RÉPONSE
DE
M. Dany LAFERRIÈRE
AU DISCOURS
DE
Mme Chantal THOMAS
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En fait, Madame, votre vie est une fable sans morale. Le cœur palpite, mais vous gardez les yeux secs. Durant ces derniers mois, je vous ai lue un peu partout, dans le métro, dans l’avion qui me ramenait à Montréal, dans cette chambre d’hôtel, à Tunis, qui donne sur l’avenue Bourguiba, dans un parc par une journée ensoleillée mais froide, dans un café parisien avec un verre de vin rouge, dans la file attendant de voir cette exposition, à New York, réunissant Basquiat et Warhol, dans la salle d’attente de mon dentiste, dans ce tourbillon dont vos livres sont un prolongement. En effet, je voulais m’enfoncer avec vous dans la touffeur de cette vie quotidienne scintillante que vous vivez et rêvez en même temps dans un mouvement continu, tout en donnant l’impression que le moindre arrêt sera mortel. Votre peur de l’inactivité remonte à une mère, Jackie, qui se mourait d’ennui et de colères soudaines causées par un flot d’amertume. Elle n’avait pas d’autres ressources pour s’échapper que de se lancer dans un splendide « crawl », comme vous écrivez, qui l’emmenait loin de la maison. Elle n’avait que la nage pour survivre à ce monstre blême qui la dévorait de l’intérieur. Elle ne vous a laissé en héritage que cette nage rapide et une anecdote que votre grand-mère vous a racontée beaucoup plus tard. Un jour, votre mère, encore jeune fille, est arrivée devant le Grand Canal de Versailles, elle s’est déshabillée et a plongé dans l’eau pour nager sans se soucier du scandale qu’elle aurait pu provoquer. Ce geste d’une folle intrépidité vous ravit encore aujourd’hui. Jackie est alors entrée dans la légende. Presque chaque jour, jusqu’à ce matin, où que vous soyez, vous cherchez l’eau, en vous rappelant que cet accord parfait dans l’eau avec Jackie a commencé avant même votre naissance. Vous écrivez dans Souvenirs de la marée basse : « Jour après jour, elle s’abandonne à l’eau du lac et moi au liquide amniotique. J’habite son rythme. Ensemble, nous flottons. Il n’y a rien d’autre dans cet épisode : elle est enceinte de moi, elle nage, elle rêve sur la couleur de mes yeux. » Vos observations, toujours précises, cherchent à créer une émotion à partir d’un simple détail. On reconnaît bien votre manière dans cette petite scène. Cependant, j’imagine difficilement Jackie faire autre chose dans l’eau que nager. Le point sur la couleur de vos yeux qui fait affluer d’un coup l’émotion dans la phrase est peut-être de vous. D’autre part, on reconnaît votre goût du bonheur dans cette façon de vous abandonner dans le liquide amniotique. Vous étiez déjà attentive à tout dans le ventre de votre mère. Et depuis, vous tenez un journal, en fait, toute votre œuvre en est un, où vous enregistrez une succession de plaisirs et de rares désagréments. Dans Comment supporter sa liberté, vous écrivez : « On n’arrêtait pas de boire du champagne et des margaritas, de s’acheter des jacinthes, des chaussures et des billets d’avion, d’essayer des chapeaux, de rêver sur des kimonos, d’emplir sa chambre de fleurs des champs, de changer d’adresse comme de chemise (vraiment ?), de se souvenir de ses rêves, de ne pas s’empêcher de pleurer, de parler avec des inconnus, de lire au lit, de se peindre les ongles, de descendre en plein soleil dans la poudreuse des pentes qui n’en finissent pas, de manger des cerises, de nager dans toutes les mers et de goûter tous les vins. » L’hédoniste Jean d’Ormesson aurait applaudi un tel programme. Un bonheur comme celui qu’on a, enfant, à nager en gardant le plus longtemps possible la tête sous l’eau, avant de refaire surface dans un grand mouvement d’esturgeon. Et pour les revivre, vous glissez ces moments dans vos romans ou vos essais, parfois dans les moindres détails, d’autres fois de cette manière allusive si caractéristique de votre style.
Je ne sais pas quand exactement au cours de ma lecture de vos récits autobiographiques, j’ai eu l’intuition d’un rapport étroit entre l’univers que décrit Lewis Carroll dans Alice au pays des merveilles et la vie et l’œuvre de Chantal Thomas. Le livre de Lewis Carroll s’ouvre par un grand plan sur la petite Alice assise sur une berge. Chantal, au même âge, passait ses journées sur la plage d’Arcachon. On découvre après qu’Alice s’ennuie, à côté de sa sœur en train de lire un livre « sans images ni dialogues », quand tout à coup elle voit passer, en coup de vent, un lapin aux yeux roses. Quelque chose dans cette brève séquence me fait penser à vous. Alice s’ennuie mais reste toujours alerte. Un ennui tendu, comme à l’affût d’un évènement. Lewis Carroll ajoute : « Elle se leva d’un bond. » On doit comprendre la vitesse à laquelle l’action se déroule à partir du moment où quelque chose a bougé dans l’espace visuel d’Alice. Le lapin vient de « passer en courant », note Carroll, et Alice, toujours vive, a tout de suite compris qu’elle devait se lancer dans l’aventure, comme Jackie votre mère dans le Grand Canal de Versailles, si elle ne veut pas périr d’ennui. L’ennui se trouve à la source de toute action chez vous trois, Alice, Jackie, Chantal, chacune à sa manière. Assez vite vous vous décidez « à aller voir au loin » pour ne pas vous résigner à l’ennui, comme vous dites dans ce magnifique récit sur votre enfance qu’est De sable et de neige. Votre mère est capable de se jeter à l’eau « sous le regard ahuri des jardiniers », et Alice se glisse dans un terrier à la suite du lapin « sans se préoccuper de savoir comment elle pourrait bien en ressortir ». Quant à vous, Chantal Thomas, je vous ai observée, dans toutes les situations, et je n’ai pas vu une seule hésitation de votre part avant de vous lancer dans une action. En cela vous ressemblez point par point à la petite Alice.
