qui n’ont pas laissé un nom éclatant dans l’histoire de la pensée et des lettres françaises. Ils constituent ce que Jules Renard, dans son irrésistible Journal, appelle « le commun des immortels ».
Depuis le cardinal de Richelieu, notre fondateur, l’Académie est faite de ces contrastes. Ce sont eux qui permettent à un autre de nos confrères, Paul Valéry, de nous décocher une de ses flèches les plus acérées : « L’Académie est composée des plus habiles des hommes sans talent et des plus naïfs des hommes de talent. »
Rassurez-vous, Madame. Ou, pour parler comme Racine :
Cessez de vous troubler, vous n’êtes point trahie.
Ce n’est ni pour votre naïveté ni pour votre habileté que nous vous avons élue. C’est pour bien d’autres raisons. Ne croyez pas trop vite que vous êtes tombée dans un piège.
Il est vrai que vous aviez le droit de le craindre. L’exercice rhétorique et traditionnel auquel nous nous livrons aujourd’hui vous et moi peut être redoutable. Quand Molé reçoit Alfred de Vigny, qu’il ne porte pas dans son cœur, il le traite avec tant de rudesse que l’auteur de La Mort du loup en demeura longtemps meurtri. Plus près de nous, Albert de Mun, catholique rigoureux, reçoit Henri de Régnier dont les romans, à l’époque – les temps ont bien changé –, passaient pour sulfureux. Dans sa réponse au remerciement d’Henri de Régnier, Albert de Mun lui lance, ici même : « Je vous ai lu, Monsieur, je vous ai même lu jusqu’au bout. Car je suis capitaine de cuirassiers. » Henri de Régnier encaissa le coup comme Vigny, mais des témoins assurent qu’à la sortie, là-haut, derrière nous, il aurait lâché entre ses dents : « Je le rattraperai au Père Lachaise. »
Vous n’avez pas à redouter aujourd’hui, Madame, des avanies à la Molé ou à l’Albert de Mun. De toutes les figures de notre époque, vous êtes l’une de celles que préfèrent les Français. Les seuls sentiments que vous pouvez inspirer et à eux et à nous sont l’admiration et l’affection. Je voudrais essayer de montrer pourquoi et comment vous incarnez avec plus d’éclat que personne les temps où nous avons vécu, où le Mal s’est déchaîné comme peut-être jamais tout au long de l’histoire et où quelques-uns, comme vous, ont lutté contre lui avec détermination et courage et illustré les principes, qui ne nous sont pas tout à fait étrangers, de liberté, d’égalité et de fraternité.
L’histoire commence comme un conte de fées. Il était une fois, sous le soleil du Midi, à Nice, une famille sereine et unie à qui l’avenir promettait le bonheur et la paix. Le père est architecte, avec des ancêtres en Lorraine. La mère a quelque chose de Greta Garbo. Vous avez deux sœurs, Milou et Denise, et un frère, Jean. Vous êtes la petite dernière de cette famille Jacob qui est juive et très française, patriote et laïque. L’affaire Dreyfus avait à peine ébranlé son insouciance. On racontait chez vous que lorsque l’innocence du capitaine Dreyfus avait été reconnue, votre grand-père avait débouché une bouteille de champagne et déclaré tranquillement : « Les descendants de 89 ne pouvaient pas se tromper. »
Alors que votre mère était plutôt de gauche, votre père était plutôt à droite. Il lisait un quotidien de droite, L’Éclaireur, et elle, L’Œuvre, Marianne ou Le Petit Niçois, de tendance socialiste.
Le plus frappant dans cette famille si républicaine et si française, c’est son caractère foncièrement laïc. Une de vos cousines italiennes, de passage chez vous, avait pris l’initiative de vous entraîner dans une synagogue. Votre père l’avait appris. Il prévint votre cousine qu’en cas de récidive, elle ne serait plus reçue dans votre maison. L’épisode m’a rappelé une formule de mon ami le plus intime. Il se promenait un dimanche dans Paris avec son fils qui est devenu de nos jours un de nos acteurs et de nos créateurs les plus célèbres. Passant devant une église, le petit Édouard manifesta le désir d’y entrer. « Allons ! viens ! lui dit son père qui pensait à autre chose et qui était pressé, c’est fermé le dimanche. » Il y a des catholiques sincères qui sont franchement laïques. Vous étiez juifs et laïques. Vous mangiez une choucroute le jour de Kippour.
Votre père avait quitté Paris pour Nice parce qu’il pensait que la Côte d’Azur allait connaître un développement spectaculaire. Dès le début des années trente, la crise, venue d’Amérique, frappait votre famille comme elle frappait tous les Français et même l’Europe entière. Vous étiez obligés de vous restreindre, mais la vie continuait, toujours aussi gaie et charmante, entre Nice et La Ciotat où votre père avait construit une maison de vacances. Votre mère jouait au tennis avec un jeune homme brillant qui revenait d’un séjour à Berlin : c’était Raymond Aron.
