Réponse de M. Ernest Renan
au discours de M. Jules Claretie
DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 21 février 1889
PARIS PALAIS DE L’INSTITUT
Monsieur,
Il y a plus d’un quart de siècle que nous nous vîmes pour la première fois chez M. Michelet. Le lieu, si hospitalier, l’affection qui nous attachait au maître, et une rare communauté de sentiments nous unissaient. Vous étiez dans tout le feu de vos premières ardeurs révolutionnaires j’étais sous le coup des conversations intérieures que j’avais eues en Orient, comme les disciples d’Emmaüs, avec un voyageur mystérieux. Nous nous entendîmes assez vite. Vous l’avouerai-je ? Je crois bien que, en ces premiers entretiens, nous dîmes quelque mal de l’Académie française. Oh ! l’Académie, Monsieur, a des indulgences infinies pour le mal que l’on dit d’elle. Les grosses injures ne l’atteignent pas ; les doux reproches des hommes de talent, elle les prend pour des marques d’amour, et elle en tient bonne note pour ses faveurs futures. Certes, il est un point sur lequel nous avions pleinement raison c’est quand nous regrettions que la Compagnie ne comptât pas dans son sein le maître exquis, l’historien charmant, qui nous consolait dans nos tristesses d’alors. Mais que voulez-vous ! Une compagnie littéraire infaillible ! Nous en aurions presque peur. Les académies n’ont pas la prétention de posséder la règle d’une justice absolue. Il suffit qu’elles aient raison quelquefois. Il y faut laisser une place aux rapprochements imprévus, aux spirituels jeux du hasard, aux aimables rencontres enfin, comme celle qui nous amène aujourd’hui en cette enceinte, — vous, engagé volontaire des corps francs de la littérature d’il y a trente ans, pour prendre place en ce sénat conservateur, — moi, disciple égaré, mais obstiné, de saint Tudual ou de saint Corentin, pour vous y souhaiter la bienvenue et vous serrer la main au nom d’une vieille amitié.
J’étais sûr de vous plaire, Monsieur, en revenant avec vous sur ces souvenirs du temps où, comme dit Pétrarque, nous étions en partie d’autres hommes qu’aujourd’hui. La meilleure marque de noblesse, ainsi que vous le disiez tout à l’heure, est de s’aimer tel qu’on fut jeune, de rester fidèle aux illusions à travers lesquelles on découvrit d’abord la vie. Je ne crois pas que nous ayons beaucoup changé nous sommes toujours idéalistes incorrigibles. Je vous vois trait pour trait comme vous étiez alors. L’enthousiasme était le caractère dominant de votre nature, et si ces années planes du milieu du second Empire eussent permis les protestations hasardées, vous vous y seriez, je crois, jeté vaillamment. La Révolution était comme un gouffre qui vous appelait. Vos sympathies étaient toutes pour ces dévouements instinctifs, pour cette façon de jouer avec la mort, qui donnent aux caractères de la Révolution un attrait irrésistible. Votre histoire de Prairial est un vrai martyrologe. Vous avez déplié l’un après l’autre, aux Archives, ces feuillets écrits par vos héros en leurs dernières nuits ; vous avez tenu sous votre regard le poignard qui a tué Romme, Bourbotte, Soubrany comme le diacre du temps des persécutions, vous nous montrez la fiole rouge et le mouchoir ensanglanté. « Le livre de Claretie, disait M. Michelet, m’a fait frissonner. Il est si brûlant, si cruellement vrai » Vous avez eu toutes nos fièvres, Monsieur ; vous avez savouré tous nos accès de folie. Mais, ce qui montre bien la solidité de votre jugement, vous êtes revenu d’un voyage au pays de la mort sans y rien laisser de vous-même, vous avez traversé le chaos sans jamais perdre pied.
Depuis lors, vous avez marché de succès en succès. Après avoir parcouru les cercles de l’enfer, vous avez pu sourire avec tant de naturel, qu’on a cru que vous n’aviez fait que cela toute votre vie. Votre esprit, à la fois souple et ferme, capable de se passionner et de dominer sa passion, fut bien vite agréé du public, qui vous a applaudi au théâtre, suivi avec faveur dans l’histoire et le roman, lu avidement dans ces causeries hebdomadaires, genre nouveau que vous avez tout à l’heure si bien défini et qui a remplacé en quelque sorte l’ancien genre français de la correspondance. Les organes les plus importants de l’opinion ont tenu à vous confier leur chronique du jour, ces rapides jugements de référé qui classent une cause, la définissent, l’encadrent, tout en laissant à l’avenir le soin de la reprendre et de la discuter. C’est là, Monsieur, que vous vous êtes montré tout à fait au droit fil de notre siècle. Ce cher XIXe siècle, l’avenir en dira beaucoup de mal ; on sera injuste si on ne reconnaît pas qu’il fut charmant. Tel il apparaît dans vos tableaux ; vous lire, quand vous écriviez ces jolies pages, était un de mes délassements. Le XIXe siècle a sur tous les autres un immense avantage, c’est d’être le nôtre. Même quand, par profession, on a choisi la compagnie des morts, la lumière du soleil est douce. Cette vie parisienne peut sembler par moments superficielle, je l’avoue ; mais elle offre un défilé aimable de douces images. C’est un bon fourneau pour brûler ce surplus de vie que n’absorbent pas la philosophie et la science. Une partie considérable de l’humanité vit de la Chronique de Paris. Quelque chose manquera au monde le jour où on ne l’aura plus.
