Réception de M. Jules Hoffmann
Monsieur,
Il m’est confié l’insigne honneur de vous recevoir et voyez-m’en flatté autant qu’inquiet. À lire l’étonnant palmarès qui accompagne votre vie scientifique, il me revient la délicate responsabilité d’en traduire et les raisons et les œuvres. Le prix Nobel qui la couronne me portant, comme le disait notre confrère Maurice Schumann accueillant le 20 novembre 1997 sous cette Coupole François Jacob, prix Nobel de physiologie ou de médecine comme vous-même, à penser que cette immense distinction confère à notre Compagnie autant de curiosité que d’impatience à vous y accueillir. Un rappel historique en vérité dont il se pourrait que vous trouviez comme moi qu’il n’est pas indifférent à notre destin. La relation entre ces deux grands hommes était en effet fort singulière car la cérémonie qui les réunissait en ce jour de novembre n’était imaginable par aucun des deux alors qu’ils décidaient de rejoindre, cinquante-sept ans plus tôt, Londres, et le général de Gaulle. Et ce, d’autant plus que, ne se connaissant pas, ils se retrouvaient ce 20 juin 1940, étrange coïncidence, sur le même paquebot polonais les ayant recueillis au large de Saint-Jean-de-Luz, forts de leur jeunesse et de leur décision de poursuivre le combat. Un combat qu’ils menèrent et l’un et l’autre au risque de leur vie et dont je voudrais qu’en ce jour solennel nous leur rendions hommage, à l’un, Maurice Schumann, l’ami qui nous quitta en 1998, et à l’autre, notre illustre confrère François Jacob dont je me réjouissais, il y a peu de jours encore, qu’il soit toujours parmi nous, sachant que dans d’autres circonstances il eût tenu à ma place et avec quel talent le rôle que j’ai présentement. Le destin en ce 20 avril dernier en décida autrement et ne nous laisse que la triste occasion de le pleurer. Sans toutefois oublier que la décision que tous deux prirent ensemble de combattre nous valut, à vous, Monsieur, et à moi-même, de nous retrouver soixante-dix ans plus tard en le même lieu et dans les mêmes rôles, ce qui eût pu, sans eux, ne pas être.
Vous êtes né, Monsieur, le 2 août 1941. Le monde est alors en feu. L’Europe vit à l’heure allemande et depuis deux mois, en Russie, les armées du Reich semblent invincibles. Il faudra quatre années pour que revienne la paix mais nos villages de naissance, le vôtre, Echternach, dans le grand-duché de Luxembourg, et le mien, Mortain, en Normandie, seront en ruines. En ruines mais libérés et j’aurai la joie d’y voir, du haut de mes treize ans, y défiler quatre mois avant vous, l’immense cohorte des blindés du général Patton dont vous me disiez qu’en vos trois ans elle était l’un de vos premiers grands souvenirs.
En ces premières années de votre vie, votre famille n’est pas épargnée. Le Luxembourg est passé dès juillet 1940 sous administration allemande, celle qui prévoit l’annexion du territoire et la germanisation de sa population. L’usage du français y est interdit. Vos parents vivent ainsi les toutes premières années de leur mariage sous la pression d’une propagande qui tente vainement de rallier la population luxembourgeoise au régime nazi. Votre père est alors jeune professeur de zoologie et de botanique au lycée d’Echternach. Position relativement supportable si n’intervenait, en 1942, une décision de l’occupant qui allait bouleverser sa vie et celle de votre famille. Celle qui allait imposer, au mépris de l’indépendance du Luxembourg, l’intégration de ses jeunes hommes dans la Wehrmacht et leur engagement dans la guerre à l’image de ce qui fut décidé pour les Lorrains et les Alsaciens. Une grève générale paralyse alors le pays. Les autorités allemandes réagissent en décrétant la loi martiale ; ils arrêtent, ils fusillent, ils déportent. Votre père, lui-même gréviste, est arrêté. Il lui sera imposé, en vertu de cette politique d’assimilation de l’occupant, l’obligation d’enseigner dans un lycée allemand, à Wuppertal, en Westphalie. Jusqu’en l’été 1944, à la fin duquel il pourra rejoindre sa famille, quelques semaines seulement avant que les troupes alliées ne libèrent le Luxembourg. Qui n’en serait alors heureux ? Echternach garde malgré l’Occupation ses charmes d’antan et la Sûre, jolie rivière qui y serpente, redevient la frontière qui le sépare de l’Allemagne, celle que l’on voulut si radicalement effacer. Sa célèbre abbaye bénédictine, autour de laquelle tant de fameuses processions se sont déroulées depuis la mort au viiie siècle de son moine fondateur, saint Willibrord, élève encore avec fierté ses nobles ruines. Certes, nombre de ses enfants, incorporés de force dans la Wehrmacht, ne reviendront pas, mais l’avance des Alliés laisse espérer une fin prochaine à cette trop longue guerre. On s’apprête à fêter Noël dans la joie, lorsque von Rundstedt lance la bataille des Ardennes, cette ultime tentative de l’État-major allemand, dont les conséquences seront fatales à Echternach, engloutissant sous ses ruines ses maisons et les restes de sa belle abbaye. Vos jeunes années vous feront témoin de sa lente résurrection. Ce sont celles dont vous garderez aussi une fidèle et chère mémoire. Non pas qu’elles furent faciles. Vous vous souvenez de la stricte règle qui présidait à votre éducation en ce Luxembourg, libéré certes mais aux rudes traditions retrouvées. De ces quinze années qui suivent la fin de la guerre vous garderez toutefois l’idée qu’elles furent heureuses. Je vois dans cet aveu les marques d’un élève curieux de tout et pour lequel l’enseignement est un plaisir. En langue n’êtes-vous pas remarquable ? Sept années d’étude du latin vous permettent de le lire dans le texte, de le parler même avec aisance avec de jeunes prêtres rencontrés au Vatican ! Prélude à l’aisance que vous aurez à quitter l’usage de votre bon dialecte luxembourgeois – devenu officiellement et fièrement depuis langue européenne – pour le français, l’allemand ou l’anglais. Vous seriez plutôt attiré par les lettres, par l’histoire, la culture de la Grèce antique et vous restez distant des mathématiques et de la physique sans toutefois que celles-ci vous indisposent. Vous avez quitté très tôt Echternach car votre père fut nommé dès la fin de la guerre professeur en un lycée réputé de la ville de Luxembourg et vous y avez accompli la plus grande partie de vos études. Sous le contrôle de ce père que vous admirez et dont vous ne niez pas la grande influence qu’il eut alors sur vous.
