Réponse au discours de réception de M. Amin Maalouf

Le 14 juin 2012

Jean-Christophe RUFIN

Réception de M. Amin Maalouf

 

 

Surtout,

Monsieur,

Ne prenez pas ombrage de ce que l’Académie ait désigné le benjamin de ses membres pour vous souhaiter la bienvenue. Ce n’est pas un manque de considération mais au contraire une faveur qui nous est faite, à tous les deux.

Certes, notre Compagnie a établi des règles strictes pour choisir celle ou celui qui accueillera un nouveau confrère. Mais elle s’autorise à s’en affranchir quand elle le juge nécessaire. Elle substitue alors au protocole un autre critère, plus difficile à définir, appelons-le la sympathie, l’amitié, la complicité intellectuelle.

Mes confrères m’ont délégué pour vous recevoir parce qu’ils connaissent notre proximité. Ils savent que nos routes se sont croisées bien souvent depuis notre première rencontre. C’était il y a plus de vingt-cinq ans. Vous présentiez alors un de vos plus beaux livres, Léon l’Africain, qui allait connaître un succès mondial. Chez le même éditeur, je publiais un essai beaucoup plus confidentiel, consacré à l’action humanitaire. Dès cette époque, en vous lisant, en vous observant, en apprenant à vous connaître, j’ai compris qu’il était possible par le moyen du roman de toucher un large public sans sacrifier la qualité de son œuvre. Vous m’avez convaincu que le roman, dans la belle forme classique à laquelle vous vous montrez fidèle, reste plus que jamais un outil incomparable pour parler du monde. Outil d’autant plus efficace qu’il est paradoxal : par l’artifice de la fiction, il dégage une forme suprême de vérité humaine ; par la mise en scène d’actions particulières, il atteint des réalités universelles ; par la magie du style et de la langue, il permet de prendre conscience de l’impensé du monde et de l’expérience. Ainsi, sans le savoir, vous m’avez décidé à franchir ce Rubicon des écrivains qu’est le passage à la fiction. C’est en suivant votre exemple que je suis devenu romancier.

Nos sources d’inspiration sont proches, quoique  inverses : vous scrutez le parcours des hommes de l’Orient partis à la rencontre du monde et qui découvrent les forces et les faiblesses des civilisations occidentales. J’ai plus souvent mis en scène des personnages qui, comme moi, sont issus d’Europe et qui partent à la découverte des autres et d’eux-mêmes à travers l’expérience bouleversante de l’Orient, de l’Afrique et de ces contrées que l’on nommait joliment « l’outre-mer », avant que ce terme ne devienne une sèche entité administrative. Si nos chemins se sont souvent croisés, ceux de nos personnages l’ont fait encore davantage. Nos vies sont restées distinctes mais j’ai parfois l’impression que nos rêves ont fait de nous plus que des amis, des frères.

Cependant, tout au long de ces années, je n’ai pas un instant cessé de vous considérer comme une référence et un aîné. Jamais je n’aurais pensé que nous siègerions un jour ensemble sous cette Coupole ni surtout que me serait réservé l’honneur de vous y recevoir. L’inverse m’eût, à vrai dire, beaucoup moins étonné. Mais puisque le sort n’en a pas décidé ainsi, qu’au moins la longue amitié qui nous lie me serve à tracer de vous un portrait plus précis et plus conforme à votre nature profonde que ne saurait le faire, sans doute, quelqu’un qui vous aurait moins longtemps observé.

*
*   *

Grâce aux innombrables traductions de vos ouvrages, le monde entier vous connaît, Monsieur, mais qu’on me permette de dire qu’il vous connaît mal.

On ne retient de votre vie que quelques éléments biographiques infatigablement répétés d’un article à l’autre. Je résume cette vulgate : né à Beyrouth en 1949, vous êtes un écrivain d’origine libanaise et de confession chrétienne, marié et père de trois enfants. Vous vivez en France depuis 1976, et vous avez d’abord exercé le métier de journaliste.

Ceux qui veulent pousser plus loin leurs investigations ajoutent que vous êtes un homme d’une parfaite courtoisie et d’une grande équanimité ; qu’après avoir parcouru le monde, vous donnez votre préférence à une vie sédentaire, que vous vous abstenez de toute intrusion directe dans la politique, que ce soit pour soutenir un parti ou pour commenter l’actualité à chaud. Enfin, qu’à l’agitation du monde et de Paris, vous préférez le calme séjour d’une île de l’Atlantique.

Vous vous êtes toujours contenté de ces approximations, comme si ces quelques révélations vous permettaient, tout en devenant un homme célèbre, de jeter un voile sur l’essentiel. Vos confidences, vos secrets, l’intimité de votre âme et de vos sentiments, vous ne les livrez que par le moyen distancié et maîtrisé de la littérature. En d’autres termes, pour vous connaître mieux, il faut vous lire. Tout, en vous, devient alors plus riche, plus complexe et plus contradictoire que votre biographie simplifiée ne le laisse supposer.

 

Commençons par le Liban. La présence sous cette Coupole du ministre de la culture et de l’ambassadeur du Liban ainsi que de tant de vos compatriotes atteste, s’il en était besoin, que vous êtes bien un fils de ce pays. Est-il pour autant suffisant de s’arrêter à cette origine pour vous définir ? Certainement pas.

Car, s’agissant du Proche-Orient, le mot attribué à Truman prend tout son sens : « Si vous avez les idées claires, affirmait-il, c’est que vous êtes mal informés ! »

Rappelons que l’État libanais, dans ses frontières actuelles, est une entité récente : il date seulement de 1920. C’est sous le mandat français que la Montagne libanaise, province autonome de l’Empire ottoman, a été réunie avec Beyrouth, Tripoli, Saïda, Tyr et la plaine de la Bekaa pour constituer le Liban. Cette création est bien proche, au regard des siècles de mémoire que chacun conserve en lui dans ces régions. Vous montrez, à propos de vos grands-parents, combien les appartenances diverses qui coexistaient dans leur esprit étaient plus complexes que la simple identité libanaise.

