Réponse au discours de réception d’Alfred de Vigny

Le 29 janvier 1846

Mathieu MOLÉ

RÉPONSE DE M. MATHIEU MOLÉ

Directeur de l'Académie française

au discours de M. ALfred de VIGNY

 

Monsieur,

J’avais en effet l’honneur de présider l’Académie, et je touchais au terme assigné par son règlement à mes fonctions, quand la mort, frappant coup sur coup dans ses rangs, lui enleva M. Étienne. À la douleur que nous ressentions tous, il vint se joindre pour moi le pénible et personnel regret de ne pouvoir conduire à sa dernière demeure celui auquel vous succédez aujourd’hui, et dont vous venez de raconter la vie avec ce charme de narration qui se fait remarquer dans vos nombreux écrits. Mais souffrez, Monsieur, que pour un moment je m’interrompe. Auprès des places encore vides de MM. Étienne et Soumet, j’en aperçois une autre devant laquelle une amitié de trente années a besoin de faire entendre sa tristesse et ses regrets. La France et l’Académie les partagent. Elles déplorent la perte d’un homme qu’elles ne remplaceront pas, parce qu’il a été le dernier de ceux qui lui ressemblent ; d’un homme qui est mort ainsi qu’il avait vécu, respecté de tous les partis. Il n’était pas de notre temps, et le respect qui n’en est pas non plus, s’était retrouvé pour lui. Bientôt des voix dignes de leur mission, viendront célébrer ici la mémoire de M. Royer-Collard. On me pardonnera, je l’espère, d’avoir saisi l’occasion de déposer sur cette tombe, qui semble avoir voulu se dérober à nos hommages, le tribut d’une affection qui s’enorgueillissait de la sienne, et de cette déférence à laquelle l’intimité même ne faisait jamais qu’ajouter.

Vous, Monsieur, vous n’avez pu connaître ces hommes qui vous ont devancé de si loin. Vous avez même peu connu M. Étienne. Vous n’avez pu jouir comme nous de cette égalité d’humeur, de cette politesse bienveillante et nuancée, de ces entretiens si instructifs où se retrouvaient cette fine raillerie, ce langage si flexible, si élégant, si concis et si pur, que vous venez d’apprécier avec tant de justesse dans son théâtre et dans sa polémique. Son esprit s’était évidemment formé aux leçons de Voltaire et des meilleurs écrivains du dix-huitième siècle ; et pour parler comme on parle maintenant, j’ajouterai qu’il était exclusivement de leur école. Je ne voulais pas vous enlever une illusion agréable ; mais, malgré l’accueil plein d’obligeance que vous a fait M. Étienne, et la justice qu’il s’est plu à vous rendre, il a été fidèle jusqu’à la fin aux mêmes traditions littéraires. Il était, en un mot, de ceux qui s’abreuvent, au moins timidement, à ces sources régénératrices dont vous vous applaudissiez tout à l’heure d’avoir ouvert les écluses avec l’aide de vos amis.

