Réponse au discours de réception de Jean Delay

Le 21 janvier 1960

Louis Pasteur VALLERY-RADOT

Académie française

 

Monsieur,

Vous êtes un homme heureux. Vous menez la course de la vie à vive allure, et toujours en tête. Tout vous réussit. Je ne vois dans votre existence aucun échec. Cependant, comme tremblent les reflets des saules à la surface des cours d’eau qui, lumineux sous le soleil, parcourent votre pays basque, sans cesse sur votre bonheur frémit l’ombre de votre inquiétude. Je ne saurais vous en blâmer : cette inquiétude est celle de tous les créateurs. Aujourd’hui, devant la joie que nous éprouvons à vous recevoir dans notre Compagnie, je vous demande d’être simplement un homme heureux.

Peut-être ceux qui ne sont pas initiés aux mystères de l’Académie se demandent-ils pourquoi nous vous avons préféré à tous autres candidats. Qu’ils écoutent Paul Valéry leur répondre : « Nulle part l’impondérable n’est si puissant que dans nos élections. Les motifs de nos préférences se dérobent assez souvent à tout le monde, et parfois à nous-mêmes. Mais si l’on nous reproche que nos voies soient impénétrables, nous trouvons à ces mots une saveur de compliment. C’est un des charmes de la Compagnie qu’elle ne soit pas une pure collection de gens de lettres, ni d’ailleurs qu’elle ne se restreigne à aucune discipline particulière. »

Nous avons reconnu en vous, Monsieur, le plus illustre représentant d’une discipline nouvelle, la psychologie scientifique. Elle a pris, en ces dernières années, un extraordinaire essor.

Vos travaux ont tiré la psychiatrie française de son long sommeil. Vous en avez fait une science vivante.

Votre œuvre est considérable. Elle est diverse et cependant j’y vois une parfaite unité. Quel que soit le sujet que vous ayez traité, vous l’avez conçu et exposé en psychologue.

Votre ascendance vous prédisposait-elle à la carrière que vous avez choisie et dont vous avez fait, par son succès, un véritable conte de fées ? Je ne le crois pas.

Etudions la lignée de vos ancêtres. Cette rétrospective est d’usage chaque fois que nous recevons un nouveau Confrère. Nous ne saurions nous soustraire à cette vénérable tradition, comme à bien d’autres. C’est d’ailleurs un des charmes de l’antique maison où vous entrez : elle accepte ce qui est nouveau dans le monde où nous vivons — nos récents élus en sont la preuve — sans renoncer au passé qui assure sa pérennité. Lisez, si vous en avez le temps — ce dont je doute — nos réponses aux discours des nouveaux académiciens. Après bien des efforts et à la suite de rapprochements qui sont de véritables tours de force, nous découvrons presque toujours une ascendance pouvant expliquer le choix de la profession du nouvel élu et la réussite exemplaire de sa carrière.

Parmi vos ancêtres, j’ai beau chercher, je n’en trouve aucun qui me permette d’expliquer votre goût pour la psycho-physiologie.

Votre père est chirurgien, et un des plus réputés de France. Mais la pratique de la chirurgie vous a toujours effrayé ; si vous aviez suivi cette voie, je gage fort que vos nuits eussent été blanches et qu’il aurait fallu vous donner sans cesse un de ces fameux médicaments, dits tranquillisants, dont vous recommandez l’usage. Votre père est aussi un grand administrateur. Pendant dix années, il fut à la tête de la ville de Bayonne et s’acquitta de sa tâche avec un souci du bien commun qui émerveilla tous les citoyens de la vieille cité basque. Dans ce domaine vous avez hérité des qualités de votre père, si j’en juge par la façon dont vous dirigez votre clinique universitaire ; mais laissez-moi vous dire qu’il y a quelque différence entre l’administration d’une ville de 40.000 habitants, où se mêlent les opinions les plus diverses, les intérêts les plus variés, les ambitions les plus contraires, et l’organisation d’une clinique universitaire, où collaborateurs et élèves ont le constant souci d’accepter sans critique les directives du maître : je le sais par expérience.

La famille de votre père n’est de Bayonne que de date récente. Votre grand-mère paternelle, qui portait un nom vibrant comme un appel de clairon, Mascarel de la Corbière, était normande. On peut suivre sa lignée depuis 1660. Les Mascarel de la Corbière, sous l’ancien régime, étaient de père en fils soldats de carrière. Après la Révolution, ils furent pour la plupart médecins. L’un d’eux fut chirurgien des armées de Napoléon et prit part à la bataille de Waterloo. Un autre fut interne des hôpitaux de Paris en 1838. Faut-il les rendre responsables de votre goût pour la médecine ? Je ne le crois pas.

C’est par votre mère, Berthe Mihura, que vous êtes enraciné dans le pays basque. On peut suivre cette souche basque à partir du XVIIe siècle. Urdax, à la frontière d’Espagne, fut le berceau de vos ancêtres. C’est seulement au milieu du XVIIIe siècle que les Mihura vinrent se fixer à Bayonne. Leurs descendants ne l’ont pas quittée. Dans cette lignée basquaise je vois des marins, des exportateurs, des magistrats, des ecclésiastiques. Je ne vois ni médecins ni hommes de lettres, si j’en excepte un écrivain bien curieux, le baron Charles de Vaux. Boulevardier fameux, collaborateur du Gil Blas, c’était un bien pittoresque personnage. Il était grand spécialiste du duel, en quoi je l’approuve : dans le monde d’aujourd’hui qui n’est plus guère policé, certains ne craignent pas d’injurier ou même de calomnier tel ou tel de leurs contemporains, assurés qu’ils sont de l’impunité ; autrefois la menace d’un duel donnait à la plume et à la langue de salutaires hésitations. De votre ancêtre, bretteur fameux qui publia des ouvrages réputés, tels que Hommes d’épée, Les duels célèbres, Femmes de sport, Aurélien Scholl disait : « À Paris, pas une première sans Sarcey, pas un assaut sans le baron de Vaux. Chacun son sacerdoce. » Je pense qu’il eût trouvé votre sacerdoce trop pacifique. Mais il vous eût donné de précieux conseils pour le maniement de l’épée que vous portez à votre côté et dont vous paraissez fort embarrassé : votre caractère est tout en douceur et, ma foi, vous ne semblez pas avoir le goût de ferrailler.

Ce qui me frappe le plus dans vos ascendants maternels, ce sont les marins. Ils avaient la tradition des corsaires basques. L’un d’eux, Joannis Mihura, était en 1705 à Saint-Jean-de-Luz chef de prises de la frégate « La Cantabre », armée en course. Un autre, Jean-Baptiste Mihura, né à Saint-Etienne-de-Bayonne en 1753, fut capitaine de navire ; on imagine, dans sa course sur les mers lointaines, les bateaux ennemis qu’il prit à l’abordage et peut-être sauvagement coula... mais l’histoire ne le dit pas.

Vous avez bien fait de ne pas prendre ce métier de corsaire. Il ne s’accordait pas avec votre tempérament. Personne ne peut vous imaginer peint par Horace Vernet, le regard farouche, le pistolet à la ceinture. Nous vous voyons plutôt portraituré par Gainsborough dans un parc d’automne, entouré de votre femme et de vos deux filles, aussi harmonieuses que vous êtes raffiné. Tout en vous est distinction : distinction d’allures, de gestes, de paroles. Gainsborough vous eût-il représenté avec ce sourire énigmatique qui vous donne un air à la fois étrange, las et désabusé ? Eût-il donné à votre regard le charme, l’étonnement ou la mélancolie ? Je me demande lequel de ces aspects il eût choisi.

