Réponse au discours de réception d’Alfred de Falloux

Le 26 mars 1857

Charles BRIFAUT

Monsieur,

Je lui dois aussi tous mes regrets à cet éminent esprit dont vous déplorez si justement la perte. Votre affection presque filiale a su lui rendre un hommage digne de lui, et le portrait que vous avez tracé du dernier descendant d’une de nos grandes familles historiques restera, non-seulement comme un témoignage de vos nobles sentiments, mais encore comme une attestation du haut mérite de celui qui sut vous les inspirer.

Pour moi, Monsieur, admis depuis quarante années dans sa maison, sanctuaire de l’honneur, refuge de l’urbanité, j’ai pu m’assurer par moi-même que M. le comte Molé méritait tous vos éloges, soit lorsque vous admiriez en lui les talents de l’homme public, soit lorsqu’en sa personne vous rendiez justice aux qualités de l’homme privé. Nul ne vous signalait plus que lui, Monsieur, au choix de l’Académie, et c’était encore une preuve de son discernement.

Né dans le sein de cette haute magistrature regardée de loin par les étrangers avec autant de respect que d’envie, M. Molé, presque au sortir du berceau, vit l’orage révolutionnaire, en éclatant sur notre pays, engloutir à la fois son père, sa fortune, ses titres, tout, excepté la gloire de son nom. Mais quand la providence envoie des malheurs, elle a presque toujours le soin de créer des événements qui servent à les réparer. Et pour le prouver, voici, Monsieur, un bien touchant souvenir, que je suis heureux de retracer dans cette enceinte.

Les jours néfastes de la Terreur avaient cessé ; le sang innocent ne coulait plus sur les échafauds ; la France respirait rendue à elle-même. Un cri de pitié retentit alors aux portes du palais législatif. Il fut entendu ; il fit sortir du fond des cœurs le besoin de réparer la plus odieuse des mesures. On ne pouvait pas rendre à la vie les nombreuses victimes de la Terreur, mais la confiscation de leurs biens, mais ce crime qui punissait les enfants des opinions de leurs parents, pesait encore sur ces têtes innocentes.

Un vieil ami de l’humanité, dont l’éloquence vraiment inspirée en ce moment, invoqua la justice nationale et fit tomber des mains de nos législateurs les dépouilles des condamnés pour les restituer à ces jeunes orphelins, l’abbé Morellet dut à cette action un glorieux jour dans sa longue carrière. Il vit accourir et se presser autour de lui les héritiers de nos plus illustres familles ; il entendit les accents si doux de leur reconnaissance ; il recueillit sur ses mains, sur ses joues vénérables des larmes qui descendaient dans son cœur et y portaient la plus douce récompense ; il put se dire : « En appelant la France à faire un grand acte de réparation, je l’ai rendue à elle-même. »

Patrie, sois bénie à jamais ! Ton histoire brille de traits sublimes ; mais tu as su y ajouter une page qui en sera peut-être la plus touchante, si elle n’en est pas la plus admirée.

Cependant les révolutions succédaient aux révolutions. Celui qui devait y mettre momentanément un terme, Napoléon, arriva. Son premier soin fut d’appeler à lui tous les talents et toutes les capacités. Parmi la jeunesse studieuse et digne de sa prédilection il avait distingué l’auteur d’un ouvrage politique qui révélait des pensées de gouvernement assez d’accord avec les siennes : ouvrage que vous avez si judicieusement apprécié, Monsieur, qu’après vous il ne me reste plus rien à dire sur ce sujet ; il attacha bien vite M. Molé à son conseil d’État, lui confia l’administration d’une préfecture et, de degré en degré, l’éleva au poste éminent de grand juge.

Ici de prodigieux événements se déroulent. Ici nos guerres prennent des dimensions colossales. D’abord Napoléon, armé de son génie surnaturel, secondé par ses intrépides soldats, marche en conquérant à travers les royaumes de l’Europe, s’asseyant de trône en trône pour y faire des haltes de maître, et dictant de là ses lois au monde terrassé d’épouvante et muet d’admiration ; puis le héros tombe dans le piège de ses victoires. Il perd en une seule heure, sur un seul champ de bataille les nombreuses couronnes qu’il avait mis vingt ans à emporter à la pointe de son épée et qui s’échappent toutes à la fois de sa tête au souffle capricieux de la fortune. Le monde lui est ravi, mais lui laisse sa gloire, et, par une singularité digne d’être signalée, le vaincu reste plus grand que les vainqueurs, tout devant dépasser l’ordre commun dans la vie de Napoléon.

