Réponse au discours de réception d’Alfred Capus

Le 28 juin 1917

Maurice DONNAY

Réception de M. Alfred Capus

 

Monsieur,

Le savant prodigieux sur l’œuvre de qui vous venez de nous donner de si nobles aperçus a écrit quelque part : « Il y a des gens qui n’ont pas l’intelligence des choses scientifiques ; c’est un fait d’observation vulgaire qu’il y a, dans toutes les classes, des élèves qui sont « forts en lettres» et qui ne sont pas « forts en sciences » et il ajoute : « Quelle illusion de croire que si la science ne parle pas à leur intelligence, elle pourra parler à leur cœur. » Il est vrai qu’à un autre endroit, il profère cet étonnement : « Comment se fait-il qu’on ne comprenne pas les mathématiques ? » Mais, peu importe ! Vous, Monsieur, vous nous apportez la preuve magistrale qu’un écrivain, romancier, auteur dramatique peut avoir, au plus haut degré, l’intelligence des choses scientifiques, et que la science peut parler à son cœur ; de même qu’Henri Poincaré, par un grand nombre de ses ouvrages, nous apporte la preuve qu’un pur mathématicien peut trouver, pour la profondeur et l’étendue de ses idées, la plus juste expression littéraire. Il écrit sur l’astronomie des pages sublimes et qui sont d’un poète ; dans un chapitre sur la géodésie française, il se montre çà et là un humoriste délicieux, car il ne dédaigne ni la plaisanterie, ni l’ironie et, dans le volume intitulé : Dernières pensées, il exprime sur les rapports de la morale et de la science des idées qui sont d’un philosophe véritable.

Pourtant, les livres d’Henri Poincaré qui ont fait sa popularité ne sont pas, à proprement parler, des livres de vulgarisation, il s’en faut ! Ils s’adressent à des cerveaux au moins avertis et ce grand homme habite des régions si élevées que, même lorsqu’il croit en redescendre, il demeure inaccessible.

J’ai connu un professeur qui s’occupait du problème des trois corps. Il me dit un jour : « Je vous enverrai une petite brochure ; vous ne la lirez pas ; il n’y a que Poincaré et deux autres mathématiciens en France qui puissent me comprendre. » Je me le suis tenu pour dit. De tels propos vous rendent modeste. Sans m’attaquer aux fonctions abéliennes, zétafuchsiennes ou aux groupes kleinéens, je me suis cru du moins la force de pénétrer dans ces sanctuaires à trois francs cinquante qui, sous leur couverture d’un rouge saturnien, semblent ouverts à tout le monde. Le profane qui entreprend cette lecture s’aperçoit bien vite de son outrecuidance : lecture difficile, montée rude et pierreuse où il trébuche à chaque pas ; à chaque instant, il lui faut chercher un mot technique dans le dictionnaire ; ce mot le renvoie à un autre, celui-ci à un troisième et ainsi de suite : ce sont les anneaux d’une chaîne qui lui semble sans fin. Des surprises l’attendent : il apprend avec effroi que, selon certains savants, la matière n’existe pas, qu’elle est une liquéfaction de l’éther et il arrive à penser à peu près comme Voltaire : « Si la matière n’existait pas, il faudrait l’inventer », ou bien, à peu près comme Renan : « Tout est possible, même la matière. » En revanche, il a des émerveillements. Il admire que trois cents ans après Képler, deux siècles après Newton, l’atome ait trouvé ses législateurs, et que cet atome se comporte comme un petit système solaire ; il admire l’essor génial d’un Poincaré qui, avec la théorie cinétique des gaz, s’élance dans la voie lactée, passage vertigineux de l’infiniment petit à l’infiniment grand ; ces révélations soudaines, ces compréhensions brusques sont comme des éclairs à la lueur desquels il entrevoit, ce profane, une harmonie, un rythme, une unité, une beauté. Mais une succession d’éclairs ne fait pas la lumière du jour et, somme toute, il demeure stupide, il a honte de son ignorance.

Nous vivons dans un siècle scientifique ; les inventions, les découvertes se succèdent avec une rapidité inouïe ; chaque jour un voile est soulevé, un secret pénétré. Nous prenons aisément à notre compte les travaux et les recherches de quelques-uns, nous nous enorgueillissons sans vergogne des résultats, et nous utilisons sans les comprendre les applications. Nous disons couramment : « l’homme est maître de l’univers ; il dompte la foudre et les torrents, il volatilise les pierres et solidifie les gaz, il pèse les planètes, et subdivise l’atome ; l’homme fait ceci, l’homme fait cela » ; l’homme, terme générique ; mais combien d’hommes, même parmi les plus cultivés, ont la curiosité d’appliquer leur œil au microscope, pour constater l’existence des microbes ou bien au télescope, pour rapprocher Sirius ou Arcturus ou même la lune ? Notre indifférence est grande et c’est peut-être la faute de notre éducation.

Il y a plus de soixante ans, le Père Gratry, un oratorien qui avait passé par l’École polytechnique et qui a écrit sur la science comparée des choses excellentes disait : « Le premier qui, en France, instituera sur une base durable la pénétration mutuelle des lettres et des sciences, celui-là doublera les lumières de la génération suivante et deviendra peut-être le Richelieu d’un grand siècle. » Et, il ajoutait : « L’exposition des sciences en langue vulgaire est l’un des plus pressants devoirs intellectuels des grands esprits et des amis de l’humanité. »

