Réponse au discours de réception de Georges Lecomte

Le 4 mars 1926

Jean RICHEPIN

Réception de Georges Lecomte

 

Monsieur,

Certes, ils sont déjà nombreux, les romans dont vous êtes l’auteur, plusieurs absolument de premier ordre, et tous, d’un incontestable intérêt, puisqu’ils sont tous taillés à même la vie et cependant fleuris d’idéal. Aussi l’ensemble de ces livres forme-t-il comme une histoire de notre monde moderne depuis quasi un demi-siècle.

Vous avez donc droit aux éloges que mérite une telle œuvre ; et n’est de tout cœur, monsieur, qu’ils vous sont adressés en ce jour. Mais, néanmoins...

Quels deux mats terribles je viens de prononcer ! Veuillez n’en point prendre trop d’alarmes, on vous en prie. Sans doute, pensez-vous, ils annoncent que je vais suivre la tradition obligeant tout récipiendaire ici au petit supplice du bouquet de roses avec épines.

Eh ! bien, non, monsieur ! Le tout petit mais, et le gros néanmoins, seront les deux seules épines du bouquet. Et voici, au reste, ce qu’ils signifient.

À l’histoire complète de nos mœurs depuis quarante ans, histoire que vos romans constituent, il manque, pour être bien complète, un roman préliminaire. Le défilé de leurs chapitres, si vif et si solide, demanderait une avant-garde qui en sonnerait la marche. Ce premier de tous vos romans, le meilleur peut-être, vous deviez l’écrire. Et, c’est justement celui-là que vous n’avez point écrit !

Faut-il donc que je vous le conte moi-même ? Oui, puisque j’en ai l’occasion. Tant pis si je vous le conte mal ! Au moins suis-je certain que, fût-ce à l’entendre seulement, vous retrouverez un peu de la joie que vous eûtes jadis à le vivre.

Car, ce roman, monsieur, c’est celui de vos premières années à Paris. Et l’on va voir comme il fut beau !

Ses baccalauréats conquis, un jeune provincial de dix-huit ans débarque à Paris pour y étudier le Droit, et avec la secrète espérance d’y faire, comme on dit, de la Littérature. De Paris, il ne sait rien ; mais sa jeunesse ardente et combative l’a imaginé avec ferveur. Il ne connaît personne ; mais s’il n’a pas de relations individuelles, il possède un sens précoce et avisé des hommes. Il est sans accointances avec le monde littéraire ; mais né au pays de Lamartine, il aime la poésie, et a le goût de la beauté.

Le matin même de son arrivée, le 1er juin 1885, des mansardes de l’hôtel où il est descendu, cet adolescent découvre un immense voile de deuil drapant le faîte de l’Arc de Triomphe, et tombant jusqu’au catafalque où, sous la voûte rayonnante des noms de héros et de victoires, Victor Hugo mort domine de son immortalité glorieuse les vivants profondément émus par le silence soudain de cette grande voix.

Une heure après, sans même prendre le temps de défaire ses malles, cet adolescent court, pieux pèlerin, à tâtons dans des rues qu’il ignore, vers le cercueil autour duquel déferle une foule sans cesse renouvelée Il se glisse, comment ? jusqu’à un pilier. Et, après avoir vécu là cette journée radieuse de printemps, il y vient encore rôder la nuit, pendant cette veillée funèbre où, s’associant à la ferveur de quelques autres jeunes poètes, sa piété de poète tout jeune monta la garde autour du grand lyrique.

Mal réveillé de cette apothéose dont, pour ses débuts à Paris, il a eu le miracle d’être témoin, ce jeune homme redescend sur le sol et le pavé de la grande ville, y gagne son pain quotidien, court de l’École de droit au ministère où ses diplômes lui donnent accès. Et le soir, solitairement, obscurément, pour sa propre délectation, quand il a travaillé tout le jour, il s’offre des orgies de lectures et il écrit, écrit, écrit.

Il ne connaît toujours personne. Son bonheur est de passer des théâtres aux musées. Un tantôt, il sort du Louvre, où les lumineuses toiles, si bien construites, de Claude Lorrain, l’ont émerveillé. Gardant le souvenir de leurs vibrations, de leurs reflets, de leurs transparences, de leurs nobles architectures, il se promène au hasard de sa fantaisie.

Tout à coup, le long d’une rue qui était alors un grand marché de peinture et dont il ignorait ce caractère, à la vitrine d’un marchand de tableaux dont la firme ne signifiait rien pour lui, il a la surprise d’apercevoir des tableaux modernes, signés de noms qu’il ne connaissait pas, et devant lesquels il retrouve un peu de l’enchantement qu’il vient de goûter au Louvre, Mêmes radieuses féeries, même diffusion de soleil, mêmes richesses de palettes, sans l’atténuation que les siècles ont apportée aux ardentes splendeurs de Claude Lorrain. Notre adolescent est tellement ébloui qu’il ose entrer, et risquer une question.

« Ce sont les Impressionnistes ! » lui répond un employé, complaisant pour ce jeune enthousiasme, et qui lui explique les originales recherches de ces hommes alors vilipendés, aujourd’hui glorieux. Tout seul, notre promeneur enivré venait de les découvrir. Tout seul aussi, il avait appris que les prétendues révolutions ne sont bien souvent, malgré leurs airs de bataille et les colères soulevées, qu’une tradition qui se prolonge en évoluant.

Las de faire d’aussi belles découvertes sans pouvoir communiquer à personne ses émotions et ses joies, notre jeune solitaire se décide à quitter pour un soir ses livres ou le parterre du Théâtre Français, pour assister à un dîner des anciens élèves du Lycée de Mâcon qui, habitant Paris, se réunissaient de loin en loin. Là encore, il ne connaît âme qui vive et on ne le connaît pas. Aucun visage de son temps ! Personne ne lui parle ! Plus seul que jamais, il s’assied à l’unique place vide, près d’un bonhomme vague, qui (son isolement le prouve) ne devait pas être très recherché. Un semblant de conversation s’esquisse entre eux.