Mais quittons les corsaires et arrivons à votre arrière-grand-père, Jacques Mihura. Au lieu de courir les mers, il préféra le pacifique métier de banquier, où l’on risque sa fortune, mais non sa tête.

Je vois deux êtres exceptionnels parmi ceux et celles qui vous ont précédé dans ce pays basque dont les habitants unissent depuis des siècles le courage, la fierté, et la rudesse alternant avec la douceur. Peuple à part parmi tous ceux qui constituent cet amalgame étrange et merveilleux qu’on nomme la France. Vous vous souvenez, sans doute, de cette page d’un de nos plus grands écrivains, parlant de notre pays dont il est la plus sensationnelle incarnation :

« ... Terre harmonieuse d’horizons, multiple de produits, variée de relief, la France a imprimé aux hommes qui l’habitent sa marque d’équilibre dans les nuances et d’union dans la diversité. » Ainsi s’exprime Charles de Gaulle dans son livre prophétique Vers l’armée de métier.

Les deux êtres exceptionnels que je veux rappeler devant vous sont votre grand-mère et votre mère.

Si, comme vous nous l’avez montré dans votre magistrale étude sur André Gide, l’éducation est à l’origine du comportement de tout individu, c’est à votre grand-mère et surtout à votre mère que vous devez une âme résonnant à toutes les incitations affectives.

Votre grand-mère, Louise de Vaux, restée veuve à vingt-quatre ans, avec quatre tout jeunes enfants, prit vaillamment conscience de son devoir. Parmi ses enfants il en était un qu’elle chérissait tout particulièrement à cause de son air câlin et de la délicatesse de ses sentiments : votre mère.

Femme d’une exquise douceur, pieuse mais d’une piété souriante, Berthe Mihura était d’une extrême bonté, ayant le constant souci de secourir les malheureux. Tous ceux qui l’ont connue se souviennent d’un être d’une rare sensibilité. Elle était cultivée, musicienne et avait une profonde vie intérieure. Francis Jammes, au lendemain d’une visite que vous lui aviez faite à Hasparren, vous écrivait : « Je ne suis pas étonné que tu aies l’âme d’un poète, Jean, parce que je connais ta mère. » Vous avez hérité, Monsieur, des qualités de votre mère. Morte très jeune, elle se perpétue en vous.

Ce pays basque où vécurent vos ancêtres et où vous naquîtes, comme vous l’aimez !

Vous aimez, vous nous l’avez dit dans un de vos romans, ses « champs de maïs », ses « haies d’aubépine et de mûres », « la route blanche où un paysan silencieux mène son attelage. Il va au rythme de ses bœufs, du même pas lent et sûr, le même depuis le commencement du monde ». Vous aimez Bayonne, votre ville natale. Vous avez bien souvent cheminé le long de la Nive ou de l’Adour, rêvant à Loti, à Toulet, à Mme de Noailles, à tous ceux qui ont chanté le pays basque. Vous avez parcouru ces rues étroites, qui conduisent au pied de la cathédrale aux flèches si élancées qu’elles semblent se dresser plus haut qu’aucune autre dans le ciel de France. Enfant, vous avez joué dans la cour du Château-Vieux où votre mère vous donna vos premières leçons d’histoire. Vous avez erré le long des remparts de Vauban et sur les quais du port où fut construite une corvette de Christophe Colomb pour faire partie de la flottille lancée à la découverte d’un nouveau monde. Dans la campagne qui entoure Bayonne, je ne suis pas sûr que vous n’ayez pas rencontré Clara d’Ellébeuse ou Almaïde d’Etremont et qu’elles n’aient pas hanté vos nuits d’inquiet adolescent.

Sur la rive droite de l’Adour, votre famille maternelle habitait l’ancienne abbaye de Saint-Bernard qui fut fondée au XIIIe siècle par des Cisterciennes et fut au Moyen âge un relais pour les pèlerins allant à Saint-Jacques-de-Compostelle. Vous y avez passé les étés du début de votre vie. Vous souvenez-vous de son cloître à ogives, de son jardin semblant à votre enfance éblouie celui d’un prince arabe des Mille et Une Nuits ? Cette demeure était emplie de poésie et de mystère. Le charme du lieu et l’amour de votre mère vous firent ce que vous êtes.

Le collège Saint-Louis-de-Gonzague où vous étiez élève faisait contraste avec l’abbaye de Saint-Bernard. La vie y était dure, la discipline austère. Les maîtres de ce collège vous firent aimer ce qu’on appelait alors de ce beau mot, aujourd’hui désuet, les humanités. L’ère technicienne où nous vivons relègue au second plan ces humanités, et cependant n’est-ce pas elles qui sont capables de former l’esprit, le caractère et la sensibilité des jeunes ? n’est-ce pas elles qui donnèrent à l’esprit français son individualité ?

Vous avez été un excellent élève, si j’en juge par vos livrets scolaires que j’ai feuilletés. En classe de première, je vois ces mots signés du directeur des études : « Malgré son jeune âge cet enfant a toujours été en tête de sa classe. Mérite de réussir. » Ce saint homme avait raison : vous méritiez de réussir, et vous avez réussi.

Cependant votre goût effréné pour les lettres et votre inaptitude déconcertante aux travaux manuels inquiétaient votre père qui souhaitait faire de vous un chirurgien. Dans l’intention de développer des capacités qui vous manquaient, il vous envoya comme apprenti chez des artisans de Bayonne : un tourneur sur bois, puis un électricien, puis un relieur. Les résultats furent lamentables. « J’avais moins de dispositions à confectionner des couvertures pour les livres qu’à dévorer nuit et jour leur contenu », nous dites-vous dans votre leçon inaugurale à la Faculté de médecine.

À quatorze ans, vous étiez candidat au baccalauréat. La dispense d’âge vous fut d’abord refusée ; mais votre compatriote Léon Bérard, aujourd’hui votre confrère, qui était alors ministre de l’Instruction publique, examina votre livret scolaire. Celui qui toute sa vie a été un fervent défenseur des humanités ne pouvait que donner à ce jeune homme si brillant, féru de classicisme, toutes les licences, même celle de se présenter au baccalauréat avant l’âge légal.

L’année suivante, vous devîntes bachelier en philosophie. Le sujet qu’on vous proposa était « Les rapports du physique et du moral ». Vous ne vous doutiez pas que ce sujet, que vous eûtes à traiter en quatre heures, occuperait toute votre vie.

Vous n’aviez pas encore seize ans quand vous partîtes pour Paris commencer vos études de médecine. Reçu parmi les premiers à l’externat des hôpitaux, vous eûtes le souci de ne pas déplaire à votre père qui tenait à faire de vous un chirurgien ; aussi êtes-vous entré dans le service d’Hartman, professeur de clinique chirurgicale à l’Hôtel-Dieu, réputé par sa sévérité autant que par sa science. Ce furent pour vous des jours d’ennui, de découragement, presque de désespoir. Non, jamais vous ne pourriez être chirurgien !

