Réponse au discours de réception de l’abbé Claude Sallier

Le 30 juin 1729

Jean-Baptiste de MIRABAUD

Réponse de M. Mirabaud
au discours de M. l'abbé Sallier

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 30 Juin 1729

PARIS PALAIS DU LOUVRE

  Après que M. l’Abbé Sallier eut prononcé son Discours, M. MIRABAUD Chancelier de l’Académie Françoise, répondit :

  Monsieur,

La grande réputation que vous avez dans les Lettres, est ce qui a déterminé l’Académie en votre faveur : c’est à la voix publique qu’elle a conformé la sienne, son choix sera généralement applaudi. Une parfaite intelligence des Langues sçavantes ; d’une érudition profonde & étendue ; une vaste littérature qui embrasse également le sacré & le prophane, sont des avantages dont une partie suffiroit pour justifier notre choix : persuadez que vous les possédez tous, pouvions-nous, Monsieur, vous refuser nos suffrages ?

Vos sçavans écrits décorent depuis long-tems les Mémoires dont l’Académie des belles Lettres enrichit le Public. De curieuses & utiles recherches, soutenues d’une critique exacte, accompagnées de réflexions solides, & ornées du style le plus convenable au sérieux des matières que vous traitez : c’est, Monsieur, ce que vos Ouvrages offrent partout à l’esprit ; ils l’instruisent, ils l’éclairent, & on peut dire qu’en même tems ils satisfont le cœur. Soit par exemple, que sur des faits incontestables, vous établissiez la certitude des monumens historiques de l’ancienne Rome, on se plaît à vous voir combattre le Pyrrhonisme, ce dangereux ennemi des Lettres, si propre à étouffer en nous l’amour de l’étude. Soit que pénétrant l’artifice, ou la malignité de quelques Historiens Grecs, vous fassiez sentir la basse jalousie, qui a porté les uns à avilir la grandeur Romaine dans de frivoles parallèles, & les autres à noircir par d’odieuses calomnies les plus graves personnages que Rome ait produits : vos lecteurs indignez contre l’artifice, vous sçavent gré de leur avoir développé une intention maligne, qu’ils n’avoient aperçue que confusément dans les Ouvrages de ces Historiens jaloux.

Des connoissances aussi étendues que les vôtres, demandoient une place qui vous mît à portée d’en faire usage d’une manière plus utile pour le Public, & en même tems plus glorieuse pour vous. Un homme toujours occupé de ce qui peut procurer l’avantage des Lettres, toujours attentif à réparer leurs pertes : un homme à qui les Muses ont particulièrement confié le soin de leur gloire, a crû qu’il pouvoit se reposer sur vous d’une partie de ses travaux : Juge éclairé du mérite & des talens, il vous a proposé, Monsieur, pour remplir cette Place, qui vous convenoit si parfaitement. Votre grande érudition vous en rendoit digne, vous l’avez obtenue, & cette Place à laquelle peu de gens de Lettres oseroient prétendre, cette Place qui par la difficulté de ses fonctions, ne donne même que peu de prise à la témérité, est celle que vous remplissez depuis quelques années avec tant de distinction.

C’est-là qu’exposé au grand jour, votre profond sçavoir a paru dans tout son éclat. Ce prodigieux amas de volumes qu’a rassemblé la magnificence de nos Rois : cet Océan de Littérature qui vous environne, n’effraye point votre vue par son immensité. Vous connoissez les détours de ce Dédale dont la garde vous est confiée, & les trésors qu’il renferme dans son sein, vous sont également connus. Tous ceux qu’attire dans ce vaste édifice, ou l’envie de s’instruire, où la curiosité, y trouvent en vous un guide fidèle, éclairé, officieux, prévenant, qui leur en indique que les routes, & leur en applanit les difficultez. Par les secours qu’ils tirent de vos lumières, sur tous les genres de Littérature, bientôt ils sont convaincus que vous devez connoître les productions littéraires de tous les Pays, &; que vous entendez les Langues différentes de tous les Peuples.