« Leur État, dites-vous, était la Turquie, leur langue était l’arabe, leur province était la Syrie et leur patrie la Montagne libanaise. [...] Il y a cent ans à peine, les chrétiens du Liban se disaient volontiers syriens, les Syriens se cherchaient un roi du côté de La Mecque, les juifs de Terre sainte se proclamaient palestiniens... et mon grand-père Boutros se voulait citoyen ottoman. Pas un seul des États de l’actuel Proche-Orient n’existait encore et le nom même de cette région n’avait pas encore été inventé. »

Et vous ajoutez avec mélancolie :

« Depuis, beaucoup de gens sont morts pour des patries prétendument éternelles ; beaucoup d’autres mourront demain. »

Dans cette « géographie mouvante », vos véritables attachements sont doubles, à la fois plus réduits et plus vastes. Il y a d’une part le point fixe de vos origines : la Montagne libanaise, et plus précisément le petit village d’où votre lignée est issue. D’autre part les innombrables villes, disséminées à travers le monde, dans lesquelles vous-même ou des personnes de votre famille ont vécu ou vivent encore.

Votre village, d’abord : il porte le nom de Machrah, un vocable araméen à la signification inconnue. C’est un pan de montagne vertical où les sentiers sont raides et où, dites-vous joliment, « aucune maison ne vit à l’ombre de l’autre ». Ce coin de la montagne libanaise est marqué par une histoire singulière.

« Il était au viie siècle le sanctuaire de ceux que l’on appelait les “princes brigands”, des hommes vaillants qui, retranchés dans leurs villages imprenables, tenaient tête aux plus puissants empires du moment. Ces chrétiens faisaient payer au calife de Damas un tribut, alors que partout ailleurs, c’était lui qui imposait un tribut aux gens du Livre. »

Vous êtes fier de partager avec ces princes étrangers aujourd’hui disparus ce que vous appelez « l’hérédité des pierres ».

En tout cas, Machrah vous a marqué profondément, vous en rêviez pendant votre enfance citadine, vous êtes heureux d’y posséder toujours une maison familiale et, où que vous alliez, vous portez en vous les souvenirs de cette terre aride de montagne.

Mais en même temps, dans votre imaginaire d’enfant résonnaient bien d’autres noms, des noms qui ouvraient vos rêves sur le vaste monde. En effet, si vous êtes issu des deux côtés de lignées originaires de la Montagne, ces familles avaient l’une comme l’autre essaimé dans l’Empire ottoman et au-delà. Du côté maternel, vous viennent deux « patries égarées » : Istanbul d’abord, ville que vous mentionnez dans chacun de vos livres. Votre mère vous a souvent parlé de la belle maison abandonnée en hâte quand il avait fallu fuir la Turquie. Il vous semble l’avoir toujours connue et vous en arriveriez presque à oublier que votre famille l’a quittée... avant la guerre de 1914 « Ma vie a commencé, dit Ossyane, le héros de votre roman Les Échelles du Levant, un demi-siècle avant ma naissance, dans une chambre que je n’ai jamais visitée, sur les rives du Bosphore. » Cette confidence vaut également pour vous-même. Une autre ville qui vous sert de référence est Le Caire, plus précisément Héliopolis, la cité construite par le baron Empain où votre grand-père maternel, fils d’un simple paysan, avait fait fortune dans le commerce. Du côté paternel, l’aventure était plus lointaine encore et avait conduit vos ancêtres jusqu’à Cuba et aux États-Unis. Si l’on s’en tient à votre patronyme, on retrouve des Maalouf bien plus loin encore, au Brésil en particulier, où l’un d’eux fut même candidat à la présidence de la République à la fin du xxe siècle. Cependant, il ne faut pas trop se fier à ces homonymies. Le nom de Maalouf est un nom de tribu, beaucoup plus large qu’un nom de famille. Ceux que vous appelez « les vôtres », pour nombreux qu’ils soient, ne représentent qu’une partie du trop vaste ensemble des Maalouf, et vous prenez soin de les en distinguer. Quoi qu’il en soit, l’expansion de votre famille directe est large et vous vous êtes nourri très tôt du récit de cette diaspora. Vous avez rêvé sur les villes dans lesquelles vos grands-parents, oncles et cousins s’étaient fixés. Dans chacun de ces lieux, des membres de votre famille ont bâti des fortunes, construit des maisons, dirigé des écoles, des entreprises et même des sectes. Et partout, ils ont connu la ruine, les guerres, les révolutions. Ils ont pour la plupart tout perdu mais leurs souvenirs sont vivants.

Ils ont fait de vous un exilé avant l’exil, quelqu’un qui a toujours su de science certaine qu’aucun empire n’est éternel, qu’aucune fortune n’est acquise. Ce double mélange d’enracinement extrême dans une terre et de conscience qu’aucun attachement n’est durable vous rend bien proche de ces princes brigands qui pourtant n’étaient pas vos ancêtres.

« La Montagne, dites-vous, n’était pas plus à eux qu’aux autres. C’était juste un écrin pour leur précieuse dignité. Ils pouvaient l’arroser un jour de leur sang et le lendemain, sans états d’âme, la quitter. »

 

L’installation de votre famille à Beyrouth date de 1935. C’est un premier départ, un premier arrachement mais qui n’est pas encore complet. La capitale est un entre-deux : ce n’est plus la Montagne, même si elle en est proche et s’il est possible de s’y rendre à chaque fin de semaine ; ce n’est pas encore l’étranger, mais le brassage des peuples y est spectaculaire et la proximité de la Méditerranée invite en rêve à tous les voyages.

