Réponse de M. Pierre-Jean Rémy
au discours de Mme Assia Djebar
DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 22 juin 2006
PARIS PALAIS DE L’INSTITUT
Madame,
Recevant voilà trois ans notre confrère, votre confrère, François Cheng, je remarquais – c’était un euphémisme – qu’il nous venait de loin. C’est d’aussi loin, peut-être de plus loin encore, que vous êtes aussi venue, quand bien même vous n’avez fait que traverser la Méditerranée. Algérienne et musulmane, femme musulmane surtout, née en un temps où le silence était la voix des femmes de votre pays, la petite fille qui a vu le jour à Cherchell, à quelque cent cinquante kilomètres à l’ouest d’Alger, entre des collines couvertes de vignes et la mer, pouvait sembler à des années-lumière de l’Académie.
Et pourtant, vous venez aussi de tout près de nous. Tout à l’heure, j’évoquerai quelques moments de votre vie et nous ne pourrons pas ne pas constater que, si radicalement étrangère à nous dans ses prémices, cette vie fait bel et bien de vous, et pour chacun de nous, une manière de petite ou de grande sœur. Mais si vous êtes, et depuis vos années d’écolière, si proche de nous, c’est parce que vous l’avez voulu. Vous l’avez voulu en dépit des voix du passé qui n’ont cessé et ne cessent de vous hanter : d’autres voix, une autre langue, les chants de vos mères. Vous l’avez voulu en dépit du poids d’une histoire si souvent très sombre que vous avez intimement vécue. Vous l’avez voulu en dépit de certains, parmi des observateurs bien ignorants de la vie de notre compagnie, qui n’ont pas compris comment vous pouviez succéder au siège du cher Georges Vedel, au sein de la plus ancienne des institutions françaises. Vous l’avez voulu quand bien même, dans ce pays qui est le nôtre, on ne vous a pas toujours, comme on dit, fait de cadeaux.
Vous venez de loin, mais vous étiez déjà très proche de nous. En témoigne le magnifique discours que vous venez de prononcer sur celui qui fut l’un des gardiens de la Constitution de la France. C’est ce paradoxe qui, lors de votre élection, a pu étonner quelques commentateurs bien mal renseignés. Quoi ? Encore une étrangère – ou presque – à l’Académie ? Et qui ? Une romancière, un « prof » dont beaucoup de très honorables habitants de la planète des gens de lettres, naturellement parisiens, ne savent pas grand’chose puisque, sortis des pages littéraires taillées pour eux sur mesure dans leurs quotidiens favoris, ces bonnes âmes ne reconnaissent que ceux qui leur ressemblent. Une femme algérienne, donc, et qui était où, je vous le demande, pendant la guerre d’Algérie ?
L’effarement d’une partie du carré solidement serré, vertueusement corporatiste et pourtant si scrupuleusement correct, de quelques-uns de ces observateurs pieusement germano-pratins nous a plutôt fait sourire.
C’est que si, à l’ombre de leur clocher préféré et dans ses banlieues immédiates, vous n’êtes pour certains qu’un écrivain féminin de plus, qui écrit des romans – certains ont même osé dire que vous écriviez des « romans de femme » : pire, pour eux, que des romans de gare ! sitôt passées les frontières du quartier, vous êtes tellement plus qu’un écrivain de plus. Vos livres sont traduits combien de langues ? Vous avez enseigné dans d’universités étrangères. Des dizaines de thèses vous ont été consacrées. Et si vous écrivez des romans, ce par quoi nous sommes nombreux ici à pécher comme vous, vous écrivez aussi des textes admirables sur ce qui fait de vous l’écrivain que vous êtes depuis le premier jour. D’ailleurs, et jusque dans vos romans, c’est encore de cela qu’il s’agit. Oh ! Ce ne sont pas des romans à thèse, comme on ne le dit plus en nos années de confortables certitudes. C’était reposant, les romans à thèse de l’après-guerre – la nôtre, celle des années quarante ou cinquante : on nous démontrait quelque chose, nous savions où nous allions, on nous prenait par la main – quand vous, c’est par le cœur que vous nous prenez ! Vous ne démontrez rien : vous parlez, vous chuchotez, parfois on dirait aussi que vous chantez. Mais, dans vos romans, vous nous dites autant que dans vos essais sur vous, sur la femme que vous êtes, sur l’Algérie d’où vous venez, sur la langue que vous avez choisie et sur l’autre langue qui est, nous dites-vous, comme un chant.
C’est naturellement de tout cela que je veux parler aujourd’hui et ce sera une tâche délicate. En effet, en ce début de xxi e siècle, où ce que la misérable traduction d’une non moins misérable terminologie américaine appelle le « politiquement correct » oblige à une prudence verbale qui interdit bien souvent d’appeler un chat un chat comme, il y a cinquante ans, on ne pouvait pas parler de guerre mais d’événements d’Algérie ; en cette période si grise de la pensée où une même langue de bois s’étend à tous les domaines du discours, de l’écriture, sinon de l’histoire, dont on exige qu’on la ré-écrive à la pâle lumière de nos absolues convictions du jour, quand on ne s’avise pas de demander au législateur de le faire à la place des historiens ; en ce lieu même qui demeure, j’en suis convaincu, l’un des ultimes refuges d’une vraie liberté de pensée ; ici même, oui, dans cette enceinte, je sais qu’il peut être difficile d’évoquer le destin d’une Algérienne dont tant de frères sont morts sous des balles françaises – ou pire encore – alors même que nous avons des frères – pour moi, c’était un cousin qui m’était comme un frère – morts sous les balles algériennes – ou pire encore.
Évoquer ce destin, et les vérités qu’il nous assène parfois, exige une gravité bien éloignée de la légèreté qu’on pourrait se faire un plaisir de prêter au romancier que j’essaie d’être. C’est peut-être pour cela, et aussi parce qu’à plusieurs moments de ma vie et sans le savoir, je me suis senti très près de vous, que c’est avec bonheur que j’ai accepté l’invitation que m’a faite Madame le Secrétaire perpétuel de vous accueillir. C’est donc votre destin, exceptionnel, que je veux évoquer cet après-midi, une vie romanesque en diable, oserai-je dire, pleine de bruit et de fureur mais de poésie aussi, de tendresse, de lumière : c’est cette vie d’aventurière de l’esprit et de la liberté que je vais d’abord essayer de brosser, avant de tenter de rassembler un peu de ce que vous apportez à la langue française, mais aussi à l’histoire de nos deux pays.