On voudrait vous retrouver dans cette enfance à la sensibilité exacerbée, qui vous conduira plus tard à Versailles et vous permettra de capter la tristesse d’un de vos plus émouvants personnages, cette petite lectrice de Marie-Antoinette, dont vous avez réactivé la mémoire avec une si grande richesse de détails dans Les Adieux à la reine. On vous a vue vous glisser, comme une souris, à l’intérieur du massif de Saint-Simon pour suivre ces petites princesses qu’on allait échanger afin d’assouvir l’ambition d’un régent. Une histoire qui, semble-t-il, n’a pas intéressé grand monde avant vous. Pourquoi l’enfance compte-t-elle tant pour vous ? Bien sûr qu’elle est inévitable, mais vous y revenez sans cesse. Elle vous rappelle peut-être cette atmosphère familiale insolite, parfois oppressante, alors que votre esprit fourmillait de questions. Autour de vous : un père qui s’était muré dans le silence, et une mère dont vous ne voyiez que le dos qui s’éloignait dans le lac. Alice aussi, devant ce monde opaque dont elle n’a pas les bonnes clés, pose beaucoup de questions auxquelles personne ne fait attention, ni le lapin trop pressé pour les entendre, ni la souris déjà occupée à sauver sa peau, ni la chenille qui l’agresse plutôt, ni la duchesse prise dans un tourbillon de fumée et de poivre, jusqu’à ce qu’elle comprenne que les questions, comme les réponses, n’ont aucune importance dans un monde régi par des lois secrètes et absurdes. Que fait-on quand ceux qui devraient répondre à nos questions ont d’autres préoccupations ou sont morts ? D’abord on réinvente le monde comme vous le faisiez sur la plage d’Arcachon, puis on fait nous-mêmes les questions et les réponses, c’est-à-dire des livres. Cette enfance, tranquille en apparence car il y a des tempêtes intérieures, alternait entre sable blond et neige blanche, entre la plage et la piste de ski, entre la mère et le père, entre vous et votre petit frère Thierry encore absorbé par une enfance gorgée de fulgurances. Un univers si lisse qu’on s’étonne encore qu’il ait pu vous mener à une thèse sur le marquis de Sade, et à un essai sur ce libertin de Casanova. Je remarque que vous faites très attention à vos titres qui, mis bout à bout, longent la rive de votre vie. Vous avez des titres légers où on sent votre humeur primesautière, comme L’Esprit de conversation, Cafés de la mémoire, Café vivre, j’ajouterai East Village Blues même si c’est plus trépidant ; des titres où vous réglez vos comptes avec l’enfance tout en faisant un chant à Arcachon, et aux plaisirs du corps, comme De sable et de neige, Souvenirs de la marée basse et plus tard Journal de nage où on vous sent un peu plus apaisée ; des titres où, comme Jackie, vous plongez dans le Grand Canal de Versailles, que sont Les Adieux à la reine, L’Échange des princesses, Le Testament d’Olympe ou La Reine scélérate ; des titres où vous affrontez les problèmes de l’existence, comme Souffrir, Comment supporter sa liberté, Pour Roland Barthes où on voit surtout Barthes penché sur le vide. De souffrir vous dites, de façon irrévocable, que « s’il y a eu de nombreux manuels intitulés Comment mourir, il n’y a pas de Comment souffrir ». Ces pages sur la souffrance dans l’introduction de votre essai sont parmi les plus brûlantes de votre œuvre. Vous soulignez avec une aveuglante lucidité que « notre souffrance n’a plus de rites ni de modèles. Lorsque je souffre, je ne m’identifie pas à une instance susceptible d’alléger mon état, de l’embellir, de l’animer d’un élan de ferveur et d’exaltation. Je souffre toute seule, n’importe comment, en dépit du bon sens et au hasard des circonstances. Je me débrouille comme je peux. J’ai beau chercher, je ne découvre pas l’ombre d’une finalité ». Vos livres, malgré la clarté des titres, ont toujours plusieurs facettes. On n’a pas besoin de gratter longtemps sous la souffrance pour voir apparaître la joie, une joie explosive. À vous voir si svelte, raffinée, stylée même, on n’imaginerait pas une si brutale force cachée en vous, mais que, heureusement, vous ne cherchez pas toujours à maîtriser. Je remarque que tout est toujours double dans votre enfance. La vitesse qui enivrait la jeune skieuse ne s’opposait pas à la douce oisiveté de la plage. Sur la piste de neige avec un père qui angoissait son entourage par ce silence qui le minait tant qu’il a fini par le tuer, mais un silence dont la jeune adolescente futée a décelé qu’il était double. Celui, inquiétant, qui assèche le paysage autour de lui et épuise sa femme, et un autre, accueillant, affectueux et complice qu’il réservait à sa fille, le plus souvent lorsqu’ils étaient à la pêche. La mère nageait tant qu’elle pouvait, donnant même l’impression de s’évader d’une prison. Une enfance rêvée et une adolescence rêveuse dans le bassin d’Arcachon, même si vous êtes née à Lyon, à la fin de la guerre. Le bassin d’Arcachon est le point fixe d’une vie toujours en mouvement. Des photos vous montrent si à l’aise dans le paysage que je vous aurais prise facilement pour un petit lézard vert des Caraïbes ou plutôt un crabe des neiges de la Gaspésie. Votre rapport avec Jackie est complexe, et on ne sait pas toujours votre sentiment à son égard. La