Dans vos premières années, vous habitez le quartier du cap, que l’on appelle Ras-Beyrouth. Votre maison est si près du grand phare que son faisceau, la nuit, balaie votre chambre d’enfant et vous envoie de mystérieux signaux venus d’autres mondes.

Votre père est un journaliste de premier plan. Il écrit, et ses poèmes lui vaudront estime et notoriété. Il est l’auteur d'un poème que l'on chante ou récite au Liban et dans tout le Moyen-Orient à l’occasion de la fête des mères. Vos trois sœurs étudient à l’école des religieuses de Besançon et vous, chez les pères jésuites. Vous vivez, dites-vous, l’existence privilégiée d’un petit mâle oriental, comblé de faveurs et qui avait l’impression pendant sa première enfance d’être le maître du monde.

Mais, à mesure que vous prenez conscience de ce monde, vous y découvrez l’injustice et vous mesurez tout l’inconfort d’une société fortement communautaire dans laquelle vous appartenez à une minorité. Les injustices vous révoltent. Adolescent, vous lisez Marx ; vous avez de la sympathie pour les peuples en lutte. Vous aidez des militants érythréens ou sud-africains de passage à Beyrouth et vous recevez même un jour dans votre chambre un petit homme timide et moustachu, Olivier Tambo, le fondateur de l’A.N.C. En même temps, vous êtes fier, le soir, de vous mêler aux ministres et aux ambassadeurs qui viennent dîner avec vos parents.

« Un minoritaire, confierez-vous plus tard à votre traducteur italien, oscille constamment entre le désir d’être reconnu et celui de hurler sa révolte à la face du monde. »

Vous vous engagez finalement dans le journalisme. Vous entrez dans ce grand et beau quotidien qui se nomme An-Nahar. Vous rencontrez votre épouse Andrée qui étudie alors la psychologie. Vous vous mariez et vos trois enfants naissent à Beyrouth. En même temps, vous commencez une carrière de reporter qui vous mène dans le monde entier, notamment auprès de ces mouvements rebelles qui vous fascinaient tant.

La contradiction n’a jamais été aussi forte qu’en cette période, entre l’enracinement au Liban que vous apporte cette nouvelle famille et l’appel du monde. Cet équilibre instable, je ne sais combien de temps vous auriez pu le tenir. Nul ne le saura jamais puisqu’un évènement majeur va venir le rompre : cet évènement, c’est la guerre civile. Le hasard veut qu’elle commence en 1975 par un massacre commis juste sous vos fenêtres. Vous partez pour Paris. Vous y trouvez du travail immédiatement et vous devenez rédacteur en chef de Jeune Afrique. La guerre s’installe. Elle durera jusqu’en 1990, si l’on prend comme repère les accords de Taëf, mais à certains égards, la situation reste toujours explosive et les évènements qui se déroulent actuellement en Syrie ne sont pas pour rassurer. Quoi qu’il en soit, vous comprenez vite que la « guerre de deux ans » n’est qu’un leurre et que la violence va durer. Votre famille vous rejoint. Une nouvelle vie s’ouvre qui s’appelle l’exil.

 

C’est une souffrance, bien sûr mais à laquelle se mêle un autre sentiment, la délivrance peut-être. Que l’on comprenne bien : une grande partie du chemin de l’exil avait déjà été accompli avant cet exil véritable. Comme vous l’écrivez : « Il m’arrive de penser qu’il a été plus facile pour moi de passer de Beyrouth à Paris que pour mon père de passer de son village à Beyrouth. »

Me trompé-je en avançant que votre identité nouvelle de Libanais en exil est plus facile à porter que celle de minoritaire, exilé de sa patrie de montagne dans son propre pays et soumis à la subtile mais implacable dictature des communautés ?

Le Liban, entité complexe et dont nous avons vu combien elle est réductrice par rapport à vos origines, devient dès lors une référence confortable. Pour les Français, au milieu desquels vous vivez désormais et qui n’ont guère de compétences en matière de subtilités orientales, vous êtes, tout simplement un Libanais.

Vous observez la guerre à distance et cette distance, si elle vous protège, ajoute encore à la rage et à l’impuissance que vous pouvez ressentir. L’équilibre des communautés, était subtil avant la guerre. Vous avez pu le ressentir comme pesant. Mais, dès lors qu’il est rompu, il apparaît comme un paradis perdu, un temps d’harmonie qui a laissé place à la violence extrême, à la barbarie. Toutes les nouvelles du Liban vous font souffrir. Vos sentiments à cette époque sont, au sens propre, indicibles. Vous mettrez bien des années à pouvoir les exprimer.

À l’horreur que suscite le présent, vous ne trouvez qu’un antidote : l’évocation nostalgique du passé, la remémoration douce des temps heureux. Vous avez quitté votre pays mais vous l’avez emporté dans votre cœur. Ce pays rêvé devient votre refuge, un territoire intérieur que vous ne cesserez d’explorer dans votre œuvre. Parmi tous les malheurs qu’a engendrés cette guerre, il y eut au moins ce grand bonheur : celui d’avoir donné au monde un écrivain. La question centrale est de comprendre comment s’est opérée cette transformation, comment vous êtes passé de la nostalgie à la création, du deuil à la renaissance littéraire.

