Réponse au discours de réception de Louis Gillet

Le 11 juin 1936

Georges GOYAU

Réception de M. Louis Gillet

 

MONSIEUR,

J’ai à saluer en vous un écrivain ancien combattant, que deux citations récompensèrent : vous les obteniez, l’une et l’autre, comme sous-lieutenant, sur les rives de l’Yser, dans la première quinzaine de novembre 1914. Elles glorifiaient votre courage, votre sang-froid, votre émouvante promenade, avec vos hommes, à la recherche du corps de votre colonel, tué le matin.

« C’est une fierté bien légitime pour moi, vous écrira plus tard un de vos soldats, d’avoir appartenu au chef tant aimé que vous étiez, et si vous étiez si fier de ceux qui servaient sous vos ordres, c’est parce que vous avez su rehausser leur moral par des causeries tout amicales. » Et un autre, d’une écriture incertaine, tremblante, mais qui, dans l’émouvante naïveté de son message, perpétue la majesté des souvenirs : « Vous étiez arrivé à tenir tous les hommes, non par la force, mais par l’exemple. Malgré votre haute taille, on ne vous voyait jamais courber la tête devant les balles ; vos hommes vous admiraient. » Vous méritiez, Monsieur, par un tel apprentissage de la guerre, d’être plus tard associé, comme capitaine, à la défense de Verdun, dont vous deviez être le mémorialiste ; puis, une pénible blessure vous ayant quelque temps immobilisé, vous méritiez cette joie suprême, au lendemain de la victoire, d’assister, dans Bruxelles, à la rentrée du roi des Belges. Et ce jour-là, vous aviez la tête plus droite que jamais.

Vos chefs ont parlé, vos soldats ont parlé. Je suis fier d’avoir, ici, pu répercuter leur voix. Et j’ai hâte d’apporter à votre œuvre, à votre talent, le témoignage que l’Académie m’a chargé de vous rendre, et où se complaira mon amitié.

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*   *

Au printemps de 1935, vous étiez mélancolique. Cette mélancolie s’avouait à notre confrère M. Émile Mâle, un de vos maîtres aimés, en tête d’un de vos livres. Vous vous reprochiez d’avoir « un peu battu tous les buissons » ; vous accusiez votre vie d’avoir été « une dispersion, une série de courses sans suite ». « J’ai tenté de trop embrasser, soupiriez-vous. J’ai fait trop de choses, et je n’ai rien fait. »

Vous écriviez cela à l’heure même où vous attachiez sur la Coupole des regards prolongés ; il semblait que votre plume griffonnât votre procès, en guise d’exposé de vos titres. Quelques semaines s’écoulaient, et l’Académie revisait le procès, elle vous défendait contre vous-même, elle vous appelait à elle. Ayant la mission de vous accueillir, me voici voué à cette paradoxale destinée de ne pouvoir vous faire un accueil digne de vous qu’en commençant par vous donner un démenti.

Il y a, dans votre œuvre, des architectures solides, qui honorent un écrivain : votre Peinture en Europe au dix-septième siècle, votre Peinture de Poussin à David, votre majestueuse synthèse d’Histoire des Arts en France, votre Histoire artistique des Ordres mendiants, et puis, dans un autre domaine, votre Shakespeare... Et vous appelez cela, Monsieur, n’avoir rien fait ! Tâchons un peu de débrouiller cette énigme.

Vous allez m’y aider par un autre de vos aveux, que j’ai découvert en vos jolies pages sur les Montagnes sacrées. « En somme, nous confiez-vous, on n’écrit qu’un seul livre ; toute la vie se passe à ajouter des pages à l’œuvre entrevue à vingt ans. » Vous permettrez que je retienne ce propos, comme révélateur de votre âme profonde, de votre idéalisme tenace ; et puisque c’est vers les échafaudages de votre jeunesse que s’oriente le plus volontiers la tendre fidélité de vos souvenirs, je veux vous donner une joie, et m’en donner une à moi-même, en parlant ici, tout d’abord, d’un Louis Gillet préhistorique, de celui qui, dans les dernières décades du dix-neuvième siècle, concertait en ses songes juvéniles le savoureux usage qu’il ferait de sa vie au cours du vingtième siècle.

Vous avez onze ans ; pour la première fois, sous l’aile de vos parents, vous passez les Alpes ; et tout votre être s’émeut d’inoubliables vibrations. Par le Simplon, vous descendez jusqu’au balcon de montagnes qui surplombe les lacs italiens et commande, au loin, la plaine du Pô. Vous ne savez rien de l’Italie, aucune impression d’art n’a encore effleuré vos jeunes années. Mais vous vous sentez transporté de bonheur. « C’était, écrirez-vous au bout d’un demi-siècle, un autre monde plus riant, plus ouvert, plus velouté, plus doux, une tiédeur d’atmosphère qui vous caressait le visage, et où l’on avait l’impression d’entrer comme dans du miel ! Je n’analysais rien, le charme entrait par tous les pores. »

Six ans plus tard, nouvel envol, au delà des Alpes, de vos dix-sept printemps ; et c’est pour vous alors — pour reprendre vos propres termes — cette seconde naissance qu’est toujours, pour une âme bien faite, le fait d’arriver à Rome. Rome vous retient, et Sienne, et l’Ombrie ; au retour, dans une Académie, — la première à laquelle vous ayez appartenu, — celle du Collège Stanislas, une Académie où l’on s’exprimait en vers, vos confrères adolescents éprouvent quelque trouble en écoutant vos impressions de voyage. Vous leur parlez sans aucun fard, et sans vous imposer d’autre contrainte que celle de la rime ; et vous leur avouez qu’ici « le ciel » vous paraît « lourd », et « l’espace, exigu » ; et que votre « vrai pays natal », c’était Sienne, ou bien Florence !