notion de mère semble assez floue dans la tête de Jackie. N’était-elle pas simplement un être aquatique, muni de branchies, qui n’arrivait à respirer que dans l’eau ? Aujourd’hui qu’elle est morte, les choses semblent se placer. Le rôle du père, mort dans la quarantaine, la situation ambiguë de la mère, qui a refusé de prononcer pendant des années le nom de votre père, et cela jusqu’à sa mort. Il a fait silence durant une grande partie de sa vie ; elle a fait silence sur lui le reste du temps, une existence tournant sur la margelle d’un puits noir. Pourtant sur une photo, on vous voit, sur la plage, appuyée contre vos parents si jeunes, un couple ruisselant de beauté qui fait penser à celui que formait Francis Scott Fitzgerald et sa femme Zelda. La fêlure était déjà là. Vos parents ne se sont pas quittés au bon moment, traînant un regret leur vie durant, une vie qu’ils n’auraient pas dû vivre ensemble. Je fais cette comparaison sachant votre tendresse pour le destin tragique de Fitzgerald. Mais vous n’en avez pas fini avec Jackie, ce récit inépuisable, puisque votre dernier livre paru, Journal de nage, donne l’impression que vous nagez encore dans le liquide amniotique.
Votre père adore le ski et votre mère vit pour nager. Tout glisse autour de vous. D’où peut-être ce désir de vitesse qui vous mènera à ce dix-huitième siècle bondissant, à Diderot bien sûr, et à Voltaire que vous n’aimez pas trop malgré cette vivacité d’esprit, et une fabuleuse présence dans son siècle, que vous lui reconnaissez. Votre inclination va surtout aux salonnières – je précise tout de suite que salonnière n’est pas le féminin de salonard – que sont la marquise de Rambouillet, Mme du Deffand, Mme Geoffrin ou Mme de Tencin qui recevaient chez elles les esprits les plus déliés de l’époque. Ne pas oublier les intellectuelles, une expression apparue lors de l’affaire Dreyfus mais qui va bien à Julie de Lespinasse dont le salon fut « le laboratoire de l’Encyclopédie », à Émilie du Châtelet, l’amie savante de Voltaire, ou à Mme de Staël qui affronta Bonaparte. Dans ce siècle de vitesse que vous adorez, même si vous refusez tout confinement d’époque, personne n’est plus vif-argent que Diderot qui vous a enfiévrée par cette intelligence qui allie un style sec à une réflexion qui donne envie de danser. Le début de Jacques le Fataliste est un sprint qui a dû vous ravir. On a l’impression que Diderot introduit ici l’auto-stop dans la littérature française. Écoutons : « Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? Que disaient-ils ? Le maître ne disait rien, et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui vous arrive de bien ou de mal ici-bas était écrit là-haut. » En vingt-cinq secondes et le verbe dire quatre fois répétés, comme pour faire un pied de nez aux puristes d’aujourd’hui qui soulignent la moindre répétition de mot, toute la littérature a pris un coup de vieux. On ne peut plus commencer un récit par le début, les questions d’origines des personnages sont caduques, le dialogue est à repenser. Après une entrée aussi légère et fracassante, tout semble bien lourd autour de vous. C’est ce poids qui vous étouffe et que vous fuyez sans cesse. Pourtant dans cette époque si brillante, ce dix-huitième siècle de votre cœur où tout n’est que vitesse et lumière, vous cherchez autre chose. Vous n’avez de goût que pour les êtres discrets et pudiques, qui se tiennent volontiers dans la pénombre. Là où tout le monde voit la reine, vous regardez celle qui marche, tête baissée, dans son sillage. Vous trouvez cette petite lectrice, tremblante d’admiration au point de perdre tous ses moyens devant l’objet de sa fascination, plus énigmatique que toutes les dames de Versailles. Versailles, ce foyer de tous les contes, sanglants ou féeriques, ce château où vécut Marie-Antoinette, la reine guillotinée, et où rêve de vivre Olympe, la jeune prostituée du Parc-aux-cerfs. Ce Versailles où, tapi dans l’eau verte du Grand Canal, un monstre marin aux yeux globuleux, nommé Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon, observe, par les multiples trous de serrure, la vie secrète des habitants du château. Pour écrire ces romans historiques qui vous ont rendue célèbre en devenant des films, Les Adieux à la reine et L’Échange des princesses, vous avez passé de longs séjours dans les bibliothèques à éplucher des journaux intimes, à lire des correspondances inédites, et bien sûr à plonger dans Saint-Simon où vous avez déniché, horrifiée, l’histoire des petites princesses utilisées pour assouvir les ambitions d’un régent capable de tout pour garder le pouvoir. C’est un bonheur que de vous suivre dans ce dix-huitième siècle avec ses coins obscurs que vous éclairez de votre lampe de poche. Mais Versailles que vous avez arpenté de fond en comble, ce Versailles avec son étiquette étrange comme celle qui oblige la reine à enfanter en public ou le roi à boire un bouillon le matin devant la cour, son aristocratie de droit divin, ses courtisans courant partout comme des lapins aux yeux roses, ses princesses-enfants qu’on marie à tour de bras, ses chasses à courre organisées dans les moindres détails, ses fêtes incessantes, ses disgrâces