Je ne saurais ton plus passer sous silence cette représentation de l’Intrigante, à laquelle vous avez attaché une importance qu’elle ne comportait pas, et qui vous a fait donner à M. Étienne des éloges qu’il n’aurait certainement point acceptés. M. Étienne et moi nous n’avons pas connu ces familles françaises se dérobant par la fuite à des firmans qui envoyaient, comme récompense, une jeune, esclave à un janissaire. (Expression, Monsieur, que vous venez de retirer à l’instant et qui se trouvait dans le discours auquel j’ai dû répondre.) Il a pu constater et déplorer comme moi, cette époque, les abus de la puissance lorsqu’il y en a eu ; et aussi, et plus encore, qu’il se trouvât des pères et des mères à qui l’ambition ou le soin de leur fortune faisait marier leurs filles selon le gré présumé du maître, plutôt que selon leur penchant. Mais jamais il n’y a eu parmi nous alors, ni jeunes esclaves, ni janissaires ; jamais M. Étienne n’aurait reconnu sous ce nom les soldats ou les généraux de Marengo, d’Austerlitz et d’Iéna. – Chacun, Monsieur, a le devoir de défendre son temps contre la réaction des partis, ou l’exagération à laquelle les écrivains les plus distingués, d’ailleurs, se laissent quelquefois entraîner. Vous aimez l’anecdote, et vous savez la généraliser habilement pour en faire sortir des tableaux aussi imposants que dramatiques. Permettez à un homme qui, en 1813, vivait bien près de celui dont vous aimez peu la gloire, de rétablir ici les faits, tels du moins que sa mémoire les lui rappelle. Dans l’Intrigante, l’auteur, dont la verve comique ne ménageait aucun ridicule, aucun abus, même ceux dont la critique aurait pu porter quelque ombrage au pouvoir, représente une femme intrigante, se vantant d’un crédit qu’elle n’a pas, promettant et menaçant, au nom du souverain, pour contraindre sa nièce à épouser un homme de la cour. Mais le père de la jeune fille va droit à l’autorité suprême et sur-le-champ l’intrigante reste impuissante et confondue. Un tel dénoûment, Monsieur, est de l’histoire. Il est conforme à tous mes souvenirs. Toutefois, je n’hésite pas à le reconnaître, l’opinion publique, en 1813, n’était plus la même que sous le Consulat et les premières années de l’Empire ; la nation épuisée commençait à se demander où s’arrêteraient ses sacrifices et une ambition qui semblait ignorer les limites du possible. Elle commençait à juger celui qu’elle n’avait fait qu’admirer jusque-là, et prêtait même l’oreille aux suggestions de ses éternels détracteurs. Les bruyants applaudissements du parterre, et les sifflets qui leur répondirent, donnèrent tout de suite à l’Intrigante une portée que n’avait pas prévue l’auteur. Le tumulte se renouvelait à chaque représentation ; la pièce ne fut plus jouée. Quant à cette autre représentation à Saint-Cloud, dont vous nous avez parlé avec autant d’émotion que si vous y aviez assisté, je n’ai pu qu’admirer cette puissance merveilleuse de l’imagination et du talent, qui donne consistance et vie à tout ce qu’elle touche, se transporte à travers le temps face à face de ce qu’elle veut peindre, et supplée à la réalité par la magie des couleurs.– Heureusement, vous l’avez remarqué, M. Étienne ne perdit aucune de ses places. Lorsqu’en 1814 il refusa de livrer sa pièce à ceux qui voulaient s’en servir contre le prisonnier de l’Europe à l’île d’Elbe, il crut rester fidèle, et non, comme vous l’avez dit, se montrer généreux. Permettez-moi de défendre encore sa mémoire d’un reproche que tous ceux qui l’ont connu repousseront avec moi. Il exerça, dites-vous, contre la Restauration une vengeance lente et sûre, celle d’une opposition qui dura seize années. M. Étienne ne songea jamais à se venger. L’opposition qu’il fit au gouvernement de la Restauration tenait sa source dans ses opinions véritables. J’ai le droit de le dire, puisque cette opposition ne fut jamais la mienne, et qu’il m’attaqua même quelquefois dans ses lettres sur Paris, étincelantes de talent et de verve, et qui eurent tant d’action sur les esprits.