« – Qu’est-ce donc ce journal la Cravache, qui racontait le dernier dîner, et que j’ai reçu ?

  • C’est, un journal à moi. Car je suis imprimeur, Cour des Miracles... Je le garde à cause de son titre splendide, pour en faire quelque jour une grande feuille...
  • Et, en attendant, qu’y mettez-vous ?
  • Je l’emplis avec la composition des autres feuilles qui s’impriment dans ma maison.
  • Pourquoi n’en faites-vous pas tout de suite un important journal littéraire et artistique ? risqua le jeune homme ardent et résolu... Nous en manquons... Il y a une place à prendre...
  • Je veux bien ! acquiesce le dîneur bon enfant... Ça ou autre chose, pourvu que je m’en tire !... Mais avec qui ?
  • Avec moi, si vous voulez...
  • Entendu... Quand ?
  • Demain ! »

C’est ainsi qu’un adolescent inconnu, et venu à ce dîner où il ne connaissait personne, en sortit rédacteur en chef de quatre pages hebdomadaires, qu’il avait toute licence de vouer aux Lettres.

Il vivait toujours seul et ne connaissait personne. Mais au lycée de Mâcon, où il avait fait ses études, un jeune professeur de philosophie, très artiste, lui avait fait lire Verlaine, J.-K. Huysmans les premiers romans de J.-H. Rosny, Paul Adam, les premiers vers de Jean Moréas, d’Émile Verhaeren, d’Henri de Régnier.

Il alla les voir, n’hésita point à leur demander des poèmes et des chapitres de leurs livres en préparation. Son compatriote, Félix Fénéon, qu’il avait rencontré entre temps et avec lequel il se lia, lui fit connaître d’autres écrivains : Laurent Tailhade, Francis Viellé-Griffin, Gustave Kahn, Adolphe Retté, Ernest Reynaud, Jean Ajalbert, Edmond Couturier, d’autres encore. Ils devinrent les collaborateurs de ce journal insolite qui, à son originalité, joignit celle de vivre dix-huit mois, en un temps où les journaux littéraires ne dépassaient guère le troisième numéro.

C’est ainsi que le jeune solitaire, vivant désormais au milieu de jeunes gloires, eut la joie de publier en inédit toutes les pièces du Parallèlement de Verlaine, plusieurs chapitres de Certains de Huysmans, et maints beaux poèmes de Jean Moréas.

Un article de ce hardi rédacteur en chef lui valut une lettre chaleureuse et un cordial appel de M. Gustave Geffroy, depuis longtemps déjà fort estimé pour sa critique d’art et ses études sur les livres. Le « Juste de la Justice », ainsi que le nommait Barbey d’Aurevilly, lui voua dès ce temps une amitié qui, d’année en année, s’est accrue.

Le monde littéraire vit alors l’animateur de la Cravache sous l’uniforme d’un fantassin du 76e de ligne, caserné à la Pépinière. Mais le volontaire d’un an pouvait-il, malgré les exercices, les tirs, les gardes, empêcher un tel homme d’écrire ? À peine son volontariat terminé, des articles sur le théâtre, publiés dans Art et Critique de Jean Jullien, attirèrent sur notre solitaire, entouré désormais, l’attention d’Antoine, qui venait de fonder son inoubliable Théâtre libre.

« — Vous avez le sens du théâtre, lui dit, avec autorité, le rénovateur de la scène française... Vous devez avoir des pièces dans vos tiroirs ?...

  • Certainement ! répondit, suffoqué et balbutiant, le jeune homme qui n’avait même pas eu le temps de songer à écrire pour le théâtre.
  • Apportez-m’en une... Je vous la jouerai...
  • Dans trois semaines !... Vous pouvez compter sur moi...

Rentré chez lui en hâte, le dramaturge en herbe passa la nuit à concevoir et à bâtir un scénario, à faire le premier acte d’une pièce, la Meule, qui en comportait quatre.

Trois semaines plus tard, ils étaient écrits, lus à Antoine qui, non moins expéditif et résolu, les mettait immédiatement en répétitions ; et juste un mois après, ayant distribué les rôles à des acteurs comme Grand et Lérand et jouant lui-même le principal personnage, Antoine représentait la Meule sur son théâtre.

La scène du Théâtre libre était retentissante. L’élite intellectuelle s’y empressait. On sentait qu’une rénovation théâtrale était en train de s’y accomplir. En un temps où l’on ne donnait pas comme aujourd’hui dix pièces nouvelles par semaine, un succès mettait aussitôt en grande lumière les auteurs qui s’y révélaient. À lui tout seul Antoine, qui n’était riche que de sa foi, de sa clairvoyance, de son énergie et de son talent, faisait plus pour la notoriété des jeunes écrivains inconnus que ne le peuvent tous les prix littéraires d’à présent.

Le succès de la Meule fut éclatant. Les critiques les plus réfractaires à une rénovation théâtrale célébrèrent ses mérites. Le lendemain, son auteur, âgé de vingt-deux ans, était sorti de l’ombre.

Eh ! bien, ce jeune homme, Monsieur, vous ressemblait comme un frère. L’histoire de ses débuts est la vôtre. Tout jeune encore, vous sembliez avoir déjà un long passé.

Pourtant vous n’étiez pas au monde depuis fort longtemps, puisque vous étés né à Mâcon le 9 juillet 1867. Des fenêtres de la maison paternelle, vos yeux de tout petit enfant ont vu passer le cortège funèbre de Lamartine que, sous la neige (toutes les cloches de la ville et des villages voisins le saluant de leurs glas), vos compatriotes accompagnaient jusqu’à son tombeau de Saint-Point.

