Réponse de M. Roger Caillois
au discours de M. Claude Lévi-Strauss
DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 27 juin 1974
PARIS PALAIS DE L’INSTITUT
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Monsieur,
Lorsque vous remontiez les fleuves impassibles pour vous interner dans la moiteur de ces tropiques dont vous avez dit la tristesse, vous ne vous attendiez pas, du moins je le présume, à siéger un jour parmi nous en ce costume non moins chargé d’ornements que de peintures et de tatouages les corps des Indiens que vous vous appliquiez à mieux connaître et de qui vous avez eu l’humilité de déclarer recevoir des leçons — l’humilité ou peut-être la secrète satisfaction d’en donner une, par ce biais, à vos auditeurs.
Voici que vous inaugurez en ce jour votre broderie tribale. Elle est d’élection, je veux dire que, si vous ne pouvez plus la déposer, vous l’avez du moins choisie. Elle n’est pas de naissance, et ne résulte pas d’implications dérivées des structures de la parenté que vous avez magistralement élucidées. Cette adoption réciproque, la vôtre par notre Compagnie, celle que vous nous avez d’avance consentie, peut apparaître comme une énigme, sinon comme un symbole et, par conséquent, demander quelques éclaircissements. Je vais m’y employer.
Mais il me faut, avant de regagner avec vous l’Europe aux anciens parapets, vous suivre jusqu’au moment où vous ne vous êtes plus senti guidé par les haleurs. Vos parents étaient cousins issus de germains, de sorte que, dès avant votre naissance, vous vous trouviez comme destiné à devoir reconnaître dans la parenté un système complexe et impérieux d’interrelations culturelles, tout autant qu’une sorte d’unité biologique constituée par les géniteurs et leur descendance. De votre famille, vous avez retrouvé les traces jusqu’au XVIIIe siècle. Toutes les branches en sont originaires d’Alsace. Vos ancêtres se sont consacrés les uns au négoce, les autres au sacerdoce. Un de vos grands-pères fut successivement rabbin de Verdun, grand-rabbin de Bayonne, puis de Versailles. Je suis frappé davantage par la vocation artistique de plusieurs de vos ascendants. Vous notez à juste titre le prestige durable dont jouissait autour de vous Isaac Strauss, aïeul maternel de votre père. Violoniste et compositeur, il collabora avec Offenhach, reçut Rossini, protégea Chabrier. Napoléon III, en villégiature à Vichy, séjourna chez lui. Il fut l’un des fondateurs de la Société des Concerts du Conservatoire et dirigea l’orchestre des bals de la Cour. Il fut un collectionneur passionné. À sa mort, les antiquités judaïques qu’il avait réunies entrèrent au Musée de Cluny, groupées dans une salle qui portait son nom.
Vous n’avez pas connu Isaac Strauss, mais vous en avez beaucoup entendu parler. Vous avez attiré mon attention sur cette personnalité remarquable qui est à l’origine de l’importance de la musique dans vos traditions familiales. On vous mène dès l’enfance écouter Wagner aux cinquièmes loges de l’Opéra, car de ces places, précisez-vous : « On voyait très peu, mais on entendait très bien. » De là naquit votre goût pour la musique, puis pour les structures musicales dont le vocabulaire au moins vous a fourni la composition de la première série des Mythologiques.
Votre père devait travailler à la Bourse. Il préféra l’École des Beaux-Arts. Il devint peintre, de sorte que la fréquentation des ateliers d’artistes s’ajouta pour vous à celle de l’Opéra. Vous avez conservé un souvenir vague des fêtes qu’on y organisait à l’occasion. La guerre de 1914 balaya cette frivolité. Vint pour votre famille une période d’épreuves. Votre père faisait de trop rares portraits de notabilités provinciales. L’appartement de vos parents était transformé en atelier où l’on décorait des tables basses chinoises et de polygonales lanternes japonaises.
Vous avez toujours montré une certaine réticence à l’égard des audaces de l’art contemporain. Je n’en attribue pas l’origine à l’admiration de votre père pour Quentin-Latour ni à vos menues besognes de décorateur de pacotille pseudo-orientale. Je crois plutôt que les recherches aventureuses des écoles nouvelles s’accordaient mal avec un goût pour la représentation précise, qui vous portait vers plus de robustesse et de simplicité. Vous n’avez jamais condamné l’art moderne, mais on perçoit bien que vous lui marchandez votre enthousiasme. Quand je feuillette vos ouvrages, je ne remarque pas sans émotion et avec quelque sentiment de complicité les illustrations que vous empruntez aux vieux livres de sciences naturelles.
C’est tardivement et peu à peu que l’homme découvre sa propre enfance et c’est encore plus lentement qu’il se risque à en révéler, fût-ce avec une pudeur extrême, les situations et les épisodes qui l’identifient aux autres et qui, en même temps, lui dévoilent l’abîme parfois imperceptible, mais toujours infranchissable, qui l’en sépare. Vous n’avez pas fait exception à cette règle.
|Comme en peinture et en musique, votre père avait un goût classique en littérature. Il vous fit présent, quand vous étiez en classe de sixième, du dictionnaire Hatzfeld et Darmesteter, le plus sûr, celui auquel nous nous référons le plus pour la paresseuse confection du nôtre. Il vous transmit aussi le goût du travail manuel, plus exactement du bricolage. Surtout il vous rapportait des boutiques de brocanteurs et de bouquinistes des livres souvent insolites et jusqu’à des armes africaines, dont je n’ai pas l’impression que ce soient elles qui vous aient donné la vocation de l’ethnographie. Il puisait dans un carton empli d’estampes japonaises pour augmenter une collection que vous aviez soin d’enrichir vous-même de bibelots d’Extrême-Orient. Cette passion a dominé votre enfance. Vous n’en êtes pas cependant devenu orientaliste.
Le milieu familial vous mettait en contact permanent avec des écrivains et des artistes qui éveillèrent en vous mille curiosités. Ils dirigeaient votre jeune appétit sur le panorama entier du vaste univers, sur la délectable diversité des cultures et des styles. Vous avez été apprivoisé très jeune à l’opulence du monde.