« Vous êtes née, Madame, … » : c’est ainsi que commencent à peu près tous les discours de réception, dans cette Académie qui est désormais la vôtre. « Vous êtes donc née, Madame, quelques années avant la Deuxième Guerre mondiale, dans une petite ville au bord de la mer. Votre père était instituteur... » Voilà de quelle manière j’aurais dû entrer dans le fort de ce discours. Je crois pourtant que cet incipit n’aurait pas été tout à fait exact. Certes, vous avez vu le jour dans l’ancienne Césarée des Romains, fameuse pour ses mosaïques, qui devint, pendant une autre guerre, le haut lieu de la formation de ce qu’on appelait alors les « élèves officiers de réserve » de l’armée française, les EOR dont il se fallut de peu que je fasse partie. Certes, votre père était instituteur et vous le décrivez à plusieurs reprises vous conduisant à l’école par la main, et votre mère l’avait épousé sans presque le connaître.
Mais vous portez aussi en vous l’héritage de millions de femmes tout à la fois arabes, bédouines, berbères, turques peut-être aussi, et même françaises qui, à travers les siècles, ont fait de vous celle que vous êtes et dont ce sont les voix que vous nous faites entendre. De Fatima, la fille du prophète, à Taos Amrouche, dont nous avons écouté les chants, ou à ces deux Djamilah qui connurent, en d’autres temps, la douleur et la prison, jusqu’à cette Yasmina, votre amie qui déclarai, en 1994 ne pouvoir vivre hors d’Algérie et qu’on retrouva ensuite assassinée dans un fossé : d’elles à vous, votre vie et votre voix semblent faites de ces millions de vies, de ces millions de voix. Si bien que, évoquant votre vie, c’est celle de beaucoup de femmes et de l’Algérie tout entière qu’il faudrait retracer.
Vous m’avez facilité la tâche puisque, cette vie, vous n’avez cessé de nous la raconter dans la plupart de vos ouvrages. Mais cette tâche, vous me l’avez compliquée aussi puisque, parlant de vous, votre enfance, de vos éducations littéraire, sentimentale et poétique, c’est de tant d’autres que vous parlez aussi, que, vous lisant, on ne sait pas toujours si c’est de Fatma-Zorah Imalhayène, votre vrai nom, devenue Assia Djebar, écrivain de langue française, que vous nous parlez, ou de toutes les autres.
Et pourtant, le destin de ces femmes qui vous ont précédée, c’est avec la mémoire passionnée d’une historiographe attentive que vous nous en déroulez, de livre en livre, la généalogie, entre ces montagnes dont elles sont descendues, berbères, arabes, voire andalouses, et les petites villes que vous appelez coloniales, où elles vécurent, côtoyant au jour le jour, parfois timidement, parfois farouchement, des Européens qui ne les voyaient pas toujours.
Il y a votre grand’mère, Lla Fatma Sahraoui, dont un aïeul combattit aux côtés d’Abd El-Kader et connut avec lui l’exil. Elle-même, mariée à quatorze ans à un vieillard dont les petits-fils portaient déjà la barbe, eut trois maris et, bien loin de ressembler à la plupart des femmes de votre pays, devint une maîtresse femme, gardienne de la loi des femmes et héritière de vastes terres qu’elle se battit toute sa vie pour conserver. Cette grand’mère si forte, vous l’avez parfois surprise en train de danser toute seule dans sa maison. C’était, m’avez-vous dit, une manière de transe, une danse hallucinée, presque folle, qui lui permettait de se retrouver elle-même, après des semaines de tension et de labeur à la tête de son domaine.
Il y a votre mère, ensuite, la benjamine de Lla Fatma, Bahia Sahraoui, qui, comme sa mère à elle, aimait les musiques andalouses qu’elle recopiait dans des cahiers et que vous nous racontez allant avec vous au hammam, mais déjà citadine et dont le frère est encore le plus vieux notaire d’Algérie.
Et puis, après Lla Fatma et Bahia Sahraoui, avant Jelila, votre fille, il y a vous, bien sûr, héritière de cette belle lignée, vous qui les rassemblez toutes alors que, osant les raconter, vous leur ressemblez si peu.
Si peu, parce qu’il y a eu votre père. Vous, l’héritière de la grand’mère qui dansait seule dans sa maison, vous êtes aussi la fille d’un père exemplaire qui illustre parfaitement le débat qu’on a voulu relancer sur les apports de la colonisation. Tahar Imalhayène, votre père, était le fils d’un Algérien qui, ruiné en 1871, s’enrôla en 1884 dans les spahis, se battit pour la France au Tonkin et participa même, en grand uniforme, à la garde d’honneur qu’on réunit à Paris pour accueillir le tsar de toutes les Russies. Et c’est retraité, sur la place de son village, que ce grand-père décoré par la République attira l’attention d’un instituteur français. L’histoire est trop belle pour ne pas être rappelée : nous sommes au cœur d’un récit superbement édifiant, comme on en écrivait alors sur une Algérie constituée de trois départements français et destinée à le rester pour l’éternité. L’instituteur qui remarque l’ancien soldat, l’ancien soldat qui lui parle de ses fils, l’instituteur qui ouvre aux deux fils son école et, une décennie plus tard, votre père qui se retrouve lui-même, futur instituteur, à l’école normale musulmane de Bouzaréah. Il y sera le condisciple de Mouloud Ferraoud, assassiné par l’OAS en 1962, mitraillé avec six instituteurs, des Algériens et des Français venus de France, devant les murs de la villa où, dans les derniers mois de la guerre, ils s’étaient réunis pour parler de la paix.
Instituteur socialiste qui fêtait la nuit du 4 Août après le 14 Juillet, c’est votre père, vous l’avez écrit aux premières pages du premier volume de votre quatuor L’Amour, la Fantasia, qui vous prendra par la main un matin d’automne pour vous conduire à l’école. On a récemment publié une photo de l’école primaire de Mouzaïara, dans la Mitidja. Sur la photo, vous regardez ailleurs, loin de l’objectif. Votre père, lui, s’y tient droit, presque au garde-à-vous. C’est que c’était une belle mission, alors, que d’être instituteur de la République. Et c’est lui, très vite, qui vous a donné le goût des livres. Vous lisez déjà beaucoup.