Ce spectacle, vous n’en avez compris la grandeur que plus tard, en l’entendant raconter par votre père. Sensible à la beauté, au charme de la nature, grand liseur, il avait une âme de poète, ce fonctionnaire réputé dans la région pour la dignité de son caractère, sa valeur morale et sa ferme courtoisie. Hélas ! une mort prématurée interrompit sa carrière déjà brillante. Vos camarades d’enfance se rappellent qu’on vous apercevait souvent ensemble dans les chemins des environs. Il vous toisait aimer les arbres, les fleurs, la féerie du ciel, les hèles et, avec une clairvoyance sans amertume, vous expliquait les hommes. Il vous parlait de l’histoire et vous inspirait le goût des Lettres auxquelles, âme méditative, il regrettait de ne pouvoir s’adonner. Les mêmes témoins de votre sont unanimes à reconnaître la bonté rayonnante de votre mère, dont la vie vous fut une perpétuelle leçon de bonne humeur à la fois caustique est indulgente.

Votre grand-père paternel avait été l’un des tout jeunes officiers de la fin de l’Empire, promus pour les efforts suprêmes de Leipzig et de Dresde, de Montmirail et de Champaubert. Il fut un de ceux qui vécurent et firent la grande histoire, écrite par M. Frédéric Masson. Vous étiez donc héréditairement désigné pour en parler.

Les antécédents de votre famille maternelle vous prédisposaient moins à en faire l’éloge. Car votre grand-père, dont, en Saône-et-Loire, la région Louhannaise n’a pas perdu le souvenir, était une sorte de gentilhomme campagnard, oisif et généreusement hospitalier ; et jusqu’en 1852 sa principale occupation, au sortir du petit séminaire d’Autun où il fit toutes ses études, fut de rêver la République.

Il y rêva d’une voix si haute, que le coup d’État du 2 décembre l’envoya poursuivre, cinq années durant, son ardente et généreuse méditation en Afrique, à Blidah, puis à Médéah. C’est là, quelques années plus tôt, que j’étais venu au monde. Il est donc très probable, Monsieur, que je vous ai déjà rencontré, sous un ciel plus clément, en la personne de votre grand-père, et que mes jeux d’enfant tumultueux ont heurté ses promenades mélancoliques de proscrit.

Peut-être, dans votre éloge de M. Frédéric Masson, a-t-on perçu tant soit peu, comme un arrière-goût, volontairement dominé, du souvenir de cet exil, qui bouleversa la quiétude et l’heureuse aisance de votre famille. Votre effort d’impartialité n’en est que plus méritoire. On n’ignore pas que vous aimez la justice. Vous étant toujours attaché à vivre avec une âme généreuse, vous mettez une certaine coquetterie à faire de même jusque pour le passé. Par tous ceux qui depuis longtemps vous connaissent on sait que, si vous avez une grande force souriante de négligence, voire de mépris, vous êtes incapable de longues rancunes.

C’est surtout votre indépendance impétueuse, joviale, sarcastique, dont les témoins de votre enfance et de votre jeunesse nous apportent le témoignage. D’après certains de vos livres, il semble bien que votre maturité ait pris soin de ne point laisser s’amollir cette verdeur combative.

Au lycée Lamartine de Mâcon, où de fortes études, quoique menées un peu selon vos enthousiasmes et vos fantaisies, vous conduisent jusqu’au prix d’honneur de dissertation philosophique, vous avez l’heureuse fortune de rencontrer des professeurs qui savent vous faire comprendre la vie, l’humanité, la nature, dans l’œuvre des anciens et des classiques. L’un fut le vénéré père Bouchard dont le souvenir survit dans votre région. Un autre fut votre jeune maître de philosophie, M. Arthur Olivier Le Bret, qui vous donna le goût des ferventes discussions touchant les idées, et vous révéla la littérature la plus moderne.

Mais, comme vous poussez dans le pays de Lamartine, qui est aussi celui des peintres Prud’hon et Greuze, c’est leur influence surtout qui vous fait aimer de bonne heure les lettres et les arts. Que de fois, pendant votre enfance, vous renouvelez le pèlerinage de Monceau, de Milly et de Saint-Point ! Que de fois vous pensez à Prud’hon en vous promenant dans les ruelles de sa ville natale, Cluny, dont Lamartine a joliment écrit que les vieux clochers, au-dessus de ses maisons romanes, la faisaient ressembler à une figure sous « un capuchon de moine » ! Et bien souvent aussi la fraîche vénusté des figures de Greuze vous apparut à l’ombre de Saint-Philibert, l’abrupte et sévère forteresse-église de Tournus. Ce sont là des ambiances qui nécessairement agissent sur l’âme d’un adolescent à la fois sensible et réfléchi, surtout lorsqu’il y est prédisposé par l’hérédité et l’éducation familiale.

L’année que vous passez au collège d’Autun, parmi les monuments que Rome y a laissés, développe en vous le goût des fortes et harmonieuses constructions, dont certains de vos livres, vos discours et maintes pages de critique, prouvent que vous avez l’amour. Dans les rues conventuelles et aristocratiques de cette ville sévère, Soror et aemula Romae, votre enfance vit notre éminent confrère le cardinal Perraud, dont le noble visage ascétique s’accordait si bien avec les pierres de cette ville monacale.

Vous l’avez même vu de très près, Monsieur, puisque c’est la main de ce grand prélat, m’avez-vous dit, qui vous administra le sacrement de confirmation.

Permettez-moi de mettre à profit ce souvenir pour ouvrir une petite parenthèse. Lors de notre dernière réception sous cette Coupole, on fit un très grand éloge, fort mérité, de l’École polytechnique. Que l’École normale prenne donc aujourd’hui sa petite revanche !

Le cardinal qui vous confirma, Monsieur, son disciple et ami notre cher confrère Mgr Baudrillart, et enfin moi-même qui vous accueille ici, nous sommes trois Normaliens. Et notre compagnie en compte plus d’une demi-douzaine. Huit, pour tout dire, même neuf ! Fermons la parenthèse.