Le 3 septembre 1939, la guerre éclatait. Le 10 mai 40, l’offensive allemande se déclenchait. Le 13 mai, Winston Churchill prononçait à la Chambre des Communes un des discours les plus célèbres de l’histoire. « Je n’ai rien d’autre à offrir que du sang, de la sueur et des larmes. » Le paradis terrestre où vous aviez vécu s’engloutissait dans le passé.
Le 3 octobre 40, le premier statut des Juifs était édicté par Vichy. Votre père, très « ancien combattant », avait peine à admettre que le maréchal Pétain pût être responsable de ces honteuses dispositions. Il se vit pourtant retirer le droit d’exercer son métier. L’existence devenait difficile. Deux ans plus tard, les Alliés débarquaient en Afrique du Nord et l’armée allemande envahissait la zone libre. Nice et le Sud-Est de la France furent occupés par les Italiens qui adoptaient une attitude de tolérance à l’égard des Juifs français. Au point que le Midi constitua pour un bref laps de temps un refuge pour les Juifs. Nice vit ainsi sa population s’accroître, en quelques mois, de près de 30 000 habitants. Mais, une autre année plus tard, les Italiens évacuaient la région. En septembre 1943, avant même les troupes allemandes qui prenaient le relais des troupes italiennes, la Gestapo débarquait à Nice avec Aloïs Brunner, déjà célèbre à Vienne, qui dirigera plus tard le camp de Drancy. Le crime se mettait en place.
Le 29 mars 1944, vous passez à Nice les épreuves du baccalauréat, avancées de trois mois par crainte d’un débarquement allié dans le Sud de la France. Le lendemain, 30 mars, en deux endroits différents, par un effroyable concours de circonstances, votre mère, votre sœur Milou, votre frère Jean et vous-même êtes arrêtés par les Allemands.
Huit jours plus tard, vous arrivez à Drancy où les conditions matérielles et morales sont déjà très dures. Vous ne savez plus rien de votre père ni de votre sœur Denise. Vous êtes très vite séparées de votre frère. Une semaine encore – le calendrier se déroule impitoyablement – et le 13 avril, à cinq heures du matin, en gare de Bobigny, vous montez avec votre mère et votre sœur dans un convoi de wagons à bestiaux en direction de l’Est. Le voyage dure trois jours – du 13 avril à l’aube au 15 avril au soir. Le 15 avril 1944, en pleine nuit, sous les cris des SS, les aboiements des chiens, les projecteurs aveuglants, vous débarquez sur la rampe d’accès du camp d’Auschwitz-Birkenau. Vous entrez en enfer. Vous avez seize ans, de longs cheveux noirs, des yeux verts et vous êtes belle.
Des déportés vous attendent sur la rampe de débarquement. Ils vous crient en français : « Laissez vos bagages dans les wagons, mettez-vous en file, avancez. » Tout à coup, une voix inconnue vous murmure à l’oreille :
- Quel âge as-tu ?
Vous répondez :
- Seize ans.
Un silence. Puis, tout bas et très vite :
- Dis que tu en as dix-huit.
La voix inconnue vous a sauvé la vie. Des enfants et des femmes âgées ou malades sont empilés dans des camions que vous n’avez jamais revus. Votre mère, Milou et vous, vous vous retrouvez toutes les trois dans la bonne file – la « bonne » file ! –, entourées de kapos qui vous prennent vos sacs, vos montres, vos bijoux, vos alliances. Une amie de Nice, arrêtée avec vous, conservait sur elle un petit flacon de Lanvin. Sous les cheminées des crématoires d’où sort une fumée pestilentielle qui obscurcit le ciel, vous vous aspergez, à trois ou quatre, de ce dernier lambeau de civilisation avant la barbarie.
La nuit même de votre arrivée au camp, les kapos vous font mettre en rang et un numéro indélébile vous est tatoué sur le bras. Il remplace l’identité que vous avez perdue, chaque femme étant enregistrée sous son seul numéro avec, pour tout le monde, le prénom de Sarah. Vous êtes le n° 78651. Vous appartenez désormais, avec des millions d’autres, au monde anonyme des déportés. Et, à l’âge où les filles commencent à se détourner de leurs jeux d’enfant pour rêver de robes et de romances au clair de lune, vous êtes l’image même de l’innocence : votre crime est d’être née dans la famille honorable et très digne qui était la vôtre.