Vos romans en volume ont ajouté des touches nouvelles à ce grand roman sans fin que, pendant des années, vous avez dévidé jour par jour. Votre épisode des amours de l’interne de la Salpêtrière est exquis. Le Million est une délicieuse nouvelle, du parfum le plus suave. Le Drapeau, la Canne de M. Michelet respirent un touchant patriotisme. Monsieur le Ministre a fait sourire de certaines faiblesses qu’une fausse pruderie affecte souvent de prendre au tragique. La politique vous a touché, sans vous étouffer. La Comédie-Française et ses intérêts, inséparables de ceux de l’esprit français, ont prospéré dans vos mains. Quand vous avez recherché nos suffrages, certes votre mérite eût suffi pour les obtenir ; vous voulez cependant qu’on sache qu’il y eut dans votre nomination un salut aimable de notre Compagnie pour la Société d’artistes excellents qui est chargée comme nous de la garde de la langue et du goût national. Que la Comédie-Française, ici représentée en vertu d’un droit que nous n’avons garde d’oublier, veuille bien agréer l’expression d’une vieille confraternité dont nous sommes heureux et fiers.
En vous choisissant pour remplacer un des confrères que nous avons le plus aimés, nous étions sûrs d’avance que vous nous traceriez de lui une parfaite image. Vous avez, Monsieur, bien rempli notre attente. M. Cuvillier-Fleury sort des pages que vous venez de lire tel que nous l’avons connu, avec ses vives allures d’honnête homme, sa foi en la saine littérature, sa confiance en la raison et en la bonne culture de l’esprit, son dévouement absolu à la France, dévouement qui permit au plus loyal des patriotes de ne tenir pour étranger rien de ce que le pays a voulu et admis. Vous avez loué l’éducateur de la meilleure manière, je veux dire par ses élèves, — par un de ses élèves surtout, par ce confrère accompli que l’exil nous a pris et que nous regrettons si vivement de ne pas voir aujourd’hui parmi nous s’associer aux éloges donnés à son maître. Vous avez loué le libéral à toute épreuve, qu’aucune réaction n’ébranla, qui resta toujours fidèle à cet idéal de respect pour le droit, de bienveillance et d’honnêteté, que la France a élevé dans le monde comme le symbole de foi du galant homme. Vous avez peint tout cela en traits excellents car, si vous avez peu pratiqué notre confrère, vous avez eu sur son compte le plus parfait des documents, les vivantes confidences d’un témoin discret de ses épreuves et de ses joies. La meilleure part d’une belle vie est celle qui se continue dans les souvenirs d’une épouse fidèle. Vous avez connu notre confrère dans cette douce prolongation d’existence, qui est accordée à ceux qui en sont dignes. Il vous y est apparu entouré de cette tranquille lumière qui précède le grand oubli de la seconde mort ; et de là viennent les nuances douces qui donnent à votre portrait tant d’harmonie, les traits de ressemblance intime qui nous ont charmés.
Le Journal des Débats avait élevé une tribune qu’entourait une audience extraordinaire et d’où chaque mot tombait avec autorité. L’anonymat d’un groupe d’hommes que la parité du talent et la similitude des opinions fondaient pour ainsi dire en un seul, était arrivé à constituer un pouvoir politique et social dont nous avons peine maintenant à concevoir l’importance. MM. Bertin présidaient, avec le tact et la mesure que donne un titre incontesté, aux débats de cette cour suprême de l’esprit français, qui réalisait un peu dans le journalisme ce que l’Académie est en littérature. M. Cuvillier-Fleury fut, pendant cinquante ans, un des membres les plus actifs de ce haut conseil de dii consentes. Sa critique, perpétuelle leçon de bon sens et d’honnêteté, s’étendait à des objets très variés. On pensait alors avec justesse que la règle du bien et du beau est en tout la même et qu’un esprit formé par les bonnes disciplines de l’antiquité peut servir aux exercices les plus divers.
Le siècle presque entier passa ainsi devant les yeux de notre confrère, et il le jugea bien. Quelle que soit l’opinion que l’on professera un jour sur le mouvement littéraire dont l’année 1815 peut être tenue pour la date initiale et 1870 pour la fin, aucun homme éclairé ne saurait refuser à ce qui s’agita durant ce temps, au sein de la conscience française, l’originalité, la hardiesse, la fécondité. Le fond d’idées légué par le XVIIIe siècle et la Révolution était insuffisant. Un petit filet de voix claire peut avoir des notes agréables, mais ne saurait suffire à toutes les modulations de l’esprit humain. En se débarrassant de la chaîne des vieilles croyances, qui facilement dégénèrent en une sorte de parti pris de médiocrité intellectuelle, le XVIIIe siècle s’était imposé une chaîne bien plus gênante que celle de l’orthodoxie, le joug d’une sorte de bon sens étroit, réduisant le monde de l’esprit à quelque chose d’étriqué, de mesquin, de froidement raisonnable. La science avait été dégagée des entraves que l’autorité religieuse fit peser sur elle jusqu’à la veille de la Révolution, et c’est là sûrement un point d’une importance capitale ; mais une sorte de sécheresse de cœur et d’imagination rendait, en somme, le progrès peu sensible. On était libre de penser, et, de fait, on pensait peu l’immensité des événements de guerre et des révolutions politiques avait absorbé le meilleur des forces humaines. Le monde aspirait à quelque chose, et, en effet, dès que vint la paix et sous l’influence du nom seul de la liberté, se produisit dans tous les ordres un éveil extraordinaire. On s’ouvrit aux idées de l’étranger ; une foule de choses jusque-là innomées en français eurent leur droit d’entrée dans le champ clos de nos luttes et gagnèrent beaucoup à être transportées dans cette atmosphère nouvelle. On comprit l’infini, le populaire, le spontané. La langue gagna en souplesse, en étendue, en nuances. L’humanité se prit à réfléchir plus âprement qu’elle ne l’avait jamais fait sur sa destinée. Nous ne savons si toutes les questions que ce temps a posées seront résolues ; mais sûrement l’histoire rapportera à la première moitié de notre siècle d’immenses conquêtes dans l’ordre de l’esprit, un sentiment général de civilité, de douceur, de goût pour la liberté, un élargissement extraordinaire du cercle de l’imagination, une notion de la science, de la philosophie et de la poésie dont nos respectables ancêtres du XVIIIe siècle n’eurent qu’un sentiment bien éloigné.