 

Un tel chemin ne s’est pas fait en un jour. Au principe de ce long processus, il y a toujours un mystère et seule la poésie, peut-être, permet de l’approcher. Je pense à ce propos au court poème de Nadia Tuéni, la défunte épouse de Ghassan Tuéni, ancien directeur d’An-Nahar. Je voudrais dire d’ailleurs qu’au moment où je terminais ce discours et où, la semaine dernière, je le lisais à mes confrères, en ce moment précis, Ghassan Tuéni a quitté le monde à son tour. Qu’il me soit permis, sous cette Coupole, de saluer solennellement la mémoire de cet homme de grande culture et d’un immense courage.

Voici maintenant ce qu’écrivait Nadia Tuéni dans un poème écrit à Beyrouth pendant les heures terribles du déchirement et de la violence :

 

Fenêtre ouverte sur la guerre
Et dessus l’horizon un duel de couleur (...)
La mer se cache dans ses eaux
Le vent est un fardeau de prince
Mais la lampe et la nuit s’en vont en chuchotant.
Écoute
La respiration des mémoires.

 

Écoute la respiration des mémoires !

Voilà, en effet, ce que vous n’allez plus cesser de faire. Au début, le murmure est indistinct, il mêle d’innombrables voix et donne seulement lieu à de longues rêveries. Vous ébauchez des plans de livres, vous songez à divers moyens d’exprimer ce qui n’est encore en vous que le chuchotement mystérieux de la création. Moins qu’une respiration, un souffle : celui de l’inspiration. Ceux qui l’entendent doivent apprendre à l’apprivoiser, à l’amplifier jusqu’à ce qu’elle devienne une voix claire et qui ne leur fait plus peur. Il y faut du temps et parfois de la chance, une rencontre. Un jour, en discutant avec Renaud de Rochebrune, journaliste et éditeur, vous décidez de travailler sur les sources arabes concernant les croisades. C’est un domaine presque vierge, un immense défi. Vous voici plongé dans ces riches chroniques arabes. Vous exhumez des textes inconnus, vous les traduisez, vous les mettez en forme. Le résultat sera Les Croisades vues par les Arabes, votre premier livre, immédiatement devenu classique, traduit en d’innombrables langues. Ce livre épouse volontairement le point de vue de ceux qui ont été oubliés par l’histoire chrétienne des croisades : les Arabes et les Turcs, guerriers, princes ou simples témoins. En faisant pivoter le regard, on se rend compte, alors, que la barbarie change de camp, la peur et la civilisation aussi. « L’infidèle » acquiert enfin une voix, des sentiments, une dignité. Cette approche paraît aujourd’hui totalement légitime ; vous avez contribué à élargir notre vision et à nous faire entendre « l’Autre ». Au moment où le livre est publié, certains pourront en être choqués et vous juger de parti pris. C’est bon signe. Il n’y a pas de progrès de cette sorte sans résistance ni combats d’arrière-garde. Quoi qu’il en soit, l’essai est transformé. Vous êtes lu et compris. Ce ne sont d’ailleurs pas seulement les idées qui sont saluées mais la facture de l’ouvrage, son style, sa puissance narrative et d’évocation. Ce n’est pas encore un roman mais chacun sent que vous en êtes tout proche.

Ce succès vous conforte dans une conviction : c’est bien par l’écrit que passera votre création. Vos œuvres seront des écrits et vos sources les traces écrites du passé : chroniques, légendes, poèmes, correspondances. Vous êtes fier d’appartenir à une tradition millénaire du Livre. Vous avez des mots très durs à l’égard des « coloniaux repentis » qui s’extasient sur la tradition orale des peuples.

« Moi, proclamez-vous, je ne vénère que l’écrit. »

 

Sous ce rapport, vous ne pouviez pas rêver mieux que cette Académie. Nous aussi, voyez-vous, nous vénérons l’écrit. Depuis bientôt quatre siècles, les empires peuvent s’écrouler et le feu du Ciel s’abattre sur les hommes, vous nous trouverez chaque jeudi penchés sur les mots comme des chirurgiens sur un ventre ouvert, taillant et retaillant imperturbablement leur définition...

La matière riche des chroniques arabes vous incite tout naturellement à passer au roman. Léon l’Africain, personnage inventé pendant vos recherches, est un grand voyageur d’Orient auquel vous vous identifiez sans difficulté. Vous reconstituez son parcours et vous lui donnez vie dans un texte d’une grande unité stylistique. On sent que vous en éprouvez un grand bonheur et le public, unanimement, le partage. Vous êtes devenu un écrivain.

Votre production littéraire devient bientôt régulière et d’une égale qualité. Vous explorez les thèmes de l’exil, du métissage culturel, de l’identité et de la filiation. Vous ne cessez de faire dialoguer l’Orient et l’Occident. En une dizaine d’années vont paraître une suite de romans qui donnent la pleine mesure de votre talent. Leur facture est classique. Vous êtes un conteur et vous vous situez dans la double tradition qui fait de la narration le point de rencontre de l’Orient et de l’Occident. Entre conteurs arabes ou persans et grands romanciers français du xixe siècle existe une subtile parenté dans laquelle vous vous reconnaissez.

Vous obtenez toutes les reconnaissances littéraires en France et une audience internationale incomparable. Au-delà des thèmes que vos œuvres développent, l’essentiel, ce qui en fait la saveur et la profondeur, c’est leur couleur, leur humanité, leur richesse de construction et leur poésie.

Pour chaque roman, vous adoptez un style différent, même si certains caractères les unissent. On y retrouve notamment votre goût pour les sources écrites. Tantôt, comme dans Léon l’Africain, le texte lui-même ressemble à une chronique orientale, tantôt, comme dans Le Rocher de Tanios, le récit rebondit sur des citations empruntées à de vieux grimoires, à des notes rédigées par un mystérieux moine ou un pasteur anglais. Parfois, c’est un texte qui est lui-même au centre du livre, comme le mystérieux  manuscrit qui contient le centième nom de Dieu, à la poursuite duquel se lance Baldassare.