Dans la place que vous occupez, Monsieur, les conversations sçavantes qu’il faut être en état de soutenir ; les questions, souvent difficiles, auxquelles on est obligé de répondre ; les relations qu’il faut nécessairement entretenir avec tout ce qu’il y a de plus habile entre les gens de Lettres : ces devoirs indispensables de votre place, deviendraient autant de sujets de dégoût, pour un homme dont les lumières seroient, je ne dis pas bornées, mais moins étendues que les vôtres. Quelque douceur que la nature lui eût mise dans l’esprit, il seroit difficile qu’étant exposé sans celle à tant d’occasions qui découvriroient son insuffisance, dans des moments si humiliants pour lui, son humeur n’en fut quelquefois alterée. Le public, Monsieur, se loue de vos manières, toujours prévenantes à son égard, toujours remplies d’une politesse & d’une complaisance qui ne se démentent point. Ces qualitez aimables ont leur source, il est vrai, dans le fond de votre caractère ; mais vous me permettrez d’en faire honneur quelquefois à l’étendue de vos connoissances.

La Poësie, l’Éloquence, la beauté & les graces du discours, les talens en un mot, passent dans l’esprit de quelques-uns, pour être les seuls titres qui doivent donner entrée à l’Académie Françoise. C’est une erreur que dément assés la pratique constante de cette Compagnie depuis son établissement.

Ceux que l’ignorance de nos usages & de notre manière de penser a prévenus de cette fausse opinion, s’imaginent que toute érudition nous est inutile : il leur plaît de nous renfermer dans d’étroites limites : tout ce qui ne concerne point la langue, ils le regardent comme étranger pour nous, ils l’excluent de notre ressort.

II est vrai cependant qu’on étend notre jurisdiction sur l’élegance & la beauté du stile : on nous abandonne les agrémens du langage, la justesse & le choix des expressions. Nous pouvons revêtir nos pensées de ces tours ingénieux, qui sçavent également en augmenter la finesse, ou en faire disparaître la simplicité. Et s’il en étoit parmi nous, qui se tenant même dans les bornes qu’on nous prescrit, sçûssent néanmoins user dans toute leur étendue des droits qu’on nous laisse ; qui par des tours heureux, des expressions choisies, sçussent donner à leurs écrits, sur des ouvrages plus solides, cet avantage si reconnu que les graces ont sur la beauté : s’il s’en trouvoit de tels parmi nous, ils ne devroient pas se plaindre de leur partage.

L’Histoire de l’Académie Françoise vous est trop bien connue, Monsieur, pour que je m’arrête à combattre une opinion dont vous sentez tout le faux. Qui pourroit être mieux instruit que vous, du grand nombre d’ouvrages pleins d’érudition, qu’a produit la plume de nos Prédécesseurs ? Tous ceux qui composent aujourd’hui l’Académie, tâchent de marcher sur les traces de leurs Ancêtres : il n’y en a aucun qui ne connoisse le prix, qui ne sente la nécessité d’une sçavante Littérature. Je dirois plus, si l’éloge d’une Compagnie, au nom de laquelle j’ay l’honneur de parler, pouvoit avoir quelque grace dans ma bouche : je ne fais point icy l’éloge de mes Confrères, mais je dois les justifier.

Oui, Monsieur, l’érudition, je la mets à la tête, les talens, l’esprit, le goût, une exacte & fine connoissance de la langue ; tous ces titres peuvent également donner entrée à l’Académie, tous ces titres y sont admis, & l’ont toujours été. La nature & l’art, le génie & l’étude, la science & les talens y doivent concourir ensemble à une même fin, & se prêter un secours mutuel. Quel avantage ne reviendroit-il point aux Lettres de cette union, si elle étoit parfaite ? Que ne résulteroit-il point de cet assemblage, si l’idée que nous nous en formons pouvoit être pleinement remplie ? Semblable à ces Légions qui portèrent si loin la gloire de Rome, quoyque les soldats en fussent différemment armez ; l’Académie doit être composée de sujets animez d’un même esprit, conspirants tous à un même dessein : la différence de leurs armes, n’en doit point mettre dans leur courage, ni dans leurs efforts : un noble zéle pour la gloire des Muses est l’esprit qui doit les animer, & leur patrie est l’empire des Lettres.