Ainsi allez-vous passer vos jeunes années entre deux mondes. Il y a le côté de la grand’mère, qui est celui de la montagne, où vous séjournez le temps de vos vacances. Et il y le côté du père, que la mère partage avec étonnement, parfois, avec pudeur toujours : c’est le côté de la ville de la colonisation, plus gris et poussiéreux quand l’autre est lumineux, rempli de couleurs, d’odeurs, de chants.
C’est donc entre ces deux mondes que vous allez d’abord vivre. Celui où les femmes chantent et parlent entre elles. Et celui où votre père vous a fait entrer parce qu’un peu plus d’un siècle avant votre naissance, de gré ou de force, il avait bien fallu que certains de ses pères y entrassent avant lui : l’uniforme de spahi du grand’père et le costume-cravate de Tahar Imalhayène, fût-il coiffé d’un fez.
Ce monde-là sera vite celui du le collège de Blida où, faute d’y pouvoir apprendre l’arabe classique, vous avez commencé à apprendre le latin, le grec et l’anglais – et à lire d’autres livres. Aussi inattendu que cela puisse nous apparaître, à treize ans, la fille de Bahia, et la petite-fille de Yemma Hadda, va dévorer la correspondance échangée entre un écrivain français mort aux premiers jours de la guerre de 1914 et celui qui allait devenir son beau-frère, mort onze ans après lui. Je veux parler d’Alain Fournier et de Jacques Rivière. Avec ce livre fondateur tombé par hasard dans vos mains et dont je ne suis pas sûr que beaucoup d’entre nous l’aient lu, tout un univers s’ouvre alors à vous qui vous deviendra si familier, le monde de Gide, celui de Claudel, celui de Marcel Proust : toute la littérature française de cette première moitié de siècle.
La lecture, d’abord. Mais, vous écrivez aussi. Quand bien même vous avez longtemps pu croire qu’écrire, c’était mourir, mourir lentement, c’est la langue française, écrite, écrite et lue qui, avec les lettres que vous lui écrirez, vous conduira vers celui que vous appelez déjà l’Aimé, avec un A majuscule.
La suite de cette éducation, ce sera la classe d’hypokhâgne au lycée Bugeaud d’Alger, où Camus fit ses études avant vous et que j’ai visité autour de 1990, dans les jours qui précédèrent ce qui donne son titre symbolique à l’un de vos derniers livres : La Disparition de la langue française.
Votre année d’hypokhâgne se déroule si bien que le proviseur du lycée Bugeaud suggère à la jeune fille qui lit Camus et qui écoute Schubert et Ravel d’aller plus loin. Dès lors, les événements vont s’enchaîner. Votre vie et l’histoire.
En octobre 1954, vous traversez la mer pour la première fois et. vous vous retrouvez élève au lycée Fénelon. La petite fille d’entre la montagne de la mère et la plaine du père va vivre au croisement du boulevard Saint-Germain et du boulevard Saint-Michel. L’un de vos professeurs s’appelle Dina Dreyfus. Elle est l’épouse de Monsieur Claude Lévi-Strauss : vous le voyez, la rencontre de cet après-midi se prépare déjà. Vous avez aussi là une amie qui le restera jusqu’à aujourd’hui. Elle est de mes amies aussi, mieux que personne, elle sait parler de Dante ou de Proust. Elle s’appelle Jacqueline Risset. Ensemble, vous continuerez à lire Proust, mais vous ferez aussi de joyeuses fêtes avec elle, le soir, après le jeune du ramadan.
Que la vie peut sembler belle alors, au cœur du Quartier latin. On écoute Brassens et Léo Ferré. Rue de la Huchette, on joue Ionesco comme on s’essouffle à le jouer encore aujourd’hui et comme vous le jouerez vous-même, Cantatrice Chauve ou Jacques ou la Soumission, un demi-siècle plus tard à New York. La Nouvelle Vague va naître deux ou trois ans plus tard, mais les Cahiers du cinéma ont déjà vu le jour et Pierre Kast, Alain Resnais ont tourné leurs premiers courts métrages. Agnès Varda, elle, fera le sien en 1956, il s’appelle Ô saisons, ô château. Mais, depuis le 1 er novembre 1954, tout a changé en Algérie. La vie n’est plus si joyeuse que cela au Quartier latin. Vos amis étudiants algériens vous parlent de ce qui se passe de l’autre côté de la Méditerranée. Certains se posent des questions. D’autres n’ont pas besoin de se les poser. Vous les écoutez.
En 1955 pourtant, et du premier coup, vous entrez à l’École normale supérieure. Vous êtes la première jeune fille musulmane à intégrer la grande maison de Sèvres. Là, vous auriez encore une fois voulu apprendre une langue que vous connaissez trop peu, l’arabe littéraire, bien sûr. Encore une fois, ce ne sera pas possible. Cette langue absente constituera une béance dans votre vie d’écrivain : béance que vous comblerez autrement.
Votre première année universitaire commence à Sèvres, tandis qu’après la chute du gouvernement de Pierre Mendès France, la paix en Algérie devient la priorité des partisans du Front républicain d’alors, parmi lesquels certains furent nos confrères, François Mauriac, Pierre-Henri Simon.
La paix en Algérie ? En février 1956, Guy Mollet, président du Conseil socialiste que le président Coty a préféré à un Pierre Mendès France qui pourtant, lui, avait su faire la paix en Indochine, se voit insulter devant le monument aux morts d’Alger et reçoit des tomates sur la figure. Elles sont entrées dans l’histoire de la IV e République, les tomates d’Alger ! Cinq semaines plus tard, toute la gauche, communistes compris, n’en votera pas moins à Guy Mollet les pleins pouvoirs en Algérie. La « rébellion », avec ou sans guillemets, s’accélère. La « pacification », avec ou sans d’autres guillemets, se met en place. En France, des voix pourtant, des voix s’élèvent. Bientôt, le général de Bollardière parlera dans L’Express de la vraie guerre en Algérie, puis ce sera la bataille d’Alger.
À Paris, les étudiants de l’UGEMA, l’Union générale des Étudiants musulmans algériens, décident la grève des cours. Vous êtes à Sèvres, un brillant avenir universitaire s’ouvre à vous mais, vous aussi, vous dites non. Vous suivez le mot d’ordre de grève, vous ne passez pas vos examens mais, parce que vous ne sauriez perdre votre temps, vous écrivez votre premier roman. Et la jeune Fatma-Zorah, vingt ans, décide, pour ne pas choquer ses parents, de s’appeler Assia Djebar : Assia, c’est la consolation, et Djebar, l’intransigeance. Quel beau choix !
