Réponse de M. de Chastellux
au discours de M. l'abbé Morellet
DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 16 juin 1785
PARIS PALAIS DU LOUVRE
Monsieur,
Au moment où vous venez cueillir les palmes littéraires que de longs & d’estimables travaux vous ont méritées, il peut encore manquer quelque chose à votre triomphe ; mais j’ose me flatter que rien ne manque à votre satisfaction. Sans doute le sort auroit pu donner à l’Académie un meilleure interprète, mais c’est un ami de trente ans qui vous parle en son nom, & la voix de l’amitié est toujours assez éloquente. Ce sentiment, le premier qu’on éprouve en commençant la vie, le dernier qu’on regrette & qu’on cherche encore en finissant sa carrière, ce sentiment si cher aux ames honnêtes & sur-tout aux gens de Lettres, semble avoir droit de réclamer par-tout la préséance. Ainsi donc, Monsieur, quels que soient les rapports sous lesquels la place que vous venez remplir & les fonctions que je dois exercer, vous présentent à mes yeux, j’aimerai à reconnoître en vous celui qu’un désir ardent de m’instruire me fit rechercher dès ma première jeunesse, ou plutôt que je trouvai dans le sein d’une Société dont mon cœur sentira toujours le prix par ses jouissances ou par ses regrets. Je ne résisterai pas aux souvenirs mêlés de douceur & de tristesse, qui me transportent à ces temps heureux où la carrière ouverte devant nous, ne nous offroit encore que le charme des espérances. Éclairer et affermir la raison par une étude réfléchie, emprunter le secours des Sciences & des Lettres pour orner & étendre son esprit, & diriger vers le bien public toutes les forces qu’on a rassemblées : tel est le désir le plus louable de la jeunesse, telle est aussi la plus exécutable de ses illusions. C’est pour elle que la possibilité n’a pas de limites, le zèle point d’écueils, le succès aucun doute. L’obstacle est sous ses pas, mais le but est devant ses yeux ; elle marche au but, & ne voit pas l’obstacle. Cependant l’envie s’éveille, le préjugé se révolte, la paresse résiste, l’habitude s’obstine, & le Philosophe qui n’a pas douté que la bienveillance des hommes ne dût être le prix de l’amour de l’humanité, s’il s’arrête un moment dans sa carrière, s’il regarde autour de lui, est bien étonné de trouver des ennemis. Persuadé, mais trop tard, qu’on ne s’avance pas au travers de la foule sans exciter la plainte ou le murmure, il appelle, il invoque ceux qu’il n’a pas offensés ; mais ils se trouvent à une trop grande distance pour pouvoir l’entendre. La vérité elle-même, qui s’offroit à nos regards avec tant d’éclat, semble fuir devant nous & se couvrir de nuages, lorsque nous sommes près de l’atteindre ; semblable à ces promontoires, à ces terres élevées, qui, s’avançant au milieu des mers, servent de guide aux Navigateurs : à peine les a-t-on aperçues, qu’on croit déjà les connoître & pouvoir les décrire ; cependant leur forme change à mesure qu’on en approche, & ce qui ne sembloit demander qu’un seul coup de crayon, ne peut plus être représenté que par l’Artiste le plus habile.
Ces réflexions, Monsieur, conviennent mieux à l’époque de maturité où nous vous trouvons l’un & l’autre, qu’à notre destinée personnelle. Cous l’avez ressenti sans doute cet amour passionné pour toutes les vérités utiles, vous vous êtes élancé vers elles sans craindre, peut-être sans prévoir les dangers attachés à leur poursuite ; mais les succès ont toujours couronné vos efforts, & les combats que vous avez dû livrer n’ont servi qu’à vous mieux faire connoître vos forces. Depuis long-temps témoin de vos travaux, il me sera aisé, il me sera doux, Monsieur, d’en retracer la marche & les progrès. C’est un détail dans lequel je ne crains point de m’engager, puisque l’Académie y reconnoîtra avec plaisir les motifs de son choix, & que le Public ne verra pas sans intérêt la chaîne de vos conceptions toujours liée au bien général de la Société.