Votre père est né d’une famille de modestes fermiers de la campagne luxembourgeoise. Il fit ses études secondaires au Luxembourg et poursuivit ses études universitaires en zoologie et en botanique à Paris et à Bruxelles. Votre mère est fille de commerçants aisés d’Echternach, volontaires et travailleurs. Ils s’étaient mariés peu de temps après la déclaration de guerre ; un an plus tard vous naissiez, et ils vous donnèrent un frère en 1945, Jean-Paul. Vous êtes profondément attaché à votre famille, à vos ancêtres et à leur terre de naissance, celle où vous aimerez vous rendre chaque été. Vous partagez avec eux leur goût de la nature. Avec votre père, qui était un adroit pêcheur de truites, vous vous essayez à l’imiter dans la petite rivière, la Eich, qui borde la ferme familiale des Hoffmann. Vous y écouterez vos oncles vous raconter leur campagne de Russie, celle dont ils sont heureusement revenus et qui vous font partager l’admiration qu’ils portent à ces Russes qu’ils combattaient mais dont ils se sentaient pourtant si solidaires. Vous rêvez alors de terres lointaines, de Vitebsk, de Smolensk tout comme vous rêvez avec les pères blancs, qui habitent un monastère tout proche, du Ruanda, du Tanganyika, ces pays qu’ils fréquentent et où sévit la malaria dont sont responsables ces terribles moustiques que connaît si bien votre père. Car votre père, qui enseigne la zoologie, s’est pris de passion pour l’entomologie, cette partie de cette discipline qui concerne les insectes. L’entomologie est coutumière de cet engouement que certains portent à ces petits invertébrés qui pullulent autour de nous, à la manière de ce que nous en rapporta Jean Henri Fabre dans ses Souvenirs entomologiques, à celle d’Ernst Jünger qui, étudiant la zoologie à Leipzig, s’était épris des longicornes et des scarabées au point qu’il mêla fréquemment leur aventure à la sienne propre dans son Journal de guerre. Combien il lui était alors agréable de “goûter, dit-il, toute l’expression vivante de leur monde” – le nôtre étant par ailleurs ravagé – au voisinage d’une petite dune, d’un petit buisson, microcosme dont l’enseignement était à ses yeux intarissable. N’alla-t-il pas jusqu’à prétendre avec bonheur que la cicindela et la gregarina étant devenues “Jungeri” porteraient ainsi son nom au-delà de sa propre mort ? Une passion que votre père partage et qu’il va vous inculquer, qui sera l’un des grands acquis de votre jeunesse. Avec lui vous allez parcourir la campagne en quête de ces petits êtres vivants qui foisonnent autour des sources, des mares, des rivières en ce Müllerthal riche de ses moulins animés de leur eau vive, et vous surprendre à partager ce goût qu’il a de les reconnaître, de les classer et d’entrevoir leur rôle dans notre environnement ; bien différent il est vrai de celui que leur prêtait André Gide, qui prétendait étrangement que l’entomologie était capable de proposer aux hommes les plus beaux sujets de drames qu’ils puissent imaginer. Des centaines d’observations seront recueillies par votre père, qui le conduiront à publier à l’Institut des sciences du Luxembourg des monographies remarquées. Et vous-même, avec son aide n’avez vous pas publié à dix-sept ans votre premier article scientifique dévoilant les caprices de la puce d’eau, qui fut votre premier modèle ? Vous perceviez déjà que ce monde des insectes, représentant le plus important groupe de la faune terrestre, offrait à celui qui voulait s’y intéresser un champ infini d’étude. Un monde composé de deux millions d’espèces décrites, représentant 90 % des espèces animales, entretenant avec les hommes de terribles relations se traduisant, pour un tiers d’entre eux, par la transmission de maladies graves et, pour leur agriculture, par la disparition d’un tiers de leurs récoltes. Un intérêt passionné pour cette faune qui ne fut pas toujours compris ou partagé. En contradiction d’ailleurs avec votre grand ancêtre et doublement confrère, Buffon, dont on rapporte qu’il reprochait à Réaumur, à l’Académie des sciences, de porter trop d’attention au monde des insectes et affirmait qu’« une mouche ne doit pas tenir dans la tête d’un naturaliste plus de place qu’elle n’en tient dans la nature » et se moquait de l’abbé Pluche, pour lequel « la seule tête d’une mouche [était] pleine de bouquets et de diamants ». Mais Jean-Baptiste de Monet, chevalier de Lamarck, préparait son entrée au Muséum et saurait, lui le botaniste, s’attacher à l’histoire de ces « animaux sans vertèbres » et donner à l’entomologie ses lettres de noblesse. Quant aux yeux de la mouche que l’abbé Pluche, avec prémonition, comparait à des diamants, Thomas Morgan saura en faire – dans une variété que vous apprécierez, Monsieur, la drosophile, cette mouche dite du vinaigre, ou, plus poétiquement et étymologiquement, « mouche de la rosée » – l’objet de ses études sur l’hérédité, précurseur en somme de toutes celles qui, comme les vôtres, nous apprirent sur elle une grande part de ce que nous sommes. Ne partage-t-elle pas d’ailleurs 60 % de notre génome et par là-même avec nous une étonnante intimité ? Ne savons-nous pas que 75 % des gènes humains récemment impliqués dans nos pathologies ont des homologues chez ce fragile insecte ?