Dans l’abîme où vous êtes tombée, dans ce cauchemar devenu réalité, il faut s’obstiner à survivre. Survivre, à Auschwitz, comme à Mauthausen, à Treblinka, à Bergen-Belsen, est une tâche presque impossible. Le monstrueux prend des formes quotidiennes. À l’intérieur de l’industrie du massacre, des barèmes s’établissent : pour obtenir une cuiller, il faut l’organiser, selon le terme consacré, c’est-à-dire l’échanger contre un morceau de pain. Dans ce monde de la terreur et de l’humiliation, fait pour détruire tout sentiment humain et dont le spectre ne cesse de hanter notre temps, la charité vit encore. Vous portez des haillons. Une Polonaise, rescapée du ghetto de Varsovie, vous donne deux robes. Quel bonheur ! Vous en donnez une à une amie qui était architecte et qui parlait français − et aussi misérable que vous.
Car vous vous faites des amies : Ginette, qui a votre âge, Marceline Loridan, plus jeune de dix-huit mois, qui a quatorze ou quinze ans. Vous devez vous défendre de tout : de la faim, de la brutalité, de la violence, des coups – mais aussi de la compassion trompeuse et trop entreprenante.
Une des chefs du camp, une Lagerälteste, était une ancienne prostituée du nom de Stenia, particulièrement dure avec les déportés. Mystère des êtres. Sans rien exiger en échange, Stenia vous sauve deux fois de la mort, votre mère, Milou et vous : une première fois à Birkenau en vous envoyant dans un petit commando, une seconde fois à Bergen-Belsen en vous affectant à la cuisine. À la libération des camps, elle sera pendue par les Anglais.
Nous sommes en janvier 45. L’avance des troupes soviétiques fait que votre groupe est envoyé à Dora, commando de Buchenwald. Le voyage est effroyable : le froid et le manque de nourriture tuent beaucoup d’entre vous. Vous ne restez que deux jours à Dora. On vous expédie à Bergen-Belsen. Votre mère, épuisée, y meurt du typhus le 13 mars. Un mois plus tard, les troupes anglaises entrent à Bergen-Belsen et vous libèrent. Mais cette libération est loin d’être la fin de vos malheurs sans nom.
Les Anglais sont épouvantés du spectacle qu’ils découvrent dans les camps : des monceaux de cadavres empilés les uns sur les autres et que des squelettes vivants précipitent dans des fosses. Vous êtes accablée par la mort de votre mère et par la santé de votre sœur, qui n’a plus que la peau sur les os, qui est rongée de furoncles et qui, à son tour, a attrapé le typhus. Le retour à Paris, en camion d’abord, puis en train, demande longtemps, très longtemps, et il est amer. Plus d’un mois après la libération de Bergen-Belsen, vous arrivez enfin à l’hôtel Lutetia. Vous apprenez alors seulement le sort de votre sœur Denise, dont vous n’aviez aucune nouvelle depuis Drancy. Déportée à Ravensbrück, puis à Mauthausen, elle vient de rentrer en France. Le sort de votre père et de votre frère, vous ne le saurez que bien plus tard : déportés dans les pays Baltes, ils ont disparu à jamais entre Kaunas et Tallin.
Votre famille est détruite. Vous entendez des gens s’étonner : « Tiens ! elles sont revenues ? C’est bien la preuve que ce n’était pas si terrible… » Le désespoir vous prend.
En m’adressant à vous, Madame, en cette circonstance un peu solennelle, je pense avec émotion à tous ceux et à toutes celles qui ont connu l’horreur des camps de concentration et d’extermination. Leur souvenir à tous entre ici avec vous. Beaucoup ont péri comme votre père et votre mère. Ceux qui ont survécu ont éprouvé des souffrances que je me sens à peine le droit d’évoquer. La déportation n’est pas seulement une épreuve physique ; c’est la plus cruelle des épreuves morales. Revivre après être passé par le royaume de l’abjection est presque au-dessus des forces humaines. Vous qui aimiez tant une vie qui aurait dû tout vous donner, vous n’osez plus être heureuse. Pendant plusieurs semaines, vous êtes incapable de coucher dans un lit. Vous dormez par terre. Les relations avec les autres vous sont difficiles. Être touchée et même regardée vous est insupportable. Dès qu’il y a plus de deux ou trois personnes, vous vous cachez derrière les rideaux, dans les embrasures des fenêtres. Au cours d’un dîner, un homme plutôt distingué vous demande si c’est votre numéro de vestiaire que vous avez tatoué sur votre bras.