Je dois d’abord compter, Monsieur, pour un de vos premiers avantages, d’avoir embrassé un état dont le seul privilège n’est pas de servir les Autels, ou de propager la Morale par le ministère de la parole. Les longues & pénibles études qu’il exige exercent à la fois l’esprit & la mémoire ; & comme aucune destination particulière n’enchaîne les Élèves qu’elles ont formés, elles laissent à la Nature à décider l’emploi des talens, & donnent également à la Religion des Ministres respectables, à l’État des Citoyens utiles. C’est de cette salutaire retraite, lente, mais heureuse préparation à la vie, que vous êtes sorti, Monsieur, muni des armes les plus nécessaires pour faire triompher la raison, un style pur & élégant, & une dialectique ferme & pressante. Nulle époque ne pouvoit être plus favorable à l’emploi de vos talens. C’étoit le temps où les préjugés régnoient encore, mais où leur empire étoient menacé d’une prochaine destruction. Sur beaucoup d’objets le bien pouvoit s’opérer, & le bien n’étoit pas fait encore. C’étoit aussi le temps où la Philosophie, après s’être égarée dans de vains systèmes ou dans des spéculations trop hardies, se rapprochoit de son véritable domaine. Déjà le raisonnement commençoit à s’exercer sur des questions d’une importance plus immédiate & plus réelle ; déjà l’on pensoit que le préjugé ne devoit être attaqué, qu’autant qu’il étoit nuisible ; & qu’il falloit s’attacher plutôt à redresser qu’à ébranler l’opinion.
Prêt à remplir la noble vocation d’un Écrivain dévoué à sa Patrie, à l’humanité, vos premiers regards se fixèrent sur une Jurisprudence effrayante & barbare, dont les sages principes de notre Gouvernement, & la saine doctrine que vous aviez puisée dans nos Écoles, ont heureusement préservé ce Royaume. Vous crûtes qu’il ne suffisoit pas de tenir le monstre écarté, mais qu’il falloit l’inquiéter, le frapper jusques dans son asile. Ce fut l’objet d’un Livre ingénieux, qui dès-lors établit votre réputation. En effet, cet Ouvrage de votre jeunesse n’est point celui d’un jeune homme. Au lieu de cette déclaration trop commune de nos jours, qui, lors même qu’elle poursuit le fanatisme, ne dédaigne pas d’emprunter son langage, vos moyens de persuasion sont des rapprochements heureux, des combinaisons fines & adroites, & une érudition choisie, qui attire la confiance sans fatiguer l’attention.
Bientôt il vous fallut employer les mêmes armes, mais dans un autre genre de combat. Quelques Administrateurs respectables, quelques Citoyens zélés voyoient avec peine qu’un esprit trop exclusif régnât dans plusieurs branches de la Législation, & gouvernât des Corps trop jaloux de leurs privilèges. Vous ne balancez pas, Monsieur, à l’attaquer dans le centre même de ses forces, dans l’opinion publique ; & vos Écrits, applaudis & encouragés, ouvrent l’entrée du Royaume à une industrie féconde qui enrichit le Commerce, à une méthode précieuse qui conserve la santé. Ces toiles si économiquement tissues, si ingénieusement coloriées par les Orientaux, ne sont plus pour nous que des modèles imités ou surpassés ; leur fabrication offre une nouvelle ressource au pauvre laborieux, & leur usage contente également, & la médiocrité qui cherche l’épargne, & la richesse qui ne veut que l’agrément. Mais combien ne devez-vous pas plus encore vous féliciter d’avoir consacré vos veilles à défendre l’inoculation pendant la longue & pénible guerre qu’elle eut à soutenir !... Quelle réflexion consolante, & quelle importante leçon ! Cette même doctrine qu’un Savant étranger , à qui vous serviez d’interprète, s’efforçoit vainement d’établir, & que de graves décisions condamnoient de toute part, cette doctrine adoptée par un jeune Monarque dont la raison prononce & le courage résout, tandis qu’on discute encore, devient la consolation & le repos de la France. On lui doit le salut d’un Souverain appelé aux plus hautes destinées, & celui de deux illustres Princes, qui se dévouant avec lui, semblent annoncer dès-lors qu’ils partageront tous les dangers dont le Trône peut être menacé… Et les découvertes nouvelles seront encore combattues par cela seul qu’elles sont nouvelles ! & on leur préfèrera de vieilles erreurs, par cela seul qu’elles sont anciennes ! Ah ! repoussons cette idée, & rassurés par nos premiers progrès, bénissons une fois le pouvoir destructif qui nous ravit tant de choses, le temps, qui nous montre le bien que nous devons attendre, dans celui que nous avons déjà vu s’opérer. Je ne puis, Monsieur, en parcourir les monumens, sans reconnoître par-tout vos traces. Mais qu’il m’est doux de trouver l’éloge de notre auguste Protecteur, si naturellement lié au bien public, que pour écarter les louanges, il faudroit ici plus d’art qu’on n’en met souvent à les ramener.