Vous écrivez alors des vers, vous courez les antiquaires (aujourd’hui encore, votre distraction préférée consiste en une tournée rapide, mais tri-hebdomadaire, à l’Hôtel Drouot). Vous pouvez réciter par cœur telle ou telle page de l’édition abrégée du Quichotte. Vous fabriquez des postes à galène pour capter les émissions en morse de la Tour Eiffel. Vous dessinez des costumes de théâtre. Vous vous essayez à la plupart des instruments de musique et même à la composition musicale. Vous entraînez vos camarades dans les quartiers inconnus de Paris et jusqu’au fond des banlieues. Une expédition plus hardie vers Rouen s’achève par la déconfiture de la petite troupe : vous aviez suivi un méandre de la Seine et vous vous êtes retrouvés non loin de votre point de départ. J’admire cet éparpillement d’énergie insatiable et juvénile. Paul Valéry écrit : « Il n’y a pas de travail inutile. Sisyphe se faisait les muscles. » Il n’y a pas non plus d’errements improductifs. Chacun d’eux accroît l’ouverture d’esprit et la sensibilité de celui qui s’y hasarda. Vos années de formation en fournissent la preuve.
Cependant, vos devoirs de français, vos rédactions comme on disait alors, sont suivies chez vous avec la même inquiétude qui vous avait précocement pourvu du Hatzfeld et Darmesteter. Les notes que vous obtenez provoquent suivant les cas des réactions de fierté ou d’alarme. De l’école et de la famille, vous recevez en proportions inégales deux éducations concurrentes et complémentaires, la tradition et la saisie directe des choses ; l’assimilé et le surprenant, le cru et le cuit, mais assurément plus de miel que de cendres, en tout cas avec l’apprentissage des lois rigoureuses de la syntaxe et de la rhétorique, les premières et séduisantes gambades de l’agilité intellectuelle. J’ai insisté plus qu’il n’est coutume, Monsieur, sur cet aspect de votre adolescence, sinon de votre enfance, car il est clair que le cercle de famille vous a, dans un premier temps au moins, beaucoup plus apporté que les salles de classe. Vous avez presque tout recueilli à domicile. Je n’oublierai pas l’essentiel : l’exemple du courage et de l’abnégation, de la modestie et de la ténacité montrées par votre mère dans les années difficiles. Vous ne m’en voudrez pas,— bien au contraire, j’en suis sûr —, de l’associer aujourd’hui, comme elle le mérite, à votre gloire.
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Vos études, à l’école primaire de Versailles, puis aux lycées Janson de Sailly et Condorcet pour la préparation, que vous abandonnez, de l’École Normale Supérieure, sont celles de tout un chacun. Votre professeur de philosophie, André Cresson, qui fut aussi le mien, homme à la fois d’une grande honnêteté et d’un grand scepticisme (deux choses qui d’ordinaire se composent mal), vous conseilla l’étude du Droit. Vous préparez donc la licence de Droit, concurremment toutefois avec celle de philosophie. Vous vous décidez finalement pour cette dernière discipline et vous voilà reçu à l’agrégation dans les trois premiers en 1931.
De l’enseignement universitaire, vous retenez surtout le caractère technique et quasi passe-partout d’argumentations où s’ébroue votre ingéniosité : « Une forme unique, écrivez-vous, toujours semblable, à condition d’y apporter quelque correctif élémentaire, un peu comme la musique qui se réduirait à une seule mélodie, dès qu’on a compris que celle-ci se lit tantôt en clé de sol et tantôt en clé de fa. » Je suis frappé par la critique comme par la comparaison. Ces variations flexibles, déterminées par un code, si on les transpose dans l’univers des images et des usages, si on les applique avec méthode comme instruments d’analyse, non plus comme une gymnastique purement formelle, mais comme la détection de chassés-croisés d’éléments à la fois autonomes et solidaires, ne vont-elles pas, de façon obscure, agissant tour à tour comme modèles et comme repoussoirs, aboutir à la méthode d’interprétation par les différences en quoi consiste en partie le déchiffrement structural ? Ce ne serait pas la première fois qu’une méfiance justifiée envers une virtuosité trop mécanique aurait donné à celui qui l’éprouvait l’idée d’une application mieux dirigée, plus scrupuleuse et surtout plus contrôlée par son objet.
Peut-être convient-il de reconnaître dans une telle démarche l’un des chemins fréquents de la découverte féconde. Je retiens à tout hasard votre réaction envers la philosophie d’enseignement et je la préfère même comme origine très lointaine de votre systématique à la confidence que vous m’avez faite non sans humour : on vous a conté qu’à l’âge de deux ou trois ans, vous vous sentiez déjà capable de lire, puisque, vous semblait-il, la présence d’une syllabe identique « bou » dans les mots boucher, boulanger et d’autres ne pouvait évidemment signifier que bou. Je remarque que la même syllabe existe également dans « boutade » et me contente de prendre bonne note de l’heureuse et fondamentale hantise d’invariance que l’anecdote révèle dans votre jeune esprit. Vous concluez ainsi votre plaisant récit : « En vérité, toute l’analyse structurale pourrait se réduire à cela. » Sans doute. Encore faut-il savoir déceler dans un domaine inextricable les invariants réels et leur identité persistante sous des apparences ou des fonctions souvent inverties.
Je cesse d’anticiper. Vous voici agrégé. Vous vous acquittez de vos obligations militaires, puis entrez dans l’enseignement, toujours avec la même imperturbable indifférence à l’égard de l’ethnologie. Quand Frazer, alors en pleine gloire, donne à la Sorbonne une conférence-testament, vous n’avez pas l’idée d’y assister. Vous préférez suivre le cours de Saint-Anne où Georges Dumas, le dimanche matin, conversait avec ses déments : ce cours, je le suivais aussi en compagnie d’un autre explorateur de l’imaginaire : Henri Michaux. Je comprends que vous ayez été impressionné par ces êtres à l’intelligence hallucinée plus que vous ne le serez ensuite par les indigènes les plus énigmatiques que vous aurez l’occasion d’observer. En effet, les fabulations d’un esprit égaré le retranchent de ses semblables, celles d’une société ne traduisent que les fictions et les règles qui en assurent chaque fois la continuité.
En même temps, vous vous passionnez pour la géologie. De cette fascination nouvelle, je dirai seulement que vous en avez très bien parlé et que, contrairement à l’objet de ma propre inclination, la minéralogie, qui est descriptive et classificatoire, la tectonique est science de glissements, d’équilibres, de résurgences, en un mot de structures. Ce n’est peut-être qu’une coïncidence.