À plusieurs reprises, dans des bouches modestes ou dans des bouches augustes, j’ai entendu parler de votre caractère. C’était toujours dit avec respect, avec affection, mais avec une certaine conviction : il paraît, Madame, que vous avez un caractère difficile. Difficile ! Je pense bien. On ne sort pas de la Shoah avec le sourire aux lèvres. Avec votre teint de lys, vos longs cheveux, vos yeux verts qui viraient déjà parfois au noir, vous étiez une jeune fille, non seulement très belle, mais très douce et peut-être plutôt rêveuse. Une armée de bourreaux, les crimes du national-socialisme et deux mille cinq cents survivants sur soixante-seize-mille Juifs français déportés vous ont contrainte à vous durcir pour essayer de sauver votre mère et votre sœur, pour ne pas périr vous-même. Permettez-moi de vous le dire avec simplicité : pour quelqu’un qui a traversé vivante le feu de l’enfer et qui a été bien obligée de perdre beaucoup de ses illusions, vous me paraissez très peu cynique, très tendre et même enjouée et très gaie.
Ce qui vous a sauvée du désespoir, c’est le courage, l’intelligence, la force de caractère et d’âme. Et c’est l’amour : il succède à la haine.
Les Veil avaient le même profil que les Jacob. Par bien des côtés, ils évoquaient la famille que vous aviez perdue : des Juifs non religieux, profondément cultivés, ardemment attachés à la France, redevables envers elle de leur intégration. Ils aimaient les arts comme vos parents – et surtout la musique. À l’automne 46, vous épousez Antoine Veil. Il vous donnera trois fils : Jean, Nicolas, le médecin – malheureusement disparu il y a quelques années –, Pierre-François. Vous êtes maintenant mariés depuis près de soixante-cinq ans, vous avez une douzaine de petits-enfants et plusieurs arrière-petits-enfants, et Antoine est toujours attentif auprès de vous. Puisque nous parlons très librement et pour ainsi dire entre nous, laissez-moi vous assurer, Madame, au cas où vous en auriez besoin, que quelqu’un qui, comme Antoine, aime autant la musique et Chateaubriand ne peut pas être tout à fait mauvais.
L’histoire des hommes est tragique et risible : en rentrant des épreuves atroces de la déportation, vous apprenez que vous avez été reçue aux épreuves dérisoires de ce bac passé à seize ans, la veille même de votre arrestation, le 29 mars 1944. Vous avez toujours eu envie de devenir avocate. Après être passée par Sciences-Po, vous annoncez à votre mari, qui va être reçu, de son côté, à l’École nationale d’administration avant de se retrouver inspecteur des Finances, votre intention de vous inscrire au barreau. À votre stupeur, Antoine, qui a des idées bien arrêtées et qui ne nourrit pas une haute estime à l’endroit des avocats, vous répond : « Il n’en est pas question ! » C’est ainsi qu’abandonnant votre vocation d’avocat, vous décidez de passer le concours de la magistrature. Ajoutons aussitôt que votre fils aîné Jean et votre cadet, Pierre-François, sont devenus tous les deux des avocats célèbres. Ils participent l’un et l’autre à la plupart des grandes affaires judiciaires et des grandes causes de notre époque.
Votre parcours dans la magistrature n’est pas de tout repos. Vous êtes une femme, vous êtes juive, vous êtes mariée, vous avez trois enfants. Quelle idée ! Beaucoup tentent par tous les moyens de vous dissuader. « Imaginez, vous dit-on, qu’un jour vous soyez contrainte de conduire un condamné à mort à l’échafaud ! » J’aime votre réponse : « J’assumerais. »
Nommée à la direction de l’administration pénitentiaire, vous avez parfois le sentiment de plonger dans le Moyen Âge : les conditions de détention vous paraissent inacceptables. Vous découvrez la grande misère des prisons de France. Au lieu de permettre une réinsertion des délinquants condamnés, elle les enfonce plutôt dans leur malédiction. Vous comprenez assez vite que le problème des prisons se heurte à deux obstacles : les contraintes budgétaires et, plus sérieux encore, l’état de l’opinion. Les contribuables français ne sont pas prêts à payer des impôts pour améliorer le niveau de vie dans les prisons.
De la situation des Algériens emprisonnés à la lutte contre la délinquance sexuelle et la pédophilie, le plus souvent qualifiée à l’époque d’attouchement et trop rarement poursuivie, les dossiers difficiles ne vous manquent pas. De 1957 à 1964, ce sont sept années harassantes – et qui vous passionnent.
Dans cette période où j’admirais éperdument le général de Gaulle, vous n’êtes pas gaulliste. Vous vous situez plus à gauche. Votre grand homme est Mendès France et vous votez souvent socialiste. Vous vous prononcez surtout avec ardeur en faveur de la construction européenne, et le rejet par les gaullistes, par les communistes, par Mendès France lui-même du projet de Communauté européenne de Défense, la fameuse C.E.D., vous attriste, Antoine et vous. Vous observez avec intérêt le bouillonnement d’idées symbolisé par la création de l’Express, vous vous sentez proche de Raymond Aron, vous nourrissez l’espérance de voir émerger une troisième force entre gaullisme et communisme. Après mai 68 – auquel votre deuxième fils participe assez activement – et le départ du Général en 1969, Georges Pompidou vous nomme au poste prestigieux, mais franchement plus calme après les tumultes de l’administration pénitentiaire, de secrétaire du Conseil supérieur de la magistrature.