Vous avez traduit, Monsieur, le Traité des délits & des peines, ou plutôt, en le publiant dans notre Langue, vous lui avez donné tout ce qui lui manquoit encore dans la sienne de méthode & de précision ; vous l’avez tellement enrichi, que l’Auteur lui-même, adoptant vos changemens, a voulu, dans une autre édition, devenir à son tour votre traducteur. Ainsi, vous vous efforciez il y a quinze ans d’accréditer parmi nous d’importantes vérités, sans savoir dans quel temps l’heureuse révolution pourroit s’effectuer ; & sans doute vous ne me démentirez pas, si j’assûre qu’en ce genre les conjectures de la Philosophie sont toujours tristes et décourageantes. Un seul événement a porté les germes de la raison à leur pleine maturité. Louis XVI a régné, & la question préparatoire a été abolie, & l’accusé a cessé d’être confondu avec le coupable, & la détention a été distinguée de la prison, la sûreté du Citoyen séparée de l’oppression du Citoyen.
Cependant, Monsieur, tandis que vous offriez des secours passagers à toutes les idées utiles et fécondes, un grand & vaste objet s’étoit emparé de votre attention. Le Commerce, sans lequel la terre ne donneroit point de productions, ou les productions point de richesses, le Commerce acquérant tous les jours plus d’importance par sa liaison intime avec la prospérité publique, & par ses rapports continuels avec les Sciences & les Arts, réclamoit l’honneur qu’on avoit accordé jusqu’à présent à presque toutes les connoissances humaines. Il lui manquoit un édifice où ses archives fussent déposées, ou plutôt il ne pouvoit plus faire usage de celui qu’on lui avoit consacré dans son enfance. Le vœu général demandoit un nouveau Dictionnaire du Commerce, & le suffrage public vous en avoit nommé l’Auteur. Rappelez-vous, Monsieur, que, malgré l’ardeur avec laquelle vous vous livriez à ce travail, de tristes réflexions portoient le découragement dans votre ame. Vous me disiez souvent : « Lorsque je dois décrire le Commerce du Monde entier, pourquoi ne vois-je pas ma Patrie y jouer le rôle auquel elle est appelée ? Pourquoi souffre-t-elle qu’une Nation rivale ose envahir par la force, ce qu’elle pourroit partager par l’industrie ? Pourquoi tant de fertiles rivages, tant de havres, tant de fleuves sont-ils interdits à nos Navigateurs ? Ah ! sans la liberté extérieure, comment profiter de cette liberté intérieure dont je m’efforce d’établir les principes !... » Comparez, Monsieur, l’époque où vous avez commencé vos travaux, avec les auspices sous lesquels vous allez en publier le résultat, & ranimez vos propres forces en voyant celles de votre Patrie. Celui qui partageoit vos peines, & n’osoit encore vous montrer qu’un foible espoir, a maintenant un autre langage à vous tenir. J’ai vu, vous dira-t-il, j’ai vu les Pavillons François flotter sur toutes les côtes de l’Amérique ; j’ai entendu les acclamations d’un Peuple brave & généreux, qui bénissoit le Monarque des François, & qui, secouant à la fois toutes les chaînes qu’on lui avoit imposées, détestoit également, & ses antiques préjugés, & la longue oppression dont il venoit de s’affranchir. Désormais le Commerce de votre Patrie sera libre comme vous l’avez désiré ; mais telle sera encore la fidélité aux principes d’une noble & saine politique, que malgré tant de brillans succès, tant de preuves de générosité, ni le vainqueur ni le bienfaiteur n’exigeront de préférences ambitieuses ; & le seul privilège que l’on conservera, sera celui dont on ne peut jamais faire le sacrifice, puisqu’il est fondé sur l’affection & la reconnoissance.