Pour ne pas perdre l’habitude des vieilles cités historiques, c’est à Dijon à Dijon que vous commencez vos études de droit, à Paris que vous les achevez, Simple satisfaction donnée à votre famille ; car déjà et depuis longtemps le démon de la littérature vous possède. Vous êtes plus souvent dans les bibliothèques, les musées, les théâtres, qu’à l’École de droit. Il n’est guère de jour où vous ne négligiez les Pandectes ou le Code de procédure civile pour l’esquisse de quelque conte, poème en prose, étude d’art, pour des pages de critique destinées aux nombreuses revues de France et de Belgique auxquelles désormais vous collaboriez.

C’est à ce moment qu’Antoine vous persuada que vous aviez déjà à fait du théâtre et vous contraignit à bâtir en quelques jours une grande pièce, afin de ne pas donner tort à une si flatteuse certitude, qui n’était peut-être qu’une manière polie de vous obliger au travail. Pour raconter votre jeunesse, je vous ai laissé à l’heureux moment de faveur que vous valait soudain cette réussite avec une œuvre humaine et forte.

Vous voici, avec Antoine lui-même, avec Gustave Geffroy et les frères J. H. Rosny, vos grands aînés devenus bien vite vos amis, avec Maurice Barrès, qui ne tarda point à l’être, avec Georges Rodenbach, avec Paul Hervieu, dont vous rappelez pieusement l’affection délicate et sûre, vous voici un des familiers aux jeudis de l’enchanteur Alphonse Daudet, si simple et camarade dans sa gloire gaîment accueillante. C’est là que, en écoutant Maurice Rollinat chanter d’une voix prenante ses pathétiques poèmes, ou bleu Raynaldo Hahn nous émouvoir de sa musique inspirée par celle de Verlaine, c’est là que, pour la première fois, je vous aperçus, timide et frémissant, enthousiaste, très grave et (me parut-il) fougueusement sauvage.

Vous fûtes aussi, me dit-on, l’un des hôtes assidus du fameux grenier où Edmond de Goncourt... Mais ici je n’ai rien de personnel à noter, n’ayant jamais pu faire grimper jusque là-haut ma propre sauvagerie, encore plus farouche que la vôtre.

Ah ! cette belle sauvagerie, combien je l’aimai toujours Et comment n’aurais-je pas plaisir à la louer en vous, monsieur ? C’est le trait essentiel de l’écrivain que vous êtes. Vive cette indépendance, qui fera de vous, l’homme pourtant le plus sensible du monde, titi isolé ! De tout temps, vous vous êtes montré réfractaire aux embrigadements. Vous n’êtes jamais à la suite de qui que ce soit. Vous ne faites rien « à la manière de... ». Vous vous tenez à l’écart des chapelles et des modes. Vous avez horreur des manifestes. On ne vous vit jamais en troupe derrière un drapeau tumultueusement brandi. Vous êtes, d’une façon têtue, un isolé. Solitude qui vous nuit, peut-être. Qu’importe ? Pendant toute vôtre carrière, elle vous vaut des négligences et des coups ; mais on vous sent trop fier pour en souffrir. Il vous plaît d’être ainsi.

Toute votre vie littéraire atteste cette joie de votre indépendance et ce besoin de rester vous-même au milieu dès influences les plus diverses. En plein triomphé du Naturalisme, vous acquérez la maîtrise d’un journal littéraire. Qu’en faites-vous ? Par un souci de vie intérieure qui est l’un des caractères de votre figure, et inspiré par votre goût pour les idées, vous défendez le Symbolisme naissant qui était une réaction contre un art peu attentif à la vie spirituelle et sans horizon. Vos collaborateurs sont presque tous des symbolistes. Mais, en solide Bourguignon qui a le sens clair du réel, vous estimez que certains d’entre eux s’en détournent exagérément. Et, de votre jeune plume, vous louez les transpositions lyriques de la vie, vous exaltez la poésie qui se dégage du vrai, et la vérité pour elle-même à la condition qu’elle soit exprimée d’une manière vivante et en une forme (comme on disait alors) artiste.

Dans votre brillante équipe symboliste vous gardez assez d’indépendance pour glorifier, sous votre signature (j’en ai gardé le souvenir), certain Flibustier de ma connaissance, dont votre entourage ne devait pas être très féru, et en même temps Germinie Lacerteux, dont le pittoresque et pathétique naturalisme venait d’être fortement emboîté à l’Odéon, malgré le génie de Réjane.

Plus tard, au Théâtre-Libre où, entre le sourire de quelques pièces en vers et la ténébreuse grandeur des drames russes ou scandinaves, « la rosserie » triomphe de plus en plus, c’est grâce à des qualités de tendresse que vous vous imposez. Et voilà que, par lassitude de l’éternel adultère, des mœurs cyniques, de l’impassible amoralité, vous faites jouer, avec une intrépidité juvénile, au même Théâtre-Libre, un sombre drame en cinq actes, Mirages, entièrement consacré à la gloire de l’amour maternel. Antoine et Gémier en sont les interprètes. Une telle pièce en une pareille atmosphère, c’était vraiment un paradoxal et quasi insolent amour de la solitude.

Dès cette époque, vous aimez passionnément la peinture. Elle est le repos préféré de votre labeur. Dans les revues et les journaux, vous publiez maintes études qu’elle vous inspire. Mais loin de fêter les artistes en possession de la faveur publique et mondaine, vous accentuez votre solitude en célébrant, avec toutes les fanfares de votre enthousiasme, de grands artistes alors méconnus et bafoués. Après avoir écrit sur eux d’innombrables articles, vous leur consacrez votre « Art impressionniste » qui est la première étude d’ensemble sur cette École alors réprouvée, aujourd’hui glorieuse. Vous aimez la peinture de vérité, les féeries subtiles de la lumière et la douce poésie qui si simplement s’en dégage.

Mais cela ne vous suffit pas. Voilà que vous vous isolez temporairement plus encore, en fêtant leurs continuateurs, ceux qu’on appelle les « néo-impressionnistes », bien plus sévèrement moqués. Vous, vous restez imperturbable devant les sarcasmes. Et, comme vous aviez raison ! Ne voyons-nous pas depuis hier Georges Seurat au Musée du Louvre, avec son tableau le Cirque jadis particulièrement malmené ? Et ne vient-on pas de mettre la rosette au veston de votre autre ami, Paul Signac, avec qui vous fîtes, sur l’Atlantique et en Méditerranée, de si joyeuses navigations à bord de son cotre L’Olympia, dont le nom seul révèle ses enthousiasmes et les vôtres ?