instantanées, et sa reine guillotinée, est-il moins absurde que le Pays des merveilles d’Alice avec ses courtisans aux nerfs à vif comme ce lapin toujours en panique, son château de cartes et sa reine survoltée qui ne pense, elle, qu’à couper des têtes ? J’ai cru un moment que c’était le fantôme de Marie-Antoinette qui se déchaînait enfin en voulant raccourcir tout le monde de la tête. Et j’ai eu tort car la leçon d’élégance, c’est Marie-Antoinette qui nous la donne quand, se précipitant pour monter sur l'échafaud, elle a piétiné le bourreau et s’est retournée pour s’excuser : « Monsieur, je vous demande pardon, je ne l’ai pas fait exprès. » Et la leçon de courage, c’est à Mme Roland qu’on la doit, quand, entendant la foule hurler autour d’elle « À l'échafaud ! À l'échafaud ! », elle répond simplement : « Mais j’y vais ! » Le courage, c’est de l’élégance dans les moments difficiles, disait Hemingway.
Vous jetez parfois un regard ironique sur le petit théâtre de la vie, mais vous ne surchargez pas le commentaire. Et surtout vous ne concluez pas vos analyses par une morale. Vous semblez intéressée par la variété des récits que le frottement des gens entre eux a pu produire. Dans L’Esprit de conversation, un petit livre aussi pétillant que du champagne, vous étiez si occupée à réhabiliter les salonnières que vous avez oublié que les mœurs que vous décrivez pourraient paraître étranges aux yeux de quiconque n’est pas familier à de tels rituels. Le salon, c’est d’abord des gens réunis dans un espace clos et parfois sombre pour converser entre eux selon des règles strictes. Vous notez : « Tenir, fréquenter un salon suppose un sens du rituel. La maîtresse de maison reçoit à jours et heures fixes. » Puis vous présentez l’hôtesse, Mme du Deffand, « assise au fond de son haut fauteuil d’osier (son tonneau), immobile, ses mains fines et pâles occupées à faire des nœuds, le dos tourné à l’entrée ». Ce n’est pas loin de cet univers mystérieux et assez surréel où s’est aventurée Alice. Et maintenant, un petit court métrage sur la manière de se tenir en société, avec Mme du Deffand dans le rôle principal, et la duchesse de Picquigny, en second rôle, qui lui volera tout de même la vedette. Vous racontez, avec un certain sourire, la mésaventure de Mme du Deffand, obligée de subir la compagnie de la duchesse de Picquigny. On sait très bien qu’il faut manger peu à table et parler beaucoup. Voici en quels termes Mme du Deffand décrit son repas avec la duchesse. Mme du Deffand (face à la caméra) : « Elle m’a fait rester à table aujourd’hui tête à tête avec elle cinq grands quarts d’heure à la voir pignocher, éplucher et manger tout ce qu’elle a commencé à mettre au rebut. » Plan large qui montre les deux femmes en conversation devant une table couverte de nourriture. La duchesse jacasse tant que Mme du Deffand semble se demander quelle sorte de personne est son hôtesse. Gros plan sur la duchesse en train de parler la bouche pleine. Mme du Deffand (en aparté) : « Elle ne fait que dépiauter, décortiquer, sucer les os, les reprendre, mâcher un aliment, le recracher. Et sa conversation, aussi anarchique que sa façon de manger, est une bavasserie sans fin. » Mme du Deffand est si dégoûtée que c’est la narratrice qui conclut à sa place : « Sa table est aussi appétissante qu’une boîte à ordures. » Fin. C’est rare qu’on expose ainsi l’envers du décor, au point de sentir palpiter la vie dans cette minuscule scène. La duchesse semble donner un coup de pied à des règles un peu strictes, ce qui ne doit pas trop vous déplaire, mais vous restez admirative de Mme du Deffand, comme des autres dames tenant salon, qui ont fait de la conversation un art. C’est étrange, mais je vois assis dans ce salon, silencieux mais attentif, notre ami Marc Fumaroli qui semble être enfin chez lui. Le salon est un Versailles miniature. Certes, on n’y parle pas politique, ou, si on le fait, c’est de façon détournée, mais en réunissant dans un espace aussi étroit, avec une certaine liberté de penser et de s’exprimer, les plus brillants esprits d’une époque, on obtient un pouvoir parallèle. Mme du Deffand l’a bien vu qui félicite Voltaire d’être devenu un homme riche, c’est-à-dire un homme libre qui n’est plus obligé d’aller faire le beau dans le salon des autres, car, d’après elle, un bel esprit désargenté ne peut-être qu’un courtisan. Bien sûr que, par moments, vous auriez souhaité alléger les rituels qui empêchent les rapports humains d’être plus fluides. Mais les cafés, surtout ceux fréquentés par les étudiants de nos jours, ne sont-ils pas un prolongement du salon avec des règles plus souples ? Vous écrivez, dans Cafés de la mémoire, que le café « est une fête qui a les grâces d’une improvisation », et qu’« on n’y célèbre rien de stable ni de certain, mais une force de gaieté à laquelle on ne s’attend pas ». Vous ne forcez jamais la serrure, et c’est de là que vient tout le charme de vos livres. Alice a des problèmes de serrure d’un tout autre ordre, mais la même modestie l’anime car, en devenant géante, elle aurait pu facilement casser ce Versailles de carton-pâte, saccager « le plus joli petit jardin » qui soit et terroriser cette monarchie de pacotille.