L’amour de l’art, jadis, avait entraîné le peintre vosgien Claude Lorrain très loin de sa patrie : il avait illustré l’art français sans jamais vivre en France. Les libres propos de votre Muse faisaient redouter qu’une pareille tentation ne vous guettât, et laissaient quelque incertitude sur votre destinée. Seriez-vous là où vous êtes, aujourd’hui, Monsieur, si le démon de la beauté, qui lutinait ainsi vos rêves, avait réussi à faire de vous un émigré ?

Votre destinée, elle fut redressée, d’autorité, par un impérieux fonctionnaire, qui mit de l’ordre en votre imagination.

C’était un commandant de recrutement, à moins que ce ne fût tout simplement un sergent : il vous signifiait, sans formule de style, que vous deviez aller à Chartres, y enfiler un pantalon rouge. Assurément, il n’avait d’autre souci que de vous affecter à une caserne, mais, grâce à lui, votre âme éprise de beauté s’enracinait désormais sur le sol de France, sur cette éminence chartraine qu’à jamais elle devait élire comme son pôle d’attraction, comme une colline inspirée. Le ciel cessait de vous paraître lourd, l’espace de vous paraître exigu : le service militaire avait du bon.

Au gré des heures du jour, au gré du soleil ou des nuages, vous surpreniez assidûment, entre deux corvées, les nuances fugitives de l’ombre et de la lumière, sous les voûtes augustes ; vous les notiez, vous les fixiez, avec une subtilité fervente, pareille à celle d’un Marcel Proust notant, en leur vertigineuse succession, les plus tourbillonnantes visions ou les plus imperceptibles impressions…

Mais vos chefs militaires — ah ! les braves gens ! — vous procuraient une autre bonne fortune. Pensant, comme Napoléon, qu’un soldat se bat avec les jambes, ils vous faisaient marcher, beaucoup marcher ; vos courses de fantassin à travers l’immense plateau chartrain vous ménageaient les plus diverses perspectives sur la lointaine cathédrale, souveraine sereine de l’immense horizon ; et vous constatiez qu’il en était d’elle comme de certaines femmes : que c’est de loin qu’elle était la plus belle. Plus de trente ans après, vous écrirez : « Quand je quittai Chartres, il se trouva que je n’étais plus libre : sans m’en douter, j’avais rencontré mon avenir, la voie d’où volontiers je ne serais guère sorti. Qu’ai-je fait, que m’attarder dans le passé ? J’ai suspendu mon cœur aux pieds de la Vierge de Chartres ; si je veux me recueillir, me rapprocher de mon meilleur moi, je le retrouve dans ces ombres. » Vous n’aviez pas encore vingt ans, Monsieur, et déjà s’éveillait en vous un sens aigu de l’originalité de notre art gothique, de tout ce qu’il a de neuf et d’ingénu, d’indépendant et de spontané.

L’École normale supérieure vous accueille ; et de nouveau, vous vous sentez attiré vers le vaste monde. Vous nous racontez, en votre livre, Amitiés littéraires, que les normaliens de ce temps-là étaient jetés sur les routes par une manie ambulante, qu’ils voulaient se sentir chez eux dans toutes les villes d’Europe, et que pour eux, en vertu d’un axiome, le travail scolaire ne comptait pas, et que tout l’intérêt de l’année se concentrait sur les vacances.

Dans une telle atmosphère, votre esprit impérieusement mobile ne trouvait aucun frein, mais bien plutôt une complicité. Vous pouviez, désormais vous y abandonner sans péril ; vos goûts de pèlerin de l’art, de routier infatigable, toujours en quête de la beauté, pouvaient vous emporter au delà des frontières les plus diverses, votre tendresse pour l’acropole chartraine vous préservait à jamais contre le risque de devenir un déraciné.

Au demeurant, à l’École normale d’abord, et puis au Collège Sainte-Barbe, dans un groupe de jeunes qu’un prêtre de haute culture, l’abbé Batiffol, avait su rassembler autour de lui, vous appreniez à connaître Charles Péguy, et à l’aimer… Charles Péguy, dont vos amis Jérôme et Jean Tharaud dessinaient naguère un si durable portrait ; Charles Péguy, qui, de tout son orgueil de plébéien, se rattachait aux vieux saints de France — tel un praticien fier de descendre des croisés, — et qui, comme d’autres se sentent les héritiers des anciens manoirs, inclinait à voir, dans les vieilles cathédrales, un bien patrimonial. Il s’en allait à pied, de Paris, à travers sa Beauce, vers Chartres, domaine de son âme ; il y recherchait, il y retrouvait tout un passé spirituel, qui s’identifiait avec la grandeur même de la famille française. De par la volonté de Charles Péguy, vous alliez, dans ses Cahiers de la Quinzaine, à la fin de 1904, consacrer un Cahier de Noël à nos peintres primitifs, dont on venait d’exposer à Paris les plus insignes chefs-d’œuvre.

Vous y jetiez le défi « à certaine doctrine, officielle depuis Voltaire, reçue en dogme par Renan, qu’on vous avait enseignée au collège, et qui, jusqu’au seizième siècle, nous condamnait presque au néant ».

