Réponse au discours de réception de Maurice Paléologue

Le 29 novembre 1928

Louis BARTHOU

Réception de Maurice Paléologue

 

Monsieur,

Ceux qui vous ont accusé parfois de sacrifier l’exactitude à l’imagination ne pourront pas faire ce reproche à votre beau discours. Il est le portrait fidèle, vivant et ressemblant, que les nuances les plus délicates précisent sans l’affadir, du grand administrateur dont vous avez été le collaborateur clairvoyant et utile. Les séances académiques ont bien servi la réputation de Charles Jonnart. Mêlé, auprès du Vatican, à des négociations qui touchaient aux plus graves questions religieuses, il fut accueilli ici, et avec quel éclat ! par notre éminent confrère, Mgr Baudrillart. Associé pendant la guerre à des actes internationaux qui exercèrent sur la victoire une influence décisive, cet ancien ambassadeur reçoit aujourd’hui son éloge d’un diplomate que sa brillante carrière qualifiait plus particulièrement pour cette tâche. Ainsi la mémoire de Charles Jonnart a eu sa double et bonne mesure.

Il en était digne. La postérité a déjà apaisé les polémiques irritantes pour ne laisser parler que la voix impartiale de la justice. Il n’a rien à craindre du temps. Pour moi, qui l’ai connu, estimé et aimé, je l’ai retrouvé tout entier en vous écoutant. Peut-être même l’ai-je mieux compris. La vie publique, menée en commun, ne laisse pas toujours aux jugements la liberté de réfléchir, de se former et de se fixer. L’action confond et emporte tout. On fait au monde de la politique une réputation qui n’est généralement pas bonne. Je conviens que nous y aidons. Nous nous connaissons mal. Il nous arrive même de nous méconnaître. Mais si nous ne sommes pas meilleurs que les autres, sommes-nous donc pires ? À la bien regarder, et en la pénétrant sous tous ses aspects, l’humanité, d’un monde à l’autre et d’une profession à l’autre, ne diffère que par les apparences. Seulement, par définition et par situation, l’homme politique appartient à tous. Chacun a sur lui une opinion toute faite, que, d’ailleurs, le plus souvent, son journal lui fait. Ce n’est pas toujours une garantie d’impartialité. Il faut être mort pour avoir raison. À ce point de vue, comme à tant d’autres, il est bon de faire partie de l’Académie française. L’immortalité qu’elle confère n’est, pour trop d’entre nous, qu’une fiction, mais il y a au moins un jour où l’on est sûr d’être bien loué.

Avec vous, la mémoire de Charles Jonnart n’aura pas à se plaindre. Vous lui avez consacré le juste éloge qu’elle méritait. Il peut arriver qu’on n’ait pas rencontré le confrère que l’on remplace. L’impartialité n’y acquiert pas toujours ce que l’exactitude risque d’y perdre. Quelle que soit l’œuvre, elle s’explique, dans une grande mesure, par l’ouvrier, et s’il est vrai que les éloges académiques visent à être des portraits, il n’est pas indifférent que le peintre ait eu la fréquentation de son modèle. Charles Jonnart gagnait à être connu. Il avait eu une jeunesse ardente qui ne se refusait pas les joies de la vie, mais l’accident qui l’avait frappé vers la quarantaine lui avait donné une sorte d’air effacé et résigné sous lequel se cachait son caractère véritable. Il passait pour nonchalant, alors qu’il avait une singulière vigueur d’esprit, et son indifférence courtoise n’était que l’enveloppe d’une volonté capable de continuité, de ténacité et de courage. Au fond, pourtant, il était modeste. Il y a des ambitions qui se dérobent, par calcul raffiné, pour mieux servir leurs desseins. Charles Jonnart n’appartenait pas à cette école. Il refusa plus d’honneurs qu’il n’en reçut. Mais quand il se rendait à la nécessité d’un devoir, il se donnait tout entier à sa tâche. Sa carrière dut son éclat, et sa mémoire empruntera sa durée, plutôt à des services extérieurs qu’à un rôle parlementaire. Mais il serait injuste de ne pas faire sa part à sa vie politique, qui compta, dans l’une et l’autre assemblée, trente-sept ans d’exercice. Comme tous les vrais orateurs, il avait le respect et la peur de la tribune. Ceux qui s’y précipitent n’en sont pas dignes. Certes il serait excessif de comparer un mandat à un sacerdoce, mais la parole profane, quand elle s’applique aux intérêts publics et qu’elle veut guider ou sauver l’âme d’une nation, exige des devoirs et engage des responsabilités qui ne sont pas moindres. Charles Jonnart en avait le sentiment. Aussi ses interventions étaient-elles rares. Peu enclin aux jeux des partis et dédaigneux des polémiques personnelles, il ne se mêlait pas aux débats passionnés où s’agite ce que l’on appelle, sans doute par antiphrase, la politique pure. Il leur préférait les questions économiques et sociales, où ses goûts et ses études le mettaient plus à l’aise. Ami des coteaux modérés et des rives paisibles, ennemi des mots sonores et des idées creuses, il ne fut jamais un démagogue.

Attaché par une foi sincère à un programme, à un parti, à une méthode, il en fut récompensé par la fidélité de ses compatriotes, dont il était à la fois le chef et le conseiller, le confident et l’ami. Son collège électoral se composait de paysans et d’ouvriers mineurs. Ainsi les grands problèmes sociaux, entre lesquels il y avait, au moins en apparence, une antinomie redoutable, se présentaient à son activité sous un double aspect. Comment les résoudre sans sacrifier d’un côté, avec de grands risques, ce que l’on accordait de l’autre ? Charles Jonnart se méfiait des partis pris. Il était impartial et il préféra toujours les faits aux abstractions. Il savait, comme il le disait ici dans l’éloge solide et brillant qu’il consacra à Paul Deschanel, que la politique est surtout un art empirique. Il lui reconnaissait des règles fixes, mais les sociétés dont elle a l’organisation pour fin ne sont-elles pas une matière vivante et souple, soumise, qu’on le veuille ou non, aux fluctuations des passions humaines ? L’indépendance de son esprit et son goût d’une justice égale et équitable pour tous s’accommodaient mal des principes, rigides comme des dogmes, de l’économie politique orthodoxe. Il rêvait, comme son prédécesseur, d’une conciliation entre la liberté et la solidarité, entre le droit social et le droit individuel. Il succomba dans cette question du droit syndical des fonctionnaires qui attend encore sa solution légale. Vous l’avez justement félicité de son courage, et vous avez eu vite fait, trop vite peut-être, de donner tort à la faiblesse de la Chambre. Certes je suis d’accord avec vous quand vous déniez aux agents de l’État le droit de se liguer contre lui et de mettre en péril par leur coalition indisciplinée la souveraineté des pouvoirs publics. Il n’y va de rien de moins que de la vie nationale. Abdiquer ici, ce serait trahir et mourir. Mais vous avez trop de clarté et, si j’ose le dire, trop d’avenir dans l’esprit pour ne pas admettre, d’ailleurs avec Charles Jonnart lui-même, que le principe de l’association renaît, dans la vie des démocraties contemporaines, sous des formes neuves et libres auxquelles le régime institué par la Constituante ne peut plus depuis longtemps ni s’adapter ni convenir. Entre l’interdiction et la liberté, qui sont sous une forme absolue également impossibles, il faut trouver une conciliation. Aucune tâche n’est moins aisée, mais aucune n’est plus urgente, que de créer la charte des Droits de l’État sans porter atteinte à celle des Droits de l’Homme. Si l’illustre parrain que vous avez, par respectueuse gratitude, emprunté à la politique militante, résout ce difficile problème, il aura ajouté un service, et non le moindre, à ceux qui lui valent l’admiration reconnaissante du pays.