Revenons au jeune homme que vous étiez. Au travers de l’entomologie il vous était filialement agréable de partager avec votre père une même attirance et de soupçonner en lui le souhait que vous en deveniez son double prometteur. Car vos études secondaires s’achevaient avec un excellent score en langues et en sciences et se posait désormais la question de votre orientation. Je soupçonne qu’existait déjà en vous un véritable penchant pour la recherche. C’est une vocation que cultivent très tôt ceux que la vie étonne, à la manière d’une mission appliquée à la découverte, par la preuve, des vérités fondamentales de notre monde. Un monde dont l’étonnante diversité portait l’adolescent que vous étiez à l’admirer mais surtout à tenter de le comprendre. Un choix aussi parmi les voies susceptibles d’apporter les réponses aux questions que l’on se pose alors qu’on est jeune poète autant que jeune savant. Au moment même où vous vous posiez ces questions, Saint-John Perse, au City hall de Stockholm, en ce 10 décembre 1960 dans son discours du banquet du Nobel, tentait d’y apporter une réponse. Il aurait pu, si vous en aviez eu connaissance, vous rassurer en affirmant que l’on peut concilier le goût des lettres, vers lequel il me semble que vous penchiez, et celui de la science, qui finalement vous séduira. N’y disait-il pas : « Toute création de l’esprit est d’abord “poétique” au sens propre du mot ; et dans l’équivalence des formes sensibles et spirituelles, une même fonction s’exerce initialement pour l’entreprise du savant et pour celle du poète. De la pensée discursive ou de l’ellipse poétique, qui va plus loin et de plus loin ? Et de cette nuit où tâtonnent deux aveugles-nés, l’un équipé de l’outillage scientifique, l’autre assisté des seules fulgurations de l’intuition, qui donc plutôt remonte, et plus chargé de brève phosphorescence ? La réponse n’importe, le mystère est commun » ?
Votre père avait opté pour la science, laquelle s’accordait du charme de la nature, celle où il aimait vivre, qu’il admirait et qu’il inventoriait. Il y avait du savant en lui et aussi du poète. Il vous apparut donc que suivre son exemple était à la fois le plus conforme à ce qu’il désirait que vous soyez et le plus adapté aux difficultés que ces années d’après-guerre nous imposaient encore. Il n’y avait pas d’université au Luxembourg. Celle de Strasbourg avait l’avantage d’être proche de votre domicile et de vous offrir la possibilité d’obtenir votre qualification en biologie générale, zoologie et botanique. Après quoi il était convenu avec vos parents que vous seriez, à l’image de votre père, professeur de lycée au Luxembourg. Vous quittez votre famille en octobre 1961. Vous avez vingt ans. De cette France qui vous accueille, vous ignorez presque tout et vous ne pouvez imaginer alors toutes les surprises qu’elle vous réserve.
Cela commence plutôt médiocrement. Vous êtes quelque peu désappointé par le classicisme de l’enseignement biologique qui vous est proposé. Vous attendiez davantage, mais au cours de la deuxième année vous rencontrez le professeur Pierre Joly, qui dirige un groupe de recherche sur la régulation endocrine du développement et de la reproduction des criquets migrateurs. Recherche motivée par les désastres que ces nuées de criquets provoquent sur les cultures de l’Afrique de l’Ouest et du Nord. Pendant l’été 1963 il vous propose une place dans son laboratoire, une chance réelle d’autant plus que l’année suivante il vous réserve un stage dans le cadre du C.N.R.S. Il accepte de surcroît de diriger votre thèse de sciences. Une thèse sur les insectes précisément – on douterait du contraire – car son laboratoire de l’Institut de zoologie est à Strasbourg le seul groupe développant des recherches expérimentales qui leur soient consacrées. Il choisit pour vous un sujet dont nul ne sait, ni lui ni vous, qu’il déterminera l’orientation de votre vie entière. Il vous propose d’étudier les défenses antimicrobiennes de ces mêmes criquets. Une idée issue d’une remarque que lui ont suggérée ses travaux : l’étrange et inattendue absence d’infection microbienne chez ces insectes auxquels on impose des transplantations d’organes endocrines ou des manipulations sans aucune précaution antiseptique ; une absence si constante, si contraire à ce que l’on observe chez les vertébrés qu’elle intrigue fortement et dont on aimerait comprendre les raisons. Pour votre maître, cela ne se peut que par l’existence chez ces insectes d’un système de défense contre les microbes d’une rare efficacité. Mais qui reste à découvrir. Nous pouvons imaginer la fierté qui s’empara de vous devant une telle proposition mais nous pouvons aussi supposer que le professeur Joly ne l’avait pas faite au hasard ; il avait déjà saisi chez vous, comme tout vrai maître en est capable, ces qualités qui feront d’un collaborateur un promoteur de ses actions. Un placement majeur en vérité. Il ne sera pas déçu.