Et, par le fait, la démarcation est-elle donc, si nette, le fossé si profond entre les esprits littéraires et les esprits scientifiques ? Ne pourrait-on pas gagner les premiers aux sciences et les seconds aux lettres par des méthodes attrayantes et n’y a-t-il pas tout simplement des esprits ? Ne serait-il pas désirable que Lettres et Sciences fussent élevées ensemble, comme deux jeunes sœurs qui partageraient les mêmes jeux ? Il s’ensuivrait entre elles un sentiment profond, une amitié exquise. Mais, le plus souvent, les sciences sont offertes aux tendres intelligences avec une sécheresse rebutante. Même parmi les jeunes gens qui se présentent aux grandes écoles, combien étudient les mathématiques simplement pour passer leurs examens ? et il ne leur reste de ces études ni curiosité, ni désir d’expansion. Rien par exemple n’est moins aimable que l’arithmétique, de la façon dont elle nous est enseignée, et, pourtant, l’arithmétique est essentielle, puisque tout doit être calculé, mesuré, pesé, puisque tout aboutit à des nombres. J’ai toujours rêvé que quelqu’un et pourquoi ne serait-ce pas vous, Monsieur ? écrirait un jour un Essai d’Arithmétique illustrée, oui, illustrée par de belles images et aussi par de belles histoires, de plaisantes anecdotes et des rapprochements ingénieux. Un tel Essai commencerait par une passionnante partie historique. On montrerait le caractère ésotérique qu’eurent d’abord les nombres et que un, trois, sept furent des nombres sacrés, bien avant que d’être, pour ainsi dire, des nombres premiers. Alors chaque chiffre ne serait plus un signe aride, mais une figure éloquente. Pour mettre en garde le lecteur contre la manie de vouloir démontrer ce qui tombe sous le sens commun, on imaginerait un homme qui, à partir de l’âge de raison, douterait que la suite des nombres entiers est illimitée, s’appliquerait pendant toute sa vie, et sans devenir fou, à écrire la suite de ces nombres et, arrivé à un âge avancé et à un certain nombre dans les centaines de millions, mourrait dans le doute affreux de pouvoir écrire le nombre suivant. À propos de la table de Pythagore, on dirait la vie merveilleuse du grand Samien, son initiation à Memphis, à Babylone, ses entretiens avec la pythonisse Téocléa et comment, ayant déclaré que dix est un nombre parfait, il se trouve être le précurseur du système décimal.

On pourrait faire un pareil essai pour la géométrie qui est avec l’arithmétique à la base de tout, car les mathématiques n’ont que deux objets : les nombres et les formes. Ainsi, pour les néophytes, l’arithmétique et la géométrie se coloreraient, s’animeraient ; les abords des mathématiques deviendraient engageants, et cette haute science serait comme une montagne dont les premières pentes se couvrent de prairies, de bosquets et de jardins ; puis on arrive dans le climat des forêts sévères, puis dans la région où le rocher montre ses arêtes nues. Il n’est pas donné à tout le monde de frapper du pied les sommets couverts de neiges éternelles ; mais il faut faciliter l’ascension aux alpinistes de bonne volonté ; ils s’arrêteront quand le vertige les prendra ou quand leur intelligence ne supportera plus la pression. Si chaque science était ainsi illustrée, si elle était présentée d’abord dans son ensemble, ses principes et ses résultats, et non au fur et à mesure comme une suite d’observations et de propositions discrètes, la démarcation tendrait à s’effacer, le fossé à se combler, entre les esprits littéraires et les esprits scientifiques, et moins de gens traverseraient leur époque, comme certains voyageurs traversent un paysage, sans même le regarder.

Pendant quelques beaux soirs, dans un beau parc, le charmant Fontenelle fit un cours ou, plutôt, deux doigts de cours d’astronomie à une marquise et, dans la préface des Entretiens sur la pluralité des mondes, il explique qu’il a tâché d’amener la philosophie à un point où elle ne fût ni trop sèche pour les gens du monde, ni trop badine pour les savants. De tels ouvrages seront toujours trop badins pour les savants ; oui, mais les gens du monde sont bien plus nombreux et Fontenelle eut raison. Et vous avez eu raison aussi, Monsieur, lorsque, avec une grande clarté, vous avez extrait tantôt pour cette assemblée la quintessence du calcul infinitésimal, cet admirable moyen d’analyse dont le divin Platon avait le pressentiment ailé, quand il disait : « La ligne est un point qui vole. » Il était grand temps que vous nous apportassiez ce renseignement précieux, cette clé d’or. Si le monde, comme on l’a pu dire récemment, est une équation différentielle, qu’est-ce que l’homme, ce microcosme ? Et qu’est-ce que l’âme ? Peut-être une équation différentielle. Les anciens disaient déjà : l’âme est un nombre, l’âme est une sphère. Je vais donc vous traiter comme une équation différentielle et tâcher à vous intégrer. Je suis certain que vous excuserez cette familiarité que je ne me permettrais pas d’ailleurs avec un inconnu ; mais nous nous connaissons depuis un assez long temps et je crois même que nous nous tutoyons, Monsieur.

Henri Poincaré nous dit qu’il y a des hypothèses provisoires et commodes. Je vais pratiquer une hypothèse de ce genre, en supposant pendant quelques instants que vous ne connaissez rien de votre propre vie, ni de vos études, ni de vos travaux. Vous êtes né, Monsieur, le 25 novembre 1857, à Aix en Provence, vieille ville tranquille et chargée d’histoire, où les mœurs étaient simples dans les maisons bourgeoises qui bordent les rues étroites et dans les vieux hôtels familiaux que les antiquaires n’avaient pas encore visités pour en emporter les meubles ; Aix, vraie capitale de la Provence, où les habitants diserts sans être bavards, gais sans être turbulents, représentent assez bien cette nuance de notre Midi que l’on pourrait appeler le Midi juste.