Vous envisagez alors de changer de carrière et de vous inscrire à la Faculté des lettres, car votre appétit de lectures ne vous avait pas abandonné. Les auteurs que vous lisiez à présent n’étaient plus les classiques qu’on vous avait enseignés pendant vos études secondaires. C’était Stendhal, Nietzsche, Proust, Mauriac.

Cependant votre désir de quitter la Faculté de médecine pour la Sorbonne s’évanouit bien vite. C’est que vous étiez entré dans le service du Professeur Widal à l’hôpital Cochin. Vous y eûtes la révélation de la médecine.

Fernand Widal, chef incontesté de la médecine française au début de ce siècle, était entouré d’une pléiade d’élèves, tous médecins et enseigneurs hors de pair. Ils vous firent comprendre quel merveilleux métier était celui de médecin. Vous fûtes sous l’enchantement du maître qui exerçait sur ceux qui l’approchaient une véritable fascination. Que ce fût dans un amphithéâtre de cours, dans une salle d’hôpital ou dans un laboratoire, Widal était, dans toute l’acception du terme, un animateur. Il fut le dernier grand clinicien dans la tradition de la médecine française, tradition qui, sous l’influence d’une technique tyrannique, est en train de se perdre.

Impressionné par Widal comme nous l’étions tous, votre choix fut fait : vous seriez médecin.

Widal ayant été malade, je le remplaçai quelques semaines. Je me souviens de ce jour où je vous demandai, devant les étudiants assemblés, de me lire l’observation d’un malade atteint de cirrhose du foie. La finesse de votre examen, la clarté de votre exposé, l’élégance de votre style m’étonnèrent : vous étiez vraiment différent de tous les autres externes. Les jours suivants se confirma la première impression que vous m’aviez donnée.

Voici la lettre que j’écrivis à votre père le 15 juin 1927, lettre qu’il a précieusement conservée :

« Je connais à peine votre fils, mais j’ai été séduit par la façon remarquable dont il prend les observations, dont il expose les malades. Il a beaucoup de jugement, beaucoup d’ordre dans l’esprit, beaucoup de bon sens : toutes les qualités qui feront de lui un excellent médecin. Il faut absolument qu’il fasse les concours et je puis vous assurer qu’il a en lui de quoi arriver à la plus belle situation médicale. J’ai plaisir à vous dire tout cela sur votre fils car il est rare de rencontrer un jeune homme aussi sympathique, aussi intelligent, aussi bien doué pour la médecine. »

J’ai fait parfois des erreurs de pronostic. Avouez, Monsieur, que cette fois-là mon pronostic était excellent.

Entre deux présentations de malades à l’hôpital, nous avions quelquefois parlé de littérature. J’avais été étonné de trouver en vous un jeune homme aussi cultivé et aussi amoureux des lettres. Je vous invitai dans mon petit appartement de garçon, dominant de vastes jardins mélancoliques qui auraient plu à Henri de Régnier. J’allai, en vous écoutant, de surprise en surprise. Vous saviez par cœur des pages entières des Nourritures terrestres. Vous étiez, comme moi, passionné de cet hymne à la vie. Je vous parlai de Saint-John Perse, qui n’était alors connu que d’un petit nombre de lettrés, et je vous lus ce poème aussi beau qu’un poème de Rimbaud, qui débute par « Palmes... ! » Je vous prêtai Eloges. Saint-John Perse ! notre plus grand poète actuel. Vous vous étonnerez sans doute de ne pas le voir parmi nous, mais vous aurez, au cours de votre carrière académique, bien d’autres étonnements.

Je vous lus ce jour-là, je m’en souviens, Le Cimetière de Lofoten. Je vous parlai de son auteur, Milosz, cet étrange personnage qui promenait sa solitude altière dans notre monde où le destin l’avait exilé. Il ne semblait pas vivre au XXe siècle, mais en compagnie de ses ancêtres, les seigneurs baltes, dans ce pays de Lituanie qu’il avait quitté tout enfant et dont il avait la nostalgie. Peut-être avait-il trouvé comme Faust les clefs de la magie qu’il devait pratiquer en secret. Eternel angoissé, il était bien fait pour vous plaire.

Les fameuses observations de malades, Saint-John Perse, Milosz il n’en fallut pas plus pour lier entre nous une amitié qui n’a fait que s’accentuer au cours des années.

Quelques mois après votre externat chez Widal, vous étiez reçu dans les tout premiers au concours de l’internat. Dès ce moment, vous saviez dans quelle voie vous engager définitivement. Une circonstance fortuite en avait décidé. Un dimanche matin vous étiez allé en curieux à l’hôpital Sainte-Anne entendre une leçon de ce prestigieux psychologue qu’était Georges Dumas. Il vous captiva. Vous décidâtes que vous feriez de la psychiatrie. Mais vous avez eu la sagesse de n’aborder cette spécialité qu’après une longue préparation médicale et psychologique.

Vous voilà l’interne de maîtres réputés, dont Georges Guillain, en même temps que vous suivez les leçons des psychologues de la Sorbonne et du Collège de France. Ceux-ci vous préparent à la licence de philosophie. Un des certificats choisis par vous fut l’esthétique. Votre copie fut très remarquée par l’examinateur Charles Lalo qui la cota vingt sur vingt avec cette note : « Je vous conseille, Docteur, de quitter la médecine pour vous consacrer à l’esthétique. » Vous n’avez pas suivi ce conseil : vous avez eu raison.

Aux médecins et aux psychologues que vous avez fréquentés vous devez votre formation. C’est cette union, rarement réalisée, entre la médecine et la psychologie, qui a fait la puissance de votre pensée et la solidité de votre œuvre.

Une thèse de doctorat ès lettres sur le problème de la mémoire devait compléter les assises de vos connaissances. Votre président de thèse, Emile Bréhier, fut enthousiasmé par votre soutenance. Il vous prédit un bel avenir scientifique. Il ne s’est pas trompé.

À peine sorti de l’internat, vous êtes nommé médecin des hôpitaux : vous aviez trente ans. Médecin des hôpitaux à trente ans ! vos maîtres, vos collègues, vos élèves pouvaient à peine l’imaginer. Vous étiez désormais lancé sur la voie royale. Vous avez franchi ensuite tous les obstacles comme en vous jouant.

À trente et un ans, vous êtes agrégé de médecine générale à la Faculté de Paris. Je vous donnai alors, vous vous en souvenez, ma robe d’agrégé, mais j’avais oublié que vous aviez un bon nombre de centimètres de plus que moi, de telle sorte que cette robe ne descendait pas plus bas que vos genoux. Disciple déférent, vous n’avez pas hésité à porter cette robe trop courte pour vous. Je vous en ai été très reconnaissant.

À trente-neuf ans, vous êtes professeur, titulaire de la chaire des maladies mentales et de l’encéphale. Jamais on n’avait vu dans notre vieille faculté un si jeune professeur.

Votre renommée fait de vous, à quarante-trois ans, le président du Congrès international de psychiatrie. À quarante-huit ans, vous voici membre de l’Académie de médecine. Quatre ans plus tard, l’Académie française vous ouvre ses portes.