Ce serait un bonheur sans nuage si cette merveilleuse incitation à la recherche n’alarmait vos parents. Votre père ne comprend pas qu’on ait besoin d’une thèse de sciences pour devenir professeur au Luxembourg et pense que s’engager ainsi pour plusieurs années n’est guère sérieux et va à l’encontre de ce qui était prévu. C’est une décision qui contrarie douloureusement vos parents et vous éprouve grandement. Un compromis se dessinera cependant. Vos parents finissant par accepter l’idée de cette thèse à la condition toutefois qu’après sa soutenance, vous reveniez enseigner au Luxembourg. Vous en étiez alors moins certain qu’eux-mêmes et cette nécessité de le leur laisser penser créa en vous un certain malaise, dont l’évocation vous trouble encore.
Pour vous c’est en vérité le départ d’une grande aventure. Celle que les chercheurs en biologie connaissent bien, celle qui les porte aux confins des mystères de la vie, celle qui font d’eux les explorateurs de territoires jusqu’alors vierges, au prix de difficultés qui portent en elles- mêmes les raisons de vouloir les vaincre. Vous vous engagez totalement. Avec la foi d’un jeune chercheur de ces années soixante, disposant de peu de moyens et n’ayant pour principal champ d’action que l’histologie, à laquelle l’adjonction récente de la microscopie électronique confèrerait pendant quelques années le rôle capital qu’elle eut en biologie expérimentale. De l’observation de ce monde microscopique à une échelle jusque là inconnue se déduirait une part des questions auxquelles la biologie moléculaire, qui prend alors son essor, apportera des réponses. Il n’est pas de chercheurs ici présents qui n’aient de leur jeune pratique un magnifique souvenir. Votre directeur de thèse guide vos premiers pas. Vous relisez tout ce qui a été publié sur cette originale défense que les insectes opposent aux microbes et qui intrigue tant. Peu de chose en émerge sinon les précisions apportées par Élie Metchnikoff (lui-même prix Nobel en 1908) sur la phagocytose, cette capacité pour une cellule d’englober une bactérie puis de la détruire. Une capacité qu’il décèle chez ce petit crustacé d’eau douce, la daphnie, lui faisant proposer par là même un modèle d’immunité cellulaire. Vos premières recherches vous engagent à poser l’hypothèse que cette phagocytose pourrait être dans leur défense antimicrobienne l’arme essentielle de ces criquets. C’est ce que confirmeront vos premières manipulations. Celles-ci provoquent, vous le notez, une grande production de ces cellules douées de phagocytose. Seuls des arguments indirects vous conduisent alors à penser que leur accumulation pourrait traduire les effets de cette protection. Mais on ignorait presque tout de la formation de ces cellules et, par extension, du sang chez ces insectes.
C’est alors que, fort de ces acquis et parvenu au milieu de votre thèse, vous vous voyez conseiller par le professeur Joly de prendre contact avec l’un de ses amis, le professeur André Porte, remarquable anatomo-pathologiste de la faculté de médecine de l’université de Strasbourg. Est-il exagéré de dire qu’il fut pour vous, au delà d’un maître, le véritable révélateur de votre vocation ? Il vous confie avoir tardivement découvert la sienne ; cette confidence fit de lui, dites-vous, celui qui vous ouvrit les yeux autant sur la vie que sur la science. Vous en resterez marqué. C’est avec son aide que vous découvrirez l’origine de ces phagocytes, ces acteurs supposés de la résistance des insectes à l’infection ; c’est un tissu situé au voisinage du vaisseau dorsal de l’abdomen des criquets, larves ou adultes. Encore fallait-il en démontrer le véritable rôle ! En étudiant les effets de sa suppression, par exemple ? Ce que vous entreprenez de faire en soumettant ce tissu à l’effet des rayons X. La réponse obtenue est très claire : les insectes ainsi traités se révèlent incapables de résister à la septicémie mortelle provoquée par la classique agression microbienne ; les témoins non irradiés gardant au contraire cette naturelle propriété. Cette expérience capitale confirmait la validité de l’hypothèse que vous aviez posée, à savoir le rôle crucial de la production massive de phagocytes par le tissu que vous aviez mis en évidence et la place que celui-ci tenait dans la défense antimicrobienne de vos criquets.
En ce moment de mon discours j’aimerais préciser que mon intention n’est pas de poursuivre, Monsieur, d’un seul trait les étapes de votre démarche scientifique – on s’en effraierait peut-être – mais d’insister sur le rôle fondamental que ce constat aura sur votre avenir. Aux questions que vous vous étiez posées vous apportiez une réponse claire relativement à la résistance à l’infection. Mais plus encore, une surprise : l’arrêt collatéral par les rayons X du contrôle endocrinien de la mue de cet insecte que vous traitiez. Une réponse qui démontrait que l’intérêt récent du laboratoire pour les réactions à l’infection microbienne des insectes, projet marginal par rapport au premier concernant l’endocrinologie, venait singulièrement renforcer les connaissances relatives au contrôle de la mue et du développement des criquets. Il en résultera que deux secteurs de recherches marqueraient désormais l’évolution du laboratoire du professeur Joly, l’un consacré à l’hormone de la mutation, l’autre à l’immunologie du criquet, mais nous verrons qu’ils conserveront longtemps de passionnantes corres-pondances.
En ces temps d’intense activité vous n’aviez pas été sans remarquer, je le devine, la présence d’une jeune technicienne du laboratoire, Danièle Hirtzel, strasbourgeoise et dont vous ne soupçonniez peut-être pas encore qu’elle tiendrait un très grand rôle dans votre existence. Elle deviendra en effet votre épouse en 1968, sera la mère de Marc et d’Isabelle mais en même temps votre précieuse collaboratrice. À peine mariée, en effet, elle reprendra ses études universitaires, et je veux penser que vous ne fûtes pas totalement étranger à cette décision afin qu’elle vous rejoigne dûment diplômée en biochimie et en biologie. En 1973, elle retrouve le laboratoire du professeur Joly, et prépare une thèse sur votre propre thème : les défenses antibactériennes des criquets. Vous deviendrez vous-même, au départ du professeur Joly, son directeur de thèse.