Quoique notre manière de combattre ne soit pas la même à tous, il s’en est trouvé parmi nous, qui ont sçû se servir avec adresse de plusieurs sortes d’armes ; & de ce nombre étoit, Monsieur, celui dont vous prenez aujourd’hui la place. L’heureuse facilité qu’avoit M. de la Loubére le rendoit également propre à divers genres de Littérature. Il étoit Poëte, Historien, Mathématicien, homme de Lettres, homme d’esprit. On a vû des vers, quelquefois médiocres, passer à l’abri d’un grand nom : ceux de M. de la Loubére n’ont pas besoin d’un pareil secours ; il y en a plusieurs de luy, que tout le monde connoit, que tout le monde estime, quoique la plupart des gens ignorent qu’il en est l’Auteur.

Si ses Poësies font voir quelle étoit la délicatesse de son esprit, dans des Ouvrages plus sérieux, il n’a pas moins fait connoître la solidité de son jugement. Comme peu de voyageurs se sont embarqués avec un aussi grand fond de connoissances que lui ; il y a peu de relations qu’on puisse mettre à côté de celle qu’il nous a donnée du Royaume de Siam. Géographie, Physique, Religion, Gouvernement, Usages, tout y est traité d’une manière qui satisfait le lecteur le plus curieux & le plus difficile. Mais ce que très-peu d’autres eussent été en état de faire, ce sont les calculs Astronomiques dont ce sçavant Académicien a enrichi son Ouvrage : la grande intelligence qu’il y fait paraître de l’Astronomie, lui attira les éloges de feu M. Cassini : c’étoit en recevoir de la bouche même d’Uranie.

Son mérite luy avoit acquis l’estime d’un grand Homme, chargé alors du ministère des Finances, & que nous avons vu depuis digne dépositaire du Sceptre de Thémis, lui remettre l’autorité dont elle l’avoit revêtue, pour se livrer sans réserve aux devoirs les plus étroits de la pieté. Il y a des circonstances qui rendent la protection également glorieuse à celui qui la demande, & à celui qui l’accorde. Rien ne fait plus d’honneur à la mémoire de notre illustre Confrère, que l’usage qu’il fit du crédit de son Bienfaicteur. Les Jeux Floraux, quoiqu’établis depuis long-tems à Toulouse, n’avoient point encore cette forme régulière, qui les a rendus depuis si célèbres. Ce fut par les soins de M. de la Loubére qu’ils furent érigez en Académie : c’est à son amour pour les Lettres ; c’est à son zéle pour la gloire d’une Ville qui lui avoit donné la naissance, que ces Jeux sont redevables du lustre qu’ils ont aujourd’hui.

Le désir d’être témoin lui-même des avantages qu’il venoit de procurer aux Lettres, l’attira dans sa Patrie : il y alla recueillir le fruit de ses travaux. Nous l’avons peu revu depuis : dans les dernières années de sa vie, l’éloignement qui le séparoit de nous, étoit pour son grand âge un obstacle presque insurmontable, Regretté dans les lieux qu’il avoit quittez : chéri & honoré dans ceux qui le possedoient, après une longue carrière, il y est mort comblé de cette gloire précieuse que les Muses seules sçavent dispenser.

La place que vous prenez parmi nous, Monsieur, celle que vous occupez à la Bibliothèque du Roy, & l’applaudissement général que vous attire la manière dont vous la remplissez, sont des raisons qui doivent nous rassurer contre la crainte de vous perdre. Vous n’irez point chercher ailleurs une gloire, que vous avez déja trouvée dans ces lieux : elle y fixera votre séjour, & nous vous posséderons sans inquiétude. Assidu à nos Assemblées, vous goûterez avec nous cette heureuse tranquillité dont jouissent aujourd’hui les Muses Françoises : leur bonheur ne peut plus s’accroître, tous leurs vœux se bornent à en demander la durée. Partageant le zéle qu’a cette Compagnie pour l’Auguste Personne de son Protecteur, vous nous aiderez à célébrer un Règne nouveau pour la France : un Gouvernement que la Paix & la Justice étroitement unies, conspirent à rendre aimable : un Règne paisible, que non-seulement les François n’ont point encore vû, mais même dont vos connoissances, quelque étendues qu’elles soient, vous fourniroient peu d’exemples chez les autres Peuples. Puissiez-vous, Monsieur, le célébrer long-tems : puissiez-vous atteindre dans ce doux exercice, les années de votre Prédécesseur.