M. Cuvillier-Fleury assista à cette grande bataille intellectuelle en critique et en combattant. Vous nous avez finement expliqué l’espèce de dualité qui partagea toujours la conscience littéraire de notre confrère. Quoique la base de sa foi classique n’ait jamais été ébranlée, il était puissamment entraîné par les modernes. Au fond, il avait un faible pour ce qu’il combattait et un goût secret pour les qualités qu’il ne recommandait pas. Dulcia vitia ! L’expression est de Quintilien. Elle aurait pu être de M. Cuvillier-Fleury. Il blâmait et il aimait à la fois. On nous l’a montré avec esprit retirant tel livre des mains de son élève et le lisant pour son compte avec passion. Il ne se départit jamais des règles du jugement et du naturel, et pourtant il y avait de ces « charmants défauts » qu’il était forcé d’aimer. Était-ce faiblesse ? Non, c’était impartialité, instinct profond de la vérité. Presque toutes les fautes du XIXe siècle sont venues d’un principe élevé. En souvenir de tant d’ardeur, de tant de sincérité, de tant d’aspirations nobles, la postérité, nous en sommes sûrs, passera l’éponge sur bien des égarements.
Comment être juste, en effet, autrement qu’en l’aimant et la haïssant tour à tour, envers cette génération brillante, qui reçut d’une main légère et porta sans embarras le lourd héritage de l’ancienne France, de la Révolution, de l’Empire, mais ne sut rien transmettre à ceux qui vinrent après elle ; — qui fit sentir en littérature le prix de la forme achevée, et laissa peu d’œuvres irréprochables ; — qui réagit contre un ton général de pompe factice et de solennité exagérée, et fut elle-même rarement exempte d’affectation ; — qui, avec une richesse, une exubérance, une ampleur de génie vraiment extraordinaires, produisit des milliers de livres excellents, dont pas un seul n’est bien sûr de l’avenir ? La cause en est avant tout, je me hâte de le dire, à la nature infiniment délicate des pensées que nous cherchons à exprimer. Le XVIIe et le XVIIIe siècles, roulant dans un cercle d’idées très borné, se privant de toute vérité qui ne pouvait pas se renfermer dans un cadre fini, arrivaient plus facilement à un style achevé qu’un siècle, comme le nôtre, surchargé de connaissances et persuadé avec raison qu’on rétrécit l’esprit humain en le limitant aux idées claires. Il y a tant de choses que nous ne pouvons qu’augurer ; deviner, pressentir ! Les défauts des modernes viennent souvent de ce que, luttant corps à corps avec l’infini, ils veulent dire à la fois trop de choses. Mais combien d’autres faiblesses ces grands novateurs dont nous sommes les disciples auraient pu éviter Les bonnes époques de l’antiquité grecque et latine, le XVIIe et le XVIIIe siècles nous avaient habitués, quand il s’agit des ouvrages de l’esprit, à chercher avant tout le naturel ; dans l’auteur on voulait toucher un homme ; la modestie était considérée comme une condition pour plaire. Tout cela fut changé par la génération nouvelle. Le déchirement souvent nécessaire qu’une âme délicate n’accomplit, au début de la vie, qu’avec crainte et tremblement, s’appela d’un affreux barbarisme « s’affirmer ». On se paya de mots sonores dont les grands siècles avaient usé avec beaucoup de discrétion. La vanité, la présomption effrénées, l’amour du succès à tout prix, furent accueillis du public avec une indulgence exagérée. Tel romancier se disait plus grand que Napoléon, et cela ne paraissait pas trop fort. Les effusions les plus immodérées d’une vantardise enfantine réussirent à se faire accepter.