En ce qui vous concerne, l’inhibition de la mue que vous avez observée sur le criquet à la suite de vos expériences va influencer durablement l’orientation de vos travaux. Votre maître connaît personnellement le professeur Karlson, qui venait d’isoler et d’identifier en Allemagne l’hormone stéroïde responsable précisément de la mue des insectes, l’ecdysone. En 1972, il vous engage à le rejoindre à Marbourg pour deux ans. Deux années pendant lesquelles vous apprécierez l’extraordinaire atmosphère scientifique du laboratoire de Peter Karlson, son érudition héritée de son maître et prix Nobel Adolf Butenandt. Vous y découvrez l’intérêt de techniques que vous ne pratiquiez pas à Strasbourg. Avec Jan Koolmann, son collaborateur, vous allez vous attacher à préciser la biosynthèse et le métabolisme de cette hormone ecdysone, dont vous possèderez bientôt une forme radioactive prometteuse. Par l’intermédiaire de Peter Karlson vous rencontrerez de nombreux collègues allemands qui vous associeront très librement à leurs projets scientifiques, ce dont vous leur serez très reconnaissant. Sensible à cet accueil, vous ne l’êtes pas moins à l’expression d’un romantisme allemand dont vous avouez qu’il a fortement orienté vos inclinations culturelles. Un séjour fort édifiant que vous entrecoupez de brefs retours à Strasbourg. De cette intime collaboration vous déduisez qu’elle s’impose désormais comme seule voie de progrès, autant par la qualité des échanges intellectuels qu’elle propose que par l’accès à des techniques, à des méthodes qu’il convient de posséder ou de partager.
De retour à Strasbourg vous avez en tête de grands projets. Mais peut-être aussi l’inquiétude qu’entretient en vous le départ à la retraite, prévu en 1978, de votre maître le professeur Joly. Nous savons que c’est en France, et sans doute ailleurs aussi, une période très difficile pour un laboratoire. On se penche sur le passé de celui-ci, sur les motifs de ses travaux, sur son activité, sur sa rentabilité, certains même rêvent de le fermer et d’en modifier la destination scientifique. En ce qui concerne celui du professeur Joly, des rumeurs vous portent à douter de son avenir, et par là du vôtre et des vingt chercheurs qui y travaillent. On s’interroge, en bons disciples de Buffon, sur l’intérêt de poursuivre des travaux sur les insectes alors qu’on rêve – est-ce croyable ? – d’en interrompre le cours et de fonder un département d’écologie. Nous avons tous connu ces temps préoccupants qui menacent l’entreprise que nous avons fondée. Ce combat qui s’engage, vous le gagnerez cependant. Vous plaidez la cause des insectes auprès du professeur Pierre Karli, président de votre université, et auprès du professeur André Berkaloff, directeur du département des sciences de la vie au C.N.R.S. Ils vous écouteront et vous confieront la direction d’un laboratoire dit de « biologie générale » pour l’université, et d’« endocrinologie et immunologie des insectes » pour le C.N.R.S.
Il vous est enfin possible de reprendre le cours de vos travaux. À vrai dire vous allez y reprendre les thèmes de votre thèse. Mais avec un environnement nouveau et l’atout pour votre équipe des relations que vous avez nouées avec vos collègues allemands et rapidement bien d’autres. Avec tous ceux qui partageront les voies de plus en plus étroites de vos recherches, le fil de vos hypothèses, l’évolution des techniques, le savoir des autres, le don du vôtre à ceux-là et l’enthousiasme qui porte des équipes travaillant ensemble à se sentir plus proches du but fixé. C’est ainsi que se compose en vérité l’œuvre d’un savant. François Jacob dans son discours de remerciement s’interrogeait lui-même sur la nature de l’œuvre d’un scientifique, sur sa particularité et sur sa récompense : « Un écrivain, un artiste, disait-il, s’adressant à ses confrères qui le recevaient, peut se prévaloir d’une œuvre qui lui appartient en propre. À cette œuvre qu’il a lui-même entièrement créée, il peut donc, à bon droit, attribuer votre faveur. Il en va tout autrement d’un scientifique. Celui-ci ne fait que poursuivre une entreprise née des efforts accumulés des générations précédentes. » Il ajoutait : « En vous disant ici ma gratitude je suis conscient de n’être qu’un maillon dans une longue chaîne de chercheurs. » Il évoquait alors la solidarité si singulière qui les unit au-delà même du souci de compétition qui les anime. De nos jours, l’accélération prodigieuse des connaissances scientifiques, leur diffusion instantanée, les réponses qu’elles apportent remettent en cause en permanence les voies initialement tracées, lesquelles bénéficient sans cesse des ajouts des autres d’où qu’ils soient dès lors qu’ils partagent les mêmes enjeux. Ce n’est pas la moindre des qualités du monde scientifique que cette permanente nécessité de revoir et de remanier son écriture. Cela, Monsieur, vous aimiez, avec une grande modestie, le souligner avant même que ne se dessine pour vous un nouveau et grand départ.