Rendons-nous justice. Ces terribles luttes répugnaient à nos mœurs nouvelles. À travers les prodiges de nos belliqueux enfants et les applaudissements qu’ils ont tant mérités, elles semblent pourtant un anachronisme. Nous savons que la grande voix de l’humanité nous demande autre chose. Élargir le cercle des connaissances sociales, inventer des moyens de bien-être pour les nations, surtout cultiver les nobles sentiments de l’âme ; travailler à l’épuration des mœurs en simplifiant les besoins, contribuer au perfectionnement des institutions ; en un mot, reculer autant qu’il est possible les bornes de la civilisation : voilà le but sublime que nous devons nous proposer, voilà le mobile des pensées et des actions de M. Molé.

Dans la longue carrière qu’il a parcourue, je ne le suivrai point après vous, Monsieur. Je ressaisis votre prédécesseur au moment où une nouvelle secousse politique renverse son protecteur découronné, et où les Bourbons des deux branches, rendus à notre patrie, réclament tour à tour les services de cet utile citoyen.

Qu’on se rappelle l’état de la France sous ces deux gouvernements successifs, lorsqu’il accepta le ministère, tantôt avec le duc de Richelieu sous Louis XVIII, tantôt sous Louis-Philippe avec d’anciens et illustres généraux de l’Empire. Rien n’était moins séduisant alors que les portefeuilles. M. Molé vit les périls de la patrie ; il se dévoua pour elle, sachant bien que sa conduite serait diversement jugée. L’amour du bien public, qui lui dicta toujours cette conduite, en est aussi l’explication.

Notre illustre confrère ne monta au pouvoir qu’une loi d’amnistie à la main. Il avait obtenu de la longanimité du prince la délivrance de plusieurs détenus politiques : premier acte de son administration, qui fut une fête pour de nombreux pères de famille. Il connaissait l’histoire : il y avait lu la belle parole de Constantin, qu’on pressait de punir l’outrage fait à ses statues, et qui, passant la main sur son visage, répondait en souriant : Je ne me sens pas blessé. Il avait pu faire valoir avec autorité des exemples plus voisins de nous.

Au dernier siècle, un libelle fut affiché à la porte même du palais de Frédéric le Grand, dont les faiblesses n’avaient pas été ménagées par le satirique anonyme. De faux zélés vinrent prêcher la rigueur au monarque du Nord. Il alla voir l’affiche insolente, la trouva trop haut placée et commanda qu’on la mît à la portée des yeux de tous les amateurs. Ce procédé, qui lui fit le plus grand honneur, arrêta le débordement des brocards ; il tua la satire au lieu du satirique : double profit pour la royauté et l’humanité.

N’oublions pas que Mazarin, qui tirait parti de tout, avait acheté des cargaisons de libelles composés contre lui, non pour les soustraire aux menus plaisirs du public, mais pour les revendre plus cher, acte d’un excellent spéculateur.

L’histoire ! l’histoire ! Maîtres des peuples, relisez-la sans cesse, et vous apprendrez combien sont doux les fruits de la clémence, combien celui qui pardonne s’élève au-dessus de celui qui l’a offensé.

Parvenu au ministère des affaires étrangères, M. Molé s’y fit connaître par des qualités trop rares de nos jours. La diplomatie a deux codes. Dans l’un sont consacrés les ruses, les finesses, les fausses confidences, les perfidies ingénieuses, les sacrifices qu’on offre de faire pour gagner du temps, ceux qu’on demande avec l’espérance d’un refus ; les propositions ambiguës, dont le sens ouvre la carrière à des discussions éternelles ; les questions qu’on cherche tantôt à compliquer, tantôt à scinder, selon qu’on a besoin d’embarrasser ou de diviser ses adversaires ; les réponses normandes, les promesses avec restriction, les explications qui embrouillent, le mezzo-termine qui n’amène point d’accord : enfin tout l’arsenal de la politique. Voilà ce que les négociateurs ordinaires s’applaudissent d’employer, voilà la science que répudie le véritable diplomate.

Celui-ci n’est point un Protée, changeant de forme et de visage à chaque circonstance pour tromper, éblouir ou surprendre l’ennemi. Son attitude est aussi simple qu’imposante. Il ne craint rien ; il connaît ce qu’il veut, il sait ce qu’il peut dès qu’il aperçoit le piège, il l’évite ; s’il y tombe, il le rompt et s’échappe. Ce n’est ni dans Grotius ni dans Puffendorf qu’il a puisé toutes ses pensées. Son âme l’instruit mieux que les livres. Tel fut, autant qu’il put y être fidèle, le plan de conduite ministériel adopté par le comte Molé.