Les mémoires dont vous nous faites sentir la respiration dans ces romans sont de diverses origines. Dans Léon l’Africain, vous vous inspirez tout à la fois des récits de voyageurs arabes et de vos propres souvenirs de journaliste-reporter. Léon l’Africain, c’est un entêtant mélange d’Ibn Battuta et du Montesquieu des Lettres persanes. Dans Samarcande, vous faites renaître sous nos yeux de grands hommes du Moyen Âge, comme Omar Khayyam ou Hassan Sabbah. Par leur intermédiaire, vous réhabilitez la plus haute tradition artistique, littéraire et scientifique des pays du Levant mais, en même temps, vous posez, déjà, la question lancinante qui divisera vos ancêtres : d’où provient le déclin de l’Orient ? ou, pour le dire comme le grand historien de l’Islam que fut Bernard Lewis : « Que s’est-il passé ? »

Dans Les Échelles du Levant, votre roman le plus contemporain puisqu’il relate une rencontre et des confessions recueillies en 1976, un homme évoque l’histoire du terrible xxe siècle : la chute de l’Empire ottoman, la Seconde Guerre mondiale et les déchirements de 1948. Ici encore, on perçoit l’écho d’une mémoire qui ne vous est pas étrangère. Ossyane, le héros, tire la conclusion la plus logique de la Deuxième Guerre mondiale : il faut mettre fin à la haine, transcender les races, les religions, les origines. Lui, le fils d’une illustre famille de l’époque ottomane, il épouse une femme juive et, par ce geste, jette un pont entre les communautés. Las, l’Histoire, au lendemain de la guerre, va séparer le couple et reconstruire au Moyen-Orient les frontières et les haines qui ont coûté si cher à l’Europe pendant les années noires de la guerre mondiale. Ossyane a raison et pourtant l’Histoire lui donne tort. Ce thème est si présent en vous qu’on le retrouve dans le prologue de votre nouveau livre, Les Désorientés. « Quand viendra mon tour, s’écrie le héros, Adam, je tomberai comme un tronc sans avoir plié et en répétant à qui voudra l’entendre “ C’est moi qui ai raison, et c’est l’Histoire qui a tort. ” »

Dans Le Rocher de Tanios, qui vous a valu le prix Goncourt en 1993, vous racontez l’histoire d’un jeune homme, Tanios, fils bâtard d’un cheikh de la Montagne (cheikh chrétien, il faut le préciser). Amoureux de la fille de l’ancien intendant du cheikh, il se voit refuser sa main à cause des intrigues du patriarche. Après le meurtre de ce patriarche, le père de Tanios (son père officiel mais qui n’est que le mari trompé de sa mère) s’enfuira avec son fils (qui n’est pas son fils... je préfère espérer que vous avez tous lu ce beau livre, faute de quoi mes explications doivent vous paraître assez embrouillées). L’essentiel, pour moi, n’est pas là. Je ne tenterai pas de résumer le subtil équilibre des personnages de ce livre qui compose un tableau riche des contradictions du Moyen-Orient de l’époque (et aussi d’aujourd’hui). Mon propos vise seulement à cerner les sources de votre inspiration. À cet égard, Le Rocher de Tanios est sans doute, de tous vos romans, celui qui contient le plus d’éléments tirés de votre histoire familiale. Les mémoires dont vous nous faites entendre le souffle dans ce livre sont bien celles de vos ancêtres. Cependant, à cette époque, vous êtes encore réticent à nous l’avouer et peut-être à vous l’avouer à vous-même. Dans une courte note à la fin du livre, vous nous lancez sur une fausse piste. Vous évoquez un dénommé Maalouf qui se serait rendu coupable au xixsiècle de l’assassinat d’un patriarche et qui aurait été ramené dans son village, comme Tanios et son père, par le moyen d’une ruse. J’ai déjà dit que votre patronyme n’est en rien spécifique de votre famille en particulier. Il y a fort à parier que le Maalouf-Kichk en question n’a rien à voir avec vous. Mais Tanios, lui, a tout à fait les traits d’un de vos aïeux, celui qui s’est pour la première fois converti à la religion presbytérienne...

 

Un jour, ces ressemblances ne vous ont plus suffi. Vous avez senti la nécessité d’écrire enfin le grand récit de vos racines familiales. Ce livre majeur, fruit d’un immense travail de décryptage d’archives familiales et de voyages, paraîtra en 2004 sous le titre Origines. Il reconstitue la vie de votre grand-père paternel Botros, celle de son frère Gebrayel parti faire fortune à Cuba et de leur génération. Ce livre marque un tournant dans votre œuvre. Après lui, pendant près de dix ans, vous n’avez plus écrit de romans, comme si vous aviez atteint à cette profondeur la source même de votre inspiration.

Et de fait, ce livre n’est pas un livre mais bien plus. Je pense qu’il représente la forme la plus achevée de votre entreprise littéraire, celle qui embrasse et transcende toutes les autres. Pour le comprendre et vous comprendre, il faut vous laisser un peu plus longuement la parole.

« Certains penseront : quel besoin avons-nous de connaître nos aïeuls et bisaïeuls ? Aucun besoin pour nous, il est vrai, de connaître nos origines. Chacun traverse les années qui lui sont imparties, puis s’en va dormir dans sa tombe. (...) Mais alors, si tout est destiné à l’oubli, pourquoi bâtissons-nous et pourquoi nos ancêtres ont-ils bâti ? Pourquoi écrivons-nous et pourquoi ont-ils écrit ? Oui, dans ce cas, pourquoi planter des arbres et pourquoi enfanter ? À quoi bon lutter pour une cause, à quoi bon parler de progrès, d’évolution, d’humanité, d’avenir ? À trop privilégier l’instant vécu, on se laisse assiéger par un océan de mort. À l’inverse, en ranimant le temps révolu on élargit l’espace de vie.