Assia Djebar est née au mois de janvier 1957, chez René Julliard qui fut aussi, cinq ans plus tard, mon premier éditeur. Grâce à Christian Bourgois, nous rencontrerons tous deux Pierre Nora, qui vient d’écrire un livre sur les Français d’Algérie. Du personnage de La Soif, votre premier roman, auquel d’aucuns trouveront un ton saganesque, vous direz que la découverte de son corps est aussi, pour elle, une révolution. La même année, 1957, votre frère montera au maquis, il sera arrêté, libéré, il repartira.
C’est aussi, en 1957, le 18 juin, que le premier condamné à mort algérien a la tête tranchée à la prison de Barberousse. Le nom d’Ahmed Zabara s’inscrit dans votre mémoire. Un an plus tard, un mois après le bombardement de Sakkiet en Tunisie, vous êtes toujours en grève et la nouvelle directrice de Sèvres vous oblige à quitter l’École. « Tu es notre remords », vous dira bien des années plus tard l’une de vos condisciples retrouvée par hasard et qui, pas plus que ses camarades, n’a rien fait alors pour vous soutenir.
Vous n’êtes plus normalienne, que pouvez-vous alors faire sinon écrire ? Vous publiez votre deuxième roman, Les Impatients, dont les héros se révoltent contre un ordre, pour eux, insupportable. Mais, chassée de Normale, l’étudiante algérienne décide de quitter la France pour la Tunisie. Sa vie bascule à nouveau. D’ailleurs, elle a vingt-deux ans et vient de se marier.
Votre existence va suivre, dès lors, le cours de ce qui se passe à Alger, mais aussi à Paris, à Tunis puis au Maroc où vous vous installez en 1959. Les noms de Bourgès-Maunoury, de Robert Lacoste, de Félix Gaillard se succèdent en première page des journaux, mais c’est déjà mai 1958, le général de Gaulle est revenu. Vous étiez une étudiante qui écrivait, vous êtes devenue un écrivain en lutte.
Écrivain et militante même si, vous le dites vous-même, vous n’avez jamais été d’aucun parti. Écrivain, puisque vous écrivez encore coup sur coup, deux livres. Les Enfants du Nouveau Monde paraîtra en 1962. Vous avez voulu là, dites-vous, jeter un regard sur les vôtres. Pourtant, c’est Les Alouettes naïves, commencé en 1962 mais publié en 1967, que vous jugez aujourd’hui comme « le plus complet » de vos quatre premiers romans.
Vous avez 23, 24 ans, vos anciennes condisciples préparent ou passent l’agrégation, vous menez, vous, une vie d’écrivain mariée à un homme de théâtre. Dans cette maison de Sidi Bou Saïd dont vous avez gardé la nostalgie, ou à Rabat, ensuite, vous rencontrez des hommes comme Maurice Clavel et Jean Daniel, qui préside aujourd’hui ce « comité de l’épée » qui vous a remis la semaine dernière un sabre presque redoutable. Vous faites avec Anatole Dauman un projet de film autour de Mohammed Dib. Dans le même temps, sous la direction de Louis Massignon, vous poursuivez un projet de thèse sur une sainte patronne de Tunis, Aïcha El Manoubia, qui vivait à la fin du xii e siècle. Vous rencontrez aussi Kateb Yacine : ce sont tous les grands écrivains maghrébins de langue française, dont vous êtes aujourd’hui l’héritière, qui se retrouvent autour de vous.
Mais, écrivain, vous êtes aussi engagée dans la vie de l’Algérie. En quittant la France, vous êtes passée par la Suisse, où vous avez rencontré Ferhat Abbas, ami de votre famille et qui sera le premier président de la République algérienne. À Tunis ensuite, vous travaillez aux côtés de Frantz Fanon, dont Les Damnés de la Terre, que nous avons lu nous aussi à vingt ans, va devenir un bréviaire pour les mouvements de libération dans le monde entier. Vous êtes une journaliste engagée qui écrit pour El Moudjahid, et l’un de vos premiers reportages sera précisément sur ces camps qui ont accueilli des réfugiés après le bombardement de Sakkiet.
La guerre se poursuit en Algérie. Dans Les Alouettes Naïves, c’est la guerre à Blida que vous racontez. À la même époque, dans mon second roman qui paraîtra un an après le vôtre, c’est de la guerre à Oran dont je parlerai et de ma secrétaire assassinée par l’OAS sur le parvis de la nouvelle préfecture, où j’étais en stage. Mais le général de Gaulle a déjà parlé d’« Algérie algérienne » ; le général Buis a écrit un terrible roman, La Grotte, prémonitoire d’une partie de votre œuvre ; et le « manifeste des 121 » a été publié.
Mais si vous vivez, Madame, au rythme des événements qui ont marqué la jeunesse de beaucoup d’entre nous, c’est de votre vie et de celle de tous les vôtres qu’il s’agit quand nous, de quelque bord que nous ayons été, nous ne nous indignions le plus souvent que de bien loin, même si cette guerre nous frappait aussi.
Les accords d’Évian sont enfin signés et, le 1 er juillet 1962, vous revenez enfin à Alger. Comme journaliste. Françoise Giroud vous y envoie pour L’Express de la grande époque, celle de Jean-Jacques Servan-Schreiber et de François Mauriac.
Naturellement, vous ne pouvez pas faire autrement, vous devez, vous voulez vivre en Algérie. Et c’est encore une fois une autre vie qui commence pour vous. Vous avez vingt-six ans. Aussi, dès la rentrée de 1962 êtes-vous nommée à l’université d’Alger. Vous êtes le seul professeur à y enseigner l’histoire moderne et contemporaine de l’Algérie. C’est le temps de tous les espoirs. D’Europe et du monde entier convergent vers l’Algérie d’autres amis de l’Algérie. On parle cinéma et littérature, théâtre. On parle et on écrit en français, en arabe. On est heureux…
Et puis, dès 1963, alors qu’il s’agit simplement, au départ, de réviser les manuels d’histoire et d’oublier un peu « nos ancêtres les Gaulois » qui n’ont pas encore tout à fait disparu des textes proposés aux petits écoliers algériens, la question de la langue, celle des langues se pose. Elle se pose finalement de telle manière – professeur d’histoire, votre enseignement doit être dispensé en arabe – que, comme à Sèvres en 1957, vous refusez. Vous ne pouvez pas faire autrement. Vous êtes vraiment une femme qui sait dire non. Et à cause de cela, pour la langue française, vous quittez l’Algérie.