Isolé, vous l’êtes encore lorsque, pour aller vivre dans les pays latins, vous choisissez l’époque où beaucoup de vos contemporains se tournent vers les pays scandinaves, la Russie, l’Angleterre, et même parfois se laissent influencer par les méthodes germaniques. De vos voyages en terre latine vous rapportez un livre ardent, plein de couleur et de pittoresque, où vous montrez en face l’une de l’autre la civilisation chrétienne et les harmonieux décors de la vie arabe. Les chapitres où vous évoquez les grands peintres espagnols, en particulier Velasquez, Greco et Goya, offrent de maîtresses pages, toujours savoureuses à relire.

Fièrement épris de votre indépendance et n’aimant vivre qu’à votre guise, vous renoncez bientôt au théâtre, au moment même où vous y avez conquis votre place. Ayant réalisé votre rêve de bonheur dans un foyer qui est charmant, vous vous enfermez pour une besogne plus casanière. Et vous voilà désormais romancier !

Dans ce genre moins encombré qu’aujourd’hui, vous débutez par un livre puissant, Les Valets, à la fois étude de mœurs et de caractères. On le fit. On en parle plus encore. C’est l’un des succès littéraires du moment. Les écrivains de droite comme de gauche s’accordent pour en proclamer, en des articles très élogieux, la justesse, la pénétration, les divers mérites. La critique est unanime à lui faire fête. Elle loue vos dons de satiriste, votre science dès hommes, votre imagination toujours conforme au réel, votre reconstitution exacte du monde politique. Ce roman laisse à ses lecteurs une si durable impression que, vingt-cinq ans plus tard, lors de votre visite académique à M. de Freycinet, le célèbre homme d’État, alors âgé de quatre-vingt-quinze ans (c’était trois mois avant sa mort), vous en parle avec une sympathie amusée et qui se souvient.

Les Valets sont une étude fine, nuancée et sévère, des mauvaises mœurs politiques. Déjà ! Oui, déjà !

Comme épigraphe, le livre porte ce vers de Hugo :

Personne n’est méchant, et que de mal on fait !

Décidément votre piété pour Lamartine s’allie chez vous à un véritable culte pour Victor Hugo, puisque aujourd’hui, dans votre discours, comme en 1898, date de votre roman, vous évoquez sa grande voix !

Ce vers, d’une indulgence mélancolique, précise à merveille vos intentions ainsi que le caractère vraiment très personnel de vos satires humaines et sociales, et, d’une manière plus générale, de la causticité souriante avec laquelle vous contez, dans tous vos romans, quels qu’ils soient, les comédies et les drames dont nos contemporains nous offrent le spectacle. Vous n’êtes pas méchant, vous non plus, et vous essayez de faire le bien en disant sarcastiquement la vérité.

En ce mot, assurément sévère, Les Valets, vous désigniez (et cela dès 1898) les représentants du pays qui, par faiblesse et par pauvre petite ambition ; les complaisants esclaves de leurs électeurs et de leurs comités, et qui, souvent avec les meilleures intentions du monde, sacrifient aux intérêts du parti ceux du pays.

Comme depuis vingt-cinq ans les mauvaises mœurs politiques se sont beaucoup améliorées (qui donc se risquerait à en disconvenir ?) vous avez démontré avec éclat combien sont efficaces, contre de telles mœurs, les satires les plus âpres et les plus retentissantes. Aussi a-t-on le droit de supposer que, si vous refaisiez un tel roman, vous l’écririez bien plus sévère encore. Et, en vérité, pourquoi ne nous le donneriez-vous pas ? On peut vous garantir un succès au moins égal, et même, je crois, supérieur.

D’autant plus que (vos livres les plus récents l’attestent) vous n’avez rien perdu de cette ironie enjouée, de cette observation malicieuse, de cette imagination comique, joviale et cinglante qui, dès cette époque, distinguent votre forte personnalité de romancier. Votre invective ne ressemble à aucune autre, parce qu’elle n’est ni méchante, ni amère, ni cruelle. Elle amuse parce qu’on sent qu’elle s’amuse. La bouffonnerie humaine vous paraît si cocasse, que vous perdez le courage de vous en indigner trop durement. Elle vous attendrit et vous désarme. Vous préférez en sourire. Parti pour la flageller, vous lui devenez pitoyable.

Cette ironie de bonne humeur qui vous est si particulière, est tellement le fond de votre nature, qu’elle apparait jusqu’en vos romans de passion. Elle prend ses ébats dans Suzeraine, où vous opposez l’ineffaçable domination d’une séduisante et triomphante vieille maîtresse à un amour nécessairement moins pimenté de jeune fille. Elle égaye, en des personnages secondaires, les pages brûlantes et pathétiques de la Maison en Fleurs, roman d’une densité et d’une intensité saisissantes. C’est un-livre qui étreint ses lecteurs et prouve du reste que vous n’avez pas peur des sujets osés et difficiles.

Dès vos premiers livres, vous vous révélez comme un moraliste. C’est même l’une des caractéristiques de votre œuvre. Ah ! vous Vous gardez bien de prêcher ! Vous êtes trop fortement épris d’art vivant pour alourdir vos récits d’austères propos. Discrète et pour ainsi dire souterraine, votre morale est toute en action. Mais dans tous vos livres vous êtes un conseiller de vie droite et saine, de générosité fraternelle, de pitié agissante, de justice. L’âme qu’on vous connaît transparaît en toutes vos pages. Sans doute votre air grave et votre longue barbe (devenue grise bien avant la fin de votre première jeunesse) trompent certaines personnes qui, à distance et en raison surtout de la dignité que vous confère depuis si longtemps une sorte de magistrature littéraire, vous croient triste et solennel. N’empêche que votre malicieuse gaîté, d’un accent si original, rayonne dans tout votre être. On sent que vous êtes de ceux qui pensent : « Heureusement que, en nous donnant la vie, Dieu nous a donné aussi le spectacle de la Comédie humaine pour nous en consoler ! »

C’est cela qui illumine votre fameux livre les Cartons verts, puis vos Hannetons de Paris et les Bouffonneries dans la Tempête, roman qui aurait si bien pu s’appeler les Hannetons de la guerre.