La démission de Charles Jonnart n’avait pas diminué l’autorité que son talent lui avait acquise. Il était un excellent orateur. Très vite, et malgré la timidité avec laquelle il l’abordait, la tribune lui avait été familière. Sa parole était nette, sobre et claire. Il n’abusait pas des images et des gestes. Son éloquence, nourrie de faits, gardait le caractère d’une conversation qui ne haussait jamais le ton. C’est une grande force de connaître ses limites. Charles Jonnart savait les siennes. Quand il discutait avec Jaurès, il ne se hasardait pas à imiter l’abondance lyrique et la poésie somptueuse de son terrible adversaire, mais il opposait à sa « subtilité métaphysique » une argumentation serrée et précise, qui emportait les convictions. Parfois un frémissement passait dans sa voix, naturellement saccadée, et trahissait l’émotion ou l’indignation dont il voulait rester le maître. Il avait une sensibilité aiguë et presque souffrante. Mais il ignorait la rancune et il plaignait plus qu’il ne les détestait ceux qui le méconnaissaient et lui faisaient injustement du mal.

Sa force était dans sa conscience. Sa vie parlait pour lui. Vous l’avez racontée, Monsieur, avec une exactitude et une probité qui me laissent peu à dire. En Algérie, à Athènes et à Rome, administrateur, haut-commissaire et ambassadeur, il a joué un rôle que l’Histoire n’aura pas l’ingratitude d’oublier. Vous avez devancé son jugement et vous lui avez fourni des matériaux qu’elle ne négligera pas. Aussi ne pourrais-je que répéter, sans profit pour personne, des faits, des événements ou des incidents, auxquels vous avez donné, en historien précis et sincère, tout leur sens et toute leur portée. Je tiens seulement, non par flatterie d’amitié pour une mémoire qui me reste chère, mais par devoir et par acquit de conscience, à dégager le trait qui leur est commun. Il atteste chez Charles Jonnart les qualités d’un chef. Il n’était pas de ceux qui évitent d’avoir des affaires : il acceptait les responsabilités. Il ne suivait pas : il commandait. Sachant se faire obéir, il couvrait les subordonnés qui avaient reçu ou même deviné ses instructions. Tandis que d’autres prennent aisément et parfois cyniquement leur parti des conséquences de leurs négligences et de leurs complaisances, il avait cette probité de l’intelligence et du cœur, ou, pour mieux dire, ce sens du devoir, qui ne laisse rien au hasard de ce qui peut être prévu et qui ne met pas au compte d’un successeur sacrifié le règlement des difficultés dont un ajournement trop habile aggravera la solution périlleuse.

Quand Charles Jonnart, cédant moins à une ambition personnelle qu’aux pressantes instances de Waldeck-Rousseau, accepta le Gouvernement général de l’Algérie, il savait quels devoirs l’attendaient dans un pays troublé par une propagande pernicieuse et par les menaces d’une véritable guerre civile. Mais il avait un plan, une méthode, une volonté. À la différence de trop d’administrateurs improvisés, il était par son passé, par ses goûts et par son expérience, l’homme de la fonction à laquelle il était appelé. Prêt à en supporter toutes les charges, il avait une autorité assez grande pour en revendiquer tous les droits et tous les attributs.

C’est ainsi qu’il reprit au Palais Borghèse les traditions de l’hospitalité généreuse que tant de ses illustres prédécesseurs lui avaient léguées en héritage et en exemple. Mais il y avait d’autres façons, et plus importantes, de représenter la France. L’heure et la tâche étaient difficiles. Ce n’était ni sans risques ni sans périls qu’on s’était tenu éloigné pendant longtemps de la ville de tous les peuples. Partout et toujours les absents ont tort. Charles Jonnart put mesurer tout de suite le dommage qu’une aussi longue absence avait fait aux intérêts français, surtout pendant cette période de la guerre où d’autres avaient eu la liberté de plaider à loisir leur détestable cause. Il fallait recouvrer, sur tous les terrains, l’audience que nous avions perdue. La courtoisie de Charles Jonnart, sa bonne grâce, sa bonne foi et sa loyauté persuasive lui valurent l’estime de Benoît XV et de Pie XI. S’il n’obtint pas tous les résultats que l’on s’était trop vite flatté de conquérir, il prit sa part des négociations délicates où étaient engagées, à Paris autant qu’à Rome, la pacification religieuse et l’influence extérieure de la France. On revenait de loin. Il y a des circonstances où il est moins aisé de réparer que de construire. La complexité des problèmes suspendus et repris aurait effrayé un homme moins averti et moins avisé que Charles Jonnart. Il fit de son mieux, dans une situation que la victoire avait éclaircie sans l’améliorer tout à fait, pour regagner des positions abandonnées ou compromises. Le temps n’avait pas travaillé pour nous. Il fallait tout reprendre à pied d’œuvre. Quelle erreur d’ignorer une puissance morale qui, d’un bout à l’autre du monde, commande à trois cents millions de croyants ! On la trouve partout. Il n’est aucun gouvernement, aucun, qu’il soit à ses yeux orthodoxe ou infidèle, dont la politique étrangère, sans même parler de sa paix intérieure, n’ait à compter avec elle. Il faut être à la fois court d’esprit et court de vue pour croire que le rayonnement et l’action de la France peuvent se passer de la propagation de sa langue et de sa culture. Certes, je sais, pour avoir lu Pascal, qu’il est parfois « plus aisé de trouver des moines que des raisons ». Mais si les moines ont raison ? Faut-il leur donner tort, au détriment des missions qui servent au dehors et au loin l’influence française ? Faut-il laisser à des missions rivales, qui seront d’ailleurs le plus souvent formées par des moines étrangers, leurs places vides et libres ? La peur des mots n’a jamais été le commencement de la sagesse.