Aix fut donc votre berceau et la bourgeoisie votre milieu. Je vois dans votre famille des médecins, des notaires et, comme ancêtres, des maîtres de poste. Peu de temps après votre naissance, vos parents vinrent s’établir à Marseille, ville plus animée, plus bruyante. Marseille aux origines grecques, Marseille, porte de l’Orient et du fatalisme. Votre père était avocat ; il était républicain, en outre, et voltairien. Votre mère était une catholique fervente ; vos oncles du côté maternel, étaient royalistes, et votre grand-père paternel, bonapartiste. Il avait un culte pour Napoléon. Il parlait avec admiration des guerres de l’Empire, bien qu’il n’eût fait aucune campagne ; il était venu trop tard dans l’épopée, il avait tiré au sort en 1814. Ainsi, tout enfant, vous aviez autour de vous les diverses opinions entre lesquelles se partageait la bourgeoisie française depuis la Révolution, et vous entendiez sur la politique des discussions passionnées. Vers l’âge de douze ans, vous fûtes mis interne au lycée de Toulon et tout se passa comme si vous deviez entrer à l’École navale. Vous étiez un élève studieux, un enfant silencieux. Vous aimiez les exercices physiques, les jeux ; vous étiez bon dans tous, mais le meilleur à la course. Le croirait-on ? vous dont la myopie est extrême, vous aviez alors une vue perçante : regard de petit oiseau de proie et, d’ailleurs, Capus veut dire « faucon ». Vous lisiez peu d’ouvrages littéraires, mais des livres de voyages ; vous vous sentiez attiré par les aventures lointaines et, plus tard, vous aurez de la sympathie pour les aventuriers de la vie parisienne. Vous dévoriez aussi le Consulat et l’Empire et, à quinze ans, vous aviez lu tous les ouvrages d’Auguste Comte. Un de vos oncles, médecin, positiviste, grand ami de Littré, vous donnait l’habitude de traiter par écrit des questions qu’il vous proposait. Vous alliez passer vos vacances chez un autre de vos oncles qui possédait une campagne au pied du mont Ventoux. La terre y était encore cultivée selon des méthodes anciennes et quasi virgiliennes : les laboureurs semaient l’orge, quand la Balance a rendu les heures du jour égales à celles de la nuit, et, pour semer le blé, ils attendaient le coucher matinal des filles d’Atlas. Là vous faisiez vos Géorgiques, et c’est là sans doute qu’est né en vous pour la nature consolatrice et reposante ce tendre sentiment qui ne vous a jamais quitté. Aix, Marseille, Toulon, le mont Ventoux, tantôt à la ville, tantôt aux champs, votre enfance s’est écoulée dans ce quadrilatère provençal qui, au dire des voyageurs, rappelle en certains lieux des paysages de la Grèce ; vous voyiez des paysans et des citadins qui tous, sous un beau ciel, aimaient la vie au dehors ; vous voyiez, au printemps, les amandiers en fleurs qui sont comme des nuages roses parmi la verdure triste des oliviers ; vous voyiez des aqueducs, des arcs de triomphe, des arènes, de vieilles tours dorées par dix-huit siècles de soleil ; vous avez grandi dans une civilisation latine.

Cependant vous atteigniez l’âge de seize ans et vous n’entriez point à l’École navale. Non. C’est alors que vous vîntes à Paris avec votre famille. Vous suivîtes les cours du lycée Fontanes, aujourd’hui lycée Condorcet, et tout se passa comme si vous deviez entrer à l’École polytechnique. Vous n’y entrâtes pas cependant, non. Vous étiez assez fort en mathématiques, mais inhabile au dessin, comme Henri Poincaré ; c’est un des points par lesquels on peut mener un parallèle entre vous et votre illustre prédécesseur. Vous vous rabattîtes sur l’École des Mines. Vous habitiez aux Batignolles ; chaque matin et chaque soir, pour vous rendre à l’École, dans le haut du boulevard Saint-Michel, vous traversiez le Boulevard, le boulevard de la rive droite, qui exerçait sur vous un attrait singulier. S’il faut en croire un de vos biographes, votre seule ambition était alors de devenir un boulevardier et un journaliste. Et cela est fort compréhensible. Il y a quelques années, un grand journal du matin ou du soir posa cette question à diverses personnalités de la littérature, des arts, de la politique : « Quel était votre idéal à vingt ans ? » Il se trouva qu’à vingt ans, l’idéal de la plupart des hommes consultés était magnifique : plus d’un, dans sa partie, construisait l’avenir sur un plan glorieux, rêvait de donner aux lettres, à la philosophie, aux arts, à la politique, des directions nouvelles et définitives. J’aime mieux votre ambition à vingt ans. Elle est celle d’un jeune homme qui suit les cours de l’École des Mines, alors que cela ne plaît point à son âme. La perspective de sortir, après trois ans d’école, ingénieur des Mines ne vous souriait que d’un sourire raisonnable, qui est le moins engageant des sourires. Votre mère était morte ; votre père, très occupé par ses affaires, vous laissait entièrement libre. Vous aviez connu au lycée Fontanes Étienne Grosclaude, Paul Hervieu, tout ce qu’il faut pour écrire. Après deux ans d’École, ayant fait un petit héritage, vous jetiez votre casquette à galons d’argent par-dessus Tortoni ; c’était le nom d’un café où se réunissaient alors toutes les célébrités du boulevard. Cette renonciation soudaine à une carrière lente exercera une grande influence sur vos romans et sur vos premières pièces. Un jeune écrivain est toujours enclin à modeler ceux de sa génération sur lui-même. Vous avez établi que, pour réussir, un jeune homme à un moment donné, devait brusquement quitter la carrière dans laquelle ses parents ou les circonstances l’avaient engagé. Vous avez formulé une sorte de règle pour jeunes gens impatients de jouir de la vie, règle à laquelle plusieurs de vos héros se sont empressés d’obéir. Dans une bien jolie conférence, vous nous avez dépeint la bataille pour la vie, lors de vos débuts ; vous nous l’avez dépeinte à la façon dont Fabrice del Dongo raconte la bataille de Waterloo, c’est-à-dire que vous nous montrez votre coin, le secteur que vous occupez, vous et vos camarades de combats. Et, dans ce secteur, nous voyons « le jeune homme instruit et pauvre, constatant l’abîme qu’il y a entre sa situation sociale et son instruction, et tout disposé à abandonner une profession encombrée et difficile où l’on avance lentement parmi la foule ». Comme il a fait des études classiques, il songe tout d’abord à la littérature. « Gagner sa vie en écrivant, on ne s’imagine pas la puissance de cette formule sur une imagination de jeune Français, dans les années 1880. » Ce jeune homme vous ressemble comme un frère. Un soir vous apprenez la mort de Darwin. Vous admiriez le grand physiologiste anglais ; vous aviez lu et relu l’Origine des Espèces. Alors vous écrivez en quelques heures un article enthousiaste, et vous le portez à un grand journal du boulevard. Le secrétaire de la rédaction fut étonné, car en 1885, dites-vous, sur le boulevard, le nom de Darwin était un de ceux qui revenaient le moins souvent dans la conversation. Votre article passait dans un autre journal et vous sentiez autour de votre nom les premiers frémissements de la notoriété. C’est ainsi que vous recueillîtes les fruits des petits exercices positivistes que vous avait fait faire votre oncle, ami de Littré. Pendant une dizaine d’années, tantôt sous votre propre nom, tantôt sous le pseudonyme balzacien de Canalis, ou sous le pseudonyme tainien de Graindorge, vous avez écrit des centaines d’articles sérieux ou légers, longs ou courts, dialogués ou non, où vous prodiguiez l’esprit, le bon sens, la blague et l’ironie ; vous étiez comme un jeune arbre dont les feuilles s’envoleraient et se renouvelleraient sans cesse. Gagner sa vie en écrivant, vous avez toujours été fidèle à cette formule, à la fois avec application et facilité. Vous aimez le travail et ce nombre prodigieux d’articles ne vous empêchait point d’écrire des romans : Qui perd gagne, Faux départ, Années d’aventures.