Les Hannetons de Paris sont les êtres vains et enfiévrés, les personnages infatués, encombrants et burlesques, dont la comique agitation nous est un divertissement parfois bien irritant. Quels portraits à l’eau-forte vous nous en avez donnés ! C’est une galerie inoubliable. Les Bouffonneries dans la Tempête sont les simagrées de ceux et de celles qui, au lieu de faire simplement et sans ostentation leur devoir durant la guerre, nous ont offert le spectacle de leur esbroufe faussement héroïque, de leur hypocrite dévouement, de leur vaniteuse et stupide effervescence toujours ait premier plan.

Par d’innombrables et réconfortants articles que, pour ainsi dire, chaque jour tout au long de la guerre, vous ne cessâtes de publier pour glorifier les héros et les saintes de la charité, vous aviez vraiment acquis le droit d’épingler dans votre collection de grotesques, les fanfarons et les pleutres, les convulsives et les cabotines du patriotisme, les rhéteurs, les cupides et les ambitieux continuant leurs cabrioles et leurs rafles à travers les pires périls de la Patrie. Sans vous indigner ou grossir la voix, vous faites rire en montrant leur manège. Et, dans votre souci de justice pour le stoïcisme, la résignation, la patience du peuple français, vous avez grand soin de silhouetter ces quelques centaines de pitres, de fantoches, de sycophantes et de cyniques sur l’immense foule de braves gens qui, simplement, tranquillement, sans une plainte, la foi et l’espoir au cœur, firent leur devoir.

Il n’est pas de roman plus balzacien que celui des Cartons verts. Cent personnages y vivent. C’est un enchevêtrement de petites comédies et de petits drames qui se développent parallèlement et se mêlent. Les caractères se dessinent par des actions progressives et qui s’entrecroisent. Ce n’est pas le banal ridicule du monde des bureaux, la caricature du rond-de-cuir. Avec beaucoup de pittoresque et même de fantaisie, mais ayant toujours sa source dans le réel, c’est une étude nuancée et profonde des mœurs administratives.

Plus que jamais dans ce livre vous restez fidèle à une conception du roman dont, plus tard, votre préface du Veau d’Or, autre livre très saisissant, tâcha de formuler la doctrine. Préface courte, sobre et modeste, mais précieuse pour l’étude de votre œuvre ; car, en deux pages, elle révèle les idées d’après lesquelles vous l’avez construite.

Vous n’êtes point de ces écrivains ne pouvant conter que ce qu’ils ont vu et l’aire vivre que des personnages directement observés. Selon vous (et ce n’est pas moi qui vous donnerai tort) le vrai romancier est celui qui, sur un geste, un regard, une parole, imagine des personnages et des faits. Mais son œuvre n’est humaine, c’est-à-dire émouvante, que si elle est imaginée dans le sens de la vie et selon ses données. Vous dépassez donc le réalisme. De même, vous dites que le roman de vérité comporte aussi, et même surtout, la vérité intérieure. Vous vous attachez à la vie des idées sans vous asservir à une psychologie trop subtile. Et vous êtes de ceux qui pensent que le culte du vrai n’est pas exclusivement et nécessairement le culte de la laideur, de l’exceptionnel, du monstrueux. Sensible à la poésie simple et grave qui se dégage du réel, de plus en plus, sans jamais vous écarter de ce réel, vous l’ennoblissez de cette poésie.

Tous vos livres, que ce soient des études de mœurs ou de caractères, des romans d’amour ou des évocations satiriques, attestent que vous possédez les dons essentiels du romancier : c’est-à-dire un sens aigu et juste de la vie et l’art de créer des êtres vivants.

Ils fourmillent dans vos pittoresques Cartons verts comme dans cette grande fresque l’Espoir, où vous avez montré d’une manière saisissante le victorieux effort que, au lendemain de la guerre de 1870 et de la Commune, la France fit pour renaître dans tous les domaines de la pensée et de l’action. Haute ambition qu’un tel roman ! À la lecture de ces pages frémissantes, on voit la France renaître de ses ruines, reconstituer ses finances et son armée, cicatriser ses blessures ; on assiste au labeur de ses savants, de ses écrivains, de ses artistes, tous attentifs à lui rendre sa force et son prestige. Et, dans cette Assemblée nationale de 1871, qui fut la plus noble, la plus brillante et la plus féconde de toutes nos Chambres, on entend les éloquentes voix des grands parlementaires de gauche et de droite qui se préoccupent avant tout du salut du pays et que leurs discours n’empêchent pas d’agir.

La leçon qu’ils nous ont ainsi léguée, qui donc va nous la rappeler aujourd’hui ? Qui, hélas ?

Ce vaste et vigoureux roman, tout à l’honneur de votre patriotisme, prouve une fois de plus l’indépendance avec laquelle, pour écrire un livre, vous ne vous souciez guère des idées et des sentiments en faveur. Au moment où vous l’avez entrepris, le patriotisme ne se portait plus guère en certains milieux où la fierté nationale fléchissait un peu trop. C’est à une telle heure de lassitude, d’oubli, d’inclairvoyance, que vous avez eu la carrure de nous le donner. Et vous êtes de ceux qui, dès ce moment, par leurs livres, par leurs articles, leurs conférences, leurs discours, leur action publique et privée, ne cessèrent de tenir en éveil le sentiment national, avec le seul espoir de nous préserver d’une agression nouvelle et de la guerre.