« La France au quatorzième siècle, protestiez-vous, loin d’être grossière ou barbare, est pour les arts en pleine fleur. » Et vous attardant avec amour sur les œuvres picturales des deux siècles qui précédèrent François Ier, vous vous flattiez de « faire sortir de l’ombre un vaste pan d’histoire », et de retrouver, en ces œuvres, « une âme, qui est l’âme de la France ».

Péguy, votre confrère en dévotion chartraine, Péguy, l’instigateur de vos premières pages, ne sera plus là, lorsque, un jour, en votre Histoire des arts en France, vous reparlerez avec regret de « ce moyen-âge où l’esprit classique n’avait pas encore desséché, flétri, la candeur de la vieille France ».

Péguy, alors, sur les champs de Champagne, aura connu la mort, — cette mort des « heureux », — que d’avance il avait chantée. Mais, dans ce Cahier sur les Primitifs pour lequel Péguy vous avait mis la plume à la main, et , dans la grande fresque que M. Gabriel Hanotaux vous demandait plus tard de dérouler, c’est le même esprit qui souffle, esprit d’amour pour l’art familier que les foules comprenaient et goûtaient, esprit de respect pour les siècles où les créateurs de beauté gardaient le contact avec le peuple, à l’écart de toutes coteries, de tous mandarinats. Dans cette façon de Panthéon qu’est votre histoire des arts, vos quarante-cinq ans professeront la même dévotion que jadis avait pratiquée votre jeunesse, s’agenouillant, à la demande de Péguy, devant les tableaux de sainteté de nos vieux maîtres indigènes.

Votre ferveur pour le moyen-âge n’était nullement une bouderie à l’endroit de votre temps : vous vous plaisiez aux entretiens de Rodin, à ceux de Claude Monet, non moins qu’à l’intimité de Jehan Fouquet ou du vieux Maître de Moulins.

Vous étiez aux écoutes de Rodin, quand il préparait son livre sur les Cathédrales. « Nous ne sommes que des épaves ! » vous disait-il devant les merveilles de Chartres. Vous aimiez à le regarder visitant une église, lui faisant sa cour, à proprement parler, la caressant des yeux, la palpant, l’adorant, avec le même plaisir que le corps d’un modèle : « C’était là, nous dites-vous, sa façon de faire sa prière. » Un genre de prière qui disait sur un ton singulièrement familier ce que les cieux racontent de la gloire divine ; devant un beau disque de lune, vous l’entendiez s’écrier : «... Comme c’est propre ! Propre comme un métal fourbi, une casserole bien récurée ! » Vous aimiez les minutes de choix où il maniait sous vos yeux un petit masque de danseuse japonaise qu’il venait de faire, en pâte de verre colorée ; et Rodin devisait longuement — jamais assez, à votre gré — sur les belles œuvres polychromées de la sculpture antique, sur l’époque où les statuaires avaient la noble ambition de ressembler pleinement à Dieu, dont Rodin disait qu’il était un grand peintre en même temps qu’un grand sculpteur.

À l’école de Rodin, vous acquériez un certain dédain pour les classifications rigoureuses qui nous inciteraient à trop mortifier nos facultés d’admiration, à graduer avec une prudente parcimonie nos enthousiasmes, ou même à les réprimer. Un propos de Rodin vous fut à cet égard une lumineuse leçon. Devant un panneau de boiserie rocaille où se jouaient de très fines arabesques, il vous disait avec un souriant attendrissement : « C’est une déclinaison du gothique ! » La belle chiquenaude pour les pédants qui voudraient nous emprisonner dans un souci superstitieux de l’unité du style !

Il était bon, Monsieur, que, dans l’audience d’un tel maître, vous fissiez vos premières armes de critique. On pouvait dès lors être assuré que vous sauriez réduire à leur exacte importance ces compartiments qu’il est d’usage d’établir, pour la clarté de l’exposition, dans le champ de l’histoire de l’art, et que vous n’en seriez jamais le captif, et qu’au lieu de nous parquer, tour à tour, dans l’enceinte des époques ou des écoles, comme moutonnièrement on se promène à travers les salles de musées, vous sauriez reconstituer sous nos regards toute cette mêlée d’agitations créatrices, de répercussions inévitables lors même qu’inavouées, de résistances tenaces et d’offensives fiévreuses, où se résume la vie artistique d’une époque, la vie artistique d’un peuple.

J’aime aussi à vous voir parachever votre éducation au cours des visites que vous faisiez à Claude Monet, en son jardin de Giverny. Il vous parlait de Courbet, qu’il avait connu ; il vous disait ce qui se passait dans l’atelier de Delacroix, et comment le maître peignait. Vous l’entendiez s’emporter contre les mœurs du temps, contre la peinture qui coûtait trop cher, « affaire de snobisme, de charlatanisme ». Vous le regardiez épier sur les corolles de ses Nymphéas, parmi les reflets du ciel et des eaux, la figure du rêve éternel de la vie ; vous étiez le douloureux témoin de ses terreurs d’artiste, qui constatait qu’il était presque aveugle ; vous trembliez pour ces quatre-vingts mètres de peinture où une longue suite de couleurs redisait l’écoulement des choses, et la vie et la mort des songes ; mais bientôt vous étiez rassuré. Ses yeux aux trois quarts éteints, derrière le verre jaune et le verre noir qui les masquait, gardaient une assez intacte puissance de vision pour qu’aucune fausse note, aucune faute d’accord ne vînt déparer la grande œuvre, cette œuvre où Monet jetait un demi-siècle de rêveries.