Vous avez aussi cette capacité de vous fondre dans le paysage. Celui, intellectuel, de Paris où vous avez suivi le séminaire de Barthes dont vous notiez déjà la diction « claire, calme, mélodieuse, jamais bousculée par l’urgence d’un quelque chose à dire, ni par la frénésie d’un affrontement ». Barthes est à votre soutenance de thèse sur le marquis de Sade. Beaucoup de gens se sont alors demandé qui est cette jeune femme qui vient de plonger, le sourire aux lèvres, dans l’enfer de Sade ? Barthes, au moment où vous le rencontrez, était déjà en tête à tête avec le marquis. Et Kristeva vous accompagnait chez le diable. Un genre d’évènement à attirer l’attention sur vous, mais vous aviez un billet d’avion dans votre poche. Les projecteurs, assez peu pour vous, à l’époque. Vous avanciez de biais dans le paysage intellectuel, tout en retenue et en subtilités, un profil dans la lumière et l’autre dans l’obscurité. Ça n’a pas vraiment changé depuis. C’est précisément pour éviter un parcours balisé que vous avez pris l’avion sans crier gare pour New York. Vous voilà happée par l’univers proposé par Kerouac et ses amis de la beat generation : Ginsberg, Burroughs, Neal Cassady. Vous êtes sur la route. C’est le corps et les surprises du voyage qui vous attirent. Vous vous rappelez le don qu’avait votre mère pour oublier les choses, comme pour effacer les noms des gens de sa mémoire, et vous vous sentez toute neuve en débarquant à New York. « La ville debout », selon Céline. Mais une ville, en faillite, qui mène une fête perpétuelle. On parle de Manhattan, car on crève à Harlem, dans le Bronx, et Brooklyn n’en mène pas large. À Manhattan, un pauvre hère peut toujours se nourrir de fruits tout en passant ses journées dans les parcs à lire des vers de poètes français, à déclamer Whitman ou à se passer des poèmes de William Carlos Williams. Les interminables discussions intellectuelles de Paris vous semblent loin face à l’action lyrique de ces jeunes poètes, souvent des sportifs. La chronique de vos journées à New York, dans ce reportage halluciné qu’est votre essai-journal East Village Blues, me donne le vertige. La vie, ici, n’est pas trop chère. Le plus difficile, c’est de trouver un endroit où prendre une douche de temps en temps, et dormir enfin à l’aube. Vous vous êtes retrouvée chez l’amie d’un ami qui vous a accueillie chaleureusement, voilà New York à cette époque. Vous racontez ainsi votre arrivée au Bonnie and Clyde, une boîte lesbienne dans le Village : « Je me suis sentie propulsée sur la piste de danse. Je fus prise dans une tempête, emportée par une force des corps, un mélange de heurts et de fusion, seins, ventres, hanches, parfums et sueurs. » Ce bain new-yorkais, même s’il n’a duré que trois ans, a été décisif pour cette dimension contemporaine dans votre œuvre. À cette manière d’observer plus classique : le trou de serrure de Saint-Simon, l’œil à la fois langoureux et précis de Barthes, vous ajoutez ce regard jetable, le polaroïd de Warhol. De plus, l’Amérique vous a fait cadeau de cette nouvelle façon de circuler : l’auto-stop. Et une confiance dans les rapports avec les autres qui frise la candeur. Faire confiance est votre arme secrète pour nouer de nouvelles relations sur la route, et l’auto-stop c’est se laisser conduire sans destination précise. Vous filez ailleurs dès que la routine, dans une relation, pointe son nez. Et comme vous n’aimez pas la confrontation, vous disparaissez souvent. J’aimerais savoir ce qui se passe quand vous partez ainsi en fumée ? Alice s’était aussi posé la question : « “Car, vous savez, à la fin, je risque de disparaître complètement, comme une bougie, dit-elle toute triste. Je me demande à quoi je ressemblerai alors ?” Et elle tenta d’imaginer à quoi ressemble la flamme d’une bougie lorsqu’on l’a soufflée, car elle ne se souvenait pas d’avoir jamais vu une chose pareille. » L’image de la flamme qui s’éteint me peine car je vois toutes ces femmes des salons qui s’effacent doucement, mais vous, plus douloureusement, vous soupçonnez qu’une force hostile à ces grâces, et aux idées puissantes qui les animent, souffle sur les bougies. On pense aussi à ces jeunes filles du Parc-aux-cerfs, ce lupanar de l’époque de Louis XV où, dit-on, l’on parquait les jeunes concubines du roi, et où vécut Olympe dont le destin, radieux comme une éclaboussure de sang, vous a permis d’en tirer un éblouissant roman, Le Testament d’Olympe. Est-ce cela la littérature, faire de beaux livres avec des vies tragiques, ou ne pas reculer devant la douleur pour aller au bout d’un destin sanglant ? Les deux, semble-t-il.