Si j’insiste de telle manière sur votre vie, c’est parce que votre vie et votre œuvre sont intimement liées ; mais c’est aussi parce que votre vie elle-même est une création quasi romanesque et que vous avez voulue, pétrie d’histoire, irriguée d’humanisme, inondée d’attention aux autres.
Neuf années passent. Le temps semble reprendre son souffle. Vous vivez à Paris mais vous revenez souvent en Algérie. Vous saviez déjà que vous ne pourriez pas avoir d’enfant, d’enfant « selon le sang », nous avez-vous expliqué, aussi, entre-temps, adoptez-vous un enfant « selon le cœur » et vous vous en réjouissez, c’est Jalila, votre fille. Mais bientôt, vous allez pouvoir revenir vivre en Algérie. Et vous voilà à nouveau enseignant, et en français, la littérature française et surtout le cinéma. Comme du temps de Sidi Bou Saïd ou de la maison du Maroc, vous êtes au cœur d’une constellation d’artistes, d’intellectuels et de rêveurs.
Depuis 1962 et Les Alouettes naïves publiées cinq ans plus tard, vous n’avez rien écrit, et ce n’est qu’en 1980 que sortira votre livre suivant. Des années d’un silence sur lequel il vous arrivera de vous interroger. Mais c’est le cinéma que vous avez choisi maintenant, et vous vous passionnez pour cette nouvelle forme d’expression. Vous devenez une cinéaste passionnée, sans abandonner d’un iota ce qui a, jusque-là, été votre raison d’écrire. Dans les deux films que vous avez tournés à cette époque, La Noubades Femmes du Mont Chenoua et La Zerda, ou les Chants de l’oubli, un fil souvent ténu de fiction accompagne des voix de femmes. L’Algérie que vous vivez, celle qu’ont vécue vos mères et vos sœurs, celle de l’enfermement et du silence, celle de la guerre, de l’horreur, celle de l’espoir, y sont racontées en une langue très simple, très proche de ce qu’on a pu appeler le cinéma du réel. Une caméra parfaitement maîtrisée y suit pas à pas les gestes quotidiens des femmes qui vont à la fontaine dans les villages, tandis qu’en contrepoint, comme dans vos romans à venir, on y voit au fil des jours la vie d’une jeune femme très belle et qui vous ressemble et celle d’un homme blessé. Ils sont les seuls acteurs professionnels. On ne saurait pour autant appeler les autres des amateurs, car c’est leur vie de tous les jours que vous avez filmée. Parfois, de brefs extraits de la plus sombre des actualités du passé y évoquent la guerre, rafales de mitraillette qui déchirent le calme de la campagne. C’était la vie. C’est la vie. On pense à Jean Rouch, bien sûr, attentif comme vous aux mêmes gestes du quotidien. On pense à Agnès Varda. La musique y est omniprésente, les danses sacrées de la grand’mère et les musiques andalouses de votre mère.
Il y aurait beaucoup à dire sur le choix de ce nouveau langage. Comme si la langue écrite, qui était la langue de l’autre, était chez vous en suspens. Pourtant, vous ne pouvez pas ne pas revenir à l’écriture et, en 1980, vous publiez l’un de vos plus beaux livres. En un sens, le premier livre qui vous ressemble et vous rassemble toutes, vous et toutes celles qui parlent en vous, dont l’écriture va relayer le silence. C’est Femmes d’Alger dans leur appartement, un titre que vous empruntez à un tableau peint par Delacroix en 1834. Vous quittez encore une fois l’Algérie, vous vous installez près de Paris, vous êtes à présent totalement écrivain.
On ne le sait peut-être pas encore ici, mais vous avez déjà des milliers de lecteurs fidèles. Vous avez vos « fans ». On commence à vous étudier dans les universités. Pas en France, d’ailleurs. Mais quels livres écrivez-vous !
En 1985, c’est L’Amour, la Fantasia, votre roman le plus connu, qui achève de vous faire entrer dans la catégorie des écrivains vraiment fêtés, fût-ce surtout en traduction. L’Amour, la Fantasia est le premier volume d’une tétralogie, votre quatuor algérien. Le récit s’y développe en deux temps, par un système de montage alterné. Comme vos films, donc. La première phrase du livre est un peu vôtre, « longtemps, je me suis couchée de bonne heure », elle est devenue une sorte de mot de passe parmi ceux qui vous connaissent. « Fillette arabe, écrivez-vous, fillette arabe allant pour la première fois à l’école, un matin d’automne, main dans la main du père ».
Parallèlement à ce très pur récit de vos enfances, se développe ce que nous, les Gaulois, nous appelons « la conquête de l’Algérie », une conquête vue par ceux, les conquérants, les Français, qui l’ont vécue. Et là, faisant preuve d’une habileté extrême à chercher, trouver et mettre en valeur toutes les sources, vous vous révélez ce que vous êtes aussi : une historienne scrupuleuse qui, en d’autres temps, a hanté les archives d’Alger, voire celles du Quai d’Orsay, et la Bibliothèque nationale de la rue de Richelieu : une archiviste attentive, certes, mais toujours une militante passionnée. Si, dans la partie intime du livre, c’est essentiellement à des femmes que vous donnez la parole ; dans ce qui en constitue la trame historique, vous ne donnerez certes pas la parole à des hommes, non, ils n’en ont pas besoin, eux, puisqu’ils l’ont, eux, qu’ils l’imposent et l’écrivent – officiers soucieux de raconter ce qu’ils ont vécu ou premiers journalistes, jusqu’à un directeur de théâtre qui décrit, en somme, le théâtre des opérations – non : vous n’avez rien à leur donner à eux, mais vous rapportez scrupuleusement leurs propos d’hommes, vous vous faites l’écho des voix autorisées à s’exprimer à leur guise, coups de clairon à l’appui du grincement de leurs plumes de mémorialistes satisfaits. Et ce, dans une langue qui est celle-là même dont vous userez, un siècle et demi plus tard, pour traduire les voix des femmes.