Vous savez, Monsieur, le prix des réalités et combien il importe de s’attacher à elles. Vous nous apportez l’expérience d’une longue carrière. Quarante-huit ans de services publics, cela compte. Avec d’autres titres, qui ne sont pas négligeables, vous êtes surtout un diplomate. En faisant l’éloge de Charles Jonnart, vous avez dit que « le signe certain des vocations fortes est leur précocité ». La formule est bien frappée, mais elle est trop absolue et les débuts mêmes de votre vie la démentent. Il vous a fallu arriver à votre majorité pour découvrir votre voie véritable et pour vous y engager. Quoique tous les chemins puissent conduire à une ambassade, même si elle n’est pas à Rome, rien jusque là ne vous avait préparé à la diplomatie. Elle n’était pour vous ni une tradition de famille ni un goût héréditaire. Vous paraissiez destiné à d’autres travaux. Privé tout jeune des conseils de votre père, qu’une paralysie avait emporté, vous eûtes pour vous guider dans la vie une mère admirable, dont vous n’évoquez jamais le souvenir qu’avec l’attendrissement de la plus respectueuse gratitude. C’était, par l’intelligence et par le cœur, une femme supérieure. Nos relations nous jugent, Votre mère s’était formé un cercle intime d’une rare qualité. Elle avait pour amis Renan et Taine, Michelet et Tourguéneff, Gaston Paris et Sully Prudhomme. Quelle parure ! Mais les Lettres n’avaient pas seules captivé son esprit. Excellente musicienne, elle avait reçu les leçons de Chopin. Il vous souvient aussi d’avoir connu dans son salon Mme Viardot et Liszt, puis Gounod, Saint-Saëns, Fauré et notre cher confrère, secrétaire perpétuel de l’Académie des Beaux-Arts, M. Widor. Est-il besoin d’en savoir davantage pour connaître la source de votre sensibilité si aiguë et si délicate, des curiosités si variées de votre esprit, du charme de votre conversation si riche en vues ingénieuses et en anecdotes ? Les voyages formèrent votre jeunesse ; c’est même votre enfance que je devrais dire, puisque votre huitième année se partagea entre Florence, Rome et Naples. L’Italie a laissé en vous son empreinte. Voyageur, artiste et historien, vous l’avez toujours aimée et vous devez beaucoup à cette alma parens dont on ne peut renier la culture qu’en désertant l’idéal où se sont formés les plus grands esprits. Au lycée Louis-le-Grand, vous fûtes le condisciple de Raymond Poincaré. Nos amis nous jugent. Soyez fier, Monsieur, d’une amitié qui a placé aujourd’hui à votre droite, pour vous introduire au milieu de nous, un homme d’État dont la haute intelligence, la conscience impeccable et le dévouement aux intérêts de son pays ont fait la gloire, mais qui garde pour quelques intimes les fleurs les plus tendres d’un cœur sensible et délicat.

À dix-huit ans, vous étiez bachelier ès lettres et ès sciences. C’étaient les sciences qui vous tentaient. Déjà, avant d’avoir conquis le double diplôme, vous aviez manifesté pour elles une préférence marquée, qui se portait plus spécialement du côté de la physiologie. Vous aviez comme professeur M. Dastre, un vrai savant, que Claude Bernard avait choisi pour « préparateur ». Il exerça sur vous une grande influence. Grâce à lui les portes du Collège de France et du Muséum vous furent ouvertes. Vous y passiez vos jours de fête. Et quelles fêtes ! Vous aviez votre coin et votre table. Appliqué, studieux, attentif, vous disséquiez des grenouilles et des cobayes. Je n’ai pas pu savoir si ces expériences vous ont servi plus tard dans la diplomatie, Je vous l’ai demandé, mais vous avez refusé de me le dire, me laissant ainsi le risque du paradoxe que l’on pourrait édifier sur votre silence. Pourtant, est-ce vous trahir que de rattacher à votre éducation scientifique ce goût de la clarté et ce sens de la précision qui tempèrent les écarts ou, si le mot vous choque, les élans de votre imagination ? Ce n’est pas en vain que vous avez travaillé aux côtés de Claude Bernard et suivi quelques-unes de ses expériences. Vous y avez appris ce que la bonté, le désintéressement et le courage peuvent ajouter au génie. Vraiment, Monsieur, vous avez eu une jeunesse heureuse. Il n’est pas jusqu’à vos erreurs qui ne vous aient servi. Vous rêviez une carrière de savant. Il suffit d’une année de service dans l’artillerie à cheval — quel beau cavalier, élégant et conquérant, vous deviez être ! pour tuer votre fausse vocation. Mais elle ne vous avait pas été inutile. Claude Bernard reste l’un de vos plus chers souvenirs. Si peu qu’il ait passé dans votre vie, il y est au même rang que tous les grands hommes que vous avez eu l’enviable privilège de connaître, et tel, par exemple, Ernest Renan, qui lui consacra un éloge dont la profondeur, la délicatesse et l’éloquence s’accordent dans une perfection miraculeuse.

Cinq mois après cet immortel chef-d’œuvre, Renan, dans tout le rayonnement de sa gloire, assistait au dix-huitième centenaire de Pompéi. Vous aviez vingt ans, Monsieur, et vous étiez du pèlerinage, aux côtés de l’ami de votre mère. Il vous nomme deux fois dans le charmant récit de voyage qu’il adressa, de Sorrente même, au Journal des Débats. N’est-ce pas ici que s’ouvre déjà la liste de vos titres à l’Académie française ? C’est vous qui fûtes chargé d’organiser le voyage, brusquement décidé, jusqu’aux ruines de la ville détruite. Renan y aurait mal réussi. Il se trouvait si bien dans sa chambre, par ces chaudes journées de fin d’été, ayant sous les yeux le panorama magnifique, qu’il avait hésité à affronter la poussière et la foule. Il avait songé tout d’abord à célébrer l’événement en lisant, pour lui tout seul, les deux lettres célèbres de Pline le Jeune. Mais, selon son expression pittoresque, « les idées d’une philosophie plus allante l’emportèrent ». L’honneur vous échut de rendre cette philosophie pratique. Le soir venu, après des fêtes bien ordonnées, vous fîtes presque toute la route à pied. Votre svelte jeunesse fit plaisir à Renan. Il vous regardait, de sa voiture, « grimpant sur les talus et escaladant les rochers », pour jouir de tous les aspects admirables d’une route qu’il comparait, sans donner une préférence, à celle de Vietri à Amalfi. Vous auriez tort, Monsieur, de ne pas préférer celle de Sorrente à Castellamare, puisque vous avez eu l’honneur de la faire deux fois avec Renan.