Ainsi le cliquetis du succès n’a cessé de tinter à vos oreilles. La chance vous a bien servi, Monsieur, mais, comme le disait un de vos prédécesseurs au fauteuil que vous occupez, Louis Pasteur, « la chance ne favorise que les esprits préparés ». Votre travail assidu et votre intelligence exceptionnelle méritaient ces faveurs du sort.

*

*   *

J’ai assez parlé de votre carrière prestigieuse. Passons à l’étude de votre œuvre scientifique.

Il n’est pas possible d’analyser un ensemble qui comporte quatorze livres et plus de six cents mémoires, articles, communications dans diverses sociétés savantes. Je n’en aurais ni la compétence, puisque je ne suis pas psychiatre, ni le temps, puisque l’Académie ne me permet de faire votre éloge que pendant une heure à peine. Je ne parlerai donc que des travaux qui m’ont le plus frappé. Ils montreront que vous avez suivi toujours la même discipline, la psychophysiologie.

Votre science, la science psychiatrique, nous la considérons souvent comme hermétique. N’est-ce pas un peu la faute de vous autres psychiatres ? Vous avez une passion, une terrible passion que rien ne peut assouvir : il vous faut à tout prix créer des mots. Chacun de vous veut désigner telle névrose, telle psychose, tel déséquilibre de l’esprit par un terme qu’il forge avec amour, parfois d’ailleurs selon les règles les plus rigoureuses de la langue grecque. Il en résulte, pour désigner le même état psychique, une confusion extraordinaire. Entre psychiatres vous ne pouvez pas vous entendre. Et nous, pauvres non-initiés, nous sommes perdus dans un labyrinthe verbal. De grâce, mettez-vous d’accord sur les termes et n’ayez pas l’obsession d’en créer de nouveaux. Alors vous serez clairs et il est possible que nous arrivions à vous comprendre. Mais peut-être vous complaisez-vous dans les repaires obscurs du verbe, comme vous êtes à votre aise dans les arcanes subtils de l’esprit.

Vous me direz que ces critiques ne peuvent s’adresser à vous. Je reconnais que vous vous êtes toujours efforcé de rendre, plus clair qu’il ne l’était, le langage de la psychiatrie. J’ose croire que, s’il en avait été autrement, vous ne seriez pas parmi nous.

Terminologie à part, que de progrès la psychiatrie a accomplis depuis le début de ce siècle !

Je me souviens du temps où j’étais jeune. La psychiatrie me semblait être une avenue sombre et sans issue, où l’on n’osait s’aventurer. Dans un asile, les mentaux étaient simplement catalogués, et d’une façon variable selon le chef de service. Celui-ci ressemblait à un botaniste qui collectionne les individus d’espèces différentes et se satisfait de les avoir bien classés. Tout était alors soumis à l’interprétation personnelle car il n’était aucun moyen scientifique de contrôle. Les malheureux déments, abandonnés à leur lamentable sort, n’avaient d’autre perspective que celle de demeurer à jamais enfermés entre les murs de l’asile, heureux si la camisole de force ne venait pas de temps à autre anéantir tous les ressorts de leur être.

Que les temps ont changé ! Le développement des sciences physiques et chimiques a donné à la psychiatrie des méthodes de diagnostic sûres et des traitements efficaces. Désormais on traite toujours les malades mentaux, la plupart du temps on les améliore, parfois même on les guérit.

À cette évolution de la psychiatrie vous avez largement contribué, Monsieur. Il est peu de sujets de votre science que vous n’ayez abordés et que vous n’ayez éclairés.

Dans votre premier travail, auquel vous avez consacré quatre années, intitulé de ce nom barbare pour les profanes, les astéréognosies, vous étudiez, avec une étonnante subtilité d’analyse, la fonction du toucher. Vous y découvrez trois aspects et vous nous apprenez que chacun d’eux a une localisation spéciale sur la carte du cerveau.

Vous vous attachez ensuite au problème si difficile de la mémoire, qui avait été un sujet fort controversé, malgré les travaux remarquables de Ribot et l’ouvrage célèbre d’Henri Bergson. Votre thèse de doctorat ès lettres sur les Dissolutions de la mémoire, thèse dont j’ai déjà parlé, apparut à Pierre Janet comme un signe de « la réconciliation de la psychologie et de la médecine ». Tel était le but que vous vous étiez assigné.

Vous distinguez plusieurs sortes de mémoire. Vous êtes ainsi conduit à différencier les amnésies. Les unes, nous dites-vous, relèvent de lésions organiques du cerveau, les autres de mécanismes psychiques. Ce sont celles-ci qui peuvent être traitées par la psychothérapie.

Ce travail sur la mémoire vous amène à cette conception séduisante : il y a deux plans de pensée superposés chez l’homme, une infrastructure, représentant le jeu naturel et primitif des fonctions mentales, et une suprastructure, de formation artificielle, comportant une organisation sociale adaptée à la vie. Quand cette suprastructure n’existe plus, la folie apparaît.

Chez l’individu atteint de folie, « un homme vit, nous dites-vous, mais en lui l’humanité est morte ». Vous entendez, je suppose, par humanité ce qui est propre à l’ensemble des hommes et les rattache les uns aux autres. « La suite des hommes, écrivez-vous, pourrait être considérée dans son ensemble et dans sa marche comme s’efforçant, par une lutte ininterrompue contre l’univers et contre l’individu, à se forger une raison, et la raison tout entière ne serait que l’ensemble des forces qui s’opposent à la folie. »

Vous abordez ensuite un sujet particulièrement ardu, celui de l’humeur. Vos constatations sur les dérèglements de l’humeur me semblent confirmer cette loi générale de la nature, mise en relief par les études physiologiques de Claude Bernard et les constatations psychologiques de Georges Dumas : entre l’état normal et l’état pathologique il y a tous les degrés.

De l’étude de l’humeur vous passez tout naturellement à celle de l’émotion. C’est ici que nous entrons dans le domaine de la médecine psychosomatique.

Les facteurs psychiques et somatiques s’intriquent étroitement. Aussi, devant un trouble constaté chez l’être humain, faut-il se demander quelle est la part physique et la part morale. Vous avez, dans toute votre œuvre, essayé de faire cette synthèse. « Il faut considérer l’être humain dans sa totalité » : ce sont vos expressions.

Cependant, reconnaissez avec moi que c’est manquer de bon sens que de vouloir toujours trouver une cause psychique à l’origine des manifestations morbides, comme le font certaines écoles. Il ne faut s’aventurer qu’avec prudence dans cette médecine psychosomatique. Elle est fort à la mode aujourd’hui, et pourtant très ancienne. Platon déjà écrivait que la grande erreur des médecins grecs était de séparer, dans le traitement des maladies, le corps et l’âme. Tous les médecins depuis l’antiquité jusqu’à nos jours ont constaté des lésions apparaissant sous l’influence de la répétition de troubles fonctionnels.

Ce ne sont pas seulement les grands problèmes psychophysiologiques que vous avez étudiés et rénovés.