Directeur de votre groupe de recherche, vous resterez fidèle aux deux sujets développés dans le laboratoire du professeur Joly et, nous le savons, fortement inspirés des résultats exprimés dans votre thèse. À vos collaborateurs Marie Legueux et Charles Hetru vous confiez l’étude de la biosynthèse de l’ecdysone de Karlson et de son rôle dans la reproduction et le développement des criquets. Vous poursuivrez quant à vous l’étude des défenses antimicrobiennes des insectes dans le souci d’identifier la nature des molécules responsables de cette résistance. Plusieurs circonstances heureuses comme il en existe en recherche, qui peuvent paraître liées au hasard mais qui pour la plupart sont intuitives, vont vous rapprocher du professeur Boman, de Stockholm. Il a découvert dans la chrysalide infectée d’un papillon au joli nom d’hyalophora un peptide antimicrobien – un peptide est un assemblage d’acides aminés – dénommé cecropin. Or vous connaissez bien ce collègue qui fut l’un des membres du jury de thèse de Danièle, votre épouse. Partager son savoir sur ce peptide antimicrobien devient à vos yeux un enjeu majeur. Danièle sera votre messager en son laboratoire. Elle va non seulement se familiariser avec ce peptide antimicrobien déjà identifié par le professeur Boman mais, avec Dan Hultmark, un collaborateur de celui-ci, confirmer l’existence dans la chenille d’un autre papillon dénommé galleria, une cecropin homologue de celle d’hyalophora. Une découverte qui tend à démontrer la présence au moins chez le papillon d’un peptide antimicrobien que pourrait partager le criquet, doté de la même capacité de résister à l’agression microbienne. C’est ce que, à son retour à Strasbourg, votre épouse, riche des techniques acquises à Stockholm, va tenter de démontrer. À votre grande déception, sans succès ! Il est ainsi sur le chemin des chercheurs de grands désappointements. Une large voie était ouverte qu’une pensée logique entretenait et que le doute referme. Cependant, si le criquet ne livre pas son peptide antimicrobien, une certitude demeure : celui-ci existe chez d’autres insectes. Une certitude qui vous impose le choix d’un autre modèle d’insecte, et d’autant plus que ce fameux criquet avait fini par se lasser de l’intérêt que lui portait votre épouse en développant chez elle une allergie à ses ailes, fort déplaisante et dissuasive. Un échec et un obstacle technique déroutants mais en réalité sources d’une nouvelle orientation. Vers les diptères, les mouches, avec l’arrière-pensée d’emprunter rapidement le modèle de la drosophile – et la perspective fascinante de pouvoir profiter de son modèle génétique, lequel se prête utilement à des mutations programmées. Projet ambitieux certes, mais que les moyens du laboratoire permettent d’entrevoir, car accrus désormais de compétences en biochimie, en chimie, avec l’aide de vos collègues le professeur Guy Ourisson et le docteur Luu Bang de Strasbourg, mais aussi en biologie moléculaire, avec celle de votre ami le professeur Pierre Chambon. C’est qu’entre-temps vous avez réussi à réunir autour de vous une équipe très performante de chercheurs en biologie cellulaire, en biochimie, en chimie analytique puis en biologie et génétique moléculaire. La drosophile, la toute petite mouche du vinaigre, nous la retrouvons donc avec votre équipe sur votre route. L’abbé Pluche s’en réjouirait. Elle vous offrira bientôt « bouquets et diamants ». Mais au prix d’un travail considérable. Pour identifier les molécules actives que vous recherchez il vous faudra piquer et infecter près de cent mille mouches. Travail dont vous entrevoyez déjà, s’il est concluant, tous les développements que la biologie moléculaire et la capacité d’induire chez cette mouche des mutations criblées pourraient apporter.
Mais est-on, en recherche scientifique, toujours capable d’orienter librement ses travaux ? Ce l’était sans doute en mon temps mais ce ne l’est plus de nos jours avec la même évidence. C’est alors que votre haute direction scientifique s’inquiète de l’orientation des vôtres : ceux-ci, à ses yeux, ne vous portent-ils pas à inclure les réactions antimicrobiennes des insectes que vous étudiez dans des recherches immunologiques, un domaine jusqu’alors exclusivement médical et répondant de mécanismes immunitaires totalement différents et étrangers aux insectes ? Une voie bornée peut-être ? Il est heureusement des amis clairvoyants : le professeur Nicole Le Douarin en est un bel exemple ; son intervention compétente et efficace en fera accepter l’idée, au prix d’un compromis qui vous invitait à abandonner l’un des deux thèmes de votre laboratoire, celui qui concerne les recherches endocrinologiques des insectes, au seul profit de l’étude de la biochimie, de la biologie moléculaire et de la génétique de leurs défenses immunitaires. Décision capitale en vérité qui vous libérait d’une diversité contraignante et consacrait un seul thème de recherche dont résulteraient vos découvertes et l’aura qui les couronnera.
Elle vous conduira dans les vingt ans qui suivront sur le chemin d’une exceptionnelle réussite, en caractérisant chez la petite mouche du vinaigre plusieurs familles de peptides antimicrobiens actifs contre les bactéries et les champignons. C’est initialement en vous intéressant chez la drosophile au contrôle de l’expression du gène qui code pour un peptide, celui-là destiné à la destruction d’un champignon, la drosomycine, que vous avez découvert avec votre équipe et avec l’aide des outils de génétique moléculaire le premier récepteur de l’immunité innée capable d’agir sur l’expression des gènes de la réponse immédiate. Veuillez bien imaginer, Mesdames et Messieurs les Académiciens, ce récepteur comme un petit édifice moléculaire situé, parmi d’autres, dans la paroi de cette cellule responsable et sensible à un signal, constituant en quelque sorte une alarme biologique d’où résulte ce type d’immunité dite innée. Immunité innée qui repose sur deux conditions : tout d’abord reconnaître l’agent agresseur, puis activer la transcription de nouveaux gènes permettant de monter une réponse immunitaire efficace. Or ce récepteur était déjà connu pour son implication dans un processus de développement, celui de l’axe dorso-ventral de la mouche et dénommé Toll (dont la traduction en français signifie “bizarre”, une allusion ironique aux conditions qui ont accompagné sa mise en évidence, et bien propre aux savants). Avec votre équipe vous démontriez alors qu’une mutation entraînant la perte de fonction de ce récepteur Toll abolissait de façon spectaculaire la défense de la drosophile contre le champignon.