Déjà vous aviez beaucoup voyagé. Vous aviez retiré de ces voyages une impression du monde que vos études scientifiques ne pouvaient pas vous donner. Vous ne passiez pas sans émotion devant le Collège de France, mais il fallait d’autres laboratoires aux besoins d’action qui vous agitaient. Vous prîtes, en juillet 1880, le chemin du Quai d’Orsay. Était-ce une vocation ? Oui, s’il faut en juger sur les résultats, et si le succès d’une entreprise devait toujours et uniquement se mesurer à ses intentions. Il peut y avoir autre chose. Voltaire a dit que « le hasard va souvent plus loin que la prudence ». Vous n’aviez pas été imprudent, mais Vous avez été heureux le jour où vous êtes entré comme attaché de cabinet au ministère des Affaires étrangères. Ce fut M. de Freycinet qui vous y accueillit. Il était homme à vous connaître et à vous servir, mais votre carrière aurait été compromise, avant même de se fixer, si elle avait mis toutes ses espérances dans la durée d’un ministère. Le mal de l’instabilité sévissait déjà dans ces temps que seules la vigueur de votre physionomie, la souplesse de votre allure et la flamme vivante de vos yeux minterdisent de qualifier danciens. M. de Freycinet tomba, — à sa façon, qui n’était jamais une chute. Il eut, provisoirement, un successeur, M. Barthélemy Saint-Hilaire, un philosophe d’un rare mérite, auquel ses belles traductions d’Aristote avaient heureusement appris que la Logique et la Psychologie — sans même parler de la Morale — n’étaient pas toujours les conditions essentielles ou les règles nécessaires de la Politique. Il dura peu, mais il eut le temps de vous envoyer à Saint-Pétersbourg, après l’assassinat du Tsar Alexandre II, pour apporter ses instructions à l’ambassadeur de France. À vingt-deux ans, c’était une rare aubaine, et, simple « attaché autorisé », vous auriez dû vous en réjouir, même si vous n’aviez été que le messager de dépêches que vous n’auriez pas connues. Le ministre vous fit une plus grande confiance. Votre mission dépassait le rôle d’un courrier elle était déjà celle d’un diplomate, puisque vous étiez chargé de joindre quelques précisions verbales à la lettre que vous deviez remettre au général Chanzy. La situation était grave. Vous en avez rappelé les conditions dans la préface du livre, vrai comme la vie et passionnant comme un récit dimagination, que vous avez consacré, quarante-deux ans plus tard, au Roman tragique de l’Empereur Alexandre II. Ce fut votre première vision de la Russie, dont la puissance mystérieuse, faite d’un lourd passé et grosse d’un avenir incertain, vous apparut sous la pompe des funérailles impériales. Vous comprîtes, pendant le long défilé des armes et des races, toute l’œuvre historique qui avait valu aux tsars le titre de « rassembleurs de la terre russe ». Il était réservé à votre destin de voir cette terre trembler et se déchirer sous une secousse dont aucun fléau n’a égalé l’infernale violence.

À partir de ce premier voyage en Russie, votre carrière se dessine. Votre jeunesse, dont la maturité de votre esprit atténue les dangers sans en supprimer les charmes, n’est jamais un obstacle, et elle n’apporte pas des limites aux rôles variés que l’on vous confie. En janvier 1883, vous étiez nommé à la Légation de France à Tanger. La chance vous sourit toujours. Vous en êtes digne. Déjà vous savez voir et analyser, observer et retenir. Les notes que vous prenez au jour le jour, sur des feuillets détachés, n’ont d’autre objet que de fixer avec sincérité vos impressions et vos souvenirs. Mais elles dépassent le seul mérite que votre modestie attend d’elles. Elles sont un Journal de route où l’écrivain, né artiste, égale le diplomate, qui prend conscience du passé et de l’avenir du Maroc. La Revue des Deux Mondes vous ouvre libéralement ses colonnes. Pendant quarante-trois ans, vous en serez, à des intervalles plus ou moins longs, le collaborateur aimé du public. Cet article du 15 avril 1885 marque déjà votre manière. Je vous étonnerais si je disais que votre coup d’essai fut un coup de maître. Vous aviez encore beaucoup à apprendre. Mais les qualités que vous deviez, depuis, porter si haut y apparaissent, sans avoir besoin de complaisance pour être louées ; le sens du mouvement et de la vie, de la couleur et de la lumière, — et cet art si particulier, dans lequel vous excellez, de mêler les paysages et les portraits, peints avec ampleur ou dessinés avec finesse, aux considérations que vous suggèrent les événements passés ou actuels de l’histoire. Il y a aussi le goût des citations dont votre mémoire, qui me parait n’avoir rien à envier à personne, subit l’irrésistible attrait. Pline et Renan, Flaubert et Dante, vous apportent, dans ce premier article, à point donné, la référence qui vous est nécessaire. Et comme cette liste s’allongera ! Vous aviez et vous aurez toujours des citations sur vous. Ne croyez pas que je vous le reproche. Il y a des maux littéraires qui sont pires ou, pour mieux dire, moins enviables. Qui a beaucoup lu est excusable d’avoir beaucoup retenu, surtout s’il nous fait profiter des richesses qu’il a acquises.

Mais plus heureux encore est l’homme qui a beaucoup vu ! Vous avez eu, Monsieur, ce privilège. À peine rentré du Maroc, vous êtes affecté, dans les services du Quai d’Orsay, à ce qu’on y appelait les « affaires réservées ». De mon temps, leur mystère s’enveloppait d’un autre nom. Je serai d’autant plus discret que je ne sais pas très bien ce que sont ces affaires. Gardez, Monsieur, le secret de ces secrets. Il vous occupe pendant une vingtaine de mois, au cours desquels vous vous faites expédier en courrier à Saint-Pétersbourg pour y porter la valise diplomatique. En réalité, toujours friand des « affaires réservées », vous vouliez assister aux obsèques de Tourguéneff. La valise a servi à de moins bons usages. Vous aviez connu Tourguéneff chez Mme Viardot. Cinq mois avant sa mort, vous étiez monté dans la chambre où il était alité, en proie à de vives souffrances cardiaques, toute la vie réfugiée dans les yeux. Un volume du théâtre de Gœthe était déposé sur ses draps et il se mit à réciter des fragments d’Iphigénie. Le ler octobre 1883, vous prîtes le même train que son cercueil. La Russie, couverte de neige, fit un accueil reconnaissant à celui qui avait été, selon le mot de Renan, « la conscience d’un peuple » et « l’incarnation d’une race entière ». On l’appelait en France « le doux géant ». Il avait pour amis nos écrivains les plus illustres. Mais au fond, nous comprenait-il ? Vous aviez vu et noté avec une rare précocité de sens critique qu’il n’aimait que la Russie, et ses Récits d’un Chasseur, admirés par Alexandre II, avaient préparé l’émancipation des serfs. Vous aviez subi son influence, la fascination de son regard bon et intense, de sa voix caressante et chaude, sans vous faire illusion sur les défauts d’un caractère qu’il avait peint dans Fumée et surtout dans Eaux Printanières. Son génie vous avait conquis et un cher souvenir de votre vie intime demeurait attaché à chacune de ses nouvelles. Célébrées par une journée lugubre, glaciale et sombre, ses funérailles vous avaient révélé les aspirations et les menaces d’une Russie nouvelle, gagnée par une sorte de cauchemar fanatique. Les grandes crises sociales ne procèdent jamais d’une révolution spontanée. Venues de loin, elles ont des causes profondes, qu’il faut distinguer de leurs apparences. À vingt-six ans, si vous n’aviez pas pu deviner le terrible avenir, vous aviez du moins recueilli des impressions qui, l’heure accomplie, diminueront votre surprise.