Depuis 1830, M. Étienne ne cessa de siéger dans nos grands corps politiques ; il y apporta tous les fruits d’une longue expérience, et cette sagesse que donne la maturité de l’âge à ceux qui, exempts de haines, d’illusions et d’envie, ne sont plus attirés que par la justice et la vérité. Sa vie entière a été littéraire et politique comme ses écrits. La vôtre, jusqu’ici, a été tout adonnée aux lettres, et vous devez votre entrée dans nos rangs à l’éclat de vos succès littéraires. En admettant dans son sein toutes les écoles et leurs représentants les plus honorables, l’Académie a laissé au temps, qui fait justice de tous les engouements, et dont on ne peut calculer les retours, à prononcer entre elles. Vous l’avez louée vous-même de ne pas se laisser entraîner par les applaudissements et les transports publics. Il y a en effet, entre les écrivains et le public d’une époque, d’indéfinissables rapports. Les premiers affectés comme le second, subissant les mêmes influences, respirant, pour ainsi parler, le même air, échauffés du même soleil, provoquent, sans s’en rendre compte, des applaudissements qui n’attendaient que l’occasion pour éclater. Le public charmé de se sentir aidé à descendre en lui-même, à y chercher je ne sais quelle satiété, ou quels désirs de nouveauté qu’il n’osait encore se proférer, flatté de voir élever à la hauteur d’une théorie ce qu’il ressentait confusément et timidement, éclate en transports, en satisfactions vives, et prodigue, comme les rois, ses faveurs à ceux qui le reflètent et justifient jusqu’à ses faiblesses. C’est ainsi que se forment toutes les écoles, que se succèdent toutes les poétiques ; chacune à son tour saluée à sa naissance par les mêmes transports. C’est ainsi que les écrivains qui suivirent le siècle d’Auguste, ceux même de la décadence des lettres latines, furent aussi applaudis de leur temps, que Virgile et Horace, Tite-Live et Cicéron l’avaient été de leurs contemporains. Et pourtant, nous ne devons pas l’oublier, l’alliance de l’homme avec le beau ne saurait dépérir. Il y a entre le beau et notre nature morale, une relation indestructible, que chaque nation est appelée à faire ressortir quand son tour est venu de marcher à la tête de la civilisation humaine, comme la nuée lumineuse guidait Israël dans le désert ; après les Grecs et le siècle de Périclès, les Latins et le siècle d’Auguste ; après les Latins la Renaissance, puis la France et notre siècle de Louis le Grand. Serait-ce une infirmité infligée par la main de la Providence à notre espèce, de ne pouvoir nous maintenir longtemps dans la possession la plus complète et le sentiment le plus pur du beau dans les lettres et dans les arts ; et ne devons-nous atteindre le faîte que pour aussitôt en descendre ! Tout n’est pas su, tout n’est pas dit sur ces grandes questions. Ceux qui viendront après nous y répandront de nouvelles lumières. Je reconnais avec vous l’essor que prirent à la fois, après la chute de l’Empire, plusieurs jeunes écrivains, parmi lesquels, Monsieur, vous venez de nous marquer votre place, et dont quelques-uns sont rangés aujourd’hui parmi ceux dont la France et l’Académie se font gloire. Mais qu’il me soit permis de compléter le tableau en réparant une omission sans doute involontaire. Longtemps auparavant, quinze années en arrière, un homme avait apparu : il venait venger le christianisme des dédains et des outrages du dix-huitième siècle. Admirateur passionné de Racine et de Molière, de la langue de Pascal, de la Bruyère, de Bossuet et de Fénelon, il ne parlait que la sienne. Ce que le passé avait eu d’exclusif et de trop restreint, il le rejetait ; à la place du culte des règles il avait mis celui du beau. Son style semblait s’éclairer à la fois des splendeurs du passé et des vives clartés d’un nouvel avenir. Cet homme, ce grand écrivain, Monsieur, vous l’avez déjà nommé, il s’appelle Châteaubriand. Il avait fait tomber les barrières : on en profita pour s’élancer, non sur ses traces, mais dans les espaces où, à côté des beautés naturelles qu’on y cherchait, pouvait se rencontrer le mirage qui trompe le voyageur dans les solitudes de l’Orient. – On dirait, Monsieur, que vous l’avez compris ; car au lieu de vous livrer exclusivement à votre imagination si riche et si féconde, vous avez presque toujours emprunté à l’histoire du passé ou à l’histoire contemporaine les faits et les caractères dont vous avez su tirer des compositions qui vous sont propres, et ont tout le mérite de l’originalité.