Quand vous avez débuté en 1880, le naturalisme battait son plein et l’un de ses chefs les plus redoutés proclamait : « La République sera naturaliste ou elle ne sera pas. » Le naturalisme, né par réaction contre le romantisme, voulait transformer la pure littérature, le roman et la poésie même dans le sens de la certitude objective. Pour Flaubert, l’art est une représentation, l’artiste ne doit penser qu’à représenter et l’auteur de Salammbô reconnaît la science seule comme juge de la vérité des représentations de l’art. Certes il est utile d’établir les règles de l’observation ; mais la littérature peut-elle se priver d’imagination, de rêve, d’idéal ? Doit-elle renoncer à rechercher les rapports lointains et mystérieux des choses ? Le naturalisme s’était bientôt déformé en un réalisme vilain, en un impressionnisme puéril. Vers 1890, il donnait des signes de désarroi ; on dansait le quadrille naturaliste et le symbolisme était né par réaction contre l’orgueil de la certitude objective.

Dans cette agonie d’une école, vous apportiez une note spéciale. Je ne vois rien dans la littérature française que l’on puisse comparer à vos romans. Il semble que cela soit écrit comme on parle, du moins comme parlerait quelqu’un qui aurait de l’aisance et de la justesse, comme vous parlez vous-même. Quand on lit par exemple Qui perd gagne, on imagine que vous causez avec un ami ; vous êtes seuls tous deux, et cet ami vous demande tout à coup : « Et Farjolle ? Qu’est-ce qu’il devient ? Avez-vous de ses nouvelles ? » Alors vous racontez l’histoire de Farjolle. « Oh ! mon Dieu, c’est bien simple. Farjolle, vous le savez, avait abandonné ses études de médecine, après un examen malheureux ; il s’était tourné vers le journalisme. Il a bifurqué, il a fait comme tant d’autres, comme vous, comme moi. Il a d’abord mené une existence assez vague, puis il a épousé sa blanchisseuse ; puis ayant eu l’occasion de rendre service à un jeune homme qui s’occupait de publicité et réussissait, celui-ci l’a fait entrer dans ses affaires. Par lui, il a connu des personnages importants, des gens de la dernière vulgarité d’ailleurs. Sa situation a rapidement augmenté, ensuite elle a diminué, et il a eu mille ennuis. D’abord sa femme l’a trompé, précisément avec le jeune agent de publicité. C’était fatal. Il a fait constater le flagrant délit par un commissaire de police jovial qui était un de ses amis, mais, le constat terminé, il a prié le commissaire de se retirer, et il s’est réconcilié avec sa femme, dans la chambre même du délit. C’est très comique. Ce n’est pas tout. Un homme qui faisait partie de son cercle et qu’on appelait le commandant lui avait confié de l’argent, soi-disant pour un placement sûr. Farjolle n’a pas placé cet argent : il s’en est servi pour payer des dettes, bref il n’a pas pu le rendre quand, un beau jour, le commandant qui était joueur est venu le lui réclamer, parce qu’il avait une envie irrésistible de jouer le système de d’Alembert. Le commandant s’est fâché. Il a porté une plainte, Farjolle est allé en prison, sa femme l’en a tiré. Comment ? Elle plaisait beaucoup à un grand directeur de journal qui lui a donné la somme nécessaire pour désintéresser le commandant. Farjolle a été remis en liberté. Sa femme, d’ailleurs, ne lui a rien caché, au contraire. Et ils sont allés vivre à la campagne. C’était leur rêve Qui perd gagne. » Telle est, résumée, l’histoire de Farjolle.

À propos des géométries non euclidiennes et pour faire comprendre, par exemple, la géométrie de Riemann, Henri Poincaré imagine un monde uniquement peuplé d’êtres dénués d’épaisseur, ayant une figure sphérique et situés tous sur une sphère, sans pouvoir s’en écarter. Pour eux le plus court chemin d’un point à un autre sera un arc de grand cercle et la géométrie qu’ils pourront construire sera une géométrie sphérique avec tout ce qu’elle comporte. Cela s’entend de reste. Eh ! bien, dans votre premier roman, vous nous montrez des êtres spéciaux, dénués non pas d’épaisseur ni même de finesse, mais dépourvus d’une certaine dimension psychologique que l’on appelle communément le sens moral. Ou, plutôt, car on a toujours une morale, disons par analogie que la morale qu’ils pourront construire sera une morale non euclidienne.