Après un séjour de dix mois au Quai d’Orsay, vous fûtes nommé, le 1er juillet 1885, secrétaire de l’ambassade de France à Rome. Vos souvenirs et vos goûts ne pouvaient pas rêver un poste meilleur. Mais, à peine installé, vous fûtes transféré à Pékin. Était-ce une fantaisie des bureaux ? En aucune façon. Il s’agissait de prendre part à une négociation très ardue pour la délimitation du Tonkin. La question n’était pas nouvelle pour vous. Au ministère des Affaires étrangères, vous aviez été le collaborateur intime de Jules Ferry, dont vous aviez pu admirer de très près l’héroïque sang-froid pendant la folle tempête qui, au lendemain de Lang Son, avait balayé son cabinet et chassé du pouvoir comme un criminel l’un des plus grands serviteurs de la plus grande France. Votre mission en Chine et en Corée dura un an. Pierre Loti n’était pas loin de vous, sur la Triomphante. Vous l’aviez connu à Paris, chez son amie, Mme Lee Childe, vous admiriez son génie, et vous sentiez déjà quelle place unique il lui ferait dans notre histoire littéraire. Aussi, à plusieurs reprises, aviez-vous essayé de vous rapprocher, pour le rencontrer, de la Triomphante. Chaque fois, un incident vous priva de ce plaisir. Mais son œuvre avait plus que toute autre agi sur votre talent d’écrivain. Vos articles de la Revue des Deux Mondes : Une soirée d’hiver à Pékin, Trois Palais d’Asie et Sépultures chinoises se ressentent de cette influence. On n’imite pas Pierre Loti. Notre respecté confrère M. Paul Bourget l’a dit avec sa probité et son autorité coutumières. « C’est une magie, une sorcellerie, surtout pour ceux qui, faisant eux-mêmes métier d’écrire, voudraient saisir au moins le secret de cet art incomparable, — non pas afin de l’imiter — nul n’a jamais fait du Loti que Loti, — mais afin de le comprendre. » Avant vu quelques-uns des mêmes pays, des mêmes villes et des mêmes spectacles, vous avez été le premier à les décrire. C’est une priorité que les dates vous accordent sur Pierre Loti : à Yeddo et au Yoshivara, à Kioto et à Nikko. Mais je suis bien sûr que vous ne revendiquez pas un autre droit sur l’auteur des Japoneries d’Automne, et que je blesserais à la fois votre modestie et votre goût si je risquais une comparaison.

Pourtant, il y a beaucoup de talent dans vos impressions. Du Maroc à l’Extrême-Orient, votre style s’est affermi, sans rien perdre de ses touches délicates. J’ai surtout été sensible aux visions colorées qui se reflètent dans vos phrases et aux émotions qu’elles suggèrent. Vous avez eu raison de dire que « c’est le charme véritable des voyages de fournir des cadres changeants et imprévus à nos idées, des prétextes variés à toutes les fantaisies de notre esprit, une occasion de localiser et d’évoquer dans un milieu nouveau des pensées ou des images qui ne sont qu’en nous ». Oserai-je dire, sous cette Coupole, qu’il y a dans votre style, accueilli par la Revue des Deux Mondes, un peu de cette « féminité » dont Tourguéneff vous disait un jour que son œuvre et sa vie étaient saturées, et, pour vous citer vous-même, des « frissons légers » et des « caresses voluptueuses », des « senteurs compliquées et troublantes », des « rayonnements de peau blondissante », une « douceur pénétrante de voix rythmées » ? Vous appelez à votre aide les « harmonies voilées » et les « mélodies infinies » de la musique, car vous êtes un fervent d’Euterpe, mais vous êtes plutôt un peintre et un poète : « ...Autour de moi, les ombres se déplaçant lentement, s’allongeaient, éteignaient les tons ; les couleurs s’irisaient, des glacis d’or se posaient sur l’eau, et, dans la vapeur du soir qui se levait, des teintes orangées estompaient les cimes des arbres. Des nuages rosés s’envolaient au loin sur les pâleurs du ciel bleu... » Je sens que cette évocation, précise et fine, vous apparente à Fromentin plus qu’à Pierre Loti, mais, quoique l’auteur du Sahel et du Sahara n’ait pas été membre de l’Académie française, je ne crois pas vous faire injure en vous classant dans sa famille : il est un maître dont la filiation honore.

C’est en quittant la cité de Séoul, au centre du « royaume de la Sérénité du matin », que vous écriviez ces belles phrases. Vous veniez de remplir en Corée une mission difficile. Jusque-là ce pays, qui avait été, dans des temps anciens, le grand éducateur du Japon, était resté, sinon tout à fait fermé, du moins hostile aux étrangers. Les procédures barbares de ses tribunaux rendaient la vie dure aux missionnaires. Il fallait l’apaiser par les avantages d’un traité commercial. Vous étiez venu seul. Vous éprouviez la « sensation étrange de l’isolement le plus complet qu’on pût imaginer », puisque vous vous trouviez transporté « dans le coin le plus abandonné de la contrée la plus retranchée du monde ». La tâche était dure. Au bout d’un mois de négociations, vous aviez si bien réussi à pousser nos affaires que le ministre de France à Pékin, entouré d’une forte escorte de fusiliers marins, vint, à votre appel, signer le traité que vous aviez préparé. Ce fut votre premier succès diplomatique.

À partir de 1887 votre vie professionnelle et votre activité littéraire se conjuguent dans un rythme régulier où s’affirment la souplesse de votre esprit, votre puissance de travail et la rigueur de votre méthode. Pendant vingt ans, que vous passez à Paris, au ministère des Affaires étrangères, vous cueillez des grades diplomatiques et des prix académiques. Vous êtes si digne des uns et des autres que personne ne songe à s’étonner de ce cumul. D’ailleurs, la diplomatie, la politique et les lettres ne sont-elles pas les seules carrières où l’envie et la jalousie ne pénètrent jamais ? Permettez que je vous laisse au quai d’Orsay, successivement à la direction des Affaires politiques, au cabinet où vous êtes sous-chef, puis chef, avec M. Casimir Périer, M. Hanotaux, M. Alexandre Ribot, et M. Delcassé, jusqu’au mois de janvier 1907, où vous êtes nommé ministre de France à Sofia. J’aurais beaucoup à dire sur les faits et sur les hommes pour cette longue période si riche en incidents et en événements, qui a vu les débuts de l’alliance russe, la Convention militaire du 10 août 1892, l’affaire Dreyfus, les accords franco-russes et la conclusion de l’Entente cordiale. Mais ces jours, tantôt de tristesse et tantôt de gloire, où la France connut les déchirements intimes d’une division tragique et la joie réconfortante d’une politique extérieure qui paraissait la garantir contre tous les périls, ne se racontent pas dans une séance académique. Il y faudrait plus de temps et je ne veux pas, d’ailleurs, m’exposer au reproche de me tromper de tribune. Qu’il me suffise de louer votre rôle. Je sais quelle en fut l’importance. Aucune de ces circonstances ne vous trouva, ni dans le conseil ni dans l’action, inférieur aux intérêts généraux et permanents du pays. Et puis, Monsieur, n’écrirez-vous pas vos Mémoires ? Je serais surpris qu’ils ne soient pas écrits déjà. Dès votre jeunesse, vous avez contracté l’habitude de prendre des notes et de consigner jour par jour les événements, les conversations et les anecdotes. Vous savez beaucoup de choses, mais ce n’est pas en vain que vous avez été affecté si fréquemment et si longuement aux « affaires réservées », et vous savez vous taire ! Vos livres ne disent pas tout. Quelquefois vos confidences suppléent, en partie, à leurs lacunes. Comme on voudrait tout connaître ! Vous ouvrez les vastes horizons où se développent la grande et la petite histoire, mais vous n’ouvrez pas tous vos dossiers. Sachons attendre et contentons-nous de la part, au demeurant si large, que vous nous faites.