La richesse même de votre culture, la variété de vos informations, la qualité de vos émotions, faisaient de vous, jeune encore, une autorité en matière d’histoire de l’art ; un éditeur, dès 1907, vous demandait un « Raphaël »... Vous acceptiez, non peut-être sans quelque effort ; vous vous sentiez désormais, j’imagine, beaucoup plus chartrain que florentin, beaucoup plus médiéval que Renaissance. Et voici qu’au cours de vos pèlerinages italiens vous vous épreniez d’un sujet qui vous ramenait en plein moyen-âge : l’histoire artistique des Ordres mendiants. Elle vous inspirait, en 1912, un livre de valeur. Vous nous y montrez comment les moines mendiants ont enrichi, et renouvelé, et transfiguré l’esthétique chrétienne, et comment le petit pauvre d’Assise ouvrit au Christ, son divin frère aîné, des provinces nouvelles dans le royaume de l’art. Cet homme de douleur dont avaient parlé les prophètes, ce lépreux, cette victime se livrant aux coups, tendant sa face comme une pierre très dure, était, jusque-là, pour les artistes, un objet d’effroi plutôt qu’un objet d’attrait ; et si les mosaïstes byzantins se plaisaient à glorifier sa royauté divine, l’art redoutait ou dédaignait de présenter à la société chrétienne l’image de ses humiliations, de son anéantissement, de son apparente déchéance.

Tout au contraire, le treizième siècle et les siècles ultérieurs s’attachent à faire revivre la Passion du Christ : elle revit dans la chair de François, par l’impression des stigmates ; elle se déroule, sur les tréteaux des Mystères ; elle se rend familière aux imaginations chrétiennes, dans les panneaux, dans les fresques, plus tard dans les Chemins de Croix. Il semblait que, douze siècles durant, il eût manqué à l’Incarnation du Christ une sorte d’achèvement suprême, et qu’elle eût encore je ne sais quoi de lointain : cet achèvement, l’art franciscain l’apportait : en sa chair saignante et pantelante, le Verbe fait homme se rapprochait visiblement de l’humanité ; images scéniques, images plastiques multipliaient désormais les visions du drame du Calvaire.

Et les Ordres mendiants étaient, dans le domaine de l’art, les ouvriers d’une autre nouveauté : du jour, où l’esprit franciscain sut révéler et glorifier la sainteté des humbles besognes et la poésie divine de la vie simple, un certain réalisme de bon aloi s’inaugura dans les Saintes Familles et se prolongea dans les tableaux de genre, et ce fut là, pour le champ de vision de l’art, une nouvelle extension. « Tout ce qui est devenu ailleurs le « genre », nous dites-vous, a commencé par être de l’art religieux ; c’est la religion qui a rendu la vie digne d’être peinte, et il n’est pas sûr que l’art ait gagné, depuis, à se passer de cette auréole. »

Il vous apparaît même que, « sans l’Église, sans ce qui reste diffus, dans nos âmes, du parfum du moyen-âge, sans les traces qui demeurent en nous de ce baptême, l’art moderne se serait consumé en redites pitoyables, en répétitions des antiques des musées ; il aurait perdu le meilleur de son humanité. »

Lorsque ensuite, dans vos raccourcis d’histoire de l’art, vous abordez l’étude de la Renaissance, lorsque vous la sentez encline à considérer l’art comme une fleur de luxe et comme la jouissance d’une élite, lorsque vous voyez des mécènes susciter des chefs-d’œuvre, votre admiration ne se refuse ni ne se marchande : vous êtes trop directement sensible à l’appel de toute beauté, pour être capable d’aucune rébellion, voire même d’aucune tiédeur ; et le bibelot lui-même, cette fleur rare dont les collectionneurs aiment à parfumer leurs vies, ne vous paraît pas indigne de votre intérêt. Vous êtes au premier rang parmi ceux qui réhabilitent l’art religieux du dix-septième siècle, issu du concile de Trente : vos pages sur le Carrache, sur le Guide, sur le Dominiquin, sur le style Jésuite, vengent toute une période artistique d’un injuste dédain. Vous vous imposez comme une consigne professionnelle, de saluer le beau, toujours, là où il y a lieu de le saluer. Mais soudainement, de temps à autre, on surprend sous votre plume certains propos qui montrent qu’à certaines heures vous en avez assez, de porter liturgiquement voire hommage à toutes les expressions de la beauté, d’être le spécialiste qu’on interroge sur les grands maîtres, sur les chefs-d’œuvre classés, et chez qui l’on vient chercher un tableau d’ensemble des évolutions du beau. Il vous adviendra, tout d’un coup, de laisser échapper une boutade sur la « niaiserie du Grand Art et sur l’ennui des musées », et, sous la plume d’un conservateur de musée, ce propos est certainement impartial. Il vous adviendra de nous avouer que, devant ce que vous appelez les « abstractions grandioses » de Michel-Ange, on se prend à songer aux vieux saints d’autrefois, à « ces œuvres émues, très peu intellectuelles », que vous êtes allé regarder dans les montagnes de Lombardie, à cette « manière familière de représenter la vie, sans corrections et sans retouches, sans prétendre faire mieux qu’elle, de donner la plante avec sa verdeur et toute sa fraîcheur ».