Étant donné ces êtres, non pas imaginaires, mais réels, rien d’étonnant à ce que, sans vous étonner le moins du monde, vous les analysiez avec toute la sincérité d’un esprit scientifique et avec les meilleurs procédés d’un esprit littéraire.

Vous ne jugez pas Farjolle, vous le constatez sans hypocrisie, mais sans cynisme, sans indignation ni complaisance. Pourtant ce n’est pas, chez vous, l’impassibilité qu’exigeaient chez l’artiste les parnassiens, ni l’impersonnalité que réclamaient les naturalistes ; non, c’est de la tranquillité, une tranquillité qui vous est très personnelle. Tout au plus pourrait-on dire que vous demeurez, à l’égard de Farjolle, dans une neutralité bienveillante et dans une indifférence cordiale.

Cette observation tranquille, vous l’avez appliquée dans les deux romans qui ont suivi : Faux Départ, et Années d’aventures. Années d’aventures, une façon de chef-d’œuvre, un livre surprenant, disait Jules Lemaître. C’est l’histoire d’un jeune homme obligé d’abandonner ses études de droit, parce que son père a éprouvé des revers de fortune. Alors il essaye de gagner honnêtement sa vie, et cela n’est pas facile pour ce déclassé. Il a fait un mariage d’amour, il a épousé une jeune fille pauvre. Ici nous sommes sur le terrain peu accidenté des tribulations moyennes, dans la zone pluvieuse des aventures grises. Et cela est poignant. Votre originalité est de nous intéresser aux démarches de votre humble héros, à ses espoirs, à ses déceptions, par une succession de détails très simples. Tous ces romans sont écrits dans un style sobre, clair, naturel qui vous apparente à nos meilleurs conteurs, Le Sage, Voltaire ou Maupassant. Évidemment, vous avez horreur de ce que l’homme qui n’est que de lettres appelle l’écriture, et, pourtant, cela est écrit avec une connaissance parfaite de la capacité des mots. Vous avez de l’atticisme et de l’urbanité, urbanité naturelle, développée par votre éducation, par votre séjour à Paris, urbanité que vous partagez entre tous les mondes et que vous étendez logiquement à une société qui est une sécrétion logique de la grande ville surpeuplée et complexe, tentatrice et tentaculaire.

Vos romans sont tout pleins de types originaux, de situations et d’épisodes que vous leur avez empruntés pour votre théâtre. Dans votre première pièce, Brignol et sa fille, vous avez transporté et transposé une partie du principal personnage de Qui perd gagne, de ce pittoresque Farjolle ; mais Brignol est avocat, et il a une fille. Vous choisissez volontiers pour vos héros la profession d’avocat. C’est un excellent choix pour la comédie ; un avocat peut jouer divers personnages. Défendre un client, c’est pendant quelques instants se mettre à sa place. Un avocat ressemble plus ou moins à Fantasio. Vous vous rappelez ce que dit le délicieux personnage de Musset, quand il parle de son imagination et de sa cervelle qu’il compare à une grande ville : il s’y est grisé dans tous les cabarets, il s’y est roulé comme un roi absolu dans un carrosse doré ; il y a trotté en bon bourgeois sur une mule pacifique ; il n’ose même plus y rentrer comme un voleur, une lanterne sourde à la main. En outre, Fantasio d’assises ou Fantasio d’affaires, l’avocat est en puissance un Fantasio politique.

Pour être député, il faut être candidat, et pour être candidat, il faut avoir le don de la parole. Heureux ceux qui s’expriment avec abondance et aisance, car le royaume des électeurs est à eux. On n’a jamais vu un muet ou un bègue se présenter aux élections et, pourtant, un homme qui bégaye peut avoir sur la politique des vues admirables ; mais mieux vaut exposer avec facilité des idées obscures et chimériques qu’exprimer avec difficulté des idées claires et pratiques. Nous sommes les fils des Gaulois ; nous aimons d’entendre bien parler. Je me rappelle un soir, à la fin d’un banquet, au dessert, on demanda à un invité de prendre la parole. Le pauvre homme devint tout rouge, expliqua à ses voisins qu’il n’avait rien préparé, qu’il n’était pas habitué, que c’était pour lui une souffrance et même une impossibilité physique de parler en public. Cependant les convives s’impatientaient et, du fond de la salle, quelqu’un s’écria : « Dites quelque chose, n’importe quoi ! » Voilà l’idée qu’en général, dans les réunions, on se fait de l’éloquence. Enfin Brignol est un avocat, mais il est escroc, sympathique nonobstant. Ce n’est pas une sombre canaille, mais séduisante et diaprée des plus vives couleurs. Il va d’irrégularité en irrégularité, comme un papillon vole de fleur en fleur. Mais il a bien de l’esprit. En esprit il paye argent comptant ; autrement, il doit plusieurs termes à son propriétaire, et il ne peut pas rendre la somme qu’on lui a confiée pour un placement de père de famille. Mais il y a père de famille et père de famille. Et quand le commandant vient lui réclamer son argent pour jouer le système de d’Alembert, Brignol pense certainement, à la façon du célèbre encyclopédiste à propos du postulatum fondamental : les privilèges du prêteur vis-à-vis du débiteur sont le scandale du Code. La preuve que Brignol n’est pas un méchant homme, c’est que sa femme qui est une brave femme l’aime et l’estime, et que sa fille, la charmante et délicate Cécile, adore son père. Enfin Brignol est délicieux et la pièce, fort originale, est une de vos meilleures ; le type est vu, observé, vivant. Mais s’il amuse le public par sa fantaisie, il lui impose quelque gêne par sa réalité. Lorsque des personnes sont réunies dans une salle de théâtre, quand même elles ne seraient pas toutes irréprochables, il émane d’elles une âme collective ; il se forme une morale moyenne. De nos jours les spectateurs sont d’une grande liberté d’appréciation quand il s’agit d’amour ; ils sont stricts, quand il s’agit d’argent. C’est que la loi punit toujours avec la dernière rigueur le contrefacteur de billets de banque, mais l’auteur d’un crime passionnel est le plus souvent acquitté. Après l’expérience que vous fîtes avec Brignol, vous avez transporté dans le domaine de l’aventure sentimentale les individus, hommes et femmes, à qui manque cette dimension psychologique dont nous parlions tout à l’heure ; vous les avez montrés en conflit contre les gens qui possèdent cette dimension et en conflit contre eux-mêmes, quand ils la retrouvent, parce qu’elle existait virtuellement en eux, parce qu’il y a des sentiments profonds, éternels, humains que ni les milieux différents ni les diverses cultures ne parviennent à détruire. Cependant, vous ne négligiez pas la question d’argent qui tient une si grande place et joue un si grand rôle dans une société civilisée, la question d’argent, avec toutes ses catégories, depuis le désir de sortir de la misère ou de la pauvreté, depuis le besoin de gagner simplement ou largement sa vie, jusqu’au besoin d’acquérir, de jouir et d’éblouir. L’amour et l’argent, vous les considérez comme les deux grandes forces appliquées aux faibles mobiles que sont la plupart des hommes et qui varient sans cesse leur mouvement.