Quand vous parlez, vous retenez et vous charmez l’attention. Vous passez pour l’un des meilleurs causeurs de Paris. L’Académie répugne à modifier ses règlements, dont la solidité a subi une épreuve trois fois séculaire. Quelle institution peut se vanter d’une expérience aussi longue ? Si pourtant elle s’était avisée d’étendre jusqu’à ses statuts la révision qu’elle limite à son Dictionnaire, je lui aurais proposé de confier au récipiendaire le soin de se raconter lui-même. Ayant du jugement, du tact et du goût, des vues ingénieuses qui ne se refusent pas de temps en temps le risque d’un paradoxe, la phrase aisée et la voix séduisante, personne n’aurait mieux que vous réussi dans cette épreuve difficile. Mais les temps n’en sont pas encore venus, et vous m’appartenez.

Je vous reprends en 1887. Curieux de tout, vous publiez, d’après les études et les souvenirs de votre voyage, un volume sur l’Art Chinois. C’est un début, qui ne manque pas d’originalité. Mais il vous faut des sujets plus littéraires pour donner la vraie mesure de votre talent d’écrivain. Deux petits livres y suffisent, Vauvenargues et Alfred de Vigny, publiés l’un en 1889 et l’autre en 1892, dans la collection des Grands Écrivains Français dirigée par notre confrère M. Jusserand, qui est, comme vous, un diplomate lettré et un historien. Il me souvenait d’avoir lu, en leur temps, ces deux volumes et j’en avais gardé une forte impression. Je les ai relus : ils ont de la finesse et de la solidité. Votre portrait de Vauvenargues rend à ce jeune officier, « épris de la gloire comme d’une maîtresse », et qui ne connut que l’extrême souffrance, la justice que Voltaire, dont il avait conquis l’esprit et même le cœur, ne lui avait pas refusée. Il le mettait au-dessus de Pascal. C’était trop. Il y a loin, très loin, des Réflexions et des Maximes aux Pensées, et c’est faire tort à un grand talent, délicat et pénétrant, mais brisé dans son éclosion, que de le comparer au génie le plus ardent, le plus puissant et le plus profond du XVIIe siècle. À vrai dire, l’homme dans Vauvenargues était supérieur à l’œuvre, mais votre admiration leur a accordé une sympathie égale.

Avec Vigny, vous allez vers un sommet. Sa gloire, plus lente à s’établir que celle de ses grands rivaux, n’a plus rien à leur envier. Peu à peu il est sorti de sa tour d’ivoire, et son Journal Intime, qu’il faudrait compléter et refondre, nous a livré les secrets d’une âme que Moïse, la Maison du Berger et la Colère de Samson avaient déjà partiellement trahis. S’il est vrai, comme il l’a dit, que « l’humanité fait un interminable discours dont chaque homme illustre est une idée... », Alfred de Vigny appartient à l’élite de l’humanité qui pense. Sainte-Beuve ne s’y était pas trompé. Pendant la vie de l’auteur d’Eloa, sa jalousie, qui distillait en secret les pires « poisons », avait inspiré ses injustices : mort, il lui rendit sa place, « parmi les plus hauts, sur la coupole idéale de l’art », pour avoir « deux ou trois fois frappé les astres du front ». Deux ou trois fois, est-ce assez dire ? Votre livre, Monsieur, procède d’une justice moins parcimonieuse. Le génie d’Alfred de Vigny y apparaît dans toute sa plénitude. L’homme, aussi. Les archives de M. de Lovenjoul, un ami de votre famille, vous avaient livré des documents d’un prix inestimable, et vous n’avez pas séparé l’homme de l’œuvre. Je ne vous chercherai pas là-dessus une querelle qui me fut faite ici même, avec la plus affectueuse malice, le jour où j’occupais votre place. De celle que je tiens aujourd’hui, je pourrais essayer une réplique tardive. À quoi bon ? Sur le fond, Taine a dit ce qu’il faut dire. « Les œuvres d’esprit n’ont pas l’esprit seul pour père. L’homme entier contribue à les produire ; son caractère, son éducation et sa vie, son passé et son présent, ses passions et ses facultés, ses vertus et ses vices, toutes les parties de son âme et de son action laissent leur trace dans ce qu’il pense et dans ce qu’il écrit... » Je n’en demande pas davantage, et cela suffit. Mais il faut cela. Si vous n’aviez pas parlé de Dorval... et d’autres, comment auriez-vous pu expliquer, Monsieur, la Colère de Samson ? Il y a un drame sous ces vers magnifiques dont le symbole exprime des réalités vivantes et saignantes. Vous ne vous êtes pas dérobé devant lui. Votre livre est, d’un bout à l’autre, un modèle de psychologie avertie et pénétrante. J’admire qu’en si peu de pages vous ayez fait tenir la substance d’une grande œuvre et la gloire d’un grand nom.

Vos Profils de Femmes prolongent dans d’autres sujets, avec le tact délicat dont vous êtes coutumier, cette psychologie où, tout jeune, vous étiez passé maître. Ils procèdent de ce goût pour la « féminité » que vous auriez emprunté à Tourguéneff s’il n’était pas dans votre propre nature. Associé à votre don d’observation, il devait fatalement vous conduire de la critique au roman. En 1896, vous publiez Sur les Ruines, un drame intime où « les souffrances muettes » d’un homme qui n’aime plus et qui se désole de ne plus aimer, sont analysées et exprimées avec une finesse et une mélancolie qui ressemblent à un aveu. Mais c’est le Cilice qui, en 1901, vous donne votre vrai rang. Au prix que vous décerna l’Académie française s’ajoutèrent de précieux suffrages. Il y avait vingt ans que vous connaissiez M. Eugène-Melchior de Vogüé. Vous l’aviez rencontré, au lendemain de l’assassinat d’Alexandre II, à l’ambassade française de Saint-Pétersbourg, où il était secrétaire. Déjà il avait un nom dans les Lettres. Depuis, ce nom avait grandi, porté haut et loin par l’originalité, la puissance et la variété du plus rare talent, « pensant et imaginatif ». Ayant les mêmes délicatesses de l’esprit et du cœur, vous deviez vous entendre. Quand il reçut votre Cilice, « fait de cette forte soie aux nuances discrètes que vous excellez à tisser », cet aîné vous ménagea un bon accueil et il vous renouvela les félicitations qu’il vous avait envoyées à l’occasion de Vauvenargues. Ah ! Monsieur ! les jolies lettres ! « Je ne sais — ceci était pour Vauvenargues à quelle heure vous travaillez ; mais la pensée et le style donnent la sensation d’une chose écrite au premier matin, quand il y a encore dans le ciel de la tristesse et du repos de la nuit, quand on sent venir dans l’air pur la chaleur du soleil qu’on ne voit pas... » Et, à propos du Cilice : « Vous aurez pour vous toutes les femmes, car nul n’est plus expert à lire au fond de leur cœur et à le manier avec de douces précautions ; vous aurez tous les artistes, séduits par l’élégance aisée, par l’imprévu du choix de mots et d’images ; vous aurez tous ceux qui demeurent sensibles, dans la forêt des mots comme dans celle des arbres, à ce grand secret de mélancolie dont parlait l’ancêtre René... »