C’est ce que vous appelez, si je ne me trompe, la vérité dans l’art, paroles qui renferment tout un système, et dont vous avez fait l’exposition dans un petit traité. Cette vérité dans l’art, si j’ai su la comprendre, n’est autre chose que ce que nous appelons, nous simples lecteurs, le roman historique dans sa plus grande extension. J’ai peu de goût, il faut bien que je le confesse, pour ces atteintes si profondes portées à la vérité, et par conséquent à la moralité de l’histoire. Mais je m’empresse de l’ajouter, le roman historique peut les éviter. Rien ne captive davantage, n’intéresse plus vivement que l’effort du talent ou du génie s’appliquant à faire revivre le passé et à placer tout le drame de la vie humaine au milieu d’institutions et de mœurs qui ont cessé d’exister. N’est-ce pas là ce que Walter Scott a fait, Monsieur, surtout dans l’un de ses plus beaux ouvrages, les Puritains ? Tel n’a pas été votre dessein dans Cinq-Mars. C’est l’histoire elle-même arrangée avec art, mais arrangée en roman. Tous les faits y sont empruntés à nos annales, et il en est bien peu auxquels votre imagination si fertile et si brillante ait laissé toute leur identité. Quant à vos personnages, ils sont assurément les plus considérables de l’époque. Si vous vous étiez contenté de faire revivre, pour le besoin du drame, le père Joseph, mort quatre ans auparavant, de prendre pour votre héros Cinq-Mars, ce favori de vingt-deux ans, présomptueux et vain, rival étourdi autant que téméraire de Richelieu, et qui, pour se débarrasser du premier ministre, voulait livrer la France aux étrangers, je vous demanderais seulement si ce n’est pas étendre un peu loin le programme ou les droits de la vérité dans l’art ! Mais réduire à de telles proportions l’un des plus grands hommes d’État des temps modernes, un ministre dont l’immense ambition n’eut jamais d’autre but que la puissance et l’élévation de la France, dont l’œuvre immortelle fut de nous doter de l’unité nationale, tout en constituant l’autorité royale sur des bases inébranlables ; qui oublia trop sans doute que la clémence est souvent le meilleur conseiller des rois, comme la bonté est toujours l’habileté de leur justice ; mais qui, en détruisant toutes ces grandes existences rivales du trône, fit le premier, de l’espace pour les petits, et travailla pour les desseins de la Providence, déjà écrits au-dessus de sa tête dans des régions inaccessibles à ses regards ; de pareils hommes, Monsieur, appartiennent à la vérité plus qu’à l’art. Les mêler à des fictions, les plier à des combinaisons ingénieuses et romanesques, c’est risquer de les amoindrir sans les peindre. Vous trouverez naturel, sans doute, qu’au sein de cette compagnie dont il a été l’illustre fondateur, il s’élève une voix pour rappeler la gloire et défendre au besoin la mémoire du cardinal de Richelieu.

Il est un autre personnage que vous avez représenté, fait parler, agir dans l’un de vos plus intéressants ouvrages, votre Canne de jonc, et envers lequel vous me reconnaîtrez, j’en suis sûr, le devoir de combattre, non les justes reproches que la postérité peut lui adresser, mais le dénigrement et la rancune des partis.

Je défierais, je vous le jure, quiconque aurait approché de l’empereur, fût-ce son plus mortel ennemi, de ne pas éprouver un peu de ce que j’ai ressenti en lisant cette scène, cette prétendue conversation à Fontainebleau entre lui et le vénérable Pie VII. – Au surplus, je vais au-devant de votre réponse ; la Canne de jonc n’est qu’une création, un jeu de votre imagination. Vous n’avez pas entendu la donner pour autre chose. Vous n’aimez, je le sais, ni n’estimez l’admiration. Vous faites dire à votre capitaine Renaud : « Je déteste l’admiration, elle est un sentiment corrompu et corrupteur. » – De là vient, sans doute, que votre esprit proteste si souvent contre les plus grandes renommées de notre histoire, et se complaît à rabaisser ceux devant lesquels les générations se sont inclinées. – Je vais vous livrer tout le secret peut-être de la dissidence qui, à mon grand regret, se rencontre sur quelques points, entre vous et moi. J’aime à admirer avec passion ; pour moi, c’est la vie élevée à sa plus haute puissance. C’est par l’admiration que la créature remonte à son créateur, que l’homme se console de ne pas égaler ce qui le surpasse. Elle le porte à imiter tout ce que sans elle, peut-être, il n’aurait su qu’envier ; enfin si ,comme vous l’en accusez, elle entraîne à sa suite quelques illusions, la faute en est à sa généreuse nature ; c’est que l’admiration, c’est l’amour et le culte de tout ce que Dieu a fait de plus beau, de meilleur et de plus grand.

Qu’il me soit permis de hasarder ici une réflexion. Au milieu de cette multitude de romans historiques, de mémoires supposés, de biographies contemporaines qui ont paru depuis un quart de siècle, il deviendrait impossible, je le déclare, de savoir la vérité sur rien, ni le vrai sur personne. Mais heureusement il se fait aussi de savants et laborieux efforts pour défendre et maintenir la vérité historique. Je n’en voudrais pour garantie que cette histoire du Consulat et de l’Empire, que la France et l’Europe lisent avidement, et dont un livre consacré au Concordat offre le tableau le plus complet et le plus fidèle des négociations et des rapports de l’empereur avec le pape.