Dès que vous avez eu connaissance de la thérapeutique par les électrochocs, vous vous êtes demandé quels pouvaient être les mécanismes physiologiques et biologiques de ce bouleversement dramatique des fonctions psychiques. Vous les avez précisés. Puis vous êtes parvenu à cette conclusion, confirmant les travaux de Cushing en Amérique, de Roussy en France, qu’à la base du cerveau se trouve une petite zone, siège des sensations de la vie végétative. C’est là qu’il faut localiser la soif et la faim, les troubles de l’humeur, ceux du sommeil, de l’instinct sexuel. Peut-être même faut-il y voir le siège de la conscience élémentaire. À vous lire, on se demande avec effroi si nos amours, nos haines, toutes nos passions, ne sont dues qu’à des troubles anatomiques ou physiologiques. Qu’en aurait pensé Paul Bourget qui vous reçut, alors que vous étiez interne, dans son hôtel particulier de la rue Barbet-de-Jouy, et qui vous laissa une profonde impression ?

Il ne vous était pas possible d’être psychiatre sans vous intéresser à la psychanalyse. Vous l’avez fait avec l’esprit critique que nous admirons. Connaissant les troubles que les questions de certains psychanalystes peuvent engendrer chez les adolescents, vous nous avez dit : « Arme efficace, la psychanalyse mal maniée peut être une arme dangereuse. » Je ne saurais assez vous approuver, ayant été témoin des méfaits dont cette méthode, lorsqu’elle est pratiquée sans discernement, peut être responsable.

Nous sommes, devant les psychanalystes, saisis d’angoisse. Avec quelle habileté ils torturent, réduisent notre pauvre être moral ! Je comprends qu’ils soient eux-mêmes des éternels tourmentés. On le serait à moins ! Vous étonnerai-je en vous disant qu’après avoir lu leurs ouvrages, on ne cesse de s’étudier, de s’interroger et de vivre dans une hésitation perpétuelle qui fait renoncer à l’action. La vie implique le mouvement et la lutte : la perpétuelle introspection est dangereuse. Les hommes, comme les nations, qui n’agissent pas, sont voués à une rapide déchéance.

Il est un autre traitement psychiatrique que vous avez longuement étudié. Celui-ci repose sur la psychopharmacologie dont vous êtes un des initiateurs.

Rappellerai-je qu’avant la deuxième guerre mondiale les psychiatres ne disposaient que d’un médicament propre à modifier l’activité mentale : l’amphétamine.

Alors que cette drogue était encore à peine connue en France, je pus m’en procurer une petite quantité en Amérique. Paul Valéry, l’ayant su, me dit un jour :

— Je travaille en ce moment avec difficulté. Donnez-moi donc le fameux médicament qui rend intelligent.

Je lui donnai un comprimé d’amphétamine. Quelques jours après, je lui demandai :

— Et ma drogue ? quel effet ?

— Aucun, me répondit-il.

Il est, sans doute, des êtres ayant une intelligence exceptionnelle qu’aucun artifice médical ne peut modifier. Beau sujet d’études pour vous, Monsieur.

Quelques années après la guerre, une découverte fut faite, en France, d’un médicament appelé la chlorpromazine. Celui-ci, dépresseur du psychisme, à l’inverse du précédent, allait transformer le traitement des maladies mentales. C’est vous, Monsieur, qui fûtes le premier à rapporter, avec votre collaborateur Deniker, les résultats obtenus chez divers malades mentaux en employant la chlorpromazine sans aucun autre traitement. Depuis, tous les services de psychiatrie ont largement utilisé ce produit en France et à l’étranger.

En ces dernières années, des quantités de médicaments agissant sur le psychisme ont vu le jour.

On peut comparer la révolution apportée en psychiatrie par les produits chimiques de synthèse à celle réalisée en médecine infectieuse par les antibiotiques. Nous ne pouvons que nous associer aux paroles que prononçait Sa Sainteté Pie XII, lors du Congrès international de psychopharmacologie, tenu à Rome en septembre 1958. S’adressant aux psychiatres, il leur disait :

« Vous avez déjà pu secourir efficacement bien des souffrances devant lesquelles la médecine s’avérait impuissante, il y a à peine trois ou quatre ans. Vous avez maintenant la possibilité de rendre la santé mentale à des malades que l’on considérait naguère comme perdus et nous partageons sincèrement la joie que cette assurance vous procure. »

C’est à vous, Monsieur, que l’on doit, pour une large part, cette révolution. Daniel Bovet, Prix Nobel de médecine et de physiologie, vous écrivait après votre élection à l’Académie :

« En tant que pharmacologues, nous nous sommes réjouis de voir l’Académie accueillir en vous le principal responsable d’une révolution dont la pharmacologie et la psychiatrie n’ont pas fini de s’étonner et le pionnier de la merveilleuse conquête que représente la chimiothérapie des maladies mentales. »

Depuis quelque temps, la psychopharmacologie a été à l’origine d’une expérimentation sensationnelle à laquelle vous avez beaucoup contribué. De vos recherches et de celles de vos confrères est née une psychologie expérimentale qui pourra permettre de mieux comprendre, partant de mieux traiter les troubles mentaux. Nous savons aujourd’hui qu’on peut reproduire des syndromes psychiatriques en utilisant certains produits tels que la mescaline, alcaloïde du peyotl, plante rapportée d’Amérique en Europe au XVIe siècle. Ces derniers mois, vous avez expérimenté la psilocybine, principe d’un champignon mexicain dont notre confrère Roger Heim, au Muséum, a réalisé la culture. Ce produit donne, nous avez-vous dit, des illusions visuelles et auditives, modifie les sons et les couleurs, procure des hallucinations avec une participation émotionnelle et une jouissance esthétique. Qu’il aurait plu à M. des Esseintes ! et qui sait si Thomas de Quincey, Baudelaire, Théophile Gautier ou Gérard de Nerval n’en auraient pas fait l’essai ?

Ah ! Monsieur, dans quel univers les psychiatres nous font-ils pénétrer ! Nous nous demandons si, grâce à eux, nous allons être libérés de l’angoisse qui nous étreint dans notre monde devenu inhumain, ou si nous allons être les jouets de puissances démoniaques qui voudront anéantir ou transformer notre personnalité. Notre destin est peut-être entre vos mains ; nous ne l’oublions pas.

*

*   *

À considérer votre œuvre si dense en médecine, certains seraient tentés de penser que c’est comme médecin que nous vous avons fait entrer dans notre Compagnie. Qu’ils se détrompent ! Nous avons déjà un chirurgien et deux médecins. L’un d’eux, certes, s’est évadé de la médecine et est devenu un homme de lettres illustre ; mais il n’a jamais renié son passé et nous le voyons, cette année, présider l’Académie de médecine. Un autre, biographe de Mallarmé, depuis longtemps a charmé le monde littéraire. C’est lui qui, par une de ces exquises délicatesses dont il a le secret, m’a permis de faire ici votre éloge.

Est-ce donc comme homme de lettres que nous vous avons ouvert les portes du cénacle C’est sur quoi nous allons maintenant nous interroger.

Votre œuvre littéraire est importante. Elle a été accueillie avec enthousiasme par la plupart des critiques.

Pendant votre internat à La Salpêtrière, vous avez écrit trois livres de nouvelles. Vous y dépeignez la vie douloureuse de pauvres êtres qui errent lamentablement dans les tristes cours du vieil hospice. Toute la misère, toute la détresse humaine sont dans les pages tremblantes de La Cité Grise. Elles sont en demi-teintes, à la manière de Rilke.

Un de ces trois livres, Les Reposantes, me rappelle étrangement Bubu de Montparnasse. Il exhale, comme le roman de Charles-Louis Philippe, toute la désespérance des déchets de la vie.