Ainsi confessez-vous, en face des plus grands génies, une tendresse ingénue, tenace, pour les balbutiements de l’art populaire. Les heures que vous passez à les recueillir sont sœurs de ces heures où le théologien se sent transplanté sur les cimes de la mystique, bien au delà de sa science, bien au delà des mots, surtout, où s’emprisonne cette science. Elles vous transplantent tout d’un coup, au cours de vos pèlerinages esthétiques, au delà même du domaine de l’art, dans un domaine à part, qui n’est plus proprement celui de la beauté pure. Devant les petites chapelles des jardins suspendus d’Orta, vous vous sentez comme fasciné. « Un art inédit, nous dites-vous, à la fois complexe et grossier, avec çà et là certaines figures d’une grâce jamais vue, des poèmes d’une humanité et d’une tendresse incomparables. » Plus savoureuses encore, vos heures de Saint-Damien., « Beauté de Saint-Damien, écrivez-vous, pureté qui dégoûte de l’art »

Que vous couriez d’ermitage en ermitage, sur les pas de saint François, ou que vous erriez dans les méandres des montagnes sacrées, vous aimez les naïvetés de l’art jaillissant en pleine nature, de la fraîcheur même des âmes ; et vous n’êtes jamais plus pleinement heureux que lorsque, après le laborieux achèvement de vos œuvres de synthèse, vous pouvez quelque temps durant, au hasard de vos vagabondages, vous abandonner à des préférences jalouses pour des œuvres d’art ignorées, pour des beautés que vous découvrez et que jamais on n’avait songé à vous présenter.

Vous ne travaillez jamais mieux, Monsieur, qu’aux heures où vous avez l’impression de vous accorder des vacances ; le talent, chez l’artiste que vous êtes, est l’épanouissement de la joie. De tous vos livres, ceux que je préfère sont ceux que vous avez écrits pour vous reposer, ceux qui furent vraiment les fils de votre désir, les fruits de votre féconde et flâneuse initiative, et je crois bien que mes préférences sont d’accord avec les vôtres.

Votre désir, il est toujours en éveil ; votre initiative, elle est toujours en attente, toujours sollicitée par de beaux et lointains sujets qui, faute de loisirs, faute de possibilités d’étreinte, vous semblent se dérober ou s’éloigner ; vous aimeriez, je le sais, à devenir l’historien de Compostelle, vous aimeriez à connaître Jérusalem.

Mais il semble que le succès même d’un de vos derniers livres vous doive, pour quelque temps au moins, distraire de ces rêves, en vous assignant, sur notre sol de France, une tâche très neuve, et que vous saurez rendre féconde. Rassurez-vous, je n’ai pas la prétention de vous imposer de devenir sédentaire ; je ne vous condamnerai pas à un perpétuel tête-à-tête avec les beaux genévriers de ce Sentier des Peintres que traçait autrefois le marquis de Girardin, en souvenir de son cher Jean-Jacques, dans votre austère Désert de Chaalis. Vous avez, en Provence, commencé d’étudier ce que vous appelez le Trésor des Musées de province ; je souhaite à d’autres régions françaises la bonne fortune que vous doit la Provence.

Vous avez éprouvé quelque étonnement devant certains cadeaux faits aux musées par les pouvoirs publics. Lorsqu’une œuvre d’art est trop banale pour que les amateurs éclairés songent à l’acquérir pour leurs collections privées, est-il souhaitable que l’État, aussi miséricordieux pour elle que pour un enfant trouvé, l’installe dans un musée, et que ces amateurs qui la dédaignèrent soient amenés, en tant que contribuables, à supporter quelque parcelle des frais d’installation ? C’est là une des questions que votre livre soulève ; et les pages où, d’autre part, vous assignez aux musées locaux cette fonction spéciale de montrer « les caractères particuliers, les habitudes de goût, les traditions de chaque région », promettent à nos provinces françaises, si vos désirs sont entendus, un renouveau artistique dont vous mériterez qu’on vous fasse honneur. Lorsque, dans Aix, vous vous chagrinez de n’avoir pas trouvé de Cézanne, où que, dans Arles, vous êtes tout déçu de ne pas rencontrer un seul Van Gogh, lorsque Marseille, au contraire, vous offre, en son palais des Beaux-Arts, un essai de musée authentiquement provençal, lorsque dans Montpellier, lorsque dans Nîmes, vous ressuscitez avec une amusante vigueur de coloris certaines physionomies d’amateurs qui firent époque dans l’histoire artistique de ces deux cités, vous évoquez en moi le souvenir de Prosper Mérimée, révélant jadis à une France trop oublieuse, dans les rapports où se résumaient ses voyages, nos incomparables richesses d’art. Et quand nous fermons votre livre, non d’ailleurs sans avoir l’intention de le rouvrir souvent, nous sommes tout prêts à admettre que les musées de province doivent se défaire de l’ambition d’être « de petits Louvre, c’est-à-dire des musées de chefs-d’œuvre », et qu’ils doivent nous éclairer sur la personnalité même de chaque terroir, sur la famille d’esprits qui s’y épanouit, et nous montrer, de province à province, comment « ces nuances diverses collaborent à faire le génie de la France ».