Écrivain, vous publiez de nouveaux livres. Le deuxième volume du Quatuor : Ombre sultane, en 1989. Puis un très beau récit historique, plus serein mais tout aussi passionné, Loin de Médine, qui donne la parole, cette fois, à une autre Arabie, celle de Fatima, la fille du prophète. Le troisième volume du Quatuor paraît en 1995, c’est Vaste est la Prison. Vous êtes maintenant couronnée par de multiples jurys, vous faites des conférences, à l’étranger surtout. Vous êtes devenue un écrivain dont le rôle dans la cité, et pas seulement dans la cité des femmes, est amplement reconnu. Mais les mêmes voix vous hantent toujours et vous savez les écouter, plus posément, peut-être – encore que cet adverbe-là, posément, vous aille si mal.
Et voilà que la tragédie algérienne recommence. Des villageois sont assassinés, et pas seulement dans la montagne. Un barrage sur une route, un faux policier, une rafale de fusil-mitrailleur… Jusqu’à cette communauté de moines français dont, enlevés pour qui ? exécutés par qui ? on n’a jamais retrouvé que les têtes mutilées. Dans les villes, ce sont des intellectuels qui paient le prix de leur liberté de parole. Des artistes. C’est une autre terreur qui règne à présent en Algérie où, une balle dans la tête, votre beau-frère, le dramaturge Abdelkader Alloula, sera assassiné.
Dans deux de vos livres suivants, Le Blanc d’Algérie, publié en 1995, puis dans La Disparition de la langue française, en 2003, vous donnez la parole à ces morts. L’horreur est d’autant plus insoutenable que beaucoup d’entre eux sont vos frères, des frères de pensée, et que ce sont des Algériens qui tuent des Algériens. Alors, vous vous souvenez de tous vos morts. Ceux d’hier, ceux du matin même comme ceux de la prison de Barberousse, les guillotinés. Mais vous vous souvenez aussi de ceux, plus d’un millier peut-être, étudiants ou intellectuels qui, fuyant après la bataille d’Alger pour rejoindre le maquis, ont été eux aussi exécutés par leurs frères à leur arrivée dans la montagne. On a voulu faire croire qu’ils avaient été « retournés », comme on dit dans une langue elle aussi sans pitié : retournés pour trahir ceux qu’ils étaient venus aider.
Ces morts-là, vous les portez en vous avec la même souffrance que celle que vous éprouvez en évoquant, dans La Femme sans Sépulture, le destin d’une grande morte de cette guerre dont les accords d’Évian auraient dû marquer l’issue heureuse pour l’Algérie tout entière. Souvenez-vous de votre retour du Maroc et de votre reportage pour L’Express. L’espoir était si fort en vous. Et l’on en est arrivé là ! La litanie de noms et des morts, qui fait du Blanc de l’Algérie une manière de requiem désespéré, n’est que la très brève évocation de quelques-uns des milliers de morts qu’ont connus trois des plus noires années de l’histoire de votre pays.
C’est habitée par ce nouveau deuil – Tahar Djaout, romancier et journaliste, assassiné en 1993 ; Youssef Sebti, poète assassiné en 1993 ; Abdelkader Alloula, auteur dramatique, assassiné en 1993 – que vous allez, vous, vivre, j’ai failli dire survivre, pendant cette décennie terrible. Vous savez que vous ne pouvez pas, au risque de votre vie, revenir en Algérie. Aussi commencez-vous un nouvel exil.
Vous devenez alors professeur à l’autre bout du monde. La Sévrienne chassée de Sèvres, le professeur qui n’a pas voulu ne pas enseigner en français en 1964 se retrouve un moment à Berkeley, puis Baton Rouge, en Louisiane. Les prix littéraires et les distinctions continuent de pleuvoir sur vous. Pas vraiment en France, non, mais partout ailleurs. À Bruxelles. En Allemagne. À Boston, où vous recevez le prix Marguerite Yourcenar : encore un signe. En 1993, vous êtes élue à l’Académie royale de Belgique et c’est un nouveau signe : vous êtes élue au fauteuil de Julien Green. L’année suivante, vous publiez un recueil de textes qui, tous, traitent passionnément des langues, de la langue et du français. Le livre, Ces Voix qui m’assiègent, reçoit le prix de la Paix à Francfort-sur-le-Main.
Vous êtes en voie de devenir un notable, Madame, et, si le mot vous choque trop, je dirai une notabilité. Vous quittez Baton Rouge pour la New York University, où notre ami Tom Bishop vous accueille. Et depuis 2000, vous êtes professeur, bientôt titulaire d’une chaire fameuse au cœur de Greenwich Village. Vos étudiants vous adorent, vous terrifiez, je crois, les responsables administratifs par une fougueuse désorganisation, qui contraste avec la rigueur intransigeante de votre travail. Et c’est en français, car vous avez des dons pour tout, et surtout pour tout dire – sauf pour le dire en anglais ! C’est en français donc, que vous parlez à des étudiants américains de Camus et de Kateb Yacine, de Mouloud Ferraoun et de Jean Pellegri, d’Andrée Chédid et d’Hélène Cixous. On vient de loin pour vous écouter. Et les prix, les distinctions et autres doctorats honoris causa continuent à déferler sur vous. Aux États-Unis, toujours ; en Italie, toujours ; en Allemagne, toujours. Enfin, le 16 juin 2005, vous êtes élue à l’Académie française. La presse, le grand public français qui vous découvre enfin vraiment célèbrent cette élection comme un triomphe pour vous et pour le monde francophone. C’est aussi un grand moment dans la vie de l’Académie, quand bien même j’ai dit de quelle manière d’aucuns ont pu lever les sourcils : mais qui est donc cette dame ? Vous étiez si peu des leurs…
Trêve d’ironie, Madame. Fût-ce envers ceux qu’a surpris, voire mis mal à l’aise, la venue parmi nous d’une musulmane née de l’autre côté de la Méditerranée, dont le discours sur la guerre, la violence et l’histoire semble pourtant répondre à tous les canons de cette bien-pensance dont j’ai pu moi-même sourire tout à l’heure. Une attitude intellectuelle et morale, la vôtre, qui fait aujourd’hui l’objet d’un quasi-consensus parmi ceux dont l’opinion domine ce qui n’est plus vraiment un débat philosophique ou politique, mais constitue le bagage idéologique et sentimental de base de tout intellectuel, ou prétendu tel, ayant droit de parole dans la cité.