À part une brochure publiée par le Parti Ouvrier Belge, Gracchus Babeuf et le Communisme, seule relique de votre intérêt d’alors pour la politique, vous n’avez encore rien publié quand, un dimanche matin de l’automne 1934, le Directeur de l’École Normale Supérieure vous demande par téléphone si vous avez toujours le désir de faire de l’ethnographie (vous vous y intéressiez donc tout de même un peu !). Il vous conseille de poser votre candidature à la chaire de Sociologie de l’Université de São Paulo. Il est nécessaire de donner une réponse positive avant midi, ce que vous faites.
Rarement décision importante fut plus précipitée. Aucune vocation impérieuse ne vous poussait. Elle vous attendait plutôt de l’autre côté de l’Océan, où elle allait devenir jalouse, sinon exclusive.
Je serai bref sur les effets du dépaysement, le même que je devais ressentir quelques années plus tard et qui, selon moi, tient essentiellement à la noblesse de l’espace et au changement d’échelle des sites, à la rareté des hommes, à la précarité de leurs efforts, à la simplicité des choses et des émotions. Je crois que l’un et l’autre, très différemment sans doute, avons ressenti cette sorte de baptême comme une bénédiction. À vous, une métamorphose plus particulière était réservée : non pas seulement la découverte d’une nature vaste et vindicative, mais celle d’hommes qui n’avaient pas encore été touchés, je devrais plutôt dire, pour mieux vous suivre, atteints, au sens à la fois spatial et médical du mot, par la civilisation. Mon laconisme a pour excuse que je ne pourrais guère ici que paraphraser pauvrement les meilleures pages de l’ouvrage qui vous a valu la notoriété. On a écrit qu’il renouvelait la tradition du voyage philosophique. Je n’en suis pas assuré, ni que vous-même vous réjouissiez de vous voir rangé sous la même étiquette, d’ailleurs flatteuse, qu’un Keyserling par exemple.
Car vous n’avez pas été un philosophe en voyage, mais un homme de métier désireux de tirer les conséquences de ses expériences et dont les responsabilités intellectuelles s’étendaient et se modifiaient avec le savoir quotidiennement acquis. L’originalité de Tristes Tropiques, le secret de son influence ne tiennent pas au pittoresque des lieux ni aux péripéties du parcours, ni même aux informations recueillies, que vous réservez aux publications savantes. Il vient de la mise en question de la vie que vous avez menée jusqu’alors par une autre sorte d’existence, qui vous est soudain révélée et que vous allez désormais vous consacrer à décrire, à connaître, à faire reconnaître et dont la vision du monde, devinée ou conjecturée, inspire bientôt la vôtre. Quelques randonnées de vacances à partir de São Paulo, puis, à la veille de la guerre, une mission d’un an suffit à vous marquer de façon décisive, au moins à changer durablement votre optique.
Vous quittez les « sauvages » au début de 1939, mais c’est pour les défendre, pour défendre l’homme naturel, c’est-à-dire celui dont les institutions et les techniques sont accordées à la nature et en demeurent proches. Vous entreprenez cette apologie avec plus de science que Jean-Jacques Rousseau, mais avec autant de fougue que lui et, en tout cas, d’une aussi grande distance, car vous n’irez plus revoir vos modèles ni partager leur vie (si j’excepte une courte mission dans les hautes vallées de l’Inde), ne fût-ce qu’à l’instar d’Antée qui avait besoin de toucher la terre pour y reprendre des forces.
En 1936, vous avez publié votre premier travail ethnographique d’observation directe. Dans votre abondante bibliographie, ce genre de mémoires décroît rapidement et disparaît assez vite. L’ethnographe cède la place à l’anthropologue. La guerre éclate. Vous êtes mobilisé, réintégré dans l’enseignement, puis frappé par les lois raciales. Alfred Métraux et Robert Lowie, qui se souviennent de votre étude de 1936 sur l’organisation tribale des Bororo, vous procurent une invitation de la New School for Social Research dans le cadre du plan de sauvetage des savants européens financé par la fondation Rockefeller. Engagé dans les Forces Françaises Libres, vous êtes maintenu sur place pour participer aux émissions vers la France, où il vous arrive de donner la réplique à un autre lecteur, André Breton.
Vous vous liez alors avec les peintres surréalistes. Vous contribuez à fonder avec Henri Focillon, Jean Perrin, Jacques Maritain, Henri Grégoire, l’École libre des Hautes Études, où vous remplissez les fonctions de secrétaire général. Dans la revue Renaissance, organe de l’École, vous publierez un peu plus tard une étude déjà caractéristique de votre manière, « Le dédoublement de la représentation dans les arts de l’Asie et de l’Amérique », qui est le premier travail que j’ai lu de vous.
Après un court séjour à Paris, vous retournez à New York pour succéder à Henri Seyrig comme conseiller culturel. Vous aviez commencé d’écrire en 1943 l’ouvrage rigoureux et stimulant qui devait établir votre renom scientifique, Les Structures élémentaires de La parenté. Vous l’achevez alors. Il paraîtra en 1949 et vous vaudra le Prix Paul Pelliot. Vous êtes sous-directeur du Musée de l’Homme. L’année suivante, vous voici directeur à l’École pratique des Hautes Études, où je m’honore d’avoir été pour ma part l’élève de Marcel Mauss et de Georges Dumézil et qui est bien, après le Collège de France, auquel elle sert d’ailleurs de pépinière, le centre par excellence de la recherche désintéressée, celle qui n’est assujettie à aucun programme et qui ne prépare à aucun concours ou examen.
Dès lors, commence pour vous une vie de labeur ininterrompu et de gloire croissante. Vous ne jouissez pas seulement de l’estime et de l’admiration de vos pairs. Par de nombreux articles, par des réponses à de multiples enquêtes portant sur les sujets les plus divers, par le retentissement de Tristes Tropiques, par les qualités d’expression que vous démontrez, vous acquérez en même temps une audience anormalement étendue pour l’universitaire brillant que vous êtes. Vous participez activement aux débats et soubresauts de la vie des Lettres. J’en sais quelque chose.
En 1952, vous écrivez, à la demande de l’Unesco et trop rapidement peut-être, un opuscule Race et Histoire où vous avancez sur l’équivalence des cultures des thèses qui vous deviendront familières et qui ne vont pas sans ingratitude à l’égard des traditions et des disciplines qui vous ont formé. Il provoqua entre nous une querelle, dont je reconnais avoir pris l’initiative. Je rendais hommage à la justesse de chacun de vos arguments, mais j’avouais qu’ils ne me paraissaient guère compatibles entre eux, de sorte qu’il arrivait à votre raisonnement d’en souffrir. Vous m’avez répondu sur un ton, avec une abondance, une véhémence et en usant de procédés polémiques si peu habituels dans les controverses d’idées, que j’en suis, à l’époque, resté pantois.