C’est pour moi un émerveillement d’y voir un écrivain comme vous, au langage si châtié, reproduire avec une telle fidélité le parler et les accents d’individus incultes. Mais vous voudrez peut-être introduire ces mots d’argot, que vous connaissez si bien, dans notre dictionnaire ; il en est de tellement expressifs ! Vous auriez tort. L’argot parisien est la langue la plus vivante du monde. Il change sans cesse. Celui que vous mettez dans la bouche de vos personnages n’est pas celui que j’entendais parler lorsqu’à vingt ans je fréquentais avec Carco les Halles du « Père Fradin » et le Montmartre du « Lapin agile ». Il n’est pas non plus celui qu’on parle aujourd’hui ; je le présume tout au moins, n’ayant plus guère de contacts avec ceux que, du temps de Villon, on appelait les truands.

J’aime particulièrement le chapitre intitulé « Au pied de mouton », mais pourquoi n’avez-vous pas évoqué, plutôt que ce restaurant, un autre, non loin de La Salpêtrière, à la lisière du parc Montsouris ? Il était fréquenté jadis, dès les premiers lilas, par André Gide, Giraudoux, Léon-Paul Fargue, Dunoyer de Segonzac, Maurice Ravel... Du temps de ma jeunesse, je l’aimais par les rencontres que j’y faisais. Vous étiez alors presque un enfant.

Dans certaines de vos nouvelles, comme celle intitulée L’Écarté de la grille, nous admirons votre art délicat et en même temps vous nous serrez le cœur. Georges Duhamel dans La Vie des martyrs nous avait fait souffrir de toutes les souffrances de ceux dont la chair a été meurtrie dans les combats ; vous, dans cette trilogie, vous nous poignez de toutes les misères de ceux qui traînent leurs lamentables vies entre les murs gris des hospices.

Pour nous médecins, ces livres sont un grand enseignement. En une époque où la médecine voudrait se réduire à la technique, vous nous dites : « Il me semble que le médecin devrait avoir tout senti, tout compris, avoir aimé beaucoup avec son corps et avec son âme, avoir gardé au fond du cœur une pitié infinie. »

Lorsque vous avez écrit ces pages, vous m’avez demandé conseil avant de les publier. Je vous ai dit — peut-être vous en souvenez-vous : « Mon petit (excusez-moi : c’est ainsi, Monsieur, que je vous appelais quand vous étiez mon interne), faites attention ! Vous ne connaissez pas bien le milieu médical. Si vous publiez un livre de nouvelles au début de votre carrière, on dira : Ce garçon n’est pas sérieux, c’est un littéraire ! Alors, adieu le médicat des hôpitaux, adieu l’agrégation, adieu le professorat. » Je vous conseillai donc d’attendre que vous soyez pourvu de titres hospitaliers et universitaires. Vous voulûtes bien suivre mon conseil malgré sa dureté. Et quand, quelques années plus tard, parvenu au professorat, vous vous êtes décidé à livrer ces nouvelles au public, vous avez très prudemment signé d’un pseudonyme : Jean Faurel.

Voici maintenant votre œuvre capitale : La Jeunesse d’André Gide.

Il y a quelques années, dans une fameuse conférence ayant pour thème l’influence de la névrose sur la création littéraire, vous émettiez le vœu que le cas d’un auteur fût étudié selon une méthode psychobiologique concrète avec toute la précision désirable, en se préoccupant de l’inter-action de l’homme et de l’œuvre. « Une entreprise aussi complexe, disiez-vous, ne saurait être le travail d’un seul, mais d’une communauté de chercheurs adonnés à des disciplines différentes, historiens et critiques, psychologues et sociologues, biologistes et médecins. » L’entreprise que vous souhaitiez être faite par une équipe, vous l’avez réalisée seul, et avec quelle compétence !

Vous avez pris pour exemple la personnalité d’André Gide, sujet tentant entre tous. L’auteur de La Porte étroite n’a cessé de s’interroger sur ses états d’âme et de les exprimer avec une impudeur qui bien souvent nous choque. Vous aviez, outre ses livres, une correspondance avec sa mère où il se révèle tel qu’il est, et une quantité de lettres et de notes inédites. Vous pouviez donc disséquer à loisir le personnage, analyser ses moindres actions et réactions, connaître ses plus secrètes pensées, ne rien ignorer de ses émotions.

Vous avez pu, avec une patience et une conscience qu’on ne saurait assez admirer, suivre jour par jour André Gide au temps de sa jeunesse. Vous l’avez traqué de telle sorte que rien ne vous a échappé de ses actes, de ses penchants, de ses aspirations. Véritable virtuose de la psychologie, vous vous êtes joué de toutes les difficultés d’interprétation ; votre analyse subtile, et en même temps précise comme un théorème où rien ne reste dans l’ombre, nous convainc pleinement.

Vos deux énormes volumes constituent, tant par la forme que par le fond, « une prestigieuse étude », comme l’a écrit notre confrère Emile Henriot. Et je ne saurais assez approuver Dominique Fernandez qui considère votre ouvrage monumental comme « la plus intelligente, la plus généreuse, la plus belle contribution à la connaissance de l’être humain ».

Vous avez eu raison de souligner que ce n’est ni la lourdeur normande de la lignée maternelle ni la finesse méridionale de la lignée paternelle qui expliquent en l’auteur des Nourritures terrestres la « cohabitation de sentiments contradictoires ». Ce qui fait comprendre Gide, c’est son enfance et son éducation.

Vous nous montrez un enfant timide, émotif, anxieux, possédé parfois par une angoisse qui ressemble au déferlement « d’une mer intérieure », sujet à des sautes d’humeur qui le font passer avec une rapidité surprenante de la joie à la tristesse, de l’enthousiasme au désespoir, de l’activité fébrile à l’apathie. Lorsqu’il disait à sa mère : « Je ne suis pas pareil aux autres », il disait vrai, et c’est pourquoi il était prédisposé à devenir un poète. Sans cette constitution émotive, il n’est guère de créations. À l’origine de nombreuses œuvres littéraires ou artistiques on trouve l’angoisse ; vous nous l’avez montré en prenant pour exemples Nietzsche, Flaubert, Dostoïevsky.

L’enfance d’André Gide se passa dans un milieu où étaient brisés tous ses élans et torturés tous ses instincts. Son père mort tout jeune, Gide fut élevé par une mère autoritaire, fervente d’une religion qui ignorait le pardon des fautes. Austère était son visage, rigide son attitude, tyrannique son comportement envers son fils qui jamais ne la vit sourire. Pénétrée de ses devoirs, elle était, nous dites-vous, « l’incarnation de la vertu sans grâce, de la morale sans complaisance et de la religion sans amour ».