Que l’ancienne morale avait du bon en littérature ! Vieux maîtres de Port-Royal, qui pensiez que, quand on a une supériorité, on doit chercher avant tout à la cacher, qu’eussiez-vous dit de ces fadaises, de ce faux vernis de grandeur, qui passèrent, tête haute, il y a cinquante ans, sans qu’un Pascal les stigmatisât ? Ah Monsieur, qu’il est difficile à un temps de se passer d’aristocratie Le tact, le goût ont besoin de protection. Quelle erreur de croire qu’une société où l’homme de lettres occupe ou croit occuper la première place, peut tenir droite sa ligne de flottaison ! Les choses humaines sont bien plus compliquées qu’on ne croit ; la dignité de l’écrivain est mieux abritée derrière d’anciennes conventions sociales que derrière de prétendues garanties de propriété. L’image qu’on se formait, il y a quarante ans, de l’homme de lettres, riche, brillant, faisant galamment son chemin dans le monde, habituait à l’idée fausse que l’écrivain, c’est-à-dire l’honnête homme qui a quelque chose à dire au public, exerce une profession et une profession lucrative. Une telle conception, fondée sur une erreur morale, faisait négliger les connaissances solides, encourageait les travaux superficiels, diminuait chez les masses le respect qu’elles ont naturellement pour la noblesse de l’esprit.
Une des conséquences de cette littérature avant tout spirituelle et légère fut d’habituer le public à être trop amusé. La lecture presque exclusive des romans devint pour les femmes une véritable cause d’abaissement. La lecture, pour être salutaire, doit être un exercice impliquant quelque travail. À ce point de vue, il est bon que les livres ne soient pas tout à fait écrits dans la langue ordinaire. On en vint à demander comme condition essentielle à la prose destinée aux gens du monde de ne nécessiter aucun effort d’attention de la part du lecteur. Il y avait là un juste retour des choses humaines. La France, au XVIIIe siècle, avait fait sa campagne libérale et anticléricale en amusant. Il était écrit que l’amusement lui serait funeste. Elle avait tué l’in-folio des bénédictins, l’in-quarto des académies. Un petit volume frivole à la main, la voilà, disent ses ennemis, qui meurt de nullité. Ce n’est jamais impunément qu’on tient la vérité pour chose indifférente. Même la littérature légère peut être faite sérieusement et sans que les facultés maîtresses du raisonnement en souffrent aucun dommage.
Pour résumer en un mot le défaut d’une époque qui, en toute hypothèse, restera grande et honorée, je dirai que le demi-siècle dont M. Cuvillier-Fleury a été le critique éclairé, fut une époque trop littéraire. L’admiration était complaisante ; on gâtait les auteurs ; on les habituait à être faciles pour eux-mêmes, à rechercher le trait brillant, les couleurs voyantes et les beautés d’ostentation. On mêlait trop, d’ailleurs, la poésie et la réalité. La poésie est faite pour nous dépayser, pour consoler de la vie par le rêve, non pour déteindre sur la vie. À l’époque de d’Astrée, on vit des bourgeois du quartier Saint-Antoine vendre leur fonds de commerce, pour se faire bergers et paître des troupeaux imaginaires. Maintenant les rêves sont moins innocents. Morbus litterarius ! Le trait caractéristique de ce mal est qu’on aime moins les choses que l’effet littéraire qu’elles produisent. On arrive à voir le monde comme à travers une illusion théâtrale. Le public atteint du même mal ne recherche que ce qui fait tableau ; la clarté de la rampe dégoûte de la lumière du jour. Toute droite appréciation des choses est de la sorte empêchée. Il faut d’abord aimer le bien et le vrai pour eux-mêmes l’auréole que crée le succès, l’applaudissement du genre humain viennent ensuite ou ne viennent pas. A vrai dire, ils viennent quand on ne les cherche pas ; ils ne viennent pas quand on les cherche. Il n’est pas sain de parler tant que cela de gloire ni de s’adjuger si hautainement l’avenir. L’avenir n’aura peut-être pas beaucoup le temps de nous lire ; il sera trop occupé de lui-même pour s’occuper beaucoup de nous. Je crains que l’abnégation des écrivains réalistes, ne visant, disent-ils, qu’à préparer des documents dans l’intention modeste que les siècles futurs nous connaissent, ne soit mal récompensée.
Cette question qu’on entend poser si souvent « Que restera-t-il un jour des œuvres du XIXe siècle ? » a quelque chose de superficiel et de naïf. On est égaré par ce grand fait, qui s’est passé deux ou trois fois dans l’histoire, de littératures classiques dont le prestige s’est étendu à des nations très diverses, à des siècles très divers, et qui sont restées des modèles pour le genre humain. Il n’est pas probable que ce phénomène se passe désormais. Le progrès de la civilisation dont nous sommes les témoins est en extension, non en délicatesse. On ne verra plus guère ; à ce qu’il semble, des langues apprises en vue de la culture littéraire par ceux dont elles ne sont pas la langue maternelle. La séparation des nationalités portée à l’excès fera croire à chaque peuple qu’il n’a pas besoin d’aller demander des modèles aux autres. On consultera, d’ailleurs, plus qu’on ne lira. Les livres d’importance majeure se referont tous les vingt-cinq ans. Chaque nouveau venu profitera de ses devanciers, probablement en disant d’eux beaucoup de mal. La traduction elle-même nuira à la lecture des originaux. Molière, Montesquieu, Voltaire durent peu aux traductions ; on les lisait en français.