De si grands objets, qui n’échauffent pas moins votre ame que la mienne, semblent, Monsieur, éloigner l’attention du Public de tout mérite individuel, quelque éminent qu’il soit ; mais votre heureuse destinée a voulu encore vous rapprocher des personnages les plus illustres & des événemens les plus mémorables. Cette Nation, estimable & grande dans ses revers comme dans ses succès, que nous appelions notre ennemie, & que nous ne devons plus appeler que notre émule, résolve enfin de terminer une longue & funeste querelle, confie ses intérêts à un homme d’État, dont le rang distingué, les profondes connoissances en tout genre, & sur-tout en Politique, étoient une augure favorable pour le succès de ses négociations. Cet homme d’État, Monsieur, est votre ami, & un ami qui ne craint pas de vous associer à la grandeur de ses pensées & à l’importance de ses travaux. À peine le Comte de Shelburne, aujourd’hui Marquis de Landfdown, a-t-il signé le Traité de paix, qu’en vous apprenant la nouvelle, il emploie ces expressions remarquables : « Si j’ai porté dans cette affaire épineuse un esprit exempt de préventions, si j’ai repoussé loin de moi les préjugés d’une Politique jalouse & exclusive, c’est à vous que je le dois. C’est vous qui avez libéralisé (l’Académie ne s’offensera pas de la fidélité qui m’oblige à lui faire entendre un mot qu’elle n’a point adopté, mais dont j’aurois peine à trouver l’équivalent), c’est vous, dit-il, qui avez libéralisé mes principes : ce sont vos Écrits, vos conversations qui ont le plus essentiellement contribué à m’éclairer sur les avantages de la liberté du Commerce, liberté précieuse qui sait concilier tout les intérêts, & qui doit devenir un jour la source féconde & commune de la prospérité des Nations ». Ce témoignage flatteur, que Milord Shelburne vous a rendu, seroit encore un secret entre vous & vos amis, s’il n’avoit choisi d’autres confidents, dont le devoir le plus sacré, & sans doute le plus cher, est d’apprécier le mérite & de lui prêter un noble appui. Des travaux toujours suivis & toujours utiles, l’estime de l’Étranger jointe à celle du Citoyen, l’activité confiante d’un esprit dont les efforts ne sont ni vagues ni isolés, mais s’appliquent toujours aux circonstances & concourent aux vues due Gouvernement : tant de titres réunis vous ont mérité, Monsieur, les grâces de votre Souverain, grâces d’autant plus précieuses, que si l’époque actuelle rappelle les beaux jours de Louis XIV, les distinctions que vous avez reçues rappellent aussi la munificence éclairée de ce grand Roi, dont les bienfaits étoient toujours des gages assurés de l’estime publique.
Que d’encouragemens, Monsieur, pour consommer la vaste entreprise que vous avez commencée, pour satisfaire l’impatience du Public, qui a mieux apprécié vos forces que l’immensité du travail que vous vous êtes imposé. Dans un Prospectus qui lui-même est un Ouvrage intéressant, & qui décore déjà toutes les Bibliothèques, vous n’avez pas dissimulé qu’il avoit fallu une succession d’Auteurs & quarante ans de travail, pour que l’ancien Dictionnaire fût en état de voir le jour ; mais en exposant les difficultés de l’Ouvrage, vous avez eu l’imprudence de laisser trop apercevoir les ressources que vous aviez pour en triompher. Que ne devoit-on pas attendre en effet de l’Auteur des Mémoires sur le Commerce des grains, & sur l’importante question de la Compagnie des Indes ? Frappé de la grandeur de vos engagemens, & pénétré du soin de les remplir dignement, en vain réclamez-vous contre vos propres succès, en vain votre modestie exige-t-elle de vous une marche plus lente & plus précautionnée ; on vous demande de ne pas l’écouter, de ne pas trop sacrifier à l’espoir d’une perfection qu’il n’est pas toujours possible d’atteindre, & dont on est sûr que vous approcherez plus que tout autre. Eh ! qui fait mieux que l’Académie combien il est difficile de rendre un Dictionnaire parfait ! Elle est disposée, Monsieur, à vous prêter des secours que vous lui rendrez avec usure. Accoutumée à mesurer son estime pour les talens, sur l’usage qu’on en fait, elle ne cherchera pas à vous détourner de vos austères études. Cependant, lorsque le changement de travail, repos le plus ordinaire aux gens de Lettres, vous conduira dans des sentiers plus fleuris, elle aimera à vous entendre parler des Beaux Arts avec cette finesse d’esprit & cette justesse de raisonnement qu’on a admirées dans votre ingénieux Écrit sur l’Imitation en musique ; elle vous saura gré encore de repousser le sophisme dangereux avec l’arme acérée & délicate que le fameux Swift semble vous avoir léguée, & elle vous applaudira également, soit qu’un goût sûr & exercé vous suggère des moyens agréables de soutenir les droits de la raison, soit que la raison, à son tour, vous enseigne à défendre la cause du bon goût.