Mais ce n’était point assez de neutraliser la malveillance d’une partie de l’Europe, il fallait encore repousser les efforts des adversaires qui, dans la chambre, lui disputaient le pouvoir. Observons à la tribune l’orateur du gouvernement. Entouré de toutes les passions, luttant contre tous les orgueils, entraîné par sa propre éloquence, quelquefois il se trouble, il s’égare, il abandonne, d’obstacle en obstacle, d’irritation en irritation, cette voie sévère de la raison, où il devait guider les autres. Le tumulte inséparable d’une discussion vive et prolongée, les applaudissements, les buées, les sarcasmes, tout l’anime, l’excite, le transporte, et dans ce conflit d’animosités, l’intérêt public est parfois oublié et même compromis.

M. Molé ne se brisa point à l’écueil que je viens de signaler. Dans un moment de crise, qui n’est pas encore oublié, nous l’avons vu, cinq fois dans une séance, rentrer dans le débat, et y défendre glorieusement sa position ministérielle contre les plus remarquables talents de tribune ; et s’il sortit du pouvoir, ce fut comme le poète de Platon, couronné de fleurs et applaudi ; fin très-rare pour les ministres !

Bien peu ont su réunir comme lui le triple avantage d’être cités parmi les hommes d’État éminents, les élégants écrivains et les coryphées de la bonne compagnie.

Très-jeune encore (permettez-moi de revenir après vous sur cet intéressant chapitre), il fut admis dans un cercle brillant et envié, où les plus hautes intelligences du siècle s’étaient heureusement donné rendez-vous. Là dominait une femme, Mme de Beaumont, chez laquelle cette société d’élite se rassemblait tous les soirs. Là on se livrait à ces charmantes luttes de la parole, qui firent les délices et la célébrité de nos pères : conversations tantôt faciles et piquantes, tantôt graves et fortes, où s’ouvraient sur tous les sujets des discussions sévères, mais tempérées par la grâce ; où les ouvrages, les événements, les choses, les vices, les vertus, la sottise et le talent trouvaient des juges aussi éclairés qu’impartiaux ; où aux profondes réflexions succédaient les anecdotes badines, aux traits sublimes les bons mots ; où le génie répandait majestueusement ses lumières, le goût rendait en riant ses arrêts, la raison dictait avec aménité ses maximes, et dont on sortait toujours plus instruit, plus aimable et meilleur.

Pour donner une juste idée de la valeur de ceux qui composaient cette pléiade, il suffit, comme vous l’avez fait, de nommer MM. de Fontanes, Pasquier, de Joubert, Chateaubriand, et en femmes, outre la maîtresse du salon, Mmes de Damas, de Vintimille, et plusieurs autres du même mérite et de la même distinction.

Les ouvrages politiques du comte Molé, ses travaux ministériels ont laissé des traces durables ; mais cette gloire éphémère des salons, ces triomphes quotidiens de l’esprit de conversation, qu’en restera-t-il ? Qui en parlera ? Qui dira tout ce que réunissait de charme et de finesse la conversation fleurie, variée, anecdotique et piquante de notre regrettable confrère ? Encore un de ces modèles du savoir-vivre qui emporte dans la tombe un des derniers secrets de l’urbanité française !

Je ne lui ferai point un titre de ses vertus de famille. Toutefois j’aime à rappeler les soins tendres et éclairés qu’il prodiguait à ses deux charmantes filles, dont la pieuse vénération le récompensait si bien de ses efforts pour les rendre, par leurs talents et leurs qualités dignes de porter un des plus beaux noms de France. Avec quelle touchante émulation l’aimable et bonne compagne de sa vie le secondait ! Et pourrai-je omettre dans ce tableau sa belle-mère, l’excellente madame de La Briche, dont Florian et Marmontel nous ont laissé de si agréables portraits ? Je reviens à M. Molé.

Vous nous dédommagerez de sa perte, Monsieur, mais sans nous en consoler. Vous-même vous prenez trop de part à nos regrets pour essayer d’y mettre un terme. Vous continuerez à entretenir parmi nous ses heureuses et nobles traditions. Vous êtes de l’école des sages. Au sortir de l’arène politique, dans laquelle vous avez obtenu des succès si mérités, vous prendrez plaisir, nous l’espérons, à respirer dans le sein de notre compagnie. Ici votre bon esprit trouvera encore d’heureuses occasions de se déployer, et peut-être vous applaudirez-vous d’avoir échangé les tumultueux triomphes de la tribune parlementaire contre les luttes paisibles de l’Académie.

Vous avez rendu de grands, mais douloureux services à la patrie. Sans vous parer du titre fastueux de philanthrope, vous l’êtes, Monsieur. Vous êtes en même temps pénétré de respect et d’amour pour la doctrine de celui qui a dit que les pauvres étaient ses membres : paroles admirables et qu’on ne saurait trop méditer, puisqu’elles contiennent une législation tout entière.