Souvent, dans ces familles si vertueuses, se trouve une femme qui procure délibérément ou inconsciemment à l’adolescent ses premiers émois sexuels. Près d’André Gide il n’y eut qu’une jeune fille, pure, pieuse, confinée dans le mysticisme, sa cousine Madeleine (l’Emmanuelle des Cahiers d’André Walter). Il l’aima, mais d’un amour d’où étaient exclus ces désirs qui d’ordinaire troublent voluptueusement l’adolescent et le font accéder à un monde plein de mystères qu’il lui faudra, il le pressent, bientôt conquérir. Il l’aima, nous dites-vous, sans que rien de charnel ne s’y mêlât. Une seule fois il voulut, après avoir joué un scherzo de Chopin, lui prendre la main. Elle la retira. Madeleine, qui personnifiait pour lui l’amour, ignorait tout ce qui était sensuel, elle était vraiment angélique. Gide, auprès de Madeleine, s’habitua à considérer l’amour comme inconciliable avec le plaisir physique, à dissocier l’âme et le corps. Un demi-siècle plus tard, il reconnut son erreur : « Il est vain, écrit-il dans son Journal, d’opposer l’âme et le corps. Je sais par expérience (car longtemps je m’y suis efforcé) ce qu’il en coûte. »

Le premier livre d’André Gide, Les Cahiers d’André Walter, composé quand il avait vingt ans, représente un effort d’introspection qui fut, comme vous nous le montrez, l’instrument initial d’une libération. Le jeune Gide, après avoir écrit ces pages où il racontait son histoire sentimentale avec Madeleine, se trouva, selon l’expression des psychanalystes, défoulé. Le livre terminé il éprouva un sentiment de délivrance et se plongea, comme il l’écrivit à sa mère, dans une vie volontairement toute différente, avec l’intention d’oublier son ancienne personnalité. Un autre homme allait naître, un homme révolté contre le puritanisme dans lequel l’avait étouffé sa mère, un homme brisant les préjugés, les conventions, les contraintes morales, un homme laissant libre cours à ses instincts, enthousiaste du monde extérieur. « J’ai voulu goûter à la vie, écrit-il à sa mère horrifiée ; j’y ai trouvé une saveur inoubliable. » Cet homme, c’est l’écrivain des Nourritures terrestres. Mais, même transformé, Gide garda de la femme une image faite à la fois de sa mère et de sa cousine, image qui toute sa vie le poursuivit et nous explique les affinités sexuelles que nous connaissons tous par ses écrits et sur lesquelles, plus discret que vous, je n’insisterai pas.

Monsieur, votre étude sur Gide est une des plus passionnantes biographies qu’on puisse lire. Elle sera un modèle pour tous les critiques désireux de faire une analyse psychologique d’un caractère et, par là même, d’éclairer une œuvre. Que de recherches, que de rapprochements littéraires ou historiques, que de confrontations, que de réflexions, vous a-t-il fallu pour écrire ces deux gros volumes, si riches de documentations et de pensées, sans que jamais votre style souffrît de lourdeur !

Le plus bel éloge de votre étude vous a été décerné par le meilleur ami de Gide, Roger Martin du Gard. Voici ce qu’il vous écrivait le 19 novembre 1957, quelques mois avant sa mort :

« À mes yeux, ce qui fait la valeur prestigieuse de votre patiente investigation, c’est que vous avez été si loin dans votre analyse et avez si bien multiplié les recoupements que vous avez dépassé le stade des interrogations, du « problème » : sur tous les points vous avez pénétré si avant, et mis si pertinemment au jour les ressorts psychologiques les plus secrets — et, cela, avec tant de mesure, de logique, de clarté, une telle progression dans le raisonnement, une telle puissance convaincante dans l’ajustage des arguments, et si peu de parti-pris, une si exclusive quête de la vérité — que vos conclusions s’imposent avec la force tranquille de l’évidence. »

C’est pour ces raisons que nous vous avons décerné un des grands prix de l’Académie. Mais, pour ne rien vous cacher, nous étions un peu effrayés : n’alliez-vous pas vous livrer, pour certains d’entre nous, à une de ces enquêtes psychologiques fort serrées dont vous avez le secret ? Alliez-vous passer au crible de cette cruelle méthode certaines de nos œuvres ; ou alliez-vous, par vos questions indiscrètes, tourmenter notre ténébreux subconscient ? Nous avons été bien vite rassurés.

Oserai-je vous dire que votre pénétrante analyse du caractère d’André Gide, analyse qui jamais ne s’égare dans les dédales d’un esprit aussi ambigu et déconcertant, parfois me gène. Je voudrais oublier tous les détails que vous nous révélez sur la vie intime de l’auteur de Paludes et, lisant une œuvre de Gide, me laisser aller tout simplement au fil de mon émotion. Je voudrais retrouver mon enthousiasme quand, tout jeune, j’ai lu pour la première fois les Nourritures terrestres : Ménalque m’enseignait la ferveur et la joie de vivre. Que savais-je de l’auteur ? Rien ou presque rien, et cependant j’admirais l’œuvre parce qu’elle était belle, parce qu’elle m’ouvrait des horizons que je n’avais jamais soupçonnés. Elle m’exaltait ; je ne cherchais rien d’autre.

Une grande œuvre se suffit à elle-même, sans que l’on connaisse les circonstances qui ont été à son origine. Nous n’avons pas besoin de savoir pour être émus. D’ailleurs, bien souvent l’homme et l’œuvre sont désaccordés.

Est-ce à dire que le travail du critique, qui nous ouvre les portes secrètes de la vie de l’écrivain, nous laisse indifférents ? Non, certes. Mais, souvenez-vous que Paul Valéry, lui dont l’œuvre fut si impersonnelle, prenait davantage intérêt à connaître la fabrication d’une œuvre que la vie de son auteur. En effet, que nous importe qu’Homère ait été une fiction, que les Poèmes d’Ossian ou les Chansons de Bilitis aient été des impostures ? en sont-ils moins beaux ? Que nous importe de ne rien connaître de la vie de Shakespeare ? en souffrons-nous en voyant Hamlet ? Avons-nous besoin de lire la biographie de Racine pour apprécier Bérénice ?

En lisant avec toute l’attention qu’ils méritent vos livres sur Gide, deux faits m’ont frappé sur lesquels je vous demanderai de revenir dans une prochaine étude car ils éclairent peut-être certains aspects du génie littéraire de l’auteur des Nourritures terrestres.

André Gide, en dehors de la littérature, avait deux passions la musique et l’histoire naturelle.

« Tout pour moi cède à la raison d’art », écrit-il dans son Journal. Il considérait que l’art par excellence était la musique. Déjà, lorsqu’il était en rhétorique, il rêvait de phrases qui couleraient « comme de la musique ». Lorsqu’il composa les Cahiers d’André Walter il envisagea de faire venir dans sa retraite dauphinoise un piano qui aurait été un véritable instrument de travail. Ce livre, il aurait voulu l’écrire non en français mais en musique parce que celle-ci est la langue la plus propre à rendre le rêve, l’émotion et tout ce qui est en nous d’« incertain, infini, indicible ». La musique, c’était pour lui « la souveraine enchanteresse ».

C’est, me semble-t-il, cet amour de la musique qui donne à son style une musicalité presque unique dans la littérature française. On pourrait retourner à Gide ce qu’il dit de Racine : « Le plus admirable dans cette langue, n’est-ce pas précisément l’aisance (apparente) et qu’aucun mot n’y ait l’air cherché ? »

L’histoire naturelle avait pour Gide presque autant d’attrait que la musique. En fait, dans son enfance, la chasse aux insectes était son jeu préféré. Il avait reçu en cadeau la collection entomologique d’un cousin-germain de sa grand-mère, Brutus-Archimède Pouchet, qui avait été directeur du Muséum d’Histoire naturelle de Rouen. Jamais livres ou tableaux ne lui ménagèrent autant de joie, nous avoue-t-il.