La publication de ces résultats eut l’effet que l’on en pouvait attendre. Elle engagea plusieurs équipes avec lesquelles vous collaboriez à rechercher des homologues de ces récepteurs Toll chez l’homme. Deux ans plus tard il était démontré que des récepteurs semblables existaient bien chez lui, analogues à ceux qui étaient impliqués dans la réponse aux champignons chez la drosophile. Ces récepteurs, dont il existe une douzaine de versions à ce jour chez l’homme, ont pour rôle de fixer des particules appartenant à la paroi des microbes, des champignons voire des virus et d’activer par des cascades de signalisation intracellulaires, proches de celles qui ont été trouvées chez les insectes, la transcription de nouveaux gènes. De l’insecte on parvenait ainsi à l’homme et je ne doute pas que vous souhaitiez que je cite ici quelques-uns de ceux avec lesquels vous avez vécu cette extraordinaire aventure : Charles Janeway, de l’université de Yale, Alan Ezekowitz, de Harvard, Shunji Natori, de Tokyo, et Fotis Katafos, directeur du laboratoire de biologie moléculaire de Heidelberg, avec lesquels vous décidiez d’organiser à Versailles en 1993 le premier congrès consacré à l’immunité innée. À partir duquel vous conveniez d’unir vos efforts, ainsi qu’avec ceux de beaucoup d’autres chercheurs, grâce à une subvention de quatre années pendant lesquelles seront précisés les mécanismes moléculaires de cette immunité innée et ses probables relations avec l’immunité adaptative. Vous signerez au terme de ce contrat, en compagnie de ceux-là, en 1999, un article retentissant dans la revue internationale Science, intitulé : « Les perspectives phylogéniques de l’immunité innée ».
Les conséquences d’une telle découverte éclairèrent d’un jour nouveau le vaste domaine de l’immunité. Qu’il me soit permis de préciser ici quelques notions qui, pour être scientifiques, ne nous concernent pas moins tous autant que nous sommes. L’immunité, c’est la capacité que nous avons de nous défendre contre les agressions microbiennes par le biais de deux types de réponse : la première réponse, qui est celle de la drosophile, que nous connaissons bien, est immédiate, dépourvue de spécificité fine par rapport au germe infectant mais incapable d’en inscrire la mémoire dans l’organisme ; c’est l’immunité innée ci-dessus évoquée, un domaine resté peu exploré depuis les premières approches qu’en avait faites Élie Metchnikoff et qui restait il y a vingt ans encore très mal connu avant que ne soit précisé par vous-même son rôle chez la drosophile. La seconde forme de réponse, par contre absente chez la drosophile, est appelée immunité adaptative ; elle est spécifique de chaque microbe agresseur et celle-ci est précisément douée d’une mémoire, ce qui permet le développement d’une vaccination. Les cellules qui sont responsables de cette immunité adaptative sont les lymphocytes, globules blancs dont certains produisent les anticorps. On soupçonnait bien que l’immunité adaptative, si essentielle à nos défenses anti-infectieuses, avait besoin d’être puissamment activée par des signaux provenant de l’immunité innée. Mais on ignorait totalement les mécanismes par lesquels les cellules de l’immunité innée, les macrophages doués de phagocytose et les cellules dendritiques, cellules d’alerte, pouvaient à la fois reconnaître l’infection microbienne et en réponse émettre des signaux activateurs de l’immunité adaptative. Les travaux de votre équipe, Monsieur, ont levé cette ignorance. En vous intéressant à la drosophile, vous avez découvert le vecteur commun aux deux types de réponse, innée et adaptative, de l’immunité. Nous en pouvons déduire que l’immunité innée constitue la première ligne de défense contre les agents pathogènes qui nous agressent, et que certains des acteurs cellulaires de cette immunité innée une fois activés vont jouer un rôle déterminant dans le déclenchement des réponses immunitaires adaptatives. Les récepteurs Toll ne sont rien moins que le système d’alarme qui déclenche le système immunitaire adaptatif. Ce qui n’est pas le moins surprenant dans cette découverte, c’est qu’on ait trouvé les réponses à ces questions fondamentales de l’immunologie chez l’insecte, dont on pensait que ses réactions restaient différentes et indépendantes de celles des vertébrés. Une immunité innée partagée par 90 % des espèces vivantes que sont ces insectes. Nous n’osons imaginer ce que nous aurions perdu si par inadvertance on avait jugé que leur étude était trop éloignée de nos intérêts scientifiques. Un argument fort en faveur de la liberté dont doivent jouir les chercheurs dans le choix de leur sujet. Qui eût cru que nos connaissances sur l’immunité aient dépendu à ce point de cette étrange petite mouche du vinaigre ? Et pourtant il est désormais démontré que de nombreux organismes animaux ou végétaux produisent aussi des peptides antimicrobiens pour se défendre. De tels peptides ont été décrits dans la peau de l’homme, et dans une formulation très similaire à votre drosomycine de la drosophile, mais aussi dans ses muqueuses. Et malgré la grande diversité évolutive qui a conduit à l’immense variété des espèces animales, les mécanismes qui assurent ces défenses sont restés étrangement proches les uns des autres au cours de centaines de millions d’années. Les gènes responsables de leur élaboration sont en grande partie redevables d’un activateur intracellulaire commun à pratiquement tous les groupes animaux, et dans une remarquable identité fonctionnelle. Les récepteurs Toll précédemment entrevus chez la drosophile ne sont-ils pas d’ailleurs tout aussi présents chez la simple éponge de mer que chez les mammifères ? Ces éléments, ces mécanismes ressortent-ils d’une origine ancestrale commune ? ou d’une évolution parallèle ? Une question à laquelle chacun d’entre nous aimerait donner réponse et dont on comprend la portée philosophique fondamentale.