Vous étudiez l’amour dans toutes ses catégories et il y en a, comme disait l’autre, depuis le désir furtif jusqu’à l’habitude passionnée, depuis l’échange de deux fantaisies jusqu’au doux commerce de deux cœurs unis. Vous avez défini un sujet de pièce : essentiellement une anecdote qui permet de mettre en contact et en lutte des êtres humains, sous les conditions du théâtre. Mais rarement, avec vous, l’anecdote est sombre et jamais elle n’est brutale. Vous laissez à d’autres le soin de secouer le public, de le secouer comme un prunier. Votre théâtre, dans sa partie sentimentale, c’est la région tempérée des peines et des joies d’ici-bas. Vos personnages s’expriment tout droit, sans grandes phrases, dans un dialogue parlé, ce qui est le plus bel éloge qu’on puisse faire d’un dialogue. Ils n’appuient pas, ils ne redoublent pas : le trope ne leur est pas une figure habituelle. Ils ne déclament ni couplets ni tirades. Vous nous montrez en général, non pas l’exception, mais la règle. Vos amants ne descendent pas d’agonie en agonie et de désastre en désastre l’escalier humide de leurs pleurs des amours douloureuses. Pourtant, dans l’Adversaire, une belle comédie que vous avez écrite en collaboration avec Emmanuel Arène, votre héros, Maurice Darlay, encore un avocat, est inflexible envers une femme qui l’a rangé parmi les époux du grand catalogue, pour employer la charmante expression de La Fontaine, et dans l’Attentat, une comédie dramatique pour laquelle vous vous êtes associé avec Lucien Descaves, on voit un jeune anarchiste qui aime une femme au point qu’il veut tuer son mari. Mais que deviendrait le monde, si tous les amants malheureux attentaient à leurs jours qui ne leur appartiennent pas, ou bien à des jours qui leur appartiennent encore moins, parce que ce sont les jours des autres ! Vous avez raison de ne pas propager ces manières atroces. Ils savent bien, vos amants, que plaisir d’amour ne dure qu’un moment, ils se refusent à souscrire que chagrin d’amour dure toute la vie. Vous avez pour leurs fautes de l’indulgence et de la tolérance, qui sont deux formes de la compréhension. Vous n’insultez jamais une femme qui fait un faux pas, ni même celles qui se sont fait une démarche exclusivement composée de faux pas et même vous nous montrez parfois de petites créatures légères pour lesquelles une chute est une chance, et cela est tout à fait conforme à l’étymologie : chance, cadence, de cadere tomber, ce qui tombe à propos. Dans beaucoup de vos comédies, quelqu’un arrive toujours à point pour dire un de ces mots irrésistibles qui empêchent un malheur. Tous vos personnages ont de l’esprit, le vôtre, que vous leur prêtez avec une générosité inlassable, car, en matière d’esprit, il n’y a que les riches qui prêtent, et vous êtes prodigieusement riche, vous êtes un de nos milliardaires.

Comme il y a des rois de l’acier, du charbon et du pétrole, vous êtes le roi du paradoxe. Mais le paradoxe d’aujourd’hui peut être la vérité de demain : le mouvement de la terre fut longtemps un paradoxe. On pourrait définir chez vous le paradoxe : l’expression inattendue et brillante d’une vérité à laquelle on ne faisait pas attention ou qui n’avait pas rencontré son heureuse formule. Quand vous dites, par exemple : « Les déclassés sont tellement nombreux qu’ils commencent à former une classe », ou bien : « Il y a des gens qui trouvent le moyen d’être heureux toute leur vie, rien qu’en faisant des bêtises avec décision », ou bien encore, quand vous faites répondre à deux petites courtisanes de province à qui l’on conseille de venir à Paris : « Oh ! non, nous sommes trop jeunes ! »

Je ne connais pas de causeur plus flegmatiquement étincelant que vous, et l’on pourrait dire de votre conversation qu’elle est un feu d’artifice, si l’artifice y avait la moindre part. Chez vous, l’esprit est naturel et il est aussi un entraînement, une habitude qui est elle-même une seconde nature. Il est inépuisable et lance mille traits, comme le radium lance des millions de petits projectiles sans paraître s’user. C’est par votre esprit que s’exprime votre philosophie, et plus d’une réplique de vos personnages est comme un rideau tiré brusquement et qui permet d’apercevoir un paysage de bon sens et de sagesse. Même vous avez été victime de votre esprit. Cette sagesse on ne l’a pas toujours vue, parce que beaucoup de gens sont incapables de réfléchir sur ce qui ne leur est pas présenté sous un aspect assez ennuyeux. Il y a dans vos comédies des personnages qui sont là pour défendre les bonnes traditions, les bons préjugés, les bonnes mœurs et la famille, et la société. Leurs jugements sont sains et leurs conseils raisonnables. Seulement, ils ne sont pas assez ennuyeux. C’est votre faute.