L’accrochage est aujourd’hui si bien prescrit des deux côtés que j’ai été un partisan ardent de votre entrée dans notre Compagnie et que vous m’avez demandé de vous y accueillir aujourd’hui. Pour le faire, je me suis gardé de relire votre texte et le mien. Je n’aurai même pas évoqué cette chamaille, si elle ne restait pas de notoriété publique et s’il ne m’avait semblé que, les écrits par nature demeurant, mieux valait déclarer l’affaire depuis longtemps enterrée. Voilà qui est fait.
En 1959, vous êtes élu au Collège de France à la chaire d’anthropologie sociale, créée spécialement pour reconnaître l’originalité et la portée de vos recherches. Vous accumulez désormais récompenses et honneurs. Vous êtes, à titre étranger membre de l’Académie Royale des Pays-Bas, de l’Académie des Sciences et Lettres de Norvège, de l’Académie Britannique, de l’Académie Nationale des Sciences des États-Unis. Je ne puis nommer toutes les sociétés illustres qui vous ont appelé à siéger en leur sein. Je suis assuré toutefois de vous faire plaisir en choisissant parmi elles l’Académie de Dijon, qui couronna Rousseau dont vous vous proclamez volontiers le disciple et que vous tenez avec quelque injustice à l’égard de Montesquieu (qui est mon maître à moi), pour le fondateur des sciences de l’homme.
Vous êtes docteur Honoris causa de plusieurs universités étrangères des plus prestigieuses, telles qu’Oxford, Yale, Columbia, d’autres encore. I1 vous a été décerné la médaille du « Huxley Memorial » du Royal Anthropological Institute, la médaille d’or et le prix du Viking Fund, celle du Centre National de la Recherche Scientifique français, enfin, il y a treize mois, le Prix international Erasme. J’en oublie, comme je passe sous silence les ouvrages, les études et les articles qui sont consacrés à votre œuvre.
Votre célébrité est telle que, lorsque vous vous présentez aux suffrages de cette Académie, il ne se trouve personne pour se mettre sur les rangs et oser vous disputer le fauteuil que vous briguez.
Votre œuvre est si riche, si diverse, si complexe, par nature si labyrinthique, que vous comprendrez sans peine que je ne me hasarde pas à en entreprendre l’analyse. D’ailleurs venant d’un semi-profane, la réticence serait négligeable et la louange peu flatteuse. Ma modestie, qui n’est pas innée, aime à se souvenir de la répartie de Delacroix (si je ne me trompe) à un admirateur qui lui assurait qu’il était un grand peintre : « Qu’en savez-vous, Monsieur ? »
Mais vous êtes aussi humaniste, vous parlez de peinture, justement, et du sexe des astres, des jeux et des jouets, de maint problème d’actualité où votre opinion est sollicitée, — et vous ne refusez pas de la donner. C’est sur ce terrain vague, sur ce « domaine de personne », que je vous rejoindrai. Si vous le permettez, j’aborderai plusieurs caractères de l’ethnographie et des sciences humaines, sur lesquels même le premier venu est appelé à réfléchir.
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Étrange destinée, étrange préférence que celle de l’ethnographe, sinon de l’anthropologue, qui s’intéresse aux hommes des antipodes plutôt qu’à ses compatriotes, aux superstitions et aux mœurs les plus déconcertantes plutôt qu’aux siennes, comme si je ne sais quelle pudeur ou prudence l’en dissuadait au départ. Si je n’étais pas convaincu que les lumières de la psychanalyse sont fort douteuses, je me demanderais quel ressentiment se trouve sublimé dans cette fascination du lointain, étant bien entendu que refoulement et sublimation, loin d’entraîner de ma part quelque condamnation ou condescendance, me paraissent dans la plupart des cas authentiquement créateurs.
À ce premier paradoxe de l’ethnographie s’en ajoute un second. Elle se présente comme la seule science qui contribue à détruire son objet, car elle envoie dans les derniers refuges où subsistent encore les hommes de nature les enquêteurs les mieux préparés qui soient et les mieux pourvus d’un matériel enviable, de sorte qu’une population sauvage ne sera étudiée qu’une fois en son état d’innocence quant à l’univers technique. La présence de l’ethnographe le plus précautionneux annonce ou consacre la contamination sans retour de la tribu où il séjourne. Le domaine de l’ethnographie ressemble à une peau de chagrin au bout de sa diminution progressive. Chaque jour l’exténue. Demain, il n’existera plus que dans les rayons des bibliothèques. Rien ne distinguera plus l’ethnographie de l’archéologie et de l’histoire. Les ethnographes, s’il en existe encore, en sont conscients et sont partagés entre l’orgueil de compter parmi les derniers représentants d’une illustre lignée et la certitude du tarissement inévitable des sources humaines qui alimentent leur discipline. Car les sujets de l’étude ne peuvent pas ne pas rejoindre les savants qui les étudient.
Presque tous les hommes sont naturellement ethnocentristes. Ils estiment que ceux de leur tribu ou de leur nation sont les seuls humains, et les autres des sous-hommes, des demi-animaux, dans les meilleurs cas des barbares, c’est-à-dire des bègues, des balbutiants, ignorant le langage articulé, dont l’emploi définit les hommes véritables. Nul n’est ethnographe, s’il n’a d’abord extirpé de soi ces préjugés et idoles domestiques et s’il ne s’efforce de se substituer et identifier à ceux dont il essaie de comprendre les croyances, les usages et l’organisation. Il abandonne tout sentiment de supériorité, il garde sans doute celui de la différence, mais en estimant que cette différence est compensée et qu’elle prend place dans une totalité indivisible dont il ne convient pas d’isoler tel ou tel terme. Il serait en effet imprudent, trompeur, j’ajouterai inhumain, de juger, encore plus de condamner tel ou tel genre de vie de l’extérieur, à partir de critères étrangers. Mieux encore, ceux qui demeurent convaincus qu’il existe néanmoins une hiérarchie objective, universelle, des valeurs, doivent en faire abstraction pour le temps et dans le domaine de leur enquête, afin que de l’antipathie ou quelque suffisance ne vienne à leur insu entamer une impartialité nécessaire.