La Canne de jonc, Monsieur, n’est qu’un chapitre du volume intitulé : Grandeur et servitude militaire. Ce volume fait éprouver le regret qu’un talent aussi incontestable et sachant si bien captiver, entraîner ses lecteurs, se soit laissé entraîner lui-même surtout dans le Cachet rouge, au delà sans doute des véritables intentions de l’auteur en accusant de la servilité la plus aveugle et la plus barbare nos officiers et nos soldats.

J’arrive maintenant à l’application la plus illimitée du système de la vérité dans l’art. C’est dans votre livre de Stello que je la rencontre. Votre docteur noir, pour distraire son malade, lui raconte les scènes les plus terribles des prisons et des échafauds de 1794 : « C’est une doctrine qui m’est particulière, lui dit-il, qu’il n’y a ni héros ni monstres. » Dès lors vous ne deviez pas choisir le docteur pour historien d’un pareil temps, car les victimes ont été héroïques, et le nom de monstres est le seul pour désigner leurs bourreaux. – Je les ai connues ces victimes, et il ne m’a manqué qu’une ou deux années pour prendre rang parmi elles à côté de mon père. C’est en leur nom comme au nom de leurs enfants que je viens repousser de toutes les forces de mon âme et de mes souvenirs tout mélange impie de leur mémoire infortunée à de frivoles scènes de coquetterie et d’amour, et plus encore à des récits où les mères de famille les plus respectées, où les hommes les plus respectables se livrent à des jeux hideux, et dont le moindre effet serait d’enlever à leur mort toute sa dignité, à leur malheur tout son prestige. J’ai connu, honoré, Monsieur, ceux qui sont cités par le docteur et vous serez heureux de l’apprendre, il s’est incroyablement trompé. Il existe encore quelques uns de ces détenus que le 9 thermidor trouva vivants à Saint-Lazare, et qui vous le confirmeraient au besoin, avec plus d’émotion et d’autorité que moi.

Vous êtes placé trop haut dans l’estime de tous ceux qui vous connaissent, et, souffrez que je l’ajoute, dans la mienne, pour que je m’excuse ici de la chaleur avec laquelle je m’exprime. Je viens de lire vos ouvrages, et l’intérêt que vous avez su y répandre n’a pu empêcher mes souvenirs de se réveiller en foule, mes vives impressions de se faire jour. Que vous importent d’ailleurs les impressions d’un lecteur solitaire, si vous vous reportez à vos constants succès ? Il y a au surplus, dans Stello même, de quoi les expliquer ; n’est-ce pas là que vous avez placé cette déchirante histoire de Chatterton qui vous a fourni le sujet d’un drame que ses spectateurs si nombreux ne sauraient oublier ? Vous avez voulu rendre sensible, par les émotions du théâtre, cette idée qu’il y a des êtres autour desquels il se crée une sorte de nécessité de mourir, soit que leur organisation trop faible, trop fine et trop délicate, ne puisse supporter les froissements et les mécomptes de chaque journée, soit qu’un concours de circonstances accablantes leur fasse de l’existence un trop pesant fardeau ; idée, j’ai besoin de le dire, qui blesserait mes plus chères et plus profondes convictions. Si Chatterton, si ce jeune homme de dix-huit ans m’eût laissé lire au plus profond de lui-même, ne croyez pas que je me fusse borné comme le lord maire, ou lord Talbot, à lui ouvrir une bourse : non ; son âme souffrait plus que son corps, c’est elle qu’il fallait arracher au poison dont elle se nourrissait, au charme énervant et corrupteur de ses vagues et mélancoliques rêveries ; il fallait lui montrer sur la terre cette vie pratique dans laquelle nous marchons tous, et au dessus de sa tête quelque chose de plus élevé, de plus poétique que sa propre poésie ; lui dire que l’amour et la foi retiennent également le faible tenté de fuir dans le tombeau. Son cœur si noble, sa jeunesse si pure se serait bientôt rappelé que celui de qui nous tenons le souffle de vie a seul le droit de nous le retirer un jour, et qu’il ne nous refuse jamais à la fois le soulagement de nos misères et le courage de les supporter. Quoi qu’il en soit, Monsieur, les deux caractères de Chatterton et de Ketty Bell sont une création pleine d’art et de charme que vous appartient entièrement. Rien ne leur ressemble, pas même ce qui les rappelle, comme Gilbert, Werther, René lui-même, et toute cette famille, hélas ! si attachante d’âmes et d’esprits malades qui remontent jusqu’à J.-J. Rousseau. Au delà du dix-huitième siècle on ne retrouve plus leur trace. Ils appartiennent, croyez-moi, à des générations amollies, à une civilisation énervée, où l’homme s’absorbant en lui-même et s’apitoyant sur sa propre destinée, s’isole de ses semblables, et concentre toute son existence dans un stérile et plaintif orgueil.