Le 2 avril 1974, la mort de Georges Pompidou est un choc pour vous comme pour tous les Français. Des trois concurrents en lice pour lui succéder – Jacques Chaban-Delmas, Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrand –, le père de la « nouvelle société » vous apparaît comme le plus authentique réformateur. Vous vous apprêtez à voter pour lui lorsque soudain sa campagne s’enlise. Une émission de télévision où Chaban apparaît flanqué d’un Malraux éprouvé et à peine compréhensible donne le coup de grâce à ses ambitions. Au second tour, vous êtes tentée de vous abstenir. Contrairement à ce qui a été souvent colporté, après avoir hésité, vous votez pour Giscard.
C’est ici qu’apparaît un nouveau personnage, convivial et chaleureux : Jacques Chirac. Il venait de se rallier à Giscard et de lui apporter le soutien des fameux Quarante-trois venus du mouvement gaulliste. Vous étiez liée avec sa principale conseillère, magistrat comme vous, Marie-France Garaud. Un magazine féminin publie un article sur un éventuel et imaginaire gouvernement de femmes. Sur ce podium virtuel, à la surprise, il faut le dire, de beaucoup, et d’abord de vous-même, vous étiez propulsée au poste de Premier ministre.
Un soir, à un dîner chez des amis, où se fait sentir une certaine ironie à l’égard de l’improbable journalisme féminin et de ses vaticinations, le téléphone sonne. La maîtresse de maison vous fait un signe : c’est pour vous. Au bout du fil, Jacques Chirac qui vient d’être désigné comme Premier ministre par Giscard. Il vous offre d’entrer dans son gouvernement que le président Giscard d’Estaing, en novateur, souhaite aussi large que possible. Vous n’hésitez pas longtemps. Vous devenez ministre de la Santé. Vous êtes la seule femme ministre : Françoise Giroud, avec qui vous entretiendrez des relations qui ne seront pas toujours chaleureuses, est secrétaire d’État à la Condition féminine.
Il y a un homme, dont les idées politiques ne se confondent pas toujours avec les vôtres, avec qui vous allez vous entendre aussitôt : c’est le confident fidèle de Giscard, c’est le ministre de l’Intérieur, c’est le véritable Premier ministre bis de votre gouvernement : Michel Poniatowski. Il a été ministre de la Santé dans le dernier gouvernement Pompidou – qui était dirigé par Pierre Messmer dont vous venez de retracer l’héroïsme, la grandeur, les tourments et l’attachement à cette Légion étrangère qui, le matin de ses obsèques, défilera en silence, dans la cour des Invalides : il avait demandé – quelle leçon ! – qu’aucun discours ne fût prononcé.
C’est Michel Poniatowski qui vous parle le premier d’un problème urgent et grave : l’avortement clandestin. On pouvait imaginer que cette question relevât du ministère de la Justice. Mais le nouveau garde des Sceaux, Jean Lecanuet, pour désireux qu’il fût de traiter cette affaire, n’était pas convaincu de l’urgence du débat. C’est vous que le président de la République et le Premier ministre vont charger de ce dossier écrasant.
Depuis plusieurs années, la situation de l’avortement clandestin en France devenait intenable. L’avortement est toujours un drame. Avec la vieille loi de 1920 qui était encore en vigueur, il devenait une tragédie. Un film de Claude Chabrol s’était inspiré de l’exécution « pour l’exemple », sous le régime de Vichy, de Marie-Louise Giraud, blanchisseuse à Cherbourg. En 1972, une mineure violée avait été poursuivie pour avortement devant le tribunal de Bobigny. À la suite d’une audience célèbre, Gisèle Halimi avait obtenu son acquittement. En même temps, pendant que se déroulaient des histoires plus sordides et plus sinistres les unes que les autres, des trains et des cars entiers partaient régulièrement pour l’Angleterre ou pour les Pays-Bas afin de permettre à des femmes des classes aisées de se faire avorter.
À beaucoup d’hommes et de femmes, de médecins, de responsables politiques, effarés de voir les dégâts entraînés par les avortements sauvages dans les couches populaires, et à vous, cette situation paraissait intolérable. Mais les esprits étaient partagés, souvent avec violence. Chez les hommes, évidemment, plus que chez les femmes. Vous finissez par vous demander si les hommes ne sont pas, en fin de compte, plus hostiles à la contraception qu’à l’avortement. La contraception consacre la liberté des femmes et la maîtrise qu’elles ont de leur corps. Elle dépossède les hommes. L’avortement, en revanche, qui meurtrit les femmes, ne les soustrait pas à l’autorité des hommes. Une des clés de votre action, c’est que vous êtes du côté des femmes. Avec calme, mais avec résolution, vous vous affirmez féministe.