Ce Brutus-Archimède Pouchet était un des plus violents adversaires de Pasteur dans la question des générations spontanées auxquelles il croyait. Pouchet voyait apparaître dans ses ballons et dans ses cornues, comme par enchantement, les micro-organismes les plus divers. Pour un peu, il aurait affirmé, comme van Helmont au XVIIe siècle, qu’il avait vu naître des souris d’un vase contenant des grains de blé et fermé par une chemise sale. Passionné comme le sont parfois les savants, bien que les longues méditations devraient les inciter à une douce sérénité, il exhalait avec une verve étonnante son hostilité envers Pasteur. Il le poursuivait de ses sarcasmes, l’accusait d’« hérésie », le traitait d’« expérimentateur lamentable », qualifiait ses travaux de « grotesques ».

André Gide, en regardant la fameuse collection d’insectes, se doutait-il qu’un membre de sa famille avait eu une telle énergie verbale ? Tout ce que nous savons, c’est qu’il s’extasiait d’avoir eu un cousin qui s’appelait Archimède. Comme on le comprend !

*

*   *

Monsieur, votre œuvre littéraire est des plus originales. Elle a ouvert, par ce livre sur Gide, des voies nouvelles à l’étude de « l’histoire naturelle d’un esprit », comme disait Sainte-Beuve. Est-ce donc elle qui vous a permis d’accéder, très jeune encore, à notre Compagnie ? Non, Monsieur, vous êtes parmi nous en tant que psychologue scientifique.

Il y a une différence entre la façon dont les moralistes classiques, tels que La Bruyère, décrivaient les caractères, et la façon dont les psychologues contemporains les analysent. André Gide disait de La Bruyère : « Il peint les hommes tels qu’ils sont, mais il ne dit pas comment ils le deviennent. Or c’est cela l’important. » Tant qu’il s’agit de décrire un caractère, l’esprit de finesse et d’observation suffisent ; mais, dès qu’il s’agit de comprendre et d’expliquer la genèse d’un caractère, il faut faire appel à des disciplines aussi différentes que la biologie, la psychologie, la sociologie, qui chacune a son mode spécial d’investigation et même son vocabulaire. Vous avez eu l’immense mérite d’expliquer, sans l’aide d’aucuns, le caractère d’un écrivain, et combien ambigu, tortueux, d’accès difficile ! Soyez-en félicité.

*

*   *

À l’opposé d’André Gide il n’y avait en l’écrivain auquel vous succédez nulle complexité. En Georges Lecomte tout était simple, tout était clair. Il s’intéressait, comme vous, à la caractérologie (affreux mot que nous avons introduit dans notre dictionnaire) ; mais il se contentait, comme les classiques, de peindre les caractères sans en rechercher l’origine. Pressentant qu’en ce domaine, comme en tant d’autres, une méthode d’investigation nouvelle était née, il espérait vous voir un jour parmi nous.

Vous nous avez excellemment montré que les principaux soucis de Georges Lecomte étaient l’amélioration du sort des écrivains et le rayonnement de l’Académie. Il s’est dévoué à ces deux tâches avec une persévérance qui faisait notre admiration.

Bien longtemps encore il nous semblera entendre sa voix, chaude de toutes les sympathies humaines, que n’altéraient pas de fugaces colères, exhalées du haut de son siège de Secrétaire perpétuel. Souvent encore nous nous imaginerons qu’il régente nos séances comme jadis, avec cette aménité qui était proverbiale.

Dès la première fois que je le vis — c’était en 1916 — je fus séduit par son extrême courtoisie et par son ardent désir de vouloir comprendre les jeunes, qualité rare chez les hommes d’un certain âge, arrivés au faîte des honneurs. Il était patriote, enthousiaste, confiant trois qualités qui n’étaient pas pour me déplaire.

Le jour de cette première visite, je m’étonnai de voir dans son salon des peintures du plus pur académisme 1900, alors que dans sa jeunesse il avait défendu avec ardeur les artistes qui brisaient les conventions des attardés (j’emploie à dessein ce mot, moins cruel que ceux utilisés aujourd’hui par les jeunes). Je lui exprimai mon étonnement (quand on n’est pas candidat, on a toutes les audaces). Il me répondit avec simplicité : « Je ne peux me permettre d’acheter des toiles d’impressionnistes. Elles ont atteint un prix trop élevé. » Et souriant : « Peut-être en suis-je un peu responsable par mes articles d’autrefois. » Un paysage de Claude Monet valait alors quelque deux cents francs.

Je me liai d’une amitié profonde avec Georges Lecomte. Sa passion pour le général de Gaulle se confondait avec la mienne. Il suivait jour par jour, avec une chère compagne, ardente patriote, l’œuvre sublime de celui dont la clairvoyance, la ténacité et le génie au service de la France devaient aboutir au salut de notre pays.

Au désir constant de Georges Lecomte de servir les Lettres, à son attachement à l’Académie, à sa générosité de cœur, nous rendons tous hommage avec vous, et nous sommes heureux que ce soit vous qui lui succédiez.

*

*   *

Quelle merveilleuse vie est la vôtre, Monsieur ! Combien je suis heureux d’avoir assisté à son harmonieux développement ! Mais cette vie n’est pas au sommet de sa course. Que de tâches vous sollicitent encore ! Bien des travaux psychiatriques, faisant honneur à la science française, sortiront de votre École. Et, si j’en crois vos confidences, nous verrons paraître dans quelque temps une psychobiographie de Nietzsche qui sera de la même veine que celle de Gide. Je l’attends avec impatience. J’espère que vous nous montrerez le poète autant que le philosophe. D’ailleurs vous-même n’êtes-vous pas l’un et l’autre ?

Vous publierez les œuvres posthumes de Roger Martin du Gard, en particulier sa Correspondance avec André Gide et avec Jacques Copeau. « Je sais, a-t-il dit dans son testament en parlant de vous, que nul ne prendra plus à cœur l’intérêt bien compris de ma mémoire. » Nous en sommes persuadés.

Roger Martin du Gard était un être à part dans le monde où nous vivons. Esprit profondément sérieux, modeste, sensible à l’excès, toujours inquiet dans son être physique et moral, il méprisait les tréteaux d’une publicité tapageuse, au point de renoncer à donner au public son œuvre, sa vie durant. Il craignait tout ce qui pouvait troubler le rythme de sa pensée et se complaisait dans l’isolement de sa propriété du Tertre, conscient que toute joie ne pouvait lui venir que de rares amis, dont vous étiez.

Vous ferez encore des conférences à l’étranger. Elles font de vous un des meilleurs ambassadeurs de la culture française. On ne saurait s’en étonner quand on vous a entendu. Il y a dans vos exposés une telle ordonnance, dans vos expressions une telle élégance, dans votre voix un tel charme qu’on a l’impression, en vous écoutant, de se promener dans un beau parc à la française.

Oui, Monsieur, vous continuerez votre œuvre prestigieuse. Nous saluerons en vous le savant, le psychologue, l’écrivain. Et tout ce que vous ferez sera, comme dans le passé, caressé par la poésie, qui est le fond de votre nature.