De tels résultats vous valurent, Monsieur, de grandes promotions : l’Académie des sciences en 1992, des postes de haute responsabilité au C.N.R.S., la direction du prestigieux Institut de biologie cellulaire et moléculaire de Strasbourg, des relations privilégiées avec les Académies des sciences étrangères, des places d’honneur dans les congrès et de très nombreux prix scientifiques ; pas moins de quatorze, qui vous seront remis par l’Académie des sciences, le C.N.R.S., qui vous honorera de sa médaille d’or en 2011, de même que par le Collège de France, la Fondation pour la recherche médicale, suivis par les prix Balzan, Rosenstiel, Keio, Gairdner et Shaw, tous précédant le plus prestigieux des prix, le prix Nobel, que vous partagerez en 2011 avec les immunologistes Bruce Beutler et Ralph Steinmann, ce dernier, nous le savons, mort hélas trois jours auparavant, et n’ayant donc pu l’apprendre.
Récompense de l’étonnant parcours scientifique que vous avez accompli, récompense aussi de l’incroyable travail qu’avec obstination vous avez conduit avec les vôtres, en dépit de ce qu’il vous imposait de contraintes familiales, personnelles dont vous seul et votre épouse peuvent connaître ce que parfois il en coûta. Malgré la précaution que vous prîtes de ménager au sein de votre demeure, au cours des longues randonnées qui vous sont familières, un temps que vous consacriez tous deux à Marc et Isabelle, vos enfants, mais aussi de vous ménager un espace culturel en douce alternance à vos travaux. De la nature de cet espace culturel je ne sais si j’aurais pu franchir la pudique barrière de votre personne sans le concours de votre grand ami Jean-François Bach. Souvenez-vous : c’est en sa présence que j’appris votre attirance pour l’histoire des religions, dépourvue certes de toute inclination théologique mais liée à la grâce que les monastères vous inspirent, à leur architecture, aux échos des chants grégoriens qu’ils abritent pour certains encore, ceux que vous appréciez tant et auxquels vous aimez mêler votre voix. À l’origine même d’un pèlerinage rituel, en famille, à l’abbaye de Hohenbourg sur le mont Sainte-Odile, dans ces Vosges proches de vous, alors que vous impressionnent ces murailles, ce mur païen qui l’entoure chargé de mythes et d’histoire. Dans les Alpes aussi, où vous partagez le goût de l’escalade avec vos enfants devenus d’audacieux alpinistes, votre fils Marc ne rêvant que d’Himalaya, alors que vous n’êtes jamais très loin de quelque abbaye qui vous attire. Aurais-je su sans Jean-François que vous étiez de surcroît un fin œnologue dont la cave, par ses bordeaux et ses vins d’Alsace, enchante vos amis ?
Peut-être votre installation, Monsieur, en notre Compagnie au terme de cette longue route, celle dont je viens de retracer les étapes, vous sera-t-elle apaisante ? Non pas que nous n’y sécrétions nous-mêmes les peptides acides des mots, mais la traditionnelle courtoisie de notre Compagnie sait les neutraliser avec bonheur. Rassurez-vous, nos entretiens en son sein vous séduiront, et vous y retrouverez cette variété de propos que la littérature, la philosophie, l’art vous offriront, ceux dont vous aviez conscience que le temps vous manquait pour en profiter autant que vous le désiriez. Ce goût que vous en aviez au seuil de l’Université, vous le retrouverez, et, dois-je vous en faire confidence, avec une réelle joie. De cet aveu autant que de cette promesse je ne donnerai qu’un exemple, le rôle qu’y jouait celle dont vous rejoignez aujourd’hui le fauteuil : madame Jacqueline de Romilly. Vous en avez imaginé sans doute au travers de son œuvre écrite tout ce que pouvait en offrir l’expression orale qu’elle en donnait. C’est un privilège que nous eûmes pendant un temps que nous souhaitions ne jamais devoir finir, celui de l’écouter. Sous cette Coupole résonne encore l’écho inoubliable de ses interventions dont la dernière, dite de mémoire, fut bouleversante de sagesse, de grâce autant que d’érudition. Dans l’intimité de notre Compagnie aucun d’entre nous n’a oublié l’habileté, l’humour, l’intelligence et souvent la délicate malignité avec lesquels madame de Romilly précisait une pensée relativement à la définition d’un mot, la qualité d’un texte, ou une référence au siècle de Périclès. Sa voix même et sa diction fortement marquées par des années d’enseignement donnaient à ses interventions une valeur pédagogique à laquelle nous étions très sensibles. Cette voix dont elle savait amplifier le ton lorsqu’elle plaidait la cause de l’enseignement du grec et du latin dans nos lycées. Vous l’avez lue, vous l’admirez. Vous auriez aimé l’entendre. Nous, nous aimions l’entendre et nous sommes heureux qu’en son fauteuil siège désormais un homme de votre qualité, un homme de science dont il est agréable de penser que madame de Romilly, si éloignée des sciences qu’elle fût, aurait été fière de partager le savoir et de vous dire avec passion le sien. Telle est notre Compagnie, qui a la vertu de mêler avec bonheur ce que cultivent les uns à ce que cultivent les autres mais aussi, comme nous l’avons fait tous deux, dans le souvenir brillant et riche de nos confrères disparus.
Monsieur, je vous souhaite la bienvenue en notre Compagnie.