Mais, subitement, vous songez qu’il faudrait trente à quarante ans pour mener, à travers tous les musées de province, l’enquête qu’en Provence vous avez si brillamment inaugurée, et que, d’autre part, on ne pouvait l’entreprendre sans avoir derrière soi quarante ans de voyages et d’études ; et ces deux quarantaines d’années qui doivent s’additionner, dont la première est nécessaire pour concevoir un plan, et dont la seconde est nécessaire pour le réaliser, vous induisent en quelque perplexité. J’ai confiance que vos goûts nomades, toujours sommeillant au fond de vous-même, trouveront un attrait dans la fixité même de ce grand dessein, qui vous promènera de province en province, de musée en musée, et qu’un jour, grâce à vous, les collections artistiques de nos divers chefs-lieux jetteront des lueurs intenses sur cette nouvelle branche du savoir qui s’appelle la géographie humaine. Et j’entrevois tout proche de vous, pour vous encourager en une besogne qui servira d’une insigne façon notre prestige artistique, une force d’impulsion à laquelle vos attaches intellectuelles, à laquelle les liens mêmes du cœur vous rendent spécialement accessible : j’ai nommé la Revue des Deux Mondes.

Vous y êtes le spécialiste des questions d’art ; et la Revue, à d’autres heures, vous suggère de fécondes promenades dans le domaine des littératures étrangères, jadis familières à Teodor de Wyzewa.

Invitation flatteuse à laquelle la Revue dut une suite de bonnes fortunes. En dépit de ce goût d’hospitalité qui, cent ans durant, la rendit accueillante aux courants les plus divers — romantisme, Parnasse, voire même symbolisme — d’aucuns parfois persistent à la représenter, ne fût-ce qu’en raison de son âge, comme peu propice aux nouveautés ; votre nom seul, Monsieur, est une riposte à cette médisance. N’est-ce pas à vous, surtout, que certains écrivains audacieux d’au delà des frontières ont dû de s’acclimater en France : vous nous avez fait connaître le nihilisme métaphysique d’un Joyce ; vous avez tracé devant nous, en traits inoubliables, le portrait d’un Lawrence qui, d’une aspiration presque mystique, osa demander, à la vie même des sens, des joies spirituelles, et s’éteignit sans les avoir cueillies.

Ces mêmes liens qui vous unissent à la Revue des Deux Mondes comme à la chaude intimité d’un foyer, vous attachent à cette Société des Conférences qui depuis plus de trente ans, dans notre Paris, fait figure d’institution, pour l’honneur de la culture française. Vous y parliez naguère de Shakespeare, en une série d’entretiens dont l’écho se prolonge encore. Et des circonstances toutes personnelles vous rendaient ce sujet particulièrement émouvant. Vous vous rappeliez certaine promenade qu’à douze ans vous faisiez sur le quai Conti, — il y avait déjà, Monsieur, entre vous et ce coin de Paris, une attirance mutuelle. Vous aviez acheté, dans une boîte, un petit Shakespeare, qui devint votre familier ; et lorsqu’en 1914 vous partiez pour les armées, vous vous faisiez escorter par l’auteur anonyme de l’Imitation de Jésus-Christ, et puis par ce Shakespeare dont, à cette époque, la personnalité paraissait se dissoudre sous l’assaut de certains critiques. Ce furent là vos deux compagnons de mobilisation. Et à la fin des hostilités, vous reveniez avec la croix de guerre et la Légion d’honneur, mais vous aviez perdu Shakespeare, dans quelque course d’état-major ou dans l’héroïque enfer de Verdun. Ce vous fut une joie de parler de lui tout un hiver, de protester contre des théories romantiques venues d’outre-Rhin, qui font de lui « le symbole des races germaniques, le type de l’ami-latin », et de replacer Shakespeare dans « une Angleterre qui connaissait Ovide et Plutarque, Boccace et l’Arioste, Rabelais et Montaigne, dans une Angleterre qui se souvenait de Jules César et qui s’honorait d’être entrée avec ce grand homme dans la famille des nations civilisées », dans une « Angleterre en quelque sorte continentale, nous dites-vous, qui n’avait pas pris encore en face de l’Europe, ou plutôt en dehors d’elle, son attitude négative, son attitude de John Bull ». C’est en 1930, Monsieur, que vous professiez votre cours sur Shakespeare, et rien ne vous paraissait plus beau que la fin d’une de ses pièces, Cymbeline, où le vieux roi celte disait au général romain :

Fassent à jamais nos enseignes unies
Côte à côte flotter leurs bannières amies.

Six ans ont passé depuis lors ; dans cette nuageuse Europe dont aujourd’hui le spectacle nous inquiète, nos pensées françaises se reportent vers ce distique shakespearien, comme vers une promesse d’arc-en-ciel. Puisse l’Italie de 1936, puisse l’Angleterre de 1936, entendre la voix de Shakespeare ! Le volume d’impressions, si judicieux et si vivant, que vous nous donniez en ces dernières semaines sous le titre : Londres et Rome, atteste l’ardeur de vos vœux. Vous avez su, en parlant de Shakespeare, éclairer la psychologie même d’une nation ; en même temps que vous mettez en relief tout ce qu’il y a de latin dans l’œuvre du plus grand génie d’outre-Manche, vous scandez les apports successifs de la culture méditerranéenne à la civilisation anglaise. Comme Français, comme Européen, il me plaît que votre livre ait cette portée, que vous ayez su présenter à notre monde divisé le portrait d’un Shakespeare en qui « cent éléments divers », souvent réputés incompatibles, « se fondent dans une vaste harmonie ».

Cent ans après les effervescences romantiques, nous vous voyons, vous portraitiste de Shakespeare, venir vous asseoir dans le fauteuil de Jean Racine.