Vanité des vanités, Monsieur ! Les siècles qui parlent le plus de l’immortalité sont ceux qui l’ont le moins assurée. J’en dis autant de cet abus étrange du mot génie, qu’on ne prodigue jamais plus que quand il y en a le moins, et de ces prétendus privilèges que le vrai homme de génie n’a jamais connus ni réclamés. Le génie est, en général, très modeste ; il ne demande qu’une chose, c’est qu’on le laisse tranquille. On a tort de lui rendre la vie dure mais, lui aussi, son premier devoir est de se faire pardonner sa singularité, à force de simplicité, de vulgarité apparente, de déférence pour les autres hommes. L’avenir est aux forts, je le veux bien ; mais l’avenir est surtout aux modestes ceux-là dureront qui n’y ont pas pensé et ne se sont jamais crus assurés des suffrages de la postérité.
Pour fonder ces maîtrises littéraires qu’on appelle siècles classiques, quelque chose de particulièrement sain et solide est nécessaire. Le gros pain de ménage vaut ici mieux que la pâtisserie. La littérature qui veut être classique, c’est-à-dire universelle, doit pouvoir être appliquée. La bonne littérature à cet égard est celle qui, transportée dans la pratique, fait une vie noble. Une vie conduite selon les maximes littéraires du XVIIe siècle sera, quelles qu’en soient les proportions, droite et honnête. La littérature moderne ne peut subir cette épreuve. Certes, l’artiste n’est pas responsable des contre-sens que l’on commet avec son œuvre. Le rustre qui avale sottement un parfum qu’on lui donne à sentir ne doit s’en prendre qu’à lui-même de sa sottise. Mais, pour être éternel, c’est bien le moins qu’on en passe par quelques exigences. Tout ce qui doit quelque chose au caprice du moment passe comme ce caprice. Ce que la mode fait, la mode le défait. Dans mille ans, on ne réimprimera peut-être que les deux plus vieux livres de l’humanité, Homère et la Bible. Je me trompe : pour l’ennui des générations futures, on imprimera aussi des morceaux choisis par les-professeurs de belles-lettres d’alors, en vue des examens. Là il y aura peut-être quelques demi-pages de nous, accompagnées d’une traduction interlinéaire en volapük. Debemur morti nos nostraque.
Ainsi, par suite de quelques erreurs d’esthétique et d’histoire, la France libérale perdit le fruit de rares efforts et de dons exquis. Les auteurs de ce temps ont l’air de croire qu’ils seront toujours jeunes ; ils n’ont aucun souci de se ménager une vieillesse littéraire. Ils oublient surtout que l’humanité est une personne noble et qu’il faut la représenter en sa noblesse. À leur suite, on s’amusa d’un monde bas de fripons, de vauriens démoralisés, de Vautrin et de Quinola. On se laissa prendre d’un goût faux pour le laid, l’abject. On essaya de faire un mets avec ce qui ne doit servir que de condiment. La peinture d’un fumier peut être justifiée, pourvu qu’il y pousse une belle fleur ; sans cela le fumier n’est que repoussant. La réalité, hélas ! on la rencontre à chaque pas. Elle n’a pas besoin d’être documentée nous ne la connaissons que trop bien.
On voulait du nouveau à tout prix. Il s’établit une surenchère de paradoxes. On était arrivé aux derniers pics glacés du Parnasse, où toute vie avait cessé ; on prétendait monter encore, et l’on s’étonnait que le public ne suivît plus. Le public, au fond, montrait beaucoup de bon sens. Énervé par le peu de durée des réputations littéraires, il perdait toute foi en la littérature et n’y voyait plus qu’un jeu de cartes, s’abattant les unes sur les autres, selon un rythme donné. L’homme de mérite, qui, au lieu de se jeter à froid dans l’Etna, comme Empédocle, ne demandait l’honneur de sa vie qu’à de sérieux services, fut tenu pour peu de chose. Erreur fondamentale ! Malheur à la nation qui ne sait pas user comme il faut de l’homme utile, exempt de toute prétention au génie et à l’immortalité Le génie est d’une application rare, souvent dangereuse ; une nation, pour être sûre de vivre, doit pouvoir s’en passer ; elle ne peut se passer de bon sens, de conscience, d’assiduité au travail, d’honnêteté.
Un grand affaiblissement moral fut la conséquence du mauvais régime intellectuel auquel la France s’était mise. Le poison, quoique pris à petite dose, produisit son effet. On s’était fait un besoin de liqueurs malsaines, bonnes tout au plus pour amuser un moment le palais ce qui était inoffensif comme divertissement devint mauvais comme habitude. La vraie culture intellectuelle trop négligée se vengea ; l’étourderie n’eut plus de contrepoids. Une heure de surprise suffit pour ruiner un compromis imaginé par les plus sages esprits. Un cycle d’horribles aventures fut ouvert par ces journées néfastes, que la France, à ce qu’il paraît, n’a pas encore assez expiées. On commit de gaieté de cœur l’erreur capitale, qui est de déférer à la masse la question qu’elle sait le moins résoudre, la question de la forme du gouvernement et le choix du souverain. L’enfant de dix ans, à qui on avait donné imprudemment les droits de la majorité, fit des sottises ; quoi de surprenant à cela ? On demandait de la raison à cette foule qui, le même jour, peut se montrer dupe du plus grossier charlatanisme et sottement accueillante pour toutes les calomnies. On s’imaginait que, sans dynastie, on peut constituer un cerveau permanent à une nation. De là une fâcheuse diminution de la raison centrale ; le sensorium commune de la nation se trouva réduit à presque rien. Avec de précieuses qualités de courage, de générosité, d’amabilité, la mieux douée des nations, pour avoir laissé descendre trop bas son centre de gravité intellectuel et moral, vit ses destinées remises aux caprices d’une moyenne d’opinion inférieure à la portée d’esprit du souverain le plus médiocre appelé au trône par les hasards de l’hérédité.