Retour à Casanova, une autre vie tragique, même s’il est en grande partie responsable de sa propre chute. Son honnêteté foncière le pousse à le penser ainsi, ce fut en réalité une vie mouvementée, fourmillant de récits drôles, vivants, érudits, avec une surabondance de scènes érotiques, et racontés avec assez de distance ironique pour charmer une jeune lectrice qui fuit le romantisme pleurnichard. Vous avez lu avec avidité, à New York, ses Mémoires qui racontent la vie trépidante d’un aventurier vénitien. Vous êtes parfois exaspérée par le personnage, mais trop subtile pour le juger avec les règles de notre époque. Il est bien sûr égocentrique, indifférent parfois à ce qui se passe autour de lui, mais il donne toujours sa chance à l’autre. Il n’affronte jamais sans risque, étant plus excité par une rivale que par une victime. Et quand il rencontre à Londres cette jeune femme qui l’a terriblement blessé en le faisant marcher comme un godelureau, il ne cherche aucune vengeance. Il a même reconnu être mort, comme séducteur, depuis cette aventure. D’ailleurs Londres ne lui disait rien de bon, car on ne peut séduire dans une langue qu’on parle mal. Il fait un lien étroit entre la langue et la séduction. Il aurait pu placer cette annonce dans les journaux : « homme cultivé, bon vivant, généreux, fin observateur des grands de ce monde qu’il fréquente assidûment, jamais dupe de lui-même, ayant écrit ses mémoires en français, cherche jeune intellectuelle française pour un peu de chaleur qui lui donnera l’énergie nécessaire pour continuer sa route. » De plus, ce qui n’est pas pour vous déplaire, Casanova ne s’attache pas, et on ne peut pas l’attacher non plus. Quand on l’enferme à la terrible prison des Plombs, à Venise, il s’évade, et il est, dit-on, le seul à l’avoir fait. Amoureuse, à vingt ans, de Casanova, vous avez eu l’impression de monter sur un manège étourdissant où on voit défiler à toute vitesse les capitales lumineuses d’une Europe brillante, comme ses obscures bourgades, car Casanova ne fait pas de tri, jusqu’à vous faire éjecter par un petit matin pluvieux. Le cœur de Casanova est un rodéo. L’autre homme de votre vie intellectuelle n’est pas dans le registre de la séduction puisqu’il est resté toujours fidèle à sa femme, ce qui n’est pas difficile quand on passe la majeure partie de sa vie en prison. Cependant on ne devrait pas oublier ses recherches approfondies chez les prostituées de Marseille ou ses sévices sur la jeune Rose Keller et pour lesquels il a été condamné. Pourtant, votre admiration pour le marquis de Sade est sans bornes. Vous placez plus haut que quiconque l’auteur de Justine ou les Malheurs de la vertu et de Juliette ou les Prospérités du vice. Vice et vertu, ces deux sœurs jumelles ou complémentaires, suffisent, à vos yeux, pour justifier une œuvre. Vous avez eu un choc intellectuel en découvrant le marquis dans sa cuisine en train d’épicer des scènes sexuelles avec de vraies réflexions philosophiques, ou vice-versa. Pour vous, Sade, sera toujours le prince de la transgression. Il ira en prison pour des idées qu’il ne trahira jamais. Au contraire, dites-vous, « le châtiment l’a confirmé dans ses convictions, des convictions d’écrivain, c’est pas des comportements qu’il défend, il défend ce qu’il a envie d’écrire ». Vous faites partout l’éloge de la liberté en défendant cet homme sulfureux. Vous affirmez : « Sade sera libéré, et réemprisonné sur dénonciation de son propre éditeur pour ses écrits. Il ne cède pas pourtant. La liberté de Sade c’est la liberté d’écrire ce qu’il a en tête. L’espèce d’univers extrême qu’il a créé et pour lequel il est prêt à mourir. Aucune monarchie ne peut accepter ça. Il est inadmissible. » Casanova et Sade, vous faites dans des cocktails si forts, Madame, qu’on se demande ce qui peut bien vous attirer à l’Académie.