Plus tard, lorsque malgré la victoire que méritait si bien le stoïcisme de notre pays pacifique, une paix décevante nous eut laissés pantelants sur nos ruines, le moraliste discret, sardonique et souriant que vous n’avez cessé d’être, l’apôtre de la vie intérieure et le poète de l’humaine vérité que vous êtes devenu, nous donna des romans, très vivants et de bon conseil qui montrent où, dans le désarroi intellectuel et moral d’aujourd’hui, hommes et femmes de bon vouloir peuvent trouver le bonheur. C’est la Lumière retrouvée, peut-être le plus séduisant et le plus artiste de vos livres, en tout cas le plus riche de poésie, qu’on pourrait appeler « le roman d’un homme à la recherche de son âme » ; puis votre dernier ouvrage, au beau titre balzacien : le Mort saisit le Vif, qui montre une famille sauvée de toutes défaillances par ses traditions de vie morale et par son atavisme humaniste.

Dernier ouvrage, ai-je dit ? Quelle erreur ! Car, depuis la guerre, le grand laborieux que vous êtes n’a pas publié moins de huit volumes. Trois romans ont alterné avec des études sur l’art, que vous n’avez jamais négligées pour votre œuvre de romancier. Après un livre sur Auguste Delaherche, grand maître de la céramique française, l’historien de l’Impressionnisme que vous êtes nous a donné un livre sur Camille Pissarro, un autre sur Armand Guillaumin, deux héros de la glorieuse phalange impressionniste, un troisième consacré à notre illustre confrère Albert Besnard, dont l’esprit si fin et l’art féerique sont justement évoqués, enfin sur le peintre Louis Charlot que vous avez découvert il y a longtemps et que vous nous présentez comme l’un des trois ou quatre grands peintres de notre époque.

Et tout cela, Monsieur, malgré les soucis quotidiens d’une grande école d’art industriel que vous avez ranimée et que vous dirigez avec une ferme vigilance, malgré ales travaux, négociations, diplomaties, démarches, exposés, combats, discours, que vous impose le gouvernement de la Société des Gens de Lettres de France.

Vous n’aviez pas quarante ans lorsque, après André Theuriet, Jules Claretie, Émile Zola, Henri Houssaye, Paul Hervieu, Marcel Prévost, Abel Hermant, vos confrères de toutes tendances et opinions vous en donnèrent la présidence. Ils sentirent en vous un animateur et, dès cette époque, pourtant lointaine déjà, votre œuvre littéraire leur parut assez importante pour qu’ils pussent vous faire succéder à de tels écrivains. Votre esprit de justice, la droiture de votre caractère, la rectitude de votre jugement leur inspirèrent confiance. Et leur espoir ne fut jamais déçu, puisqu’ils viennent sans cesse vous rechercher, malgré votre désir de réserver toutes vos forces pour vos travaux personnels, et puisque onze fois, et, la dernière, presque par violence et avec effraction, ils vous remirent le sceptre en main.

Continuant l’œuvre de vos prédécesseurs, et en particulier de M. Marcel Prévost qui fut l’un de nos meilleurs présidents, vous avez fortifié la défense de nos intérêts professionnels, accru la prospérité matérielle de la Société, étendu son action à des domaines nouveaux, obtenu le vote de lois protectrices, conquis par un effort silencieux, obstiné, persuasif, des résultats heureux et bienfaisants. Tout cela en apaisant les querelles, en désarmant les vanités, en conciliant les intérêts, en dédaignant tes injustes et stériles critiques des impuissants qui veulent se donner de l’importance, en gardant votre sourire de philosophe jovial et amusé qui, assez sage pour n’attendre aucune gratitude, trouve sa récompense dans le bien accompli. Votre figure est désormais inséparable de l’histoire de la Société des. Gens de Lettres, que vous avez si bien su grandir, et avec laquelle vous avez grandi.

Ce qui plus encore vous appartient en propre, c’est l’accroissement de son autorité morale, de son prestige, de son influence. En attirant de plus en plus à elle la jeunesse littéraire et les talents originaux, vous avez avivé son lustre et développé son pouvoir d’action. Vous avez eu l’idée de la faire participer à la vie nationale. Grâce à vous, elle est devenue l’une des forces de ce pays. On compte avec elle. Pour toutes les nobles causes on a pris l’habitude de rechercher son concours. Malgré les difficultés actuelles de leur vie et de leur labeur, les écrivains vous doivent de se sentir une puissance. De même, c’est vous qui avez fait rayonner hors de nos frontières l’effort de la Société. Vous vous en êtes servi pour mieux faire apparaître les mérites de notre littérature. Rendant hommage à celle des autres pays par des fêtes mémorables, vous avez contribué à obtenir pour les Lettres françaises la justice à laquelle elles ont droit. Et, par elles, vous avez servi les intérêts de l’influence de la France. Vous-même vous êtes fait beaucoup d’amis dans toutes les capitales d’Europe. Vous y êtes personnellement très connu. Vous êtes une manière d’ambassadeur des lettres. Ah ! Monsieur, si vous n’étiez pas le littérateur que vous êtes, quel diplomate, quel chef de gouvernement vous auriez été !

La force que, par votre diligence bien inspirée, la Société des Gens de Lettres avait acquise longtemps avant la guerre, lui a permis d’exercer tout au long de la guerre une action réconfortante, de devenir un magnifique foyer d’union sacrée, de foi, de réconfort, et d’espoir, auquel, en un article retentissant, Maurice Barrès rendit hommage. Le titre même du livre où vous avez réuni vos actes et vos discours, les Lettres au service de la Patrie, révèle la pensée qui les inspira.