Personnellement, vous avez combattu avec une rare persévérance cet ethnocentrisme dont les civilisés sont communément affligés à l’égard de ceux qu’ils appellent « sauvages ». À cette occasion, je me plais à saluer, Monsieur, votre bonheur d’expression et à admirer le double sens d’un de vos titres, La pensée sauvage, qui restitue d’un coup à une pensée dont la cohérence et la complexité étaient hier ignorées, les grâces et les séductions des fleurs de la nature, avant que l’horticulture ne les aient traitées. Il ne s’ensuit pas qu’il faille pour autant maudire le travail des jardiniers.
Peut-être cette sympathie fondamentale, indispensable pour le sérieux même du travail de l’ethnographe, celui-ci n’a-t-il aucun mal à l’acquérir. Il souffre plutôt d’un défaut symétrique de l’hostilité vulgaire que je relevais il y a un instant. Dès le début, Hérodote n’est pas avare d’éloges pour les Scythes, ni Tacite pour les Germains, dont il oppose complaisamment les vertus à la corruption impériale. Quoique évoque du Chiapas, Las Casas me semble plus occupé à défendre les Indiens qu’à les convertir. Il compare leur civilisation avec celle de l’antiquité gréco-latine et lui donne l’avantage. Les idoles, selon lui, résultent de l’obligation de recourir à des symboles communs à tous les fidèles. Quant aux sacrifices humains, explique-t-il, il ne convient pas de s’y opposer par la force, car ils témoignent de la grande et sincère piété des Mexicains qui, dans l’ignorance où ils se trouvent de la crucifixion du Sauveur, sont bien obligés de lui inventer un équivalent qui n’en soit pas indigne. Je ne pense pas que l’esprit missionnaire explique entièrement un parti-pris de compréhension, que rien ne rebute. La croyance au bon sauvage est peut-être congénitale de l’ethnologie.
L’Occident des pêcheurs d’âmes et des commerçants d’épices, bientôt des négriers et des factoreries, puis des conquêtes militaires et des services administratifs, l’Occident criminel, technicien, aventureux et hygiénique introduit partout laboratoires, écoles et usines, maladies et vaccins, fléaux et universités, bordels et dispensaires. Peu importe qu’il pratique la ségrégation ou l’assimilation, le résultat est partout identique. L’indigène, parfois demeuré au stade néolithique, abandonne ses ustensiles, ses armes, sa quasi-nudité, ses institutions. Il n’en subsiste pratiquement plus aujourd’hui qui n’ait eu aucun contact avec la civilisation industrielle. Ceux qui en restent indemnes ne jouissent que d’un bref sursis. Les ethnographes justement alarmés par la disparition de l’objet de leurs études s’affairent à préserver ce qui peut être sauvé des mythes et des mœurs, des structures familiales et sociales. Mais oublient-ils qu’ils descendent de sauvages eux-aussi ? Qu’auraient dit, à l’époque Romaine, les ancêtres de ces savants généreux, qui appartenaient peut-être aux tribus les plus rudes des Gaules et de la Germanie, si des ethnographes de l’époque avaient exigé qu’on les confinât dans leurs singularités remarquables, qu’on prît les mesures nécessaires pour que ne fût ni détruite ni saccagée l’originalité de leur culture, qu’on les retint de s’initier aux nouveautés apportées par l’envahisseur, afin qu’ils ne se réveillent pas absorbés dans une civilisation uniforme, utilitaire et sans âme ? S’il en avait été ainsi, Monsieur, où serions-nous ? Et l’ethnographie tout entière ? J’estime que les ethnographes et anthropologues d’aujourd’hui ne se mettent pas assez à la place de leurs aïeux, auxquels ils ont cessé de ressembler et qui furent en leur temps des sauvages aussi près de la nature que ceux qu’ils ont aujourd’hui loisir d’observer.
Je m’étonne dans ces conditions qu’ils se montrent surpris de l’ingratitude, de l’humeur des peuples dits pudiquement en voie de développement, quand ceux-ci entendent les habitants privilégiés des métropoles modernes s’extasier sur le sûr instinct qui fait persévérer dans leur être les hommes de nature. Ils les félicitent même de récuser le devenir. Je ne crois pas pour ma part à ce refus de l’histoire dont les « sauvages » sont parfois crédités. Je suis plutôt convaincu par les pages où vous décrivez ces mêmes sages avides des outils métalliques, qui pourtant mettent en péril l’ensemble de leur culture et leurs institutions. Nulle part, comme vous le savez, la hache de pierre n’a été préférée à la hache d’acier aussitôt apparue. Comme la mauvaise monnaie chasse la bonne, plus sûrement encore le meilleur outil élimine le moins efficace. Ce qui vaut pour les ustensiles ne vaut pas moins pour les animaux d’élevage, pour les cultures vivrières, pour les innovations techniques, — et ceci à tous les niveaux, de la roue à l’énergie nucléaire. Il n’y a jamais dédain, mais fascination.
Nous avons eu les oreilles rebattues de la sagesse des Chinois, inventant la poudre sans s’en servir que pour les feux d’artifice. Certes. Mais, d’une part l’Occident a connu lui aussi la poudre sans longtemps l’employer pour la guerre. Au IXe siècle, le Livre des Feux, de Marcus Graecus en contient déjà la formule ; il faudra attendre plusieurs centaines d’années pour son utilisation militaire, très exactement jusqu’à l’invention de la bombarde, qui permet d’en exploiter la puissance de déflagration. Quant aux Chinois, dès qu’ils ont connu les canons, ils en ont été acheteurs très empressés, avant qu’ils n’en fabriquent eux-mêmes, d’abord avec l’aide d’ingénieurs européens. Dans l’Afrique contemporaine, seule la pauvreté ralentit le remplacement du pilon par les appareils ménagers fabriqués à Saint-Étienne ou à Milan. Mais la misère n’interdit pas l’invasion des récipients en plastique au détriment des poteries et des vanneries traditionnelles. Les plus élégantes des coquettes Foulbé se vêtent de cotonnades imprimées venues des Pays-Bas ou du Japon. Le même phénomène se produit d’ailleurs de façon encore plus accélérée dans la civilisation scientifique et industrielle, béante d’admiration devant toute mécanique nouvelle et ordinateur à clignotants.