Les difficultés, souvent cruelles, auxquelles vous vous heurtez en 1974 ne se sont pas dissipées trente-cinq ans plus tard. Il y a à peine un an, une affaire dramatique secouait Recife, l’État de Pernambouc, le Brésil et le monde entier. Une fillette de neuf ans, qui mesurait un mètre trente-six et pesait trente-trois kilos, avait été violée par son beau-père depuis l’âge de six ans et attendait des jumeaux. L’avortement, au Brésil, comme dans la plupart des pays d’Amérique latine, est considéré comme un crime. La loi n’autorise que deux exceptions : viol ou danger pour la vie de la mère. Les deux cas s’appliquant, l’avortement avait été pratiqué. Aussitôt l’archevêque de Recife et Olinda, Dom José Cardoso Sobrinho, qui avait succédé à ce poste à Dom Helder Camara, porte-parole de la théologie de la libération, avait frappé d’excommunication les médecins responsables de l’avortement ainsi que la mère de la fillette. Le scandale est venu surtout de la décision de l’archevêque de ne pas étendre l’excommunication au beau-père de l’enfant sous prétexte que le viol est un crime moins grave que l’avortement.
Ce sont des réactions de cet ordre que vous affrontez en 1974. Elles ne viennent pas principalement des autorités religieuses. Les catholiques, les protestants, les juifs étaient très divisés. Les catholiques intégristes vous étaient – et vous restent – farouchement opposés. Certains luthériens étaient hostiles à votre projet alors que la majorité de l’Église réformée y était favorable. Parmi les juifs religieux, quelques-uns vous ont gardé rancune : il y a cinq ans, des rabbins intégristes de New York ont écrit au président de la République polonaise pour contester le choix de l’auteur de la loi française sur l’interruption volontaire de grossesse comme représentant des déportés au 60e anniversaire de la libération d’Auschwitz.
Une minorité de l’opinion s’est déchaînée – et se déchaîne encore – contre vous. L’extrême droite antisémite restait violente et active. Mais d’autres accusations vous touchaient peut-être plus cruellement. « Comment vous, vous disait-on, avec votre passé, avec ce que vous avez connu, pouvez-vous assumer ce rôle ? » Le mot de génocide était parfois prononcé.
L’agitation des esprits était à son comble. À l’époque, la télévision ne retransmettait pas les débats parlementaires. Au moment où s’ouvre, sous la présidence d’Edgar Faure, la discussion du projet à l’Assemblée nationale, une grève éclate à l’O.R.T.F. En dépit à la fois de la coutume et de la grève, des techniciens grévistes s’installent dans les tribunes et diffusent le débat en direct. Ce sont pour vous de grands moments d’émotion et d’épuisement. Beaucoup d’entre nous, aujourd’hui et ici, se souviennent encore de ce spectacle où la grandeur se mêlait à la sauvagerie. Je vous revois, Madame, faisant front contre l’adversité avec ce courage et cette résolution qui sont votre marque propre. Les attaques sont violentes. À certains moments, le découragement s’empare de vous. Mais vous vous reprenez toujours. Vous êtes une espèce d’Antigone qui aurait triomphé de Créon. Votre projet finit par être adopté à l’Assemblée nationale par une majorité plus large que prévu : deux cent quatre-vingt-quatre voix contre cent quatre-vingt-neuf. La totalité des voix de gauche et – c’était une chance pour le gouvernement – une courte majorité des voix de droite.
Restait l’obstacle tant redouté du Sénat, réputé plus conservateur, surtout sur ce genre de questions. Le gouvernement craignait l’obligation d’une seconde lecture à l’Assemblée nationale pour enregistrement définitif. La surprise fut l’adoption du texte par le Sénat avec une relative facilité. C’était une victoire historique. Elle inscrit à jamais votre nom au tableau d’honneur de la lutte, si ardente dans le monde contemporain, pour la dignité de la femme.
Le temps, pour vous, passe à toute allure. Pour moi aussi. Il faut aller vite. Après avoir été du côté de la liberté des hommes et de l’égalité des femmes, vous consacrez votre énergie, votre courage, votre volonté inébranlables à une cause nouvelle : la fraternité entre les peuples. Y compris la réconciliation, après l’horreur, avec l’Allemagne d’hier et de demain, celle de Bach, de Kant, de Goethe, de Hölderlin, de Schumann, d’Henri Heine, de Husserl, de Thomas Mann et celle de l’Union européenne.