Mais vous ne côtoyez pas que ces esprits infréquentables, vous lisez un large éventail d’écrivains, des femmes comme des hommes. Lire, écrire : on aurait dit que c’est la même chose, alors que ce sont deux activités très différentes qui n’ont en commun que le livre. Pour écrire, on se retire souvent dans un lieu clos, une chambre. Même si je vous soupçonne d’être assez flexible pour écrire dans une chambre d’hôtel, pas dans l’avion où vous n’écoutez que de la musique, plutôt dans un café, et même dans le bruit. Cette agitation intellectuelle fait penser au séminaire de Barthes qui reste encore vif dans votre mémoire, et dont c’était le seul l’enseignement que vous suiviez à l’époque, écartant Deleuze, Lacan, Foucault, que vous lisiez quand même. Vous faisiez, avec votre amie Colette Fellous, « des plongées dans le langage en mettant à l’étude du déchiffrage de textes la même fougue qu’à celle des degrés entre amitié et amour », notez-vous dans Pour Roland Barthes. Voilà le Paris dont je rêvais, couché sur le dos, dans mon étroite chambre à Port-au-Prince. Vous ajoutez que « l’expérience du séminaire ne se limitait pas aux seules heures de cours. Elle pouvait se poursuivre dans la soirée, du café au restaurant (le plus souvent le chinois de la rue Tournon), et parfois du restaurant à la boîte de nuit ». Le mot boîte de nuit scintille dans la nuit tropicale. Et la guillotine tombe : « C’était le point de bifurcation entre garçons et filles. Chacun et chacune allait danser sur sa propre musique », notez-vous sur un ton légèrement sarcastique. Nous revoilà à la chambre où l’on pense. Vous aimez l’idée d’une chambre à soi, ce concept popularisé par Virginia Woolf dans un livre très dense de cent soixante-quinze pages, paru en 1929. Un recueil de conférences données en 1928 dans une université anglaise, où Woolf affirme qu’une femme n’a besoin que de deux choses pour écrire : une chambre où elle n’espère exercer aucune autre fonction, ni épouse ni mère, que celle d’écrire, et, pour qu’elle puisse survivre en ne faisant que cela, il lui faudrait aussi une rente de 500 livres. Une clause du contrat qu’on évoque rarement. Mais que valent 500 livres en 1929, l’année de la plus grave crise boursière du vingtième siècle, qui entraînera l’Amérique et le monde entier dans la Grande Dépression ? Il faudrait tenir compte du coût de la vie si on ne veut pas se retrouver les mains vides. Cette proposition, Une chambre à soi, a le mérite d’afficher un dédain pour l’éternel débat sur le talent des femmes. C’est un livre à la fois ironique, distant, mais au fond passionné, qui vous a bouleversée au point de le considérer comme une œuvre fondamentale de notre époque. Si Une chambre à soi est le livre qui ne vous quitte jamais, Colette est définitivement votre romancière préférée. Cette connaissance de la nature, cette sensualité dans la texture des mots, ce style si fluide qui fascine tant l’essayiste élégante de Souvenirs de la marée basse qu’elle se demande si Colette, jardinière hors pair, ne faisait pas pousser les phrases sous sa fenêtre. Elle vous a attrapée au col par les Claudine. Malgré cette attirance pour la littérature, vous n’avez commencé à écrire que parce que Barthes vous l’a demandé. Il vous envoyait de petites cartes postales où il griffonnait un bref commentaire, et en retour vous lui expédiez de nouveaux morceaux de votre travail en cours. Sa façon d’enseigner de biais ne peut que séduire quelqu’un, comme vous, qui déteste le style frontal. Votre frère Thierry Thomas qu’on a vu enfant sur la plage, tout à l’heure, devenu aujourd’hui un ami de Corto Maltese, a réalisé, avec votre discrète participation, un film sur Barthes où on n’entend que Barthes. Barthes, une affaire de famille, on dirait. Théâtre du langage bien sûr, mais aussi mise en scène de cette voix si distinctive avec une modulation grave et de fines variations, où il disait qu’il écrit pour être aimé mais que ça ne se produit jamais. Comme vous entretenez avec Barthes des rapports à la fois légers et intenses, j'ai du mal à vous mettre à distance afin de savoir par quoi vous êtes vraiment reliés. Peut-être par le deuil ou l’absence. La mort de la mère de Barthes, et celle de votre père. Barthes n’a rien changé dans cette maison où il a vécu toute sa vie avec sa mère, comme dans un de ces blockhaus où vous avez joué dans votre enfance, sur la plage d’Arcachon. Il poussait la fidélité jusqu’à refaire les plats qu’elle lui préparait. Vous avez pourtant réagi devant le drame, à l’opposé de Barthes, en prenant la route sans vous retourner. Mais ces émotions, si profondément enfouies en vous, reflueront par l’écriture. Le bassin d’Arcachon, le père silencieux, la mère qui nage droit devant elle, la petite fille sur la plage, le sable, la neige, cette blancheur qui vous a éblouie, ne cesseront de vous submerger. Que faites-vous face à cette douleur qui apparaît et disparaît comme une marée ? Vous plongez dans l’encrier. Vous travaillez plutôt l’après-midi. Vous lisez, vous prenez des notes, un peu partout. La lecture accompagne l’écriture chez vous. Vous écoutez de la musique : Mozart, Vivaldi, souvent Leonard Cohen, du