Je déplore autant qu’un autre la disparition progressive d’un tel capital d’art, de finesse, d’harmonie. Mais je suis tout aussi impuissant contre les avantages du béton et de l’électricité. Je ne me sens d’ailleurs pas le courage d’expliquer leur privilège à ceux qui en manquent. J’exagère, je caricature, je le sais. Quelquefois cependant, j’ai vu l’ethnocentrisme se muer, si je puis dire en ethnographocentrisme. Les indigènes, une fois informés, et quand l’indépendance est venue, s’y montrent très sensibles et en éprouvent une irritation qui tourne parfois à la haine déclarée. Ils souffrent de leur retard et d’une situation qu’ils ressentent comme une infériorité vitale et qu’on leur présente comme une bonne fortune philosophique. Ils voudraient combler l’écart au plus vite. Ils ne se résignent pas à demeurer objets d’études et de musées, parfois habitants de réserves où l’on s’ingénie à les protéger du progrès.
Étudiants, boursiers, ouvriers transplantés, ils n’ajoutent guère foi à l’éloquence des tentateurs, car ils en savent peu qui abandonnent leur civilisation pour cet état sauvage qu’ils louent avec effusion. Ils n’ignorent pas que ces savants sont venus les étudier avec sympathie, compréhension, admiration, qu’ils ont partagé leur vie. Mais la rancune leur suggère que leurs hôtes passagers étaient là d’abord pour écrire une thèse, pour conquérir un diplôme, puisqu’ils sont retournés enseigner à leurs élèves les coutumes étranges, « primitives », qu’ils avaient observées, et qu’ils ont retrouvé là-bas du même coup auto, téléphone, chauffage central, réfrigérateur, les mille commodités que la technique traîne après soi. Dès lors, comment ne pas être exaspéré d’entendre ces bons apôtres vanter les conditions de félicité rustique, d’équilibre et de sagesse simple que garantit l’analphabétisme ? Éveillées à des ambitions neuves, les générations qui étudient et qui naguère étaient étudiées, n’écoutent pas sans sarcasme ces discours flatteurs où ils croient reconnaître l’accent attendri des riches, quand ils expliquent aux pauvres que l’argent ne fait pas le bonheur, — encore moins, sans doute, ne le font les ressources de la civilisation industrielle. À d’autres.
Je me souviens de la parabole où Jorge Luis Borgès met en scène une jeune argentine, riche et cultivée, enlevée par les Indiens lors d’un malon et qui, délivrée nombre d’années plus tard, préfère finir son existence parmi ses ravisseurs et partager leur misère. Il l’oppose à un guerrier lombard hypnotisé par les inscriptions et les cités romaines. Celui-ci déserte et abandonne les siens pour vivre en réprouvé dans le décor incompréhensible qui l’éblouit. Borgès lui prête le nom barbare d’Aligher, qui avec les siècles deviendra Alighieri, afin de pouvoir conjecturer que l’arrière-arrière-petit fils du barbare sera l’auteur de la Divine Comédie.
Je ne me prononce pas. J’ai ressenti l’une et l’autre des deux sollicitations. S’il est pourtant une cause à notre présence ici, une explication à cette voûte et à cette institution, elles me paraissent associées aux motifs du transfuge plutôt qu’à ceux de la captive.
La déchirure n’en est pas moins vivace, nostalgie inhérente à l’entreprise générale d’enrichissement, de diversification, de rigueur concertée, de choix difficiles, où vous aussi, comme nous tous, avez été partie prenante et active. À ce dilemme, comme nous tous encore, vous continuez sans y parvenir à chercher l’impossible solution. Avec émotion, vous avez énuméré des noms d’ethnographes issus des tribus qui firent ou font ou feront l’objet d’enquêtes ethnographiques. Ce sont, rien que pour les Indiens de l’Amérique du Nord, un Omaha, un Pawnee, un Kwakiutl, un Tsimshian. Vous vous en réjouissiez à juste titre. Il reste qu’ils ont été formés par des universités occidentales. Ils sont, eux aussi, des transfuges. Ils sont passés de l’autre côté du microscope.
Vous avez précisé très heureusement la condition du passage : se fixer des buts et adopter des méthodes « comparables à ceux et à celles qui, depuis la Renaissance, ont prouvé leur valeur pour ce qui est de la connaissance de notre propre culture ». En ce point, se situe l’abîme. Il est provisoire et il n’est aucune ethnie qui ne le franchira inévitablement, si éloignée qu’elle en paraisse encore. Voici ce que j’entendais préciser sur l’épuisement de la matière ethnographique, je ne dis pas anthropologique, là où s’inscrit la presque totalité de votre apport.
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Je ne reviens pas sur les Structures élémentaires de la Parenté. C’est le moment, toutefois, d’évoquer les deux recueils intitulés Anthropologie structurale, qui montrent avec éclat l’étendue et la diversité de vos intérêts, La Pensée sauvage où vous illustrez, en pénétrant dans les moindres détails, comme il convenait de le faire, la vocation classificatoire et concrète de la pensée spontanée, c’est-à-dire non soumise encore à ces disciplines et rigueurs dont vous venez d’admettre la précellence, enfin les quatre volumes monumentaux des Mythologiques où, autour de catégories à la fois inattendues et familières, dont on ne soupçonnait pas avant vous la fécondité, vous bâtissez la morphologie et la syntaxe du second langage que constituent pour l’homme le traitement de sa nourriture et l’ensemble des usages alimentaires : le cru, le cuit et le plus-que-cru : le pourri ; le miel et le plus-que-cuit, le tabac réduit en cendres et en fumée ; le rôti qui appartient à la nature et au rustique, tandis que le bouilli, qui exige un récipient, relève de la culture et de l’élaboré ; le code enfin des bienséances mineures bénéficie d’une lecture nouvelle : les manières de table, les croyances et conduites relatives à la préparation et à la consommation des aliments comme à leur digestion et excrétion.
Les contrastes ainsi élucidés apparaissent comme des réseaux de significations spécifiques, adaptés à chaque société et que traduisent les mythes. Ils s’articulent avec bien d’autres oppositions, de nature sociale, économique, esthétique, religieuse, puisqu’il est entendu que le tissu des relations se montre si serré qu’aucun élément ne peut exister dans une société qu’il ne s’y répercute sur tous les autres et ne les détermine pour une part.