Quand mon grand-père avait eu, à la fin des années 1880, le courage de désobéir à ses parents pour aller poursuivre ses études dans une école lointaine, c’est à moi qu’il était en train d’ouvrir les chemins du savoir. Et s’il a laissé, avant de mourir, toutes ces traces, tous ces textes en vers et en prose, toutes ces lettres et tous ces cahiers datés, n’est-ce pas pour que quelqu’un s’en préoccupe un jour ? Bien sûr, il ne pensait pas à l’individu précis que je suis, moi qui ai vu le jour un quart de siècle après sa mort ; mais il espérait quelqu’un. Et puis, de toute manière, peu importe ce qu’il avait pu espérer lui-même ; du moment que les seules traces de sa vie sont aujourd’hui dans mes mains, il n’est plus question que je le laisse mourir d’oubli.

Je suis le fils de chacun de mes ancêtres et mon destin est d’être en retour leur géniteur tardif. Je voudrais (les) serrer contre moi (...) et je n’embrasserai que des ombres. »

 

« Écoute la respiration des mémoires... »

Nous y sommes !

 

Je tiens Origines pour votre plus grande œuvre. C’est en tout cas celle qui permet de mesurer combien votre biographie résumée est simpliste et manque à vous définir.

Sur bien des points, elle permet une compréhension plus subtile de ce que vous êtes et de ce que vous représentez.

La religion, par exemple. On vous décrit en général comme chrétien. Pour la plupart des étrangers, la question religieuse au Liban se réduit à la confrontation musulmans/chrétiens. En lisant l’histoire de ceux que vous appelez « les vôtres », on mesure mieux la complexité réelle du sujet religieux. Au sein des chrétiens existent bien des groupes. Si de votre côté maternel, on est assez uniformément maronite, du côté paternel, on trouve des presbytériens, des catholiques romains, des grec-catholiques, des orthodoxes et, aussi, une part minoritaire mais importante d’athées et de francs-maçons.

Cette dispersion religieuse, et en particulier la présence d’une branche presbytérienne, ne doit rien au hasard. Elle est la conséquence directe des déchirements de l’Histoire et des rivalités européennes dont la Montagne libanaise fut l’enjeu au xixe siècle. Comme vous l’expliquez dans Le Rocher de Tanios :

« ... En ces années-là, les chancelleries européennes étaient préoccupées par un évènement exceptionnel : Mehemet-Ali pacha, vice-roi d’Égypte, avait entrepris de bâtir en Orient, sur les décombres de l’Empire ottoman, une nouvelle puissance qui devait s’étendre des Balkans jusqu’aux sources du Nil et contrôler la route des Indes.

De cela, les Anglais ne voulaient à aucun prix. Les Français, en revanche, voyaient en Mehemet-Ali l’homme providentiel qui allait sortir l’Orient de sa léthargie et bâtir une Égypte nouvelle en prenant justement la France pour modèle. Il avait fait venir des médecins français, des ingénieurs français et il avait même nommé à l’état-major de son armée un ancien officier de Napoléon. [...] Décidément, ce pacha avait tout pour plaire aux Français. Et puis, s’il irritait à ce point les Anglais, il ne pouvait être foncièrement mauvais !

Cet empire en voie de constitution avait deux ailes : l’une au nord – les Balkans et l’Asie mineure –, l’autre au sud – l’Égypte et ses dépendances. Entre les deux, une seule liaison, par la longue route qui allait de Gaza à Alexandrette [...]. Il s’agissait d’une bande de terre enserrée entre la mer et la Montagne. Si ce dernier échappait au contrôle du vice-roi, la route deviendrait impraticable, le nouvel empire serait coupé en deux. Mort-né.

Et, du jour au lendemain, toutes les chancelleries n’eurent plus d’yeux que pour ce coin de montagne. On n’avait jamais vu autant de missionnaires, de négociants, de peintres, de poètes, de médecins, de dames excentriques et d’amateurs de vieilles pierres. Les montagnards étaient flattés. Et lorsqu’ils comprirent, un peu plus tard, que les Anglais et les Français se faisaient la guerre chez eux pour ne pas avoir à se battre directement chez eux, ils n’en furent que plus flattés encore. Privilège dévastateur mais privilège quand même. »

La politique anglaise est la raison directe de la présence dans la Montagne d’écoles presbytériennes. La conversion d’un de vos ancêtres à cette religion traduit à la fois un puissant désir de modernisation et le choix de la voie anglo-saxonne pour y parvenir. D’autres, admirateurs de la Révolution française, choisiront la fidélité au catholicisme et à la langue de Molière.

On comprend ainsi que votre éducation chez les pères jésuites français n’a, en fait, rien de « naturel » : c’est le fruit d’un combat, gagné par la famille de votre mère, pour faire prévaloir la tradition catholique sur les errements religieux de votre famille paternelle...

Cette question religieuse influence aussi celle des langues. Si vous avez appris le français dans votre enfance, c’était dans le même dessein maternel de vous tenir éloigné de l’anglais, beaucoup plus courant jusque-là dans votre famille mais qui vous aurait exposé aux corruptions démoniaques du protestantisme anglo-saxon ! Des rivalités géopolitiques d’un autre temps continuent, comme les répliques d’un séisme, à exercer leurs effets sur les choix éducatifs et linguistiques des familles. Et tout cela s’inscrit dans une conscience, la vôtre, qui a recueilli l’héritage de ces luttes et de ces déchirements.