C’est ainsi que l’Empire des Lettres réparant ses pertes par de précieuses acquisitions, a le privilège d’échapper à la destruction, dont le pouvoir s’exerce autour de lui. Les talens, les Sciences, les Arts ne périssent pas ; mais les talens, les Sciences, & les Arts sont des êtres abstraits, qui n’ont de commerce qu’avec l’imagination. Dans cette Compagnie, ou plutôt dans cette Société, car cette expression caractérise mieux les liens qui nous unissent, l’amour des Lettres est inséparable d’une tendre affection pour les Écrivains qui les cultivent ; & nous regrettons amèrement nos Coopérateurs, lors même que nous les avons dignement remplacés. L’intéressant éloge que vous avez fait de votre Prédécesseur, prouve assez que vous partagez le sentiment dont nous sommes pénétrés, & que venant pour la première fois vous asseoir parmi nous, vous n’y paroissez à aucun égard comme un étranger. Ce n’est donc pas pour rien ajouter à la gloire de M. l’abbé Millot, c’est pour ma propre satisfaction que je prétends aussi rendre hommage à des talens dont le Public a tiré tant d’avantages, à des vertus que l’Académie chérissoit, & dont elle conservera long-temps le souvenir. Par ses Ouvrages, M. l’abbé Millot a mérité d’être l’Instituteur des Peuples ; par ses qualités personnelles, il a mérité d’être celui d’un Prince que le Peuple François doit déjà compter, je ne dis pas seulement au nombre de ses espérances, mais de ses véritables richesses. Eh ! qui pourroit douter qu’un Condé ne fût le favori de la Victoire ? Ce n’étoit pas cependant le langage que M. l’abbé Millot tenoit à son Disciple. Plus attentif encore à développer dans son cœur les semences de la vertu que les germes de l’héroïsme, lorsqu’il le voyoit entouré de l’éclat & du tumulte des armes, lorsqu’il falloit hâter ses progrès dans la Géographie, pour lui faire connoître ces confins de l’Europe, ces Colonnes d’hercule, où deux jeunes Princes, avides de gloire & de dangers, courroient exposer le sang de nos Rois ; ou bien encore lorsque l’illustre Élève, visitant le séjour de ses pères, contemploit les trophées de Groningue & de Fridberg, & que, pénétrant ensuite dans la fameuse galerie, cette vaste scène de triomphes s’offroit à ses regards, il lui disoit alors : « Vous voyez comment on se fait craindre, apprenez comment on se fait aimer. Vous savez déjà comment on devient grand, apprenez comment on se rend heureux. Cet asile de la gloire, qu’auroit-il été si les Muses ne l’avoient embelli ? Détournez votre attention de ces tableaux où le sang des vainqueurs & des vaincus souille également la terre, de crainte que vous n’ayez d’autres larmes à verser que celles de l’admiration. Regardez ces marbres, ces lambris ; vous y reconnoîtrez les plus belles maximes des Philosophes, les passages les plus estimés des Poètes anciens & modernes ; regardez, & ne doutez pas que les yeux du grand Condé ne se soient plus souvent fixés sur ces monumens des Lettres que sur ceux de ses victoires. Voulez-vous connoître une grandeur au-dessus des Rois & des Conquérans ? Contemplez celle de la Nature dans cette immense collection que votre aïeul vient de former. N’écoutez donc pas ceux qui ne vous entretiendront que de la gloire, ou qui ne vous offriroient qu’un seul genre de gloire. Nul grand Homme sans amour des Sciences et des Lettres ; nul homme estimable sans l’amour du bien public ; nul homme digne d’être aimé, s’il n’est sensible & bon ». Telles étoient les leçons que le vertueux Instituteur donnoit à son Disciple ; heureux de trouver les grands exemples si près de lui, que l’étude des temps reculés n’entroit dans cette éducation que comme un objet de curiosité ; mais quelque importance qu’elles soient, elles ne doivent point faire oublier