Au terme du dernier volume de votre tétralogie, après une plaidoirie à la fois fière et mesurée en faveur de l’analyse structurale, vous semblez dire adieu, non sans nostalgie, presque avec désespérance, à tout un pan des recherches qui ont fondé votre juste renommée. Vous écrivez alors sur la caducité inévitable de toute entreprise humaine plusieurs pages que j’ai plaisir à compter, littérairement parlant, parmi les plus émouvantes qui soient sorties de votre plume.
Elles placent votre œuvre tout entière dans une perspective nouvelle et métamorphosent les jeux de transformations auxquels se plaît votre méthode en je ne sais quel divertissement funèbre dont l’inanité paraît tout à coup vous saisir. Je ne suis pas indemne d’une pareille morosité. Il m’est arrivé d’user presque des mêmes termes pour signifier les mêmes choses. Mieux : j’ai déjà eu l’occasion de remarquer ici-même que les artistes et les poètes qui sont la proie de pareil avertissement sont aussi ceux qui investissent alors dans leurs ouvrages le plus de savoir et de talent comme pour leur conférer malgré tout cette longévité qu’ils désespèrent de leur assurer.
Que vous comptiez parmi leur troupe vous honore. Peut-être d’ailleurs n’êtes-vous pas aussi désabusé qu’il m’a paru. En tout cas, il me faut bien porter quelque attention à la singularité de l’analyse structurale, à sa place parmi les méthodes des sciences humaines, puisque vous avez attaché votre nom à cette démarche et qu’il en demeure inséparable.
Elle repose sur la conviction que les relations qui unissent entre elles les données concrètes sont plus simples, plus aisément intelligibles et plus stables que les éléments mêmes, toujours mystérieux, sinon insondables (l’adjectif est de vous) qu’elles composent. On peut passer d’un ensemble à un autre par une série de transformations où se retrouvent les invariants, mais autrement distribués, quoique obéissant à une cohérence analogue. Le modèle est influencé par l’histoire, modelé par le site et le climat, par l’organisation politique et le niveau technique, par tout ce qui marque le faciès d’une société et commande les solutions qu’elle a dû apporter aux défis qu’elle a rencontrés. Il s’agit donc de reconnaître l’armature déformable qui reste identique à elle-même sous les apparences contradictoires qu’elle revêt. Elle maintient solidaires les points articulés dont elle démontre la connivence secrète à partir de lois immuables de symétrie et de substitution.
Les critiques n’ont pas manqué à une conception au premier abord presque exclusivement formelle qui, d’une part, met l’accent sur le cadre sans d’ailleurs négliger le contenu et qui, d’autre part, semble faire bon marché de la dimension historique, de l’évolution des croyances et des institutions. Il ne convient pas de méconnaître ce double danger, mais ce n’est là qu’un danger, nullement une fatalité inscrite dans le principe même de l’investigation. Une étude des corrélations remarquables à un instant donné peut en effet être complété par un travail perpendiculaire portant sur la genèse et le devenir de la cohérence à la fois fluide et tenace qui est mise en lumière. Celle-ci — la structure — est décelée par une perspicacité combinatoire qui découvre oppositions et congruences, connivences et exclusives, affinités et allergies, isomorphismes et... Je suis contraint de m’arrêter. Je n’ai trouvé nulle part de mot qui s’opposerait à celui-là. Hétéromorphisme n’a de sens que dans les sciences de la nature. Dans les complaisantes sciences humaines, isomorphisme paraît nécessairement pouvoir, sinon devoir, désigner toute forme apparentée de quelque manière à la référence choisie. Dès lors, il devient clair que l’épithète ne saurait avoir de contraire. C’est grave dans pareille économie. Peut-être inexpiable.
De fait, les ouvrages de l’École, à seulement les feuilleter, se distinguent des autres par l’abondance des schémas, des tableaux, des diagrammes à vecteurs, à flèches bipolaires mimant les valences des molécules et dont les symétries sont si complètes que je ne me souviens guère d’y avoir aperçu des lacunes. Il devrait pourtant s’en produire à l’occasion : à la suite d’un accident ou d’un trou dans l’information. Dans vos propres ouvrages, il est sans doute des réseaux où il manque des mailles. Il vous arrive alors d’assurer le lecteur qu’une « analyse plus poussée, incorporant d’autres mythes », permettrait de meubler ça et là les alvéoles déserts, tout en prolongeant le réseau dans des directions nouvelles. Serait-ce pas que le système accorde au départ trop de facilités pour combler le moindre vide ? Vous avez prévu « des structures qui offrent le caractère de réponses, de remèdes, d’excuses, ou même de remords ». On voit que le champ est largement (trop largement ?) ouvert. Aucune distorsion — en un sens, il convient d’ailleurs de s’en féliciter — ne se trouve finalement exclue d’avance.
De cette manière, vous avez plus d’une fois prêté le flanc aux objections que vous semblez en même temps le plus désireux de prévenir. Tant d’aisance pour l’auteur entraîne fatalement chez le lecteur une contrepartie de scepticisme. En l’occurrence, pareille rançon confirme seulement que la méthode structurale n’échappe pas par grâce merveilleuse au péché originel des sciences humaines qui est de passer peu à peu de la conjecture plausible à une sorte de « déductivité » irrécusable, infaillible en toute circonstance. Structure risquait ainsi de devenir un vocable argument ou pavillon, ayant valeur indépendamment de la marchandise qu’il couvre et dont il constitue à lui seul la garantie. Il en fut de même pour le terme dialectique dans l’exégèse marxiste ou pour le mot complexe dans la sophistique des disciples de Freud. Dans chaque cas : même confusion détestable entre l’ordre initial de la prospection et celui, combien glissant, de l’application de plus en plus mécanique d’un principe tenu pour d’avance assuré. Le procédé me répugne si fort, il me paraît si périlleux et inextricable que, rédacteur en chef d’une revue, je retourne d’emblée, par hygiène, à leur auteurs les articles où ces deux vocables se trouvent employés avec valeur démonstrative.
J’ignorais en me traçant cette règle que, dans un ouvrage magistral, Karl. A. Popper avait établi que la véritable ligne de démarcation entre la science et l’idéologie est moins tracée par la possibilité d’une vérification que par l’impossibilité de prouver la fausseté d’une assertion. Une théorie qui se présente comme science l’affirme en vain à partir du moment où la structure même du système le rend irréfutable. Aussi, tout en reconnaissant au marxisme et à la psychanalyse un grand nombre d’intuitions pénétrantes et d’apports remarquables, le critère de démarcation auquel Popper a recours contraint de les apparenter à l’astrologie plutôt qu’à l’astronomie. Pareilles constructions, en effet, assimilent tout : événements et observations. Ce n’est affaire que d’ingéniosité. La capacité d’absorption dont elles font preuve est infinie et irrémédiable. En quoi, elles ne seront jamais que para-scientifiques.