Aux élections européennes de juin 1979, la liste que vous entraînez, sur proposition du président Giscard d’Estaing, en compagnie de Jean François Deniau, dont vous me permettrez de prononcer le nom avec affection, remporte une victoire éclatante : elle arrive première, assez loin devant celle du parti socialiste, plus de dix points au-dessus de la liste gaulliste. Vous voilà député à Strasbourg. Et, dès la première séance, à la mi-juillet, avec trois voix de plus que la majorité absolue, vous êtes élue, pour trente mois, à la présidence du Parlement européen.
Citoyenne de l’Europe au niveau le plus élevé, vous nouez des liens avec Helmut Schmidt, avec Margaret Thatcher, avec le roi d’Espagne, avec Ronald Reagan, avec le couple Clinton, avec le roi de Jordanie, avec Abdou Diouf, avec tant d’autres – avec deux hommes d’exception surtout, pour qui vous éprouvez une admiration particulière : Nelson Mandela et Anouar al-Sadate. Après son voyage historique à Jérusalem, vous invitez le dirigeant égyptien à prendre la parole devant le Parlement européen. C’était l’époque où l’hypothèse d’un État palestinien était pratiquement acquise. Elle n’a cessé, hélas, de s’estomper depuis lors.
Vous avez toujours été libre, véhémente et sereine. Vous le restez, tout au long de vos hautes fonctions, et au-delà. Sur plusieurs points, vous marquez votre indépendance : vous éprouvez des réserves à l’égard de l’idéologie des droits de l’homme, vous vous interrogez sur l’absence de prescription des crimes contre l’humanité. L’arrivée au pouvoir de François Mitterrand provoque chez vous des sentiments contrastés : admiration pour le discours présidentiel prononcé en 1984 devant le Bundestag, avec la fameuse formule sur les pacifistes à l’Ouest et les missiles à l’Est ; méfiance à l’égard du projet Mitterrand d’Europe confédérale qui, en 1991, à l’effroi des pays de l’Est, privilégiait outrageusement la Russie aux détriments des États-Unis. Vous ne tardez surtout pas beaucoup à mettre le doigt sur des problèmes qui, aujourd’hui encore, trente ans plus tard, pèsent sur les institutions européennes : les clivages politiques nationaux qui parasitent les débats communautaires ; l’éparpillement des instances européennes entre Bruxelles, Strasbourg et Luxembourg ; la contradiction permanente surtout entre l’aspiration à la communauté et la fidélité aux racines ancestrales – au point que votre conception de l’Europe a fini par évoluer. Vous croyez moins désormais à un édifice européen monolithique qu’à un agrégat de nations.
Le 30 mars 1993, après avoir quitté la scène européenne, vous êtes sur le point de vous envoler pour la Namibie où vous appelle la lutte contre le sida quand un coup de téléphone vous surprend une fois de plus : Édouard Balladur, le tout nouveau Premier ministre de la deuxième cohabitation vous propose de revenir au ministère de la Santé, élargi ce coup-ci aux Affaires Sociales et à la Ville, avec rang de ministre d’État.
Avec la cohabitation, le paysage a changé. Les problèmes que vous allez rencontrer dans ces fonctions nouvelles ou renouvelées sont d’une actualité brûlante : déficit de la Sécurité sociale, quartiers réputés « difficiles », montée de communautés – notamment de la communauté musulmane – trop souvent repliées sur elles-mêmes. Vous faites face jusqu’à l’élection à la présidence de la République de Jacques Chirac, suivie, deux ans plus tard, du retour de la gauche au pouvoir avec la troisième cohabitation. Vous décidez alors de vous inscrire à l’U.D.F. Mais vos relations se révèlent vite difficiles – et c’est plutôt une litote – avec son secrétaire général, François Bayrou. Vous avez une passion pour la politique, mais dès qu’elle devient politicienne, elle cesse de vous intéresser. Vous n’hésitez pas longtemps : vous renoncez à la politique.
La vie, qui a été si dure avec vous, ne cesse, cependant, comme pour s’excuser, de vous offrir des chances qui sont autant d’hommages à votre personne, à votre intégrité et à votre talent. Créé par la Constitution de 1958 pour veiller à son respect, composé de membres de droit qui sont les anciens présidents de la République et de neuf membres nommés – trois par le président de la République, trois autres par le président du Sénat, trois autres encore par le président de l’Assemblée nationale –, le Conseil constitutionnel veille à la légitimité des lois et à la régularité des élections. Vous venez à peine de quitter l’U.D.F. que René Monory, président du Sénat, vous nomme, pour neuf ans, au Conseil constitutionnel.