celles que les gens de Lettres peuvent puiser dans les Ouvrages & sur-tout dans la vie de M. l’abbé Millot. Elle apprend, cette vie irréprochable, que dans un Auteur vraiment philosophe, la modération ne nuit ni à la vérité qu’il doit propager, ni à la fortune à laquelle il peut prétendre. En considérant la carrière qu’il a parcourue, on croiroit qu’il n’a pas épargné les efforts pour devancer ses rivaux, & il a toujours marché sans précipitation & presque sans projets. En lisant ses Écrits on ne sait ce qui doit le plus étonner, ou de la hardiesse avec laquelle il combat d’antiques préjugés, ou du calme qu’il conserve dans cette lutte perpétuelle. Grâces soient rendues à tous ceux qui purifient l’Histoire des germes dangereux qu’elle porte dans son sein ! Cet objet important, M. l’abbé Millot se l’étoit proposé, il l’a rempli dans toute son étendue. Heureux les jeunes gens qui se seront instruits dans ses Livres ! Ils auront vu un magnifique spectacle, & ils en seront sortis exempts de corruption. Ce fut par ses travaux sur l’Histoire ancienne & moderne qu’on le jugea propre à remplir la tâche la plus difficile pour un Écrivain véridique, celle d’écrire l’Histoire récente. M. le Maréchal de Noailles ne s’étoit pas contenté de servir pendant quatre-vingts ans sa Patrie, en Citoyen zélé, en Général habile, en Ministre éclairé ; il avoit porté ses vues bienfaisantes jusques sur la Postérité. Il étoit persuadé en effet que les services rendus, soit dans le cabinet, soit dans les armées, n’ont qu’un temps, & que les vérités sont éternelles. Il en concluoit que le plus grand bien qu’on pût faire à son pays, c’étoit de l’instruire ; & sans doute, puisque nos progrès en tout genre sont encore loin de leur terme, puisque les matières les plus importantes à notre bonheur sont presque toujours les moins approfondies, on doit une vive reconnoissance à ces hommes d’État, qui, craignant de restreindre les bornes de leur utilité à celles de leur existence, ouvrent à nos regards les trésors qu’une longue expérience leur a permis de rassembler. Malheureusement M. le Maréchal de Noailles n’avoit laissé que de simples matériaux ; & lorsque des descendans dignes de conserver sa mémoire, lorsqu’une famille distinguée par un mérite héréditaire, & de nos jours par la plus heureuse adoption , voulut confier ses richesses à M. l’abbé Millot, elle parut remplir le vœu de M. le Maréchal de Noailles, & préférer l’homme qu’il auroit lui-même choisi. Peut-être, à la vérité, cet important Ouvrage laisse-t-il quelque chose à désirer : mais c’est un spectacle intéressant de voir un homme de Lettres, accoutumé à la retraite & au silence, qui se trouve tout à coup environné de toutes les affaires, ou ce qui revient au même, de toutes les intrigues qui ont agité la France & l’Espagne depuis la guerre de Succession jusqu’à celle de Bavière ; de le voir, dis-je, parcourir tranquillement ce labyrinthe des intérêts & des passions, & conserver la même impartialité qui dictoit autrefois ses jugemens sur les Grecs & sur les Romains. Le Maréchal de Noailles, pendant une longue carrière, n’avoit vécu que dans des temps difficiles. C’est une triste réflexion : mais quelle seroit la joie de ce Citoyen vertueux, de ce sujet fidèle, qui avoit vu la postérité de Louis XIV prête à s’éteindre, la Monarchie Françoise prête à se dissoudre ; quelle seroit sa joie s’il étoit témoin de l’éclat & du bonheur qui environnent aujourd’hui le Trône ? Sans doute, à la vue de nos prospérités, il s’écrieroit : Puisse une heureuse fécondité perpétuer tant de bénédictions ! & ce vœu se trouveroit accompli.
M. Gatti, maintenant premier Médecin du Roi de Naples.
M. le Marquis de la Fayette a épousé l’arrière-petite-fille du feu Maréchal de Noailles.