En ce jour même où vous en prenez possession, paraît sous votre signature un livre nouveau : La cathédrale vivante, dont vous avez bien voulu me donner la primeur. Le voilà réalisé, Monsieur, le chef-d’œuvre dont rêvaient vos vingt ans. Il fut conçu, jadis, lorsque vous parcouriez, sac au dos, la campagne chartraine, et qu’au loin la cathédrale vous paraissait ressembler à « un mince bijou, retenant comme les plis d’une robe toutes les lignes de l’horizon, et les rattachant à la région mobile des nuages ». Il se déroule comme un hymne à « ce que la France a fait de plus beau », à « l’une des plus belles choses sorties de la main de l’homme ». Il y a en vous un poète qui donne des ailes à l’historien, un poète qui sait étreindre l’horizon de l’histoire ; et nous devons à votre puissance de vision, d’incomparables pages sur la cathédrale, « contemporaine et sœur de la croisade », sur cette œuvre architecturale par laquelle s’achève « la sainte odyssée de la délivrance de Jérusalem », sur tout ce que dut aux croisés, rentrant d’Orient, « le monde immatériel et magique du vitrail ». Ne parlez plus, Monsieur, de votre vie dispersée : en ce livre, votre vie s’unifie.

Un jour, un directeur de la Villa Médicis fit venir à Rome une série des plus beaux moulages de nos cathédrales, pour en révéler les splendeurs à l’Italie, cette autre patrie de la beauté ; ce directeur était M. Albert Besnard, et il m’apparaît que ce souvenir, relaté par son fils Philippe dans un original volume sur la Politique et les Arts, créait d’avance, entre vous et l’illustre peintre, un lien spirituel : nos suffrages ont ratifié ce lien, et nous ont procuré cette rare jouissance d’entendre louer un magnifique artiste par un maître de la critique d’art. Mon incompétence ne saurait aspirer à se mesurer avec vous pour l’éloge de votre prédécesseur ; elle revendique cependant, pour mon admiration, le droit de ne point garder le silence. Je n’ai jamais compris la complaisance affichée, sonore, avec laquelle M. Ingres se délectait à jouer du violon, plus qu’il n’en délectait autrui ; mais ayant eu l’honneur, durant les derniers mois de sa vie, de m’asseoir à plusieurs reprises dans l’atelier de M. Albert Besnard qui dessinait amicalement mes traits, j’ai gardé de son accueil et de son entretien, et de tout ce qu’il y avait, dans son regard, d’acuité pénétrante et d’enveloppantes interrogations, et de tout ce que sa princière majesté gardait de cordial, un souvenir qu’il m’est doux de traduire, et d’épanouir en hommage.

Diderot, dans son Essai sur la peinture, surprenait et notait ces « reflets infinis des ombres et des corps, qui engendrent l’harmonie » ; et toute l’œuvre de Watteau, de Fragonard illustrait ces mots de Diderot. Puis, des générations étaient venues, qui s’étaient montrées fort dédaigneuses du reflet, cet accident, cette lumière d’emprunt. « Le reflet, mes amis, est un petit monsieur qui se tient au bord de l’ombre, le chapeau à la main, et toujours prêt à déguerpir. » C’était Ingres qui s’exprimait de la sorte, et son art avait envoyé promener ce petit monsieur.

M. Albert Besnard le réaccueillait ; il le réintégrait. « Un de ses grands mérites, disait de lui, en ce sanctuaire même de la rue Guillaume-Tell où toutes les murailles témoignaient du génie du maître, son ami M. René Prinet, c’est d’avoir ressuscité et réhabilité ce fameux reflet, d’avoir senti tout le parti qu’un peintre pouvait tirer de cette ressource pour intensifier l’éclat de ses tons par le contraste des chauds et des froids, et faire ainsi circuler l’air et la lumière dans ses tableaux. »

Notre confrère M. Georges Lecomte, évoquant avec sa finesse de critique d’art, dans son livre sur Albert Besnard, cette Femme jaune et bleue qui fut la parure du Salon de 1886, nous convie à admirer cette féerie d’un soir d’été, où les lampes du salon, éclairant d’un côté la jeune femme, unissent leurs lueurs aux suprêmes flamboiements du jour, dont s’illumine l’autre partie du corps. Besnard triomphait dans ces chatoyants jeux de lumière.

Cette place rendue au reflet dans la danse magique des rayons et des ombres, n’était-ce pas un hommage à la complexité et à la richesse de la vie, une reconnaissance par l’art de tout ce qu’il y a, dans la nature visible, d’interdépendances inévitables et fécondes ?

Retrouvant M. Albert Besnard dans l’une des salles de cette Université de Louvain chère à tous les cœurs français, combien je lui sais gré de l’admirable idée qui l’induisit à introduire un reflet de l’invisible dans son portrait du cardinal Mercier, se dressant en défenseur de Louvain devant la conscience universelle ! Ce jour-là, notre confrère fit acte d’historien. Il voulait que l’incendie de l’Université séculaire eût un témoin, Jésus souffrant, crucifié ; et l’apparition divine régnait sur la toile, et dominait la stature du prêtre, et semblait le pousser, le soutenir, l’affermir en son rôle de confesseur du droit au milieu d’un peuple martyr. Il y avait trois cents ans à peu près que l’idée chrétienne était tenue à l’écart des jeux de la politique ; mais l’heure n’était plus pour une telle disgrâce ; et l’accueil fait à cette grande voix d’Église par la pensée laïque du vingtième siècle, dans les nations neutres comme dans les grandes nations alliées, marquait la rentrée de l’idée chrétienne dans le domaine du droit international. Que les théologiens se taisent dans des matières qui ne les regardent pas ! avait dit, au seizième siècle, le juriste Gentilis ; et leur mutisme avait habitué les consciences à laisser s’assourdir certaines exigences. Mais devant le coup de foudre de 1914, l’humanité résipiscente s’était réjouie qu’à Malines la théologie reprit une voix, comme vengeresse du droit. Et M. Albert Besnard dégageait la philosophie de cet épisode en y introduisant le Christ comme protagoniste. C’était comme une projection de l’éternelle justice, qui venait éclairer une heure d’histoire, et qui la jugeait.