Faible dans la résistance, cette génération se montra dure et bornée dans la réaction. Nous l’avons vue, Monsieur, cette réaction aveugle qui suivit 1848, tristes années où se traîna notre jeunesse et dont nous voudrions épargner les amertumes à ceux qui viendront après nous. Nos pères n’ont pas rempli envers nous le premier devoir d’une génération envers sa puînée, qui est de lui laisser un ordre établi, un cadre national fixe. Nous manquerons probablement à ce devoir envers ceux qui nous suivront. Trahis par nos aînés, nous aurons pour excuse que nous ne pouvions léguer ce que nous n’avions pas reçu. Nous fîmes de grands sacrifices pour tirer le moins mauvais parti possible d’un âge mauvais ; ils ne servirent à rien. Ah ! que le vieux proverbe hébreu était vrai : « Nos pères ont mangé le raisin vert, et les dents de leurs enfants sont agacées ! »
S’agit-il entre nous de faire le procès aux faits accomplis ? Non certes, Monsieur. Nos goûts, en histoire, sont, je crois, à peu près les mêmes. Nous avons, si j’ose le dire, la même clientèle, les fous, les exaltés. Les causes fanatiques me sont si chères, que je ne raconte jamais une de ces héroïques histoires sans avoir envie de me mettre de la bande des croyants pour croire et souffrir avec eux. Votre Camille Desmoulins, vos condamnés de Prairial, vous les aimez ; vous vous passionnez pour chacun d’eux. Je les aime après vous, avec leur œil mélancolique, ces longs cheveux qui leur donnent un air d’apôtres, ces convictions ardentes, ce style à la fois déclamatoire et touchant. Il y a peut-être cependant entre nous une petite différence. Nous sommes bien d’accord sur ce point que la marche du monde se fait par l’impulsion des fanatiques et des violents. Seulement vous protestez quand on les guillotine... Après tout, ils l’ont voulu. L’œuvre des fanatiques ne réussit qu’à la condition que bien vite on soit débarrassé d’eux. Les carrières de ce genre doivent être courtes. Figurons-nous Camille Desmoulins et Lucile mourant en 1840 ou 1845. Ce serait aussi choquant que de nous figurer Jeanne d’Arc vivant soixante-dix ans. Le prophète qui parcourait les murs de Jérusalem en criant « Voix de l’Orient ! Voix de l’Occident ! Voix contre Jérusalem et le temple ! » fut dans son rôle quand il ajouta « Voix contre moi » et la pierre lancée par les balistes romaines qui le frappa en pleine poitrine lui donna au fond la seule mort qui lui convînt.
La Révolution, vous l’avez très bien vu, ne doit pas être jugée parles mêmes règles que les situations ordinaires de l’humanité. Envisagée en dehors de son caractère grandiose et fatal, la Révolution n’est qu’odieuse et horrible. À la surface, c’est une orgie sans nom. Les hommes, dans cette bataille étrange, valent en proportion de leur laideur. Tout y sert, excepté le bon sens et la modération. Les fous, les incapables, les scélérats y sont attirés par le sentiment instinctif que leur moment d’être utile est venu. Le succès des journées de la Révolution semble obtenu par la collaboration de tous les crimes et de toutes les insanités. Le misérable qui ne sait que tuer a de beaux jours. La fille de joie, la folle de la Salpêtrière y a son emploi. Le temps avait besoin d’étourdis, de scélérats il fut servi à souhait. On eût dit l’ouverture du puits de l’abîme, toutes les vapeurs infernales d’un siècle corrompu obscurcissant le ciel.
Mais il ne faut pas s’arrêter à ces détails hideux, qui sont comme le prix dont on paie la collaboration de la populace. Quand on envisage l’ensemble, — qu’on tient compte surtout de ce grand coefficient des choses humaines, la victoire, qui fait que beaucoup de folles tentatives doivent être jugées par le succès, — le phénomène général de la Révolution apparaît comme un de ces grands mouvements de l’histoire qu’une volonté supérieure domine et dirige. La pensée arrêtée chez quelques possédés « Il faut, à tout prix, que la Révolution réussisse, » devint une obsession, une voix du dehors qui s’impose, une suggestion tyrannique. À partir de ce moment, la Révolution eut un génie, qui présida chaque jour à ses actes et qui, en vue du succès, ne se trompa guère. Un pacte de terreur lia des milliers d’hommes et les mit dans cet état d’entraînement ; impersonnel où l’on est emporté, à la vie, à la mort, sur un navire qu’on a lancé et qu’on ne gouverne plus.