Aux suffrages de l’Académie, des femmes et des artistes, vint se joindre l’hommage du cardinal Mathieu, qui fit de votre livre l’une des « rares lectures profanes » de son année... « En vous lisant, vous écrivait-il, je pensais à Mme de la Fayette rajeunie et modernisée. Enfin voilà une héroïne de roman qui connaît encore la distinction du bien et du mal et qui essaie de l’amitié vive sans vouloir aller jusqu’à la chute et sans insulter son mari ! Comme j’aimerais à causer avec vous de ce sujet qui a tant exercé les casuistes et les poètes du XVIIe siècle ! Vaudrec et Mme de Brienne sont éternels parce qu’ils représentent l’effort constant de la femme aimante pour rester honnête en s’attachant à un homme supérieur, et la violence de l’homme qui ne veut jamais se contenter de Platon... » Vraiment, ces princes de l’Église ont « la manière », sans compter l’analyse, appuyée sur des « noms ecclésiastiques », des diverses « incarnations » de vos deux types, à laquelle se livre Mgr Mathieu. Mais ceci n’est pas de mon domaine ; passez la lettre, Monsieur, à Mgr Baudrillart et à M. l’abbé Bremond.

Au cours des cinq années qui suivent, vous vous multipliez. La diplomatie, la critique et le roman continuent à présenter les aspects divers de votre curiosité et de votre activité, que rien ne laisse indifférentes et qu’aucun effort ne lasse. Comment arrivez-vous à tout mener de front ? Car vous êtes en même temps un homme du monde recherché et choyé. Vous allez au théâtre, vous faites des visites et vous dînez en ville. La vieille aristocratie vous ouvre ses salons, dont vous êtes toujours, aux jeux de l’esprit, l’un des plus séduisants partenaires, tandis que votre nom impérial n’effraie pas les ministres républicains qui apprécient la fidélité de vos services. Rome, « cette cité de l’âme », vous inspire un livre où l’art, l’histoire et la légende trouvent un élégant interprète. La Cravache et le Point d’honneur montrent que votre veine de romancier n’est pas tarie. Mais la « carrière » a des exigences auxquelles vous ne songez pas à vous soustraire.

En janvier 1907, vous êtes nommé ministre de France à Sofia. C’est un poste qui convient à votre besoin d’observer et d’agir. Le pays où vous arrivez doit jouer dans la crise balkanique un rôle dont vous apercevez tout de suite l’importance européenne. Le peuple est laborieux et rude, vindicatif et tenace, belliqueux et farouche. « Ce sont des loups », vous dit un jour le prince Ferdinand, qui ne les aime pas, mais qui sait ce qu’il peut attendre, au profit de son rêve byzantin, de leur fierté et de leur courage. Il n’y a pas en Europe, pas même en Allemagne, un souverain qui mette au service de son ambition d’halluciné une froideur plus calculée, une perfidie plus équivoque, une astuce plus tortueuse. Ce Bourbon dégénéré n’est, au fond, qu’un Asiatique de sérail : il s’est trompé de temps et de trône. Mais quel personnage ! Vous l’avez marqué, Monsieur, de traits ineffaçables. S’ils sont une flétrissure, la faute en est au modèle, dont vous avez eu, pendant cinq ans, le loisir d’observer et de deviner les allures, les mœurs, les pensées secrètes et ce machiavélisme qui devait le conduire à la trahison suprême dont aucun remords ne pourra expier la honte. Et encore n’avez-vous pas tout dit. Il s’en faut. J’ai vu les notes que vous preniez, jour par jour, à Sofia. L’heure viendra où vous devrez les verser dans le dossier de l’histoire. Elles lui appartiennent. L’autorité morale de votre témoignage pourra seule les rendre vraisemblables. Ainsi il vous reste encore des livres à faire. Je reconnais que vous n’en perdez jamais l’occasion. C’est pendant votre mission en Bulgarie que vous avez écrit votre Essai sur le caractère et le génie de Dante. Aviez-vous pensé, en le composant, que vous n’aviez pas loin de vous, réunis en un seul animal de proie, la « panthère lascive et cruelle », le « lion vorace », la « louve ardente, cupide et chargée de désirs », qui, dès le premier chant de la trilogie immortelle, arrêtent le poète dans la forêt obscure et sauvage, dont le souvenir lui sera presque aussi amer que la mort ?

Après cette mission qui vous avait mis au centre même des problèmes où devait se jouer la paix de l’Europe, vous étiez mûr pour un rôle plus actif. M. Poincaré vous confia en janvier 1912 la Direction des Affaires politiques au ministère des Affaires étrangères. Vous nous avez dit les sages instructions que vous aviez reçues. Je ne peux que dire à mon tour l’intelligence dévouée et fidèle avec laquelle vous les avez remplies. Vous savez trop le sens traditionnel de certains mots pour que je vous étonne en déclarant, devant vos deux parrains, qui furent deux de vos ministres, que vous êtes un excellent « commis ». Le rôle n’est pas aisé. Il n’est pas plus facile d’être un bon directeur que d’être un bon ambassadeur, et « aucun métier n’est plus divers » que celui de diplomate. C’est notre confrère, M. Jules Cambon, qui l’a écrit dans un petit livre substantiel et profond où même les vétérans les plus chevronnés peuvent trouver beaucoup à apprendre. « L’ambassadeur, ajoute-t-il, suit les instructions de son gouvernement, mais en même temps il l’informe, l’éclaire, l’avertit, et quelquefois doit le retenir. Sans doute l’indépendance de son jugement ne doit pas aller jusqu’à l’indiscipline, mais un ministre dirigeant qu’elle indisposerait n’aurait pas plus de sens qu’un homme qui se crèverait les yeux pour marcher, et, d’autre part, un ambassadeur qui n’oserait pas être autre chose qu’une boîte aux lettres serait un danger pour son gouvernement... »

Pendant les trois ans que vous avez géré l’ambassade de France à Saint-Pétersbourg, vous n’avez pas été une boîte aux lettres. Je suis moins sûr que vous n’ayez jamais indisposé vos ministres. Les ministres voient les choses de loin : ils n’ont pas le contact direct et ils ne vivent pas dans l’atmosphère où les événements se passent. Il peut arriver qu’ils ne connaissent ni le souverain auprès duquel leur ambassadeur est accrédité ni le ministre étranger avec lequel il négocie. Cette ignorance est une infériorité. Les hommes doivent être traités selon ce qu’ils sont, y compris leurs défauts eux-mêmes. Un diplomate qui n’est pas un psychologue est indigne de sa mission. Pascal l’a dit avec sa concision lumineuse : « Quoi que ce soit qu’on veuille persuader, il faut avoir égard à la personne à qui on en veut. » Pour cela, on doit la connaître et pouvoir attendre le jour et l’humeur favorables. Les ministres, même ceux qui ont la vue perçante et le sens des réalités, ne mesurent pas toujours l’étendue des difficultés auxquelles un ambassadeur se heurte. Ils sont pressés, et leur impatience contredit la nécessité qu’il peut y avoir à ne pas aller trop vite. Parfois, au contraire, ils hésitent et ils temporisent, alors que l’intérêt, mieux compris sur place, commande de serrer le jeu et de frapper un coup décisif.