De toute évidence, M. Albert Besnard détestait les cloisonnements factices qu’une philosophie un peu courte, et qui ose se réputer avancée, élève entre le monde de la matière et le monde des âmes : c’est à l’époque même où se multipliaient les laïcisations des hôpitaux, que le peintre, sur les murailles de l’hôpital de Berck, faisait voisiner avec nos souffrances notre frère le Christ, comme instigateur d’espérance, comme messager d’épanouissement vital, comme annonciateur d’idéal. M. Albert Besnard avait compris qu’il ferait moins sombre dans l’intérieur des âmes, sous l’enveloppe des corps souffreteux, si les prestiges de son art savaient ainsi rapprocher d’elles quelques lueurs de l’au-delà.

Ce fut sa gloire de ne point limiter son effort à vouloir copier le réel, mais d’emprunter au réel même les moyens de réparer les déceptions que le réel nous inflige, et de se servir du réel pour construire, pour créer un monde idéal qui nous élève au-dessus de ces déceptions. Sur les cimes où il savait nous exalter, tout son art, quelle que fût son obsession de la mort, était un hymne à la vie, soit qu’en une saisissante représentation des hypothèses transformistes il nous montrât la vie renaissant de la mort, dans l’amphithéâtre de chimie de la Sorbonne, soit qu’à l’hôpital de Berck, nous transportant sur un autre plan, il nous suggérât, par toute une série de visions, l’idée d’une mystérieuse souveraineté à jamais exercée sur les destinées humaines, pour l’enrichissement des vies humaines, par le sang même qui coula sur le Calvaire. Sur les parois de l’hôpital et sur celles de l’amphithéâtre de la Sorbonne, Albert Besnard nous présentait, en deux rythmes parallèles, les intuitions les plus audacieuses de la science, et les données les plus traditionnelles de la Révélation : les deux pages d’histoire que son pinceau nous retraçait, la page d’histoire terrestre et la page d’histoire céleste nous redisaient l’une et l’autre que la mort est finalement une vaincue, parce que, de la mort, sourd et jaillit la vie.

Il y eut, dans la carrière d’Albert Besnard, une date qui mêla son nom aux réalités les plus tragiques de notre histoire contemporaine. Le 27 juillet 1914, le peintre achevait et signait le tableau symbolique où il glorifiait la paix, et qu’il avait destiné au Palais de la Paix de la Haye ; trois jours plus tard, la Grande Guerre éclatait. Sur cette toile, au-dessus de la Paix et des deux cavaliers qui s’éloignent, trois personnages surgissent, dont l’un s’affirme comme le possesseur du sol, dont le second étale ses convoitises de conquérant. Et le troisième personnage, qui n’est autre que la Justice, refuse d’accéder aux sommations du brutal. Et au-dessus de la Justice, Albert Besnard tenait à dresser dans une sorte de gloire, au centre même d’un ciel lumineux, l’emblème des balances, « pour bien signifier, disait-il, que la Justice, n’étant pas de ce monde, ne peut qu’habiter au ciel, très au-dessus des passions humaines ».

Les griseries de la couleur et de la lumière avaient pour lui tant de charme, et il les concertait avec une si rare maîtrise, qu’un génie moins probe et moins profond aurait couru le risque d’en devenir le captif. Mais, sans mortifier pour cela l’éclat de sa palette, Albert Besnard sut cultiver en lui ces vertus de méditatif qui l’aidèrent à créer d’admirables symboles. Vingt-deux ans ont passé depuis qu’Albert Besnard dressait dans l’azur même du ciel, pour que l’exactitude en fût plus sûrement garantie, ce symbole d’inflexibilité justicière que sont les balances jetons un regard sur la situation de l’Europe. La muette protestation que font entendre les balances, dans l’altitude du firmament, aurait-elle cet effet d’amener l’esprit de conquête à refuser de prendre la route de la Haye, fût-ce même par opportunité politique ? Il se déclare expressément dédaigneux de ce que La Haye peut penser, de ce que La Haye peut juger. Par l’effet de quel mirage nous semble-t-il que sur la fresque éloquente, en cet été de 1936, les deux cavaliers, rectifiant leurs positions, ont l’air de se surveiller entre eux, et que le geste du conquérant ébauche déjà d’impérieuses menaces, et que là-haut, au ciel, les balances se voilent ? On dit même que les vitraux de Chartres — de votre Chartres — pourraient un jour être en péril. Ah ! Monsieur, si les mots qui se prononcent sous cette coupole retentissent assez haut pour provoquer, d’urgence, les nécessaires mesures de précaution, vous aimerez, n’est-ce pas, que ce discours s’achève par un cri d’alarme. Serait-il possible que la « cathédrale vivante » devînt une ruine ? Mais écartons ces cauchemars, et, la main posée sur l’épée de la France, cherchons dans la toile d’Albert Besnard une leçon de justice et de paix.