Un autre sujet s’éclaire à cette lecture, c’est la question de l’exil. On fait du vôtre une simple conséquence de la guerre. À reconstituer les dilemmes de vos grands-pères vous montrez que la question « rester ou partir » se pose en Orient depuis bien plus longtemps. Les deux frères, Botros et Gebrayel, sont emblématiques de ces deux voies. Dès le xixe siècle, l’un choisira le départ pour le nouveau monde. L’autre préfèrera demeurer sur place et mener le combat qui lui paraît essentiel : celui de l’éducation. Il créera à Machrah une école « universelle », qui absorbera toutes ses forces.

 

Un autre lieu commun que cette lecture permet de dépasser est la question de votre prétendue douceur. Vous êtes en effet un homme d’une exquise politesse et qui manifeste en toute occasion beaucoup d’égards pour ceux à qui il s’adresse. Mais calme ? Mais placide ? Mais modéré ? Je ne le crois absolument pas. Vous êtes enthousiaste, ardent à défendre votre dignité et surtout vos idées. Vos passions sont entières et violentes. Elles viennent des profondeurs et sont durables, irréversibles, presque héroïques. Vos amours sont indestructibles, comme celui qui vous lie à votre épouse Andrée depuis près de quarante années. En la matière, vous avez de qui tenir. Qu’on me permette à ce propos d’évoquer la magnifique histoire de votre bisaïeul Tannous. L’épisode se passe en 1860, au moment des grands massacres interconfessionnels. Tannous, votre futur arrière-grand-père, voit passer un jour dans son village de la Montagne des cousins éloignés qui ont fui Zahlé pour échapper aux violences. Parmi eux se trouve une jeune fille, Soussene. Au premier regard, Tannous tombe amoureux d’elle. La famille rentre à Zahlé et Tannous pense sans cesse à sa belle cousine. Il décide qu’il ne peut pas vivre sans la revoir. Il faut six heures de marche sur les mauvais chemins de montagne pour arriver à Zahlé. Tannous les dévale et arrive à la maison de Soussene. Il n’ose pas avouer à son père qu’il a fait tout ce chemin seulement pour voir la jeune fille. Il prétend qu’il a du travail dans la ville pour quelques jours.

« Dans ce cas, repasse nous voir demain aussi », propose le père de Soussene. Tannous accepte. Mais, en sortant de la maison, il n’a pas d’endroit où passer la nuit, il doit rentrer au village, ce qui lui prend encore six heures « sans autre lumière que celle du clair de lune, et par une route ou l’on côtoyait des loups et des hyènes, pour ne pas parler des brigands ».

Il arriva bien au-delà de minuit et s’endormit comme une masse. Mais à l’aube, il était debout et il se remettait en route pour Zahlé.

Le manège dura des jours et des jours. Six heures de marche le matin, six heures le soir ! Jusqu’à ce que, voyant maigrir et pâlir le jeune soupirant, les parents de la jeune fille finissent par obtenir la vérité. Soussene et lui se marieront quelques mois plus tard. « Tannous, dites-vous, s’était taillé, pour la vie, une réputation de fou d’amour. »

Et vous ajoutez :

« J’ai mis longtemps à comprendre la dualité des miens : sous une façade de raideur, un bouillonnement qui souvent confine à la folie. »

Sans aller jusqu’à vous croire atteint de la même folie, je reconnais en vous un bouillonnement souterrain, invisible aux yeux non attentifs, qui se traduit par des amitiés indéracinables, des passions entières, un amour conjugal et paternel sans aucune faille.

 

Mais cette vigueur de caractère, elle explose surtout dès que vous traitez des sujets qui vous tiennent à cœur. Vos idées, vous les défendez avec passion, en choisissant chaque mot comme des fruits mûrs sur un étal. Vous mettez la même ardeur à dénoncer, dans un essai brillant, « Les identités meurtrières », à fustiger les retards, les incohérences, les fanatismes de l’Orient ou à porter votre regard critique sur l’Occident. Car ce serait un tort de voir en vous un admirateur inconditionnel des valeurs occidentales. Il est difficile de ne pas sentir votre adhésion à ces mots que votre grand-père place dans la bouche d’un personnage de l’une de ses pièces de théâtre :

« Les Orientaux ont vu que l’Occident les avait dépassés, mais ils n’ont jamais compris pourquoi c’est arrivé. Un jour, ils voient un Occidental avec une fleur à la boutonnière. Ils se disent : c’est donc cela la raison de leur avancement ! Mettons des fleurs à nos boutonnières et nous les rattraperons ! (...) Quand comprendrez-vous qu’il y a des valeurs essentielles et de vulgaires modes ? Il ne suffit pas de vouloir imiter l’Occident, encore faut-il savoir en quoi il mérite d’être suivi et en quoi il ne le mérite pas. »

Dans un essai intitulé Le Dérèglement du monde, vous avez des mots aussi durs pour critiquer vos deux univers culturels : « Ce que je reproche aujourd’hui au monde arabe, c’est l’indigence de sa conscience morale. Ce que je reproche à l’Occident, c’est sa propension à transformer sa conscience morale en instrument de domination. »

Voilà une critique forte des aventures militaires menées au nom des droits de l’homme et de l’humanitaire… Vous laissez éclater votre colère tout autant contre le sort fait en Orient aux minorités que contre la manière dont est traité l’immigré en Occident. Vous nous rappelez constamment au respect des valeurs universelles à la hauteur desquelles nous avons parfois du mal à nous tenir. Vous écrivez cette phrase que je tiens pour visionnaire et si peu politiquement correcte :

« La faute séculaire des puissances européennes n’est pas d’avoir voulu imposer leurs valeurs au reste du monde, mais très exactement l’inverse : d’avoir constamment renoncé à respecter leurs propres valeurs dans leurs rapports avec les peuples dominés. »

Toute votre œuvre, toute votre pensée, toute votre personnalité est un pont entre deux mondes à l’égard desquels vous ne nourrissez aucune illusion, dont aucun ne doit prévaloir sur l’autre et qui portent chacun leur part de crimes mais aussi de valeurs. Ce sont ces valeurs que vous voulez unir.