Le plus souvent, vous vous êtes proposé de divertir le public et vous avez été aussi pour lui une sorte de thaumaturge. En sortant de voir telle de vos pièces, il pouvait croire au miracle, tout au moins à la chance, à la veine. La Veine, c’est le titre d’une de vos plus fameuses comédies. Vous l’avez écrite dans des heures difficiles. Deux de vos plus jolies pièces, Brignol, puis Rosine, n’avaient pas eu le succès qu’elles méritaient, Rosine surtout, cette vaillante fille, sans doute une de vos filles préférées, un de vos plus jolis caractères de femme et qui réagit, par la crânerie de son honnêteté, contre les préjugés bourgeois et les sévérités provinciales. Après Petites Folles et Les Maris de Léontine, vous cherchiez le genre de comédie qui serait votre comédie. Vous portez votre nouvelle œuvre à la Comédie-Française. Le théâtre brûle (la veine) ; vous la portez à un directeur du boulevard, il la retient pendant quelque temps puis vous la rend (la veine). Enfin elle est reçue dans un troisième théâtre et elle y est jouée avec un succès qui justifie son titre.

Henri Poincaré a écrit un chapitre important sur le hasard. Pour lui, le hasard n’est que la mesure de notre ignorance ; une cause très petite peut déterminer un effet considérable, mais cette cause nous échappe. Dans La Veine, Julien Bréard, encore un avocat, exprime peut-être la même idée quand il dit : « J’ai l’horreur de prévoir. Le hasard est tellement notre maître, notre maître absolu, tellement plus fort que nous que c’est une folie de le contrarier. Tout projet que l’on fait est comme un défi qu’on lui adresse, et alors, gare à nous ! » Et les spectateurs s’en allaient contents, croyant au hasard, au bon hasard naturellement, car vous ne leur en montriez que les effets heureux. Ils ne faisaient pas de projets, mais ils faisaient des rêves. Pour eux vous étiez la reine Mab. La petite fleuriste rêvait qu’un bon garçon très riche entrait dans le magasin où elle était employée et mettait à son doigt une pierre magnifique et à ses pieds un petit hôtel ; l’ambitieux rêvait qu’une grosse situation lui tombait sur la tète, c’est-à-dire du ciel. Chacun prêtait l’oreille pour entendre sonner à l’horloge qu’on ne voit pas « son heure de veine, un moment où les autres hommes semblent travailler pour lui, où les fruits viennent se mettre à portée de sa main pour qu’il les cueille. » Cette opinion vous l’avez exprimée sous plus d’une forme ; vous avez donné des définitions de la chance qui sont entrées dans les foules, avec cette autre maxime : « Tout s’arrange, tout finit par s’arranger », maxime que pendant longtemps (longtemps pour Paris), on a répétée dans les salons, dans les cercles et aussi dans les familles. Même vous avez été victime de votre succès. Pendant plusieurs années, vous fûtes l’auteur de La Veine, car on aime, à Paris, donner des étiquettes. On vous considérait comme le père prodigue d’une doctrine nonchalante et optimiste. Les gens ont cru que vous leur conseilliez d’attendre la chance, les bras croisés. Ils n’ont pas fait attention que par ailleurs, en maint endroit, vous leur disiez, si j’ai bien compris : « Aide-toi, le ciel t’aidera. Aide-toi, mais en souriant et, dans l’adversité, ne tends pas vers le ciel un poing menaçant. Sois de bonne humeur et ne montre pas au destin un visage grimaçant et convulsé. Souvent avec presque rien, un peu d’énergie, de confiance, de gaieté, on met en fuite des catastrophes. Il faut savoir tirer parti de tout ; la sagesse populaire le dit bien : À quelque chose malheur est bon, et ce proverbe est la traduction de cette pensée d’Epictète : tout panier a deux anses, toute chose a deux occasions. Fais à mauvaise fortune bonne chère. Reçois-la avec esprit, dis-lui tes meilleurs mots. Si elle rit, elle sera désarmée. »

On s’est donc beaucoup trompé sur la signification de votre optimisme. Un homme comme vous ne peut pas être benoîtement, aveuglément optimiste.

On s’en aperçut bien quand vous écrivîtes dans un grand journal du matin ces chroniques brillantes et sensées que vous avez réunies en deux volumes sous ce titre : Les mœurs du temps et qui nous éclairent singulièrement sur ce que nous étions dans un moment bien singulier, puisque c’était le moment qui a précédé immédiatement la grande guerre. Elles sont, ces chroniques, d’une rare qualité. S’il les a lues au pays des ombres, en supposant qu’il continue à faire de la critique, Sainte-Beuve a dû vous ranger à côté des Le Sage, des La Fontaine, des Cervantes, des Montaigne, parmi ces écrivains utiles et qui lui paraissent essentiels, « oui, dit-il, aussi essentiels même que le commerce des femmes pour nous faire hommes tout à fait, pour nous rompre et nous désapprêter l’esprit, pour nous le déniaiser, pour nous guérir de la gourme originelle, pour nous ramener de temps en temps à la terre quand nous sommes tentés de perdre pied, pour nous avertir avec un léger croc-en-jambe et nous empêcher de faire l’ange, quand l’envie par hasard nous en prend ». On ne saurait mieux dire et ce jugement drape l’incomparable chroniqueur et le savoureux essayiste que êtes, ainsi que le ferait une chlamyde aux plis ingénieux.