jazz aussi, et cette diva aux pieds nus, Cesaria Evora, dont la voix traînante et si langoureuse vous apaise. Lecture, musique, écriture, sans oublier la nage. Nager, c’est peut-être une façon de se débarrasser des crasses de la vie, et des débris de souvenirs tapis au fond de notre mémoire. Votre mère ne cesse de vous accompagner dans l’eau durant toute votre vie. Vous écrivez dans Journal de nage, le 6 juin 2021 : « C’est un dimanche sur la plage en face de l’hôtel Negresco. J’allais y nager quand je logeais chez ma mère, rue Dalpozzo. Je commence ma saison des bains avec la plage fréquentée par ma mère. Avec elle donc. » Vous allez jusqu’à confondre la plage avec la page et la manière de nager de votre mère avec le style d’écriture que vous espérez atteindre. Vous nagez ou vous écrivez, c’est pareil, « avec son corps de jeune fille, la rapidité de ses gestes, sa spontanéité ». Vous ajoutez pour clarifier les choses, car vous aimez les lignes claires : « Elle me pousse à écrire plus vite, d’un seul jet. À me jeter dans le langage comme on se jette dans l’eau. »
Vous êtes de la lignée des écrivains toujours en mouvement, de ceux qui, comme Nicolas Bouvier ou Kerouac, gardent constamment sur eux un carnet où ils notent leurs observations, réflexions, rêves et fantaisies, mais vous êtes différente d’eux par le style, les préoccupations, et votre condition de femme. Je rappelle à ce sujet qu’avec vous les femmes ont atteint cet historique second chiffre, puisque vous êtes la dixième femme à entrer à l’Académie française. D’Ormesson est de tous les coups. S’il était à l’origine de la première entrée de femme, celle de Yourcenar, il semble plus directement responsable de la dixième. Mais vous, vous êtes la première académicienne à choisir à la place de l’épée un éventail japonais, ce qui fait qu’avec vous entre aussi Sei Shōnagon, une lettrée japonaise de l’an 1000, auteur des Notes de chevet où elle compose des listes d’impressions, de sensations, d’émotions et de sentiments par rapport aux choses de la vie. Je me demande si elle placerait l’éventail dans sa liste des « choses qui distraient dans les moments d’ennui ». On comprendra tout de suite le message quand vous sortirez votre éventail durant une séance du Dictionnaire. Cette passion pour le Japon vous rapproche de Bouvier, qui a décrit, avec son humour désespéré, un Japon moins propre que le vôtre mais aussi opaque que celui de Barthes, même s’il parsème ses observations d’explications et de notes historiques. Intriguée au plus haut point, vous avez été patiente, observant intensément les êtres et surtout les objets, qui sont parfois plus bavards que les êtres. Le regard à la fois fasciné et effrayé que vous jetez sur le Pays du soleil levant n’est pas différent de celui d’Alice sur le Pays des merveilles. Une remarque qui dit bien votre attention à ce qui est nouveau : « Je suis entrée dans l’eau, je suis entrée dans un autre mode d’être. » Ce qui impressionne chez les Japonais, c’est leur capacité à juxtaposer deux mondes, l’ancien et le nouveau, dans un présent si fourmillant d’activités de toutes sortes. Est-ce pour ne pas s’ennuyer qu’ils s’activent autant ? L’ennui, est-ce bien la clé pour entrer dans le jardin intérieur, comme ce fut le cas d’Alice qui a pu ainsi découvrir le plus joli petit jardin qui soit ? Est-ce du même jardin que parle Voltaire à la toute fin de Candide ? Et surtout pourquoi le jardin japonais est-il sec ?
Nous revoilà à la cour de la reine de cœur qui n’arrête pas de demander la décapitation de tout ce qui bouge autour d’elle, et de l’autre reine qui, elle, sera décapitée à la fin. Le cérémonial est le même à l’arrivée des majestés, à Versailles comme au Pays des merveilles. On entend brusquement La Reine ! La Reine ! Les jardiniers en cartes à jouer se jettent immédiatement face contre terre. Je vous vois bien, prenant des notes, dans ce cortège. C’est partout le même rituel humiliant pour les courtisans. La Reine de cœur demande tout de suite qu’on coupe la tête d’Alice, et Marie-Antoinette voudrait que vous lui fassiez la lecture du livre qu’elle vient de recevoir : L’Échange des princesses. Et elle pleure doucement en écoutant le récit poignant de ces petites filles dont l’enfance a été assassiné par un pouvoir dément. Il y a un autre livre, sur le guéridon, que Marie-Antoinette, pudique, ne vous demandera pas de lire. Vous lui faites vos adieux, le cœur serré par une étrange prémonition. Vous notez au début de l’été 2021, à l’ouverture des bains publics : « Je reprends mon habitude d’aller nager le matin. » Eh bien, chère Chantal Thomas, il faudra éviter de le faire le jeudi, car c’est le jour où vous siègerez parmi vos pairs, comme l’ont fait vos prédécesseurs du fauteuil 12, Jean d’Ormesson ou Jules Romains, et tous ces fantômes qui vous entourent déjà, dont ceux de Chateaubriand, de Voltaire, de Cocteau, de Hugo ou de Yourcenar. Toujours surprenant et courtois, le comte d’Ormesson s’est levé de son fauteuil, à votre vue, pour vous céder sa place. Je vous invite à nous rejoindre, avec votre éventail bien sûr, dans cette folle aventure du Dictionnaire qui dure depuis quelques siècles.