Vous accomplirez au sein de la haute magistrature des tâches essentielles que le temps m’empêche d’énumérer dans le détail. Disons rapidement que vous y confirmez la loi sur la bio-éthique et que vous y tranchez le débat récurrent de la primauté du droit communautaire sur la législation nationale. À aucun moment, dans ces fonctions éminentes que vous exercez avec une loyauté parfaite, vous n’abandonnez vos convictions. Le rejet par les Français, en 2005, du projet de Constitution européenne vous consterne ; vous n’êtes guère favorable au quinquennat ; l’élection du président de la République au suffrage universel direct ne répond même pas à vos vœux profonds – ce qui ne vous empêche pas, il y a près de trois ans et en dépit de vos réserves sur la dérive présidentialiste de nos institutions, de vous déclarer pour Nicolas Sarkozy ; vous êtes ardemment en faveur de la parité et de la discrimination positive. Dans une longue interview accordée à Pierre Nora pour sa revue Le Débat, vous n’hésitez pas à déplorer l’absence en France d’un véritable dialogue démocratique. Lorsqu’il y a deux ans à peine vous quittez le Conseil constitutionnel, vous avez le sentiment d’avoir été fidèle à la fois à vous-même et aux devoirs de votre charge.
Au terme de ces instants trop brefs et déjà trop longs que j’ai eu la chance et le bonheur de passer avec vous, je m’interroge sur les sentiments que vous portent les Français. Vous avez été abreuvée d’insultes par une minorité, et une large majorité voue une sorte de culte à l’icône que vous êtes devenue.
La première réponse à la question posée par une popularité si constante et si exceptionnelle est liée à votre attitude face au malheur. Vous avez dominé ce malheur avec une fermeté d’âme exemplaire. Ce que vous êtes d’abord, c’est courageuse – et les Français aiment le courage.
Vous avez des convictions, mais elles ne sont jamais partisanes. Vous les défendez avec force. Mais vous êtes loyale envers vos adversaires comme vous êtes loyale envers vos amis. Vous êtes un modèle d’indépendance. Plus d’une fois, vous trouvez le courage de vous opposer à ceux qui vous sont proches et de prendre, parce que vous pensez qu’ils n’ont pas toujours tort, le parti de ceux qui sont plus éloignés de vous. C’est aussi pour cette raison que les Français vous aiment.
Avec une rigueur à toute épreuve, vous êtes, en vérité, une éternelle rebelle. Vous êtes féministe, vous défendez la cause des femmes avec une fermeté implacable, mais vous n’adhérez pas aux thèses de celles qui, à l’image de Simone de Beauvoir, nient les différences entre les sexes. Vous êtes du côté des plus faibles, mais vous refusez toute victimisation. Quand on vous propose la Légion d’honneur au titre d’ancienne déportée, vous déclarez avec calme et avec beaucoup d’audace qu’il ne suffit pas d’avoir été malheureuse dans un camp pour mériter d’être décorée.
La clé de votre popularité, il faut peut-être la chercher, en fin de compte, dans votre capacité à emporter l’adhésion des Français. Cette adhésion ne repose pas pour vous sur je ne sais quel consensus médiocre et boiteux entre les innombrables opinions qui ne cessent de diviser notre vieux pays. Elle repose sur des principes que vous affirmez, envers et contre tous, sans jamais hausser le ton, et qui finissent par convaincre. Disons-le sans affectation : au cœur de la vie politique, vous offrez une image républicaine et morale.
Il y a en vous comme un secret : vous êtes la tradition même et la modernité incarnée. Je vous regarde, Madame : vous me faites penser à ces grandes dames d’autrefois dont la dignité et l’allure imposaient le respect. Et puis, je considère votre parcours et je vous vois comme une de ces figures de proue en avance sur l’histoire.
Oui, il y a de l’énigme en vous : une énigme claire et lumineuse jusqu’à la transparence. Elle inspire à ceux qui ont confiance en vous des sentiments qui les étonnent eux-mêmes. Vous le savez bien : ici, sous cette Coupole, nous avons un faible pour les coups d’encensoir dont se méfiait Pierre Messmer. L’admiration est très répandue parmi ceux qui se traitent eux-mêmes d’immortels. Nous nous détestons parfois, mais nous nous admirons presque toujours. Nous passons notre temps à nous asperger d’éloges plus ou moins mérités : nous sommes une société d’admiration mutuelle, que Voltaire déjà dénonçait en son temps. Cette admiration, vous la suscitez, bien sûr, vous-même. Mais, dans votre cas, quelque chose d’autre s’y mêle : du respect, de l’affection, une sorte de fascination. Beaucoup, en France et au-delà, voudraient vous avoir, selon leur âge, pour confidente, pour amie, pour mère, peut-être pour femme de leur vie. Ces rêves d’enfant, les membres de notre Compagnie les partagent à leur tour. Aussi ont-ils choisi de vous prendre à jamais comme consœur. Je baisse la voix, on pourrait nous entendre : comme l’immense majorité des Français, nous vous aimons, Madame. Soyez la bienvenue au fauteuil de Racine qui parlait si bien de l’amour.