Sainte-Beuve a raison. Oui, ils sont utiles ces écrivains dont il parle ; mais il convient de faire la contre-partie et de dire que d’autres écrivains sont bien utiles aussi, les poètes au cœur ardent, à l’imagination hardie, les Dante, les Milton, les Hugo, les Lamartine, utiles et essentiels, aussi essentiels même que le commerce des femmes pour nous faire hommes tout à fait, pour nous purifier l’esprit, pour nous élever l’âme, pour nous montrer de temps en temps les étoiles, quand nous nous enlisons dans la boue et les sables mouvants, pour nous avertir avec un léger coup d’ailes et nous empêcher de faire la bête, lorsque trop souvent l’envie nous en prend. Le domaine de la littérature est assez vaste, pour comprendre tous les genres.

Vos chroniques, Monsieur, elles sont le commentaire de votre théâtre. Mais la société, le monde se sont rapidement transformés depuis vos débuts et pendant vos succès. Paris est déconcertant, bigarré, bruyant et, livré aux étrangers, étrange ; un certain Paris, du moins, le Tout Paris, qui n’est pas Paris du tout. Ce Paris-là est en relations avec la République Argentine par le tango, avec la Russie par les ballets, avec l’Allemagne même par un certain art barbare, avec le monde entier par les modes. Le luxe est effréné, le snobisme, le cabotinage, le bluff ne connaissent plus de bornes. Certaines idées sont, comme les robes, les chapeaux et l’ameublement, excentriques et criardes. Vous vous émouvez de ces extravagances ; vous gardez tout votre esprit, et votre urbanité, et votre atticisme, mais votre indulgence et votre tolérance s’exercent à meilleur escient. Vous nous montriez tantôt Henri Poincaré après la Science et l’Hypothèse, coupant les attaches entre le scepticisme et lui, aussi entre lui et la révélation ; de même vous coupez les attaches entre un scepticisme qui croit que tout s’arrange et vous, aussi entre vous et cette forme du surnaturel qui est la veine. Vous ne faites plus de théories trompeuses sur la veine, mais vous conseillez l’effort, la continuité dans l’effort et l’adaptation au milieu. Vous n’affirmez plus dogmatiquement que tout s’arrange, mais vous estimez que tout pourrait s’arranger, si l’on rentrait dans la tradition, dans la mesure, dans l’ordre et dans le goût français. On découvre en vous des respects que l’on ne soupçonnait pas, ou que l’on connaissait mal. Vous m’avez raconté que votre mère, à son lit de mort et tandis que vous lui teniez la main en pleurant, vous avait dit : « Mon enfant, ne pleure pas, tu ne sais pas où je vais et tu ne te doutes pas de la félicité qui m’attend. » Un homme qui a entendu de telles paroles, dans de telles circonstances, ne peut jamais être irrespectueux envers la foi sincère. Votre philosophie contenue implicitement dans vos romans et dans vos comédies se dégage plus nette et l’on s’aperçoit, à y bien regarder, que cette philosophie est à base de stoïcisme. Vous devenez attentif au grand mouvement patriotique qui se dessine dans la jeunesse, comme si elle pressentait que l’heure devait sonner bientôt à l’horloge qu’on ne voit pas, l’heure terrible de la guerre formidable, l’heure qui fit lever dans ce Paris inquiétant et, dans cette France calomniée, les légions bleues des héros et les légions blanches des infirmières.

Quelques mois avant sa mort, Henri Poincaré écrivait : « Quand on nous demande de justifier par des raisons notre amour pour la patrie, nous pouvons être très embarrassés ; mais que nous nous représentions par la pensée notre armée vaincue, la France envahie, tout notre cœur se soulèvera, les larmes nous monteront aux yeux et nous n’écouterons plus rien. Et si certaines gens accumulent aujourd’hui tant de sophismes, c’est sans doute qu’ils n’ont pas assez d’imagination ; ils ne peuvent se représenter tous ces maux, et si le malheur ou quelque punition du ciel voulait qu’ils les vissent de leurs yeux, leur âme se révolterait comme la nôtre. »

Ah ! quel Français pourrait être embarrassé aujourd’hui de justifier par des raisons son amour pour la patrie ! Il en trouverait plus d’une en dehors de la sensibilité, du cœur et des larmes. Ces raisons, vous nous les donnez chaque matin, depuis trois ans et vous avez mis au service du patriotisme votre bon sens devenu plus large et plus profond.

La science nous apprend qu’il y a des vitesses si grandes que, pour ces vitesses, les lois habituelles de la mécanique terrestre et même céleste cessent d’être applicables. La guerre actuelle nous entraîne dans un tel mouvement que les lois habituelles de la morale semblent abolies et rien ne subsiste plus que cet amour pour la patrie. Espérons fermement qu’un jour viendra où l’on pourra les rétablir sur des bases durables, les grandes lois d’amour et de fraternité. Alors la France lumineuse fera entendre sa voix.

Vous rappelez-vous, dans les premières semaines de la guerre, ce jour où j’étais venu vous trouver au Figaro pour avoir des nouvelles ? Là-haut, dans la Belgique violée, nos armées luttaient contre des bataillons innombrables et formidablement préparés. Nous nous taisions, le cœur serré. Vraiment, nous étions comme deux fils, pendant qu’on opère leur mère. Elle est là-haut, dans la salle d’opérations ; seuls les chirurgiens, les aides ont le droit d’être auprès d’elle. Les fils, en bas, ne peuvent que penser, se taire. Parfois, pour tromper leur angoisse, ils échangent des propos de la plus grave insignifiance. C’étaient des heures tragiques, la France pouvait succomber, et elle n’a pas succombé, pourtant ! Depuis, nous avons traversé bien des heures douloureuses, de glorieuses aussi, de désespérées jamais ! Notre mère ne mourra pas, Monsieur, elle ne peut pas mourir...