Trêve d’ironie, car il se trouve que ce discours, vous le tenez, vous, Madame, depuis vos vingt ans. Il a, certes, évolué, il s’est approfondi, mais son contenu est demeuré le même, fait de révolte, de passion, d’amour de votre terre et de haine de la haine. Il est fait aussi de cette ambiguïté passionnée qui lie, osons les mots, le colonisé au colonisateur. Si exprimer aujourd’hui ces idées-là, les publier dans une presse qui s’y ouvre avec la même évidence qu’aux critiques gastronomiques ou au classement rituel des cent meilleurs hôpitaux de France est devenu un exercice qu’on peut pratiquer sans grand risque dans nos démocraties, il en était bien autrement quand vous, vous les proclamiez, ces vérités-là. Et quand vous les viviez.
Ainsi en 1957, quand vous suiviez les mots d’ordre de l’UGEMA et claquiez la porte de l’Université française ; quand, de Tunis, vous rendiez compte de ce qui s’était passé à Sakkiet bombardé par ce qu’on considérait alors comme un droit de poursuite, aussi légitime alors que l’est aujourd’hui le droit d’ingérence, dont notre confrère Jean-François Revel inventa le nom ; quand, au début des années soixante, c’est la porte de l’Université algérienne que vous claquiez parce que vous vouliez parler français : français quand même ; hier encore, quand vous défendiez les mêmes principes pour lesquels on a tué tant de vos amis poètes ou artistes algériens, c’est bien le même risque que vous preniez.
Ah ! nous sommes bons, aujourd’hui, à en signer des pétitions, où se mélangent hardiment les noms des vedettes du jour, des saltimbanques que nous aimons à ceux des mêmes penseurs de service, voire à ceux d’hommes politiques qui n’en sont plus à une signature près ! Mais lorsque, en septembre 1960, des professeurs, des journalistes, des écrivains, dont Jean-François Revel, toujours lui, signaient une déclaration sur le droit à l’insoumission qui leur valut de vraies sanctions ; quand, en octobre 1961, combien d’Algériens descendus des bidonvilles de Nanterre trouvaient la mort dans les conditions que l’on sait – ou plutôt, que l’on ne sait toujours pas vraiment –, défiler dans la rue ou signer un bout de papier pouvait coûter cher, oui. Vous-même, exclue de l’Université française, il a fallu, sollicitée par Maurice Clavel, une intervention personnelle du général de Gaulle pour rétablir dans ses droits celle qu’il considérait comme une si brillante sujette.
Vous avez dit un jour que vous n’aviez, vous, jamais signé d’appel ni de pétition. Mais vous avez vécu. Et vous avez écrit. Au risque de tout perdre, quand ça rapporte aujourd’hui beaucoup de faire des best-sellers sur ce qui, hier, était pour vous mortel. C’est pour cela que vos mots, vos révoltes et vos compassions nous vont droit au cœur. Certains les ont partagés alors. Bien tardivement, j’ai moi-même consacré un livre à cette nuit très noire du 17 octobre 1961. Mais si c’est le plus grand nombre qui les partage à présent avec vous, votre force, Madame, c’est d’avoir été l’une des premières à les dire – et surtout à les vivre. Votre force, c’est de ne vous être jamais éloignée de ce discours, toujours davantage enraciné dans l’histoire, ancré au plus profond par la langue.
La langue. Au commencement, en vous et en votre œuvre, était la femme. Puis très vite, vinrent les langues, la langue : c’est avec elles que je voudrais terminer.
Mais la femme, d’abord : la femme arabe. « Vaste est la prison qui m’écrase », dit la chanson berbère dont les paroles servent de titre au troisième volume de votre Quatuor. « L’ennemi est à la maison » assure, parlant de son mari dans Vaste est la prison, une femme au voile immaculé avant de masquer tout à fait son visage car elle doit rentrer chez elle : voilà le monde que vous peignez
Ce monde, qui était celui de la grand’mère mariée à quatorze ans mais qui est encore celui d’une narratrice qui vous ressemble et qui s’enfuit comme une voleuse du cabinet médical où un docteur qui, parce qu’il va en somme la prendre en charge, n’est plus un homme comme les autres mais une manière de père : une fille ne saurait défaire son corsage devant le père.
Est-ce dans La Nouba des Femmes que, parlant de l’enfermement des femmes dans les campagnes, vous réinventez cet adjectif terrible : vous parlez de femmes « arables » : « ARABLES ». Arables comme la terre que défonce la charrue, la terre qui produit le blé, les fruits, en silence.
Mais le silence qui symbolise cet enfermement, c’est, bien sûr, la langue, les mots, la lecture, l’écriture qui vous en ont fait sortir. L’école de la République, oui. Les premiers livres lus. La langue française. Et j’aborde là ce qui est au cœur même de votre vie. Cette attention à la langue, à toutes vos langues, elle est partout dans votre œuvre, indissolublement liée, pour vous et pour toutes les femmes arables et corvéables à merci pour lesquelles vous écrivez : indissolublement liée, donc, à leur sort à toutes. Vous le dites dans L’Amour, la Fantasia : « Tandis que l’homme continue à avoir droit à quatre épouses légitimes, nous disposons de quatre langues pour expirer notre désir : le français pour l’écriture secrète, l’arabe pour nos soupirs vers Dieu étouffés, le libyco-berbère quand nous imaginons de retrouver les plus anciennes de nos idoles mères. La quatrième langue, pour toutes, jeunes ou vieilles, cloîtrées ou à demi émancipées, celle du corps que le regard des voisins, des cousins, prétend rendre sourd et aveugle… Quatre langues qui sont autant d’ouvertures vers la liberté. »
La langue du corps, vous l’évoquez souvent, j’ai dit les danses d’une surprenante violence qui emportaient parfois votre grand’mère. Mais ce sont aussi ces danses lentes et compassées qu’invitée parmi d’autres femmes en costume de fête vous transformiez, vous – je vous cite – en « une danse nerveuse, hybride », un défi de votre corps englouti face à cette frénésie collective des femmes dont vous vouliez vous écarter.
Le libyco-berbère est la langue de la nouba des femmes et des confidences sans fin. Une langue pour vous sans écriture même si, dans une passionnante plongée jusqu’à Jugurtha qui défia Rome, vous nous dites qu’il a existé une écriture libyque aussi ancienne que l’étrusque ou que celle des « runes ». Mais, le libyco-berbère, c’est d’abord la langue que, transmetteuse (je n’aime pas le mot passeuse, trop galvaudé, pardonnez-moi…), vous entendez chez vos sœurs et que vous traduisez en français pour les dire toutes, elles et vous, leurs vies, leurs destins et l’Algérie.