Je ne serais pas surpris, Monsieur, que vous eussiez connu des difficultés de cette sorte pendant votre mission à Pétrograd. Loin de la désirer, vous l’aviez refusée avec énergie. Il fallut, pour vous y décider en janvier 1914, une haute influence, la plus haute. Certes vous ne songiez pas à vous dérober au service de la France, mais vous craigniez de n’être pas l’homme du service que l’on vous demandait. M. Nisard vous avait dit un mot d’une rare clairvoyance, qui s’accordait avec les préoccupations et même avec les angoisses de tous ceux qui avaient eu depuis un an la responsabilité des affaires publiques : « Les relations de la France et de l’Allemagne ne sont plus que des relations d’avant-postes. » Le péril ne vous effrayait pas, mais, n’ayant pas encore été ambassadeur, vous objectiez que vous n’auriez peut-être pas l’autorité nécessaire pour diriger, dans cette crise menaçante, l’ambassade de l’Alliance. Une décision du Conseil des ministres vous força la main.

Vous n’attendez pas de moi, Monsieur, et personne n’attend, que je reprenne ni même que je résume le récit des événements formidables et tragiques auxquels vous avez été mêlé. Saura-t-on jamais leur origine, leurs dessous, et, d’un mot, toute leur histoire ? Il y a un siècle dans ces trois ans, suivis d’une révolution et d’une trahison dont le monde ressentira encore longtemps la secousse et l’inquiétude avant que la vérité et que l’équilibre finissent par s’établir. On vous a reproché d’avoir parlé trop tôt. Je ne vous fais pas ce reproche. Qu’aurait-on dit si vous aviez gardé le silence pendant que d’autres, ou plutôt tous les autres, ouvraient leurs dossiers et livraient à l’opinion, avide de savoir, leurs actes et leurs souvenirs ? Votre témoignage était attendu et nécessaire. Même avec l’unique souci de dire la vérité, chacun dépose à sa façon. La vôtre est d’un historien doublé d’un lettré. Est-ce un tort ? Je ne peux pas le croire. La sincérité n’est pas incompatible avec le talent, et vous avez beaucoup de talent. Il vous a nui, pas ici, où il est inscrit sur votre carte de réception, mais auprès de ceux qui n’aiment ni la psychologie ni la poésie, et qui jugent de l’exactitude d’un récit par sa sécheresse. Ce n’est pas votre manière. Vos trois volumes sur La Russie des Tsars pendant la Grande Guerre ont l’intérêt et le mouvement de la vie. Leur variété égale leur richesse. Vous n’êtes pas le prisonnier d’un seul ton ou d’un seul rythme. Tantôt ce sont de larges fresques aux couleurs lumineuses, qui peignent un paysage ou une scène, et tantôt des tableaux de chevalet, dont la précision minutieuse n’omet le relief d’aucun détail. Les conversations succèdent aux anecdotes. Quoique brillant causeur, vous savez écouter. Vous êtes partout où il faut être, même dans votre cabinet d’ambassadeur, mais un ambassadeur qui vit trop dans son cabinet ne connaît qu’un aspect et n’entend qu’un écho des choses. Vous avez toujours eu d’autres curiosités. Aussi vous voit-on passer des salons dans la rue, dont les spectacles offrent plus d’une leçon. Au milieu du drame qui déchire l’âme d’une des plus grandes nations du monde, vous vous attachez à la connaître, à la deviner, à la pénétrer, à prendre l’exacte mesure de sa puissance, de sa résistance, de la durée de son effort. Aucun peuple ne s’est mieux exprimé, et avec des génies plus originaux, que le peuple russe par sa littérature et par sa musique. Faut-il s’étonner que vous leur ayez fait une si large place dans l’enquête, si complète et si fouillée, dont votre témoignage tire son autorité ? Ayant vu, vous avez prévu. Dès le mois de septembre 1915, vous avez annoncé la lassitude et redouté la défaillance. C’était voir de loin. Deux ans après, tandis que les socialistes français, délégués à Pétrograd, ne voulaient pas « désespérer de l’âme slave », vous prédisiez la dissolution et l’anarchie dont rien ne la sauverait. Vos télégrammes officiels et vos notes personnelles disent aux mêmes dates les mêmes choses : leur ton diffère, mais le fond est commun. Quand vous avez senti les dangers du désaccord qui pouvait s’aggraver entre le gouvernement et vous, vous avez résigné vos fonctions avec la correction d’un galant homme et la dignité d’un bon Français. Vous appartenez, Monsieur, à cette classe de diplomates qui relèvent de l’Histoire : elle rendra hommage à votre carrière et à vos services.

Il y a huit ans-que vous avez repris votre indépendance après un nouveau passage au ministère des Affaires étrangères. Vous vous êtes rappelé le mot de Sainte-Beuve : « Il faut toujours quitter les choses un peu avant qu’elles ne nous quittent ». Mais vous n’avez heureusement pas quitté la plume. Depuis votre Russie des Tsars, vous avez publié trois volumes : Romantisme et Diplomatie ; Cavour ; Les Entretiens de l’Impératrice Eugénie, qui sont les meilleurs témoignages de la continuité de votre talent, toujours délicat et souple, où l’imagination donne des ailes à la réalité. Si j’en avais eu le loisir, ils m’auraient peut-être offert, — surtout le dernier, d’un intérêt l’occasion d’une discussion avec vous. Mais vous n’y perdrez rien. Les séances privées de l’Académie se prêtent aux entretiens prolongés et aux causeries familières. La marche du Dictionnaire n’empêche pas de causer en rond. Vous voici, Monsieur, entré dans le cercle. Vous nous apportez une belle réputation, un caractère délié et aimable, une conversation élégante, une courtoisie et une loyauté parfaites. Ce sont des qualités personnelles qui vous ont déjà valu notre sympathie unanime. Mais ne renoncez pas à vos dons professionnels : ils vous seront utiles. L’Académie, dont le cardinal de Richelieu avait voulu faire une sorte de Chancellerie de l’Intelligence française, est un des endroits du monde où se poursuivent les négociations les plus difficiles. Vous avez été quatre fois son lauréat, et vous ne devez pas partager sur ses prix le scepticisme que Renan vous exprimait en 1890 quand vous crûtes devoir le remercier de vous avoir prêté pour votre Vauvenargues un concours dont il parut fort étonné. Les prix ne se donnent pas tout seuls : on les dispute et on les discute. Et puis, il y a les candidatures, les visites et les scrutins. Ah ! Monsieur, si vous saviez ce qui vous attend ! Je ne veux pas vous effrayer, mais en ce lieu et en ce jour où ne se prononcent que des paroles sincères, je vous donne un affectueux conseil : restez diplomate, vous en aurez souvent besoin.