Mais j’oublie trop, je le crains, la fatigue de cette assemblée ; le temps me manque pour nommer tous vos écrits ; je le regrette, car il n’en est aucun qui n’ai reçu du public un accueil favorable. Je ne saurais cependant omettre les traductions du Maure et du Marchand de Venise, où vous avez montré que le génie de Shakspeare peut sans trop de dommage être traduit en français. Dans l’avant-propos et la lettre qui les précèdent, vous avez prodigué à Racine et aux écrivains de son école de dédaigneuses rigueurs. Le moment n’est-il pas venu de mettre un terme à ces disputes ? À quoi serviraient-elles désormais ? Que ceux qui regrettent ces règles respectées de nos pères, les observent encore, qu’ils restent plus délicats que leur temps sur l’illusion de la scène et les conditions de la vraisemblance, c’est leur droit. – Maintenant qu’en toute chose le système préventif est abandonné, c’est aux contemporains d’abord, et à la postérité ensuite, que la répression est confiée ; c’est à eux de juger les œuvres que le génie de l’homme aura conçues et exécutées dans sa pleine et entière liberté. Ainsi donc, que l’écrivain, que l’artiste se mette à l’œuvre en écoutant la voix intérieure qui lui parle, que chacun consulte en lui-même cette image du beau qu’il a apportée en naissant, mais que la manière dont il a su garder et gouverner son âme, a pu, qu’il ne l’oublie pas, conserver pure, ou dénaturer et obscurcir. Que d’autres diffèrent autant qu’ils le voudront d’un passé qu’ils se sentent la force de mépriser ; mais que l’orgueil d’innover sache se préserver au moins de la tentation d’imiter. On n’est original qu’à son insu. Le moindre effort pour le paraître empêche nécessairement de le devenir. Il n’y a de nouveauté, d’originalité inépuisable que dans le naturel, que dans l’homme tel qu’il est. Je voudrais, je 1’avouerai, voir adopter le programme du classique moins les entraves ; du romantique, moins le factice, l’affectation et l’enflure. Les hommes semblent s’entendre d’un bout de la civilisation à l’autre pour recueillir en ce moment tous les fruits que la liberté peut produire. Les institutions, les mœurs, les lettres, les arts, tout y concourt, tout y participe à la fois ; et ce qui prouve plus que tout le reste les vues de la Providence, c’est le prince qu’elle tenait en réserve pour leur accomplissement. Né près du trône, il n’avait aucun des préjugés que donnent souvent à ceux qui y montent leur naissance et leur éducation. Au niveau de son temps dont il n’a que les lumières, il le comprend, il le dirige sans jamais s’associer à ses préventions. Protecteur le plus éclairé des lettres, il sait que de nos jours le meilleur et le plus noble service à leur rendre, c’est d’en assurer la plus complète indépendance. Chaque époque, Monsieur, a sa littérature, qui est l’expression de ses mœurs, de ses passions, de ses goûts. Mais entre les ouvrages dont elle brille, il faut en distinguer de deux natures : les uns, d’un mérite relatif, appropriés au plus grand nombre des lecteurs obtiennent de brillants applaudissements ; c’est le triomphe contemporain : les autres, puisés aux sources des éternelles vérités, et de ce beau dont l’homme a seul le sentiment sur la terre, reçoivent d’abord un accueil moins éclatant, et attendent le jugement le cette élite de notre espèce dont la voix répétée de siècle en siècle, depuis Homère, s’appelle la renommée, s’appelle la gloire, et redit à l’avenir les noms qui ne périssent pas.