« Soit nous saurons bâtir en ce siècle une civilisation commune à laquelle chacun puisse s’identifier, soudée par les mêmes valeurs universelles, guidée par une foi puissante en l’aventure humaine, et enrichie de toutes nos diversités culturelles ; soit nous sombrerons ensemble dans une commune barbarie. ».

Ce propos vaut pour le monde mais aussi pour la France et nous sommes fiers que vous puissiez faire entendre cette voix au sein de notre Compagnie. L’Académie a aujourd’hui et aura plus encore demain toute sa place pour incarner et défendre ces valeurs communes dans lesquelles chacun de nos concitoyens doit pouvoir se reconnaître.

J’ajoute que votre entrée dans cette Compagnie a aussi le mérite de mettre un terme à ce qui fut sans doute un malentendu. En signant un manifeste qui défendait la création d’une « littérature monde », vous avez marqué vos distances à l’égard du concept d’écrivain francophone et certains ont pu croire que cette réserve s’adressait à la francophonie, à laquelle nous sommes si unanimement attachés. Vous connaissant mieux, désormais, chacun peut comprendre la nature de votre réserve. Vous avez seulement exprimé le point de vue de quelqu’un à qui la vie a enseigné qu’il faut rejeter toutes les exclusions, tous les ghettos. Or, le concept d’écrivain francophone peut en effet être ressenti comme une manière de tenir à distance de la « vraie » culture française des écrivains nés dans d’autres univers culturels. Pour vous, il n’y a pas de différence à faire et vous militez pour l’emploi du terme « écrivain de langue française ». C’est un concept plus accueillant et, à tous égards, plus juste, dans lequel l’Académie s’est depuis longtemps reconnue en s’ouvrant à des hommes comme Léopold Sédar Senghor, François Cheng ou notre Hector Bianciotti pour lequel nous avons aujourd'hui une pensée particulière, pleine de tristesse, de tendresse et de regrets. On voit que votre objection est loin de remettre en cause la francophonie et que vous en êtes, vous aussi, en tant qu’écrivain de langue française, un des plus ardents défenseurs.

Voilà autant de raisons de nous réjouir de vous compter parmi nous.

Nous espérons qu’en retour, cette Compagnie stimulera votre œuvre et, à cet égard, on peut noter comme un excellent présage le fait que le moment où vous prenez place parmi nous marque aussi votre retour à l’écriture romanesque. Vous n’aviez pas abordé directement jusqu’ici le thème de la guerre du Liban, si dramatique et si proche encore, si ce n’est par le biais d’un livret d’opéra. Avec Les Désorientés, votre nouveau roman, vous avez trouvé la force d’explorer ces mémoires douloureuses et vous nous donnez un véritable « War Requiem », pour reprendre le titre de l’œuvre célèbre de Benjamin Britten.

C’est une excellente nouvelle et nous nous en réjouissons.

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Il est vrai, Monsieur, que nul n’entre seul ici : les romanciers viennent avec leurs personnages, les historiens avec leur époque favorite, les poètes avec leurs images. Mais rares sont ceux qu’accompagnent comme vous autant de mondes différents, autant de terres et de mémoires. La seule question que l’on puisse se poser, maintenant que nous vous connaissons mieux, est de savoir si, pour vous accueillir, un seul fauteuil suffira. L’idéal, bien sûr, eût été de vous en offrir quarante.

Nos traditions nous conduisent, hélas, à ne vous offrir qu’un seul siège parmi nous. Heureusement, le hasard a voulu que celui qui vous est réservé soit un des plus ouverts sur le monde. Vous ne vous y sentirez pas à l’étroit. Vous qui vouez un culte aux ancêtres, voici que vous en recevez dix-huit de plus en héritage. Vous venez d'évoquer longuement le dernier d'entre eux, le regretté Claude Lévi-Strauss. Parmi eux, vous trouverez aussi Claude Bernard, qui n’aurait pas manqué d’être intéressé par les mystérieuses fèves tueuses de bébé-filles que vous imaginez dans votre roman d’anticipation Le Premier siècle après Béatrice. Vous y rencontrerez de même Ernest Renan, si attaché au Proche-Orient et à la Montagne libanaise, où repose d’ailleurs sa sœur Henriette. Et vous serez frappé de découvrir parmi vos prédécesseurs un nombre considérable d’hommes marqués par une extrême curiosité, passionnés comme vous par leurs semblables, d’où qu’ils viennent. Des hommes engagés aussi ; j’allais dire des hommes habitués à se jeter à l’eau mais ce serait une référence fâcheuse car, en 1635, Pierre Bardin, le premier titulaire de votre fauteuil, s’est précipité dans un étang, pour sauver l’homme dont il avait été le précepteur et il est mort noyé.

Prenez garde, dans vos promenades à l’île d’Yeu, de ne pas suivre son exemple. Sachez que, dans la nouvelle famille qui vous reçoit aujourd’hui, nous tenons à vous. Nous vous accueillons tout entier et sans réserve, multiple comme vous l’êtes. Et nous vous disons, avec une affection dont vous serez étonné de découvrir la profondeur : Prenez place parmi nous. Entrez ici avec « vos noms, vos langues, vos croyances, vos fureurs, vos égarements, votre encre, votre sang, votre exil ». Devenez dès cet instant l’un des nôtres, mais surtout,

Monsieur,

restez vous-même.