Puisque c’est en français que vous l’écrivez, ce libyco-berbère, je voudrais m’attarder sur un mot, francophonie. Parlant de vous, on vous dit naturellement écrivain francophone. Nous savons tout ce que les écrivains qu’on dit francophones apportent au français et à la littérature, à la pensée française. Pourtant, je sais qu’au mot francophone, vous préférez qu’on use à votre propos de l’idée d’auteur écrivant en français. Une manière de débat, comme nous les aimons tant, s’est d’ailleurs instauré là-dessus voilà quelques semaines. Mais il n’est pas neuf. Pour certains, la francophonie serait un ghetto. Dont acte. Pour vous, le problème n’est pas là. Venues du plus profond de votre terre, vos voix, vous les entendez dans la langue de vos mères, mais vous les écrivez en français, en une langue dont la fluidité, les inflexions, votre chant, reflètent jusqu’au plus intime les mouvements de cette langue de vos mères.
L’arabe classique, troisième langue, vous ne le parlez pas. Vous répétez souvent que c’est là une blessure. Mais c’est que le français, la langue de la première école, était tout naturellement devenue celle de votre écriture : la quatrième langue. Celle par laquelle vous êtes entrée parmi nous.
Et pourtant, cette langue, c’était la langue de l’autre. Pas seulement de ces instituteurs qui, comme votre père, vous ont ouvert une porte vers liberté, mais aussi celle de l’adversaire. La langue de ceux qui, jusqu’en 1962, ont imposé à l’Algérie un ordre dont ce n’est pas le lieu, ici – je ne suis pas historien – de tenter de mettre en balance ce qu’il a pu apporter de peine, de souffrance ou, pour certains, d’ouverture.
Dans L’Amour, la Fantasia, vous parlez longuement de la langue imposée qui, sous la plume des colonisateurs de 1830, décrit avec une terrible inconscience les épisodes les plus douloureux de la prise d’Alger. « Indécence, écrivez-vous, de ces lambeaux de chair que la description n’a pu taire », racontés par un témoin pour qui tel « petit combat, rappelez-vous, offre un coup d’œil charmant ». Indécence plus monstrueuse encore, celle du bourreau-greffier qui rapportera les enfumades où plus d’un millier de femmes et d’enfants périrent asphyxiés dans l’une de ces grottes dont un siècle plus tard, Georges Buis, Français et homme d’honneur, décrira à son tour les horreurs qu’il y a vues. Et vous interrogez : « Écrire sur la guerre d’Afrique, est-ce prétendre repeupler un théâtre déserté ? »
C’est quand même la langue de ces hommes-là que vous avez choisie pour le repeupler de vos rêves à vous, le théâtre de cette Algérie, même si, après l’amour, c’est en arabe que parlent vos héroïnes. Pour transmettre ce que vous voulez qu’on sache, la langue de l’autre était la seule voix comme seule voie. S’il ne s’adresse qu’en arabe à la sœur-amante Nadjia, pour Berkane, l’emblématique narrateur de La Disparition de la langue française, « écrire et glisser à la langue franque, c’est le moyen de garder, tout près, la voix, les paroles » de la femme aimée. Le français, c’est pour lui le prolongement naturel des « échos dans sa chambre ».
Elle est enracinée si fort en vous, cette évidence de la langue française, qu’un de vos personnages se souvient douloureusement que, jusqu’au récit lu dans un journal français de la mort d’un oncle un peu simplet tué comme ça, pour rien, mais dont on dira qu’il était un terroriste, il avait cru aveuglément – il avait alors douze ans – à tout ce qui était écrit en cette langue.
« Entrée en scène pour vous en 1830 en habit d’apparat colonial », vous allez jusqu’à en disputer les abâtardissements quand, transposée en cet arabe qu’on enseigne aujourd’hui, dites-vous, sous le terme pompeux de « langue nationale », elle transporte avec ses scories les formules toutes faites d’un langage prétendument démocratique.
Alors que votre parler à vous, Madame, est l’un des plus riches qui soit – et cela sans même avoir recours à ces subtils glissements de langue à langue que nous admirons chez tant de ces écrivains que je continue à appeler francophones.
Ainsi, un seul exemple, Madame. Si vous avez emprunté à Delacroix le titre de l’un de ses tableaux, on dirait que c’est le Delacroix que vous parlez lorsque vous peignez, en une prose digne de toutes les Mort de Sardanapale, la mise à mort de ces sept femmes qui osèrent insulter ceux qui, en 1830, venaient de tuer leurs époux.
Mais je me rends compte que c’est d’une manière bien sombre que j’achève ce discours. Bien sûr, la guerre, la mort sont en filigrane de presque toute votre œuvre. Et pourtant, ceux qui vous connaissent savent quelle femme chaleureuse, exubérante même, vous pouvez être. Quelle vie, quelle vraie vie vous promenez hardiment, j’allais dire insolemment, avec vous. Vous parlez de mort, oui, mais vous savez si bien parler d’amour. Les pages, si pudiques dans leur douce impudeur, que vous lui consacrez dans La Disparition de la langue française, sont d’une si belle émotion.
Comme sont touchants les émois de ces très jeunes filles qui écrivent leur première lettre d’amour. Ou d’une lumineuse poésie ce que vous écrivez sur la vie de la fille du Prophète ou sur votre mère, recevant pour la première fois une carte postale écrite à elle par son époux : l’écriture, encore une fois, qui brave les tabous. Que dire, aussi, de vos descriptions de la vie de la Casbah, les gestes du petit peuple, votre attention aux humbles, des silhouettes qui reviennent de très loin dans vos enfances ?
Que dire de votre art de nous raconter votre monde, celui d’hier et celui d’aujourd’hui, comme de votre habileté à construire et à nouer des intrigues à plusieurs voix, à jouer sur tous les registres du temps, des lieux, de l’Histoire avec un grand H et de tant d’histoires tout court – sinon que vous êtes non seulement la femme de réflexion, engagée et lucide, que j’ai tenté de décrire, mais une romancière hors pair.
Et c’est vrai que j’ai peut-être trop occulté ce talent-là, mais c’était dans le souci de souligner tout ce qui, dans ses rapports avec la langue française, ne pouvait que conduire jusqu’à notre Compagnie cette femme musulmane née en Algérie qui ose dire : « La langue française est mon armure. »
Bienvenue parmi nous, parmi nous, Madame !