La France seule pouvait offrir cet incroyable mélange d’esprit et de naïveté, de gaieté ironique et de colère concentrée. Ce fut une folle « emprise » à la façon des vœux chevaleresques du moyen âge. La gageure réussit par fureur, par amour, par la conviction enragée qu’il fallait qu’elle réussît. Et ces possédés d’une idée fixe étaient si bien d’accord avec ce que voulait la force des choses, qu’on se demande en vain ce que serait le monde si la Révolution n’eût, pas réussi. Elle était nécessaire comme l’accès qui sauve ou qui tue. Elle nous laisse suspendus entre l’admiration et l’horreur. La Révolution est le plus violent des spectacles humains qu’il nous soit donné d’étudier. Même le siège de Jérusalem ne saurait lui être compare. Ce fut une œuvre aussi inconsciente qu’un cyclone emportant sans choix tout ce qui est à sa portée. La raison et la justice sont peu de chose pour le colossal tourbillon. Comme le Léviathan du livre de Job, il est créé pour être irrésistible comme l’abîme, il remplit sa vocation, en ne disant jamais : C’est assez.
Voilà pourquoi les hommes de la Révolution sont l’objet de jugements si contradictoires. Ces ouvriers d’une œuvre de géants, envisagés en eux-mêmes, sont des pygmées. C’était l’œuvre qui était grande, et qui, s’emparant d’eux, les faisait grands. La situation les saisissait, les enfiévrait, les transformait selon ses besoins ; quand l’accès était passé, ils se retrouvaient ce qu’ils avaient été auparavant, c’est-à-dire médiocres. Votre Camille Desmoulins, par exemple, je ne vous blesserai pas, je crois, Monsieur, en vous disant que c’était vraiment peu de chose : une paille enlevée par le vent, un étourdi, un gamin de génie, comme vous l’appelez, un écervelé que l’enivrement de l’heure entraîne. Sa philosophie de l’histoire ne va pas au delà des Révolutions romaines de Vertot. Son style... ah ! Monsieur, vous l’avez supporté ; je vous fais compliment de votre patience. On était alors grand écrivain pendant deux ou trois ans. La gravité terrible des événements faisait des hommes de génie pour un an, pour trois mois. Puis, abandonnés par l’esprit qui les avait un moment soutenus, ces héros d’un jour tombaient, à bout de forces, affolés, hagards, stupéfiés, incapables de recommencer la vie. Napoléon fut dans le vrai en faisant d’eux des expéditionnaires et des sous-chefs.
Leur littérature, en général, est très faible. Ils écrivent mal, et, ce qu’il y a de singulier chez des hommes aussi convaincus, d’une façon prétentieuse. Quand on veut imprimer leurs Œuvres complètes, on se trouve face à face avec le néant. C’est la Révolution, à vrai dire, qui est leur Œuvre. Pour un si court passage à travers la vie, il ne valait pas la peine de couler ses paroles en bronze ni de bâtir solidement ; on ne visait qu’à l’effet du moment. Un pareil temps ne pouvait produire un style solide, pas plus que des édifices durables. Le conventionnel Romme, à la veille de mourir, écrit des pages et des pages. Il tient « à ce que l’on sache comment il est mort ». Cela est naïf et maladroit. Je lis et je relis pourtant avec une émotion profonde ce morceau rempli d’un feu sombre, que vous avez publié. Votre tableau de la mort des derniers Montagnards est beau et touchant. L’horrible machine fonctionnait mal, ce jour-là. Il fallut redresser Bourbotte. Il en profite pour faire un discours ; le cou engagé dans la planche fatale, il parle encore. Duroy, la tête sous le couteau, s’écrie « Unissez-vous tous ; embrassez-vous tous : c’est le seul moyen de sauver la république. » Des phrases ridicules, dites en une telle situation, changent bien de caractère esthétique. Elles ont au moins une qualité elles sont toujours sincères.
Les pires ennemis des grands hommes de la Révolution sont donc ceux qui, croyant leur faire honneur, les mettent dans la catégorie des grands hommes ordinaires. Ce furent des inconscients sublimes, amnistiés par leur jeunesse, leur inexpérience, leur foi. Je n’aime pas qu’on leur décerne des titres de noblesse. Ils vont seuls comme le bourreau. À quelques illustres exceptions près, ils n’ont pas fondé de famille. On les cache comme ancêtres ; personne ne se réclame d’eux. On n’avoue pas facilement des pères qu’il ne faudrait pas prendre pour modèles. Je n’aime pas, surtout, qu’on leur élève des statues. Quelle erreur, quel manque de goût ! Ces hommes ne furent pas grands ; ils furent les ouvriers d’une grande heure. Il ne faut pas les proposer à l’imitation ; ceux qui les imiteraient seraient des scélérats. Nous les aimons, à condition qu’ils soient les derniers de leur école. Ils réussirent par une gageure incroyable, contre toute vraisemblance. Là où ils ont trouvé la gloire, leurs élèves attardés ne récolteraient que la ruine, le désastre et la malédiction.
Les centenaires ne sont la faute de personne ; on ne peut pas empêcher les siècles d’avoir cent ans. C’est bien fâcheux cependant. Rien de plus malsain que de rythmer la vie du présent sur le passé, quand le passé est exceptionnel. Les centenaires appellent les apothéoses ; c’est trop. Une absoute solennelle avec panégyrique, rien de mieux un embaumement où le mort est enveloppé de bandelettes, pour qu’il ne ressuscite plus, nous plairait aussi infiniment ; gardons-nous, au moins, de tout ce qui pourrait faire croire que de tels actes d’imprudence juvénile et d’irréflexion grandiose peuvent se recommencer. C’est la gloire d’une nation d’avoir dans son histoire de ces apparitions prodigieuses, qui n’arrivent qu’une fois Jeanne d’Arc, Louis XIV, la Révolution, Napoléon ; mais c’est là aussi un danger. L’essence de ces apparitions est d’être unique. Elles sont belles à condition de n’être pas renouvelées. La Révolution doit rester un accès de maladie sacrée, comme disaient les anciens. La fièvre peut être féconde, quand elle est l’indice d’un travail intérieur ; mais il ne faut pas qu’elle dure ou se répète ; en ce cas, c’est la mort. La Révolution est condamnée, s’il est prouvé qu’au bout de cent ans elle en est encore à recommencer, à chercher sa voie, à se débattre sans cesse dans les conspirations et l’anarchie.