C’est cette disposition de votre âme qui vous a porté à solliciter pour le saint-siége le secours du gouvernement dont vous faisiez partie. Avant votre prompte et utile assistance, qui a concouru à sauver la chrétienté des plus grands malheurs, vous aviez montré votre zèle pour l’Église en publiant une Vie de Pie V, de ce pape distingué par ses vertus et sa modération.

Il établit la réforme dans l’administration, dans les mœurs ; il chassa de la ville sainte tout ce qui ne devait pas l’habiter : il avait commencé par des retranchements sur sa dépense personnelle. Mais ce n’est point à moi, profane, d’exalter ces vertus, dont l’éloge est mille fois mieux placé dans votre bouche que dans la mienne.
J’abandonne ce sujet pour applaudir à la description du fameux combat naval de Lépante. Là, Monsieur, vous avez fait briller un talent des plus remarquables. Quelle ardeur ! quelle verve ! quel intérêt croissant ! Votre lecteur n’est plus au coin de son feu ni à son bureau : il est là ; il suit d’un œil inquiet et avide les divers mouvements des deux flottes qui se heurtent, luttent, changent à tout moment la face du combat, en rendant le succès si incertain que le cœur ému de votre lecteur bat comme s’il était sur ce mobile théâtre et ne respire enfin qu’au cri de victoire des chrétiens. Vous êtes un vrai peintre, Monsieur.

De plus, vous portez partout, soit dans vos travaux intellectuels, soit dans vos actions ou vos paroles, un caractère de bonne foi qui vous rend respectable, même à vos antagonistes, quels qu’ils soient.

Pénétré de la morale du Christ, vous en avez fait votre mobile. Vous défendez toujours et partout la cause sainte. Et que d’éloquents émules vous secondent !

Que de grands orateurs rassemblés pour aider au triomphe de la parole évangélique !

Avant de vous parler, Monsieur, de l’éloquent ouvrage que vous avez consacré à solenniser la vie de Pie V, j’aurais dû vous rappeler votre premier titre au fauteuil académique, cette Histoire de Louis XVI, dans laquelle votre âme s’est répandue tout entière. J’avoue qu’elle m’a laissé des souvenirs trop attristants pour que je ne craigne pas d’en occuper cette brillante assemblée. Ce n’est pas dans cette enceinte, à mon avis, qu’on doit parler de celui que nos larmes ont depuis longtemps sanctifié. Pour rester dans les bornes de mon sujet, je dirai, Monsieur, que la vie et la mort du Juste, loin d’être inutiles à la religion, contribuèrent à son triomphe. Elles donnèrent au monde des exemples qui ne furent pas infructueux. À travers nos crimes et nos malheurs elles jetèrent une pensée sociale qui neutralisa les uns et nous consola des autres. Une nouvelle lumière rayonna sur nos ruines ; un modèle de plus fut laissé à l’humanité, et la civilisation, comme le christianisme, au lieu de rétrograder, fit un pas en avant.

Dans nos jours de troubles et de dangers, on vous a vu, Monsieur, montera la tribune législative, ferme sans témérité, intrépide sans bravade, et là, créer, pour ainsi dire, de nouvelles formes oratoires. Votre dignité, votre sang-froid, Monsieur, ce je ne sais quoi d’attractif qui n’appartient qu’aux âmes d’élite et aux caractères élevés ; tout ce qui est en vous, jusqu’à la sévère autorité de votre geste, jusqu’à l’énergique puissance de votre organe, tout vous a donné la victoire. Aussi vos propositions furent-elles votées à une majorité surprenante. À cet immense service, rendu, non-seulement à la génération actuelle, mais à celles qui suivront, nous avons tous répondu par un cri de reconnaissance.

Il semble, Monsieur, que la France soit le pays des ressources. Rien n’y manque de siècle en siècle. Elle appelle un grand homme de guerre, vient un Duguesclin. Il lui faut un sage administrateur, Sully paraît. À mesure que la patrie éprouve de nouveaux besoins, elle trouve un génie soit pour la sauver, soit pour l’éclairer ; pour la lancer dans les voies d’amélioration matérielle ou de perfectionnement moral, qui doivent lui assurer à jamais sa place magnifique à la tête des nations. Aimons, honorons cette mère sacrée, qui nous a fait grandir au milieu de toutes les épreuves. Mais aussi nous-mêmes aimons-nous réciproquement, rapprochons nos rangs et marchons tous ensemble, sous ses bénédictions maternelles, à la conquête de l’avenir.

Oh ! puisse toujours cette France si chère croître en prospérité, et surtout en vertus ! Puissent les enfants qui naîtront d’elle égaler leurs pères et se voir égaler par leurs fils ! Honneur, honneur à cette noble patrie, dont le glaive est la sauvegarde du faible, dont le cri fait reculer l’injuste et dont les triomphes mêmes, loin d’être des spectacles d’effroi, sont des fêtes pour l’humanité !