Tel fut alors votre rôle, tenu jusqu’au bout, quelles que fussent vos angoisses et vos douleurs personnelles, avec une méritoire fermeté civique. Vous faisiez là ce que, si simplement, sans une minute de défaillance, l’on vous vit faire partout et sous toutes les formes. Je viens de relire les articles de cette époque, réunis en un volume intitulé Jours de bataille et de victoire. Daté du 27 août 1914, j’en trouve un écrit sous les bombes déversées par les Taubes, alors que l’envahisseur se ruait en trombe sur Paris. Quel bel hymne de foi et d’espérance où, avec une sérénité de fier ton, vous parlez de la Victoire qui, ne nous lassons point de le répéter, ne peut pas ne pas venir. Et, le 12 octobre de la même année, durant les péripéties et les affres de la fameuse Course à la mer, vous publiez, en tête du Matin, un autre article où vous, le tout premier, vous imprimez le fameux on les aura ! que, deux ans plus tard, l’héroïque résistance de nos poilus devait rendre immortel.

Ah 1 comme on s’y attarde, à ces souvenirs de la grande guerre ! Et aussi â parcourir votre œuvre si variée, si attachante, Monsieur ! Peut-être va-t-on penser que j’ai, gardé bien peu de temps pour rendre hommage à notre cher, à notre brave, à notre aimé Frédéric Masson, dont nous parlons si souvent pourtant, entre nous, avec abondance, et Sans jamais tarir de tendresse profonde à son endroit.

Pourquoi ? Vous l’avez dit tout à l’heure, monsieur, d’abord par tous les détails pittoresques de votre admirable portrait où rien ne manque ; et vous l’avez, d’ailleurs, résumé à merveille par ce simple mot de M. Nisard l’ambassadeur : « C’était un grand honnête homme. »

N’empêche que je voudrais aussi, à ma façon, honorer et contenter sa mémoire, moi qui ai eu le privilège d’être aimé par lui, et de l’aimer. Mais à quels mots faire appel, pour m’en acquitter dignement ? J’ai cherché en vain. Peut-être ai-je trouvé enfin ! J’aurais dû y songer tout de suite. Jugez-en !

Quand je désirais lui être agréable, je l’entretenais de quoi, de qui ? De Napoléon. J’avais la chance, par certains aïeux à moi, de connaître, sur son dieu, oui, sur Lui, des faits, des paroles, des anecdotes, que lui-même, Frédéric Masson, ignorait quelquefois.

Je ne ferai pas autre chose aujourd’hui. Immortel, il est ici, parmi nous, il m’entendra. Il n’ignore plus rien, maintenant, de tout ce qui touche à celui qu’il n’appelait jamais autrement que Sa Majesté l’Empereur et Roi. Ne fût-ce que d’entendre répéter ici ce que je lui en disais, je suis certain qu’il sera au comble de ses vœux et en plein affectueux épanouissement.

Par exemple quelques traits de ce que j’appelais la faculté visionnaire et prophétique de Napoléon. Des détails nets, précis, des citations, des textes de lui-même, sans commentaires de qui que ce soit. Et son cœur sera ainsi satisfait ; et le mien aussi, un peu.

À Florence, dans la Bibliothèque des Offices, le conservateur Biaggi, aujourd’hui défunt, me fit le grand honneur de me laisser voir, toucher, et lire un petit cahier où le jeune Bonaparte, élève à l’École de Brienne, notait ce qui l’intéressait. Il y avait, en premier lieu, une vingtaine de pages consacrées aux détails du Couronnement de Charlemagne. Puis venait un volumineux chapitre de toutes les possessions et colonies de l’Angleterre sur la surface du globe terrestre. Et, au milieu de la dernière page, cette ligne isolée :

Sainte-Hélène, petite île perdue dans l’Océan.

Voici une citation plus longue, et dont la vue sur l’avenir semble bien aller au delà même du temps où nous sommes, puisqu’il y est question de choses que nous attendons encore. Le texte entier est de Napoléon à Sainte-Hélène :

« La guerre va devenir un anachronisme. Si nous avons livré des batailles sur tout le continent, c’est que deux sociétés étaient en présence, celle qui date de 1789, et l’ancien régime ; elles ne pouvaient subsister ensemble ; la plus jeune a dévoré l’autre. Je sais très bien qu’au bout du compte la guerre m’a renversé, moi, le représentant de la Révolution française et l’instrument de ses principes, mais n’importe ! C’est une bataille perdue pour la civilisation ; la civilisation, croyez-moi, prendra sa revanche. Il y a deux systèmes, le passé et l’avenir ; le présent n’est qu’une transition pénible. Qui doit triompher ? L’avenir, n’est-ce pas ? Eh ! bien, l’avenir c’est l’intelligence, l’industrie, la paix ; le passé, c’était la force brutale, les privilèges et l’ignorance. Chacune de nos victoires a été un triomphe des idées de la Révolution. LES VICTOIRES S’ACCOMPLIRONT UN JOUR SANS CANONS ET SANS BAÏONNETTES. »

Enfin, voici presque mieux encore, si bien que Frédéric Masson en eut comme une sorte d’extase, le jour où je le mis en face du miracle, sans doute prévu par Napoléon, lequel cependant n’en a jamais soufflé mot à personne, sinon à soi-même peut-être... Mais point de discussions, ni de commentaires quelconques, ai-je dit. Donc, au fait !

Un vieil ami de mon aïeul, quand j’étais petit, ce vieil ami étant ancien officier graveur de cartes topographiques au temps du premier Empire, a souvent affirmé, à mon aïeul, et à mon père, devant moi, que c’est Napoléon en personne qui a décidé, voulu, et noté de sa main sur un plan, l’orientation de l’Arc de Triomphe.

Cela dit, et sans argumenter en quoi que ce soit, il faut bien avouer qu’à ce moment-là l’Empereur ne pouvait en aucune façon connaître la date future de sa mort.

Or, au jour anniversaire de cette date, montez les Champs-Élysées, ainsi que j’y fis monter Frédéric Masson pour qu’il eût son extase ; et vous aurez la même, quand vous constaterez que le soleil couchant se trouve, alors, juste au Centre de l’Arche, comme si le dernier dieu de la guerre avait préparé cette hostie en or dans ce tabernacle pour s’y réincarner un jour dans le nouveau dieu qu’il sera, le dieu de la paix, qui nous rouvrira enfin le paradis retrouvé, le seul paradis possible aux hommes de demain, le paradis sur la terre !