Vous êtes jeune ; vous verrez la solution de cette énigme, Monsieur. Les hommes extraordinaires pour lesquels nous nous sommes passionnés, eurent-ils tort, eurent-ils raison ? De cette ivresse inouïe, réduite à l’exacte balance des profits et pertes, que reste-t-il ? Le sort de ces grands enthousiastes sera-t-il de demeurer éternellement isolés, suspendus dans le vide, victimes d’une noble folie ? Ou bien ont-ils, en somme, fondé quelque chose et préparé l’avenir ? On ne le sait pas encore. J’estime que, dans quelques années, on le saura. Si, dans dix ou vingt ans, la France est prospère et libre, fidèle à la légalité, entourée de la sympathie des portions libérales du monde, oh ! alors, la cause de la Révolution est sauvée ; le monde l’aimera et en goûtera les fruits, sans en avoir savouré les amertumes. Mais si, dans dix ou vingt ans, la France est toujours à l’état de crise, anéantie à l’extérieur, livrée à l’intérieur aux menaces des sectes et aux entreprises de la basse popularité, oh ! alors il faudra dire que notre entraînement d’artistes nous a fait commettre une faute politique, que ces audacieux novateurs, pour lesquels nous avons eu des faiblesses, eurent absolument tort. La Révolution, dans ce cas, serait vaincue pour plus d’un siècle. En guerre, un capitaine toujours battu ne saurait être un grand capitaine ; en politique, un principe qui, dans l’espace de cent ans, épuise une nation, ne saurait être le véritable.
Suspendons notre jugement. Nos fils auront la réponse à une question qui nous tient dans une incertitude douloureuse. Certes, l’histoire nous a montré plus d’une fois une cause vaincue ressuscitant, au bout de plusieurs siècles, avec la nation qui avait péri en la représentant, victime de sa supériorité et des services rendus à l’œuvre commune de l’humanité. Mais notre abnégation ne va pas jusqu’à sacrifier à une résurrection et à des apothéoses hypothétiques l’existence de notre chère patrie. La vraie manière d’honorer les généreuses utopies du passé, c’est de les montrer réalisées et applicables. Le but de l’humanité, qui saurait le dire ? Mais, qu’il s’agisse de l’humanité ou qu’il s’agisse de la nature, les seuls organismes qui laissent une trace durable sont ceux qui, engendrés dans la douleur, grandissent dans la lutte, s’accommodent aux nécessités du milieu et résistent à l’épreuve décisive de la vie.
Vous nous aiderez, Monsieur, à défendre la vieille maison de nos pères, à en garder du moins le plan, pour la rebâtir un jour. Vous nous aiderez à maintenir l’idée fondamentale de cette Compagnie, le principe d’une noblesse littéraire, une conception du travail de l’esprit fondée sur le respect. Cela, dit-on, n’est plus de notre temps. Combien de choses hélas notre siècle a reprises, qu’il avait d’abord rebutées ! Je crains que le travail du XXe siècle ne consiste à retirer du panier une foule d’excellentes idées que le XIXe siècle y avait étourdiment jetées. Mais je ne veux pas finir cette réunion sur des pensées tristes. Ce siècle, qui prouve au moins sa bonté en ce qu’on a toute facilité pour en médire, est, après tout, celui où il a été jusqu’ici le plus doux de vivre. Nous avons goûté ce qu’il a eu de meilleur. Si sa fin nous inspire parfois certaines inquiétudes, élevons-nous à cette région sereine où l’on peut se dire, sans trop d’objections Dieu fait bien ce qu’il fait. Ces fauteuils, après tout, sont commodes pour attendre patiemment la mort ; la vie y est assez douce. Jouissons du reste qui nous est accordé. Nous avons eu nos cinq actes, et, comme dit Marc-Aurèle, « celui qui nous congédie est sans colère ». Les anciens avaient une sorte de respect religieux devant le spectacle d’une vie heureuse. La vôtre me paraît avoir été de ce genre, Monsieur. Tout vous a souri, et, sans nul sacrifice de votre sincérité, vous avez su réunir dans une commune sympathie les partis les plus opposés les suffrages les moins habitués à se trouver ensemble. Vous le devez à votre heureux génie vous le devez aussi à ce doux siècle de fer, à ce pays excellent où nous avons le bonheur de vivre. Notre siècle a été bon pour nous, Monsieur. Il a trouvé en nous ce qu’il aime, peut-être quelques-uns de ses défauts. Je ne sais si, en aucun autre temps ni en aucun autre pays, nous aurions pu faire valoir aussi bien le talent qui nous a été confié. Pauvre patrie ! C’est parce que nous l’aimons que nous sommes quelquefois un peu durs pour elle. Vous avez eu bien raison de dire qu’elle sera toujours le principe de nos espérances et de nos joies !