Ai-je raison d’apercevoir en cette absence de garde-fou la tare constitutionnelle des sciences de l’homme, qui pour l’instant n’ont de science que l’ambition de le devenir ? Depuis leur début, je n’en distingue aucune qui en paraisse exempte et dont les systèmes successifs n’aient pas péri à cause de cette capacité de remplir les cases d’un modèle, en utilisant aussi bien la présence que l’absence, en sachant faire flèche de tout bois, en imaginant sans fin ni déplaisir un détour ou une subtilité surnuméraire pour que l’anomalie vienne confirmer la règle.
Une enquête attentive et novatrice découvre dans un domaine donné une solution qui s’impose jusqu’à l’évidence. L’auteur en essaie sur une plus vaste échelle le principe, qui en demeure efficace, moyennant des adaptations qui l’enrichissent. Un entraînement imperceptible amène bientôt à rectifier jusqu’aux données qui ne s’y plient qu’imparfaitement. On les interprète, on les corrige jusqu’à ce qu’elles présentent l’aspect attendu. Interpréter est maintenant plier au code de déchiffrement ce qui semblait d’abord s’en écarter. Il n’est pas de situation si pauvre qu’on ne puisse y isoler un détail prétendu révélateur, autour duquel, comme autour d’un fragment de poterie, un esprit acrobate, émerveillé de sa propre ingéniosité, parvient aisément à reconstituer l’édifice entier qui vérifie la doctrine.
Dans un passage souvent commenté du Contrat social, Rousseau après une formule, de fait un peu obscure, sur celui qui refuserait d’obéir à la volonté générale, l’explique en ces termes : « Ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera à être libre. » Redoutable oxymoron, qui n’énonçait au fond que l’obligation de se soumettre à la loi, mais que sa vigueur d’expression destina assez vite à ne pas demeurer seulement rhétorique. Je me demande s’il ne se passe pas quelque chose du même genre, dans leur domaine, avec les sciences humaines. Le branle une fois donné, et justement parce qu’elles ne sont pas véritablement sciences, les voici entraînées en toute innocence et, s’il le faut, contre toute apparence ou raison, à forcer d’être, non pas libre, mais conforme, chaque élément rebelle qui vient au travers de la doctrine.
En effet, à moins d’une vigilance, elle inhumaine, les sciences de l’homme sont constamment menacées de verser dans une arithmosophie où le petit nombre des chiffres et quelques opérations simples permettent de retrouver dans n’importe quelle provision de nombres les séries, les coïncidences, les progressions, les symétries souhaitées.
Aucun miracle n’a préservé l’analyse structurale de cette malédiction. Le prodige est plutôt que vous-même vous en soyez très vite montré conscient. D’où votre fréquente préoccupation de persuader que votre méthode souffrait confrontation objective, qu’elle était contrôlable, sœur de la linguistique, que des données inédites pouvaient venir la corroborer a posteriori, un peu comme la planète Neptune exacte au rendez-vous fixé par Le Verrier. Il me semble cependant que le doute n’a jamais cessé de vous tourmenter. Vous avez été de moins en moins enclin à sortir de la description pure. Vous avez morigéné ceux de vos émules dont les excès vous alarmaient. L’expansion du structuralisme n’allait pas sans vous effrayer. Certains de vos propos incitent même à supposer que vous avez senti que le principe de votre démarche vous consentait, et surtout qu’il consentait à d’autres moins circonspects, plus de marge que vous n’osiez lui demander. Quand je me souviens à quel point il est commun que ces systèmes conjecturaux, d’un même mouvement, se diluent et s’exaspèrent, je vous admire davantage encore pour avoir tenté de régler l’usage de votre découverte que pour en avoir défini le ressort et affirmé la portée.
Vous ne renoncez pas pour autant à la spéculation la plus hardie, aux hypothèses les plus aventureuses, mais c’est désormais en marge, en appendice, presque sous le signe de la rêverie, ou, du moins, de l’analogie téméraire. De telles échappées, même le vétilleux Popper, auquel je me référais tout à l’heure, non seulement les admet, mais les tient pour indispensables à l’invention. C’est qu’elles ne prétendent pas à faire partie de la science, si elles la nourrissent et la fécondent. Ainsi, de votre souci de réhabiliter les classifications concrètes, de votre certitude de la cohérence intime de l’univers qui se reflète (je dirai : qui se prolonge) dans la pensée, de votre attention à la botanique, à la zoologie ; ainsi de la logique secrète (et unitaire) que vous présumez gouverner les mythes éparpillés et disparates (je dirai : l’imaginaire tout entier) ; enfin de votre ambition de « réconcilier le sensible avec l’intelligible, le qualitatif avec le géométrique ».
Voici un ensemble d’intuitions ou d’aspirations, de postulations plutôt que de postulats, qui ne sont pas en effet la science, mais sans qui la science ne serait guère concevable ; qui ne sont nullement religieuses encore qu’aucune religion ne les ignore ; qui ne coïncident pas non plus avec la philosophie, plus abstraite et plus limitée qu’elles ; mais qui me paraissent dériver de notre appartenance au monde et en même temps définir un groupe d’esprits partagés entre le songe et le savoir, constamment à l’affût des échos, des reflets, des harmoniques qu’ils pressentent constituer la trame de l’univers.
À plus d’une de vos réactions d’enfant et d’adolescent, à votre goût pour la composition musicale, pour la cueillette des champignons, pour les objets insolites des magasins d’antiquités, pour les motifs caduveo qui, par leur disposition ressemblent aux cartes à jouer et pour leurs volutes aux ferronneries de la place Stanislas, à une certaine façon d’écrire qui n’est pas d’un anthropologue et qui s’empare parfois de vous, je m’assure que vous avez place dans la confrérie imaginaire des hommes sensibles, aimantés, que je viens d’essayer de définir.
En tout cas, c’est à ce titre que j’ai choisi, comme vous vous en êtes aperçu, de vous accueillir dans la nôtre pour y succéder à un très grand écrivain.