Rapport sur les prix de vertu 1932

Le 22 décembre 1932

Auguste-Armand de LA FORCE

RAPPORT SUR LES PRIX DE VERTU

PAR

M. LE DUC DE LA FORCE
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE

Le jeudi 22 décembre 1932

 

Messieurs,

Si l’Académie française était née sous François Ier au lieu de naître sous Louis XIII, si elle avait eu le cardinal du Bellay pour fondateur et non le cardinal de Richelieu, je veux croire que M. de Montaigne aurait eu l’honneur d’être des vôtres. Supposons que, dès le siècle de la Renaissance, on ait lu chaque année, dans l’assemblée de vos prédécesseurs, un rapport sur les prix de vertu. L’auteur des Essais eût reçu un jour la mission de l’écrire et c’est de grand cœur qu’il se fût « rendu, comme il disait, à la révérence de la sainte image de la vertu ». Je crois le voir arrivant avec son feutre à la Charles IX rejeté en arrière, laissant à découvert « la rondeur et largeur du front ». Il entre, le menton sur la fraise, le pourpoint moulé sur le corps, — aussi peu moulé que le permet l’usage du temps, car, pour lui, un vêtement n’a de grâce que s’il est ample et commode, — « la taille ramassée, le visage non pas gras, mais plein », à demi caché « sous l’épaisseur bien unie d’une barbe brune à écorce de châtaigne », « la complexion entre le jovial et le mélancolique, la santé forte et allègre ». Il promène sur la compagnie des regards scrutateurs. Il n’a pas encore ouvert la bouche et déjà semble éclater sur ses lèvres cet accent de Gascogne, qui ne peut se perdre. M. de Montaigne le constate lui-même : « Je ne vis jamais homme des contrées de deçà qui ne sentit bien évidemment son ramage. » Je pense, Messieurs, que Montaigne eût commencé ainsi le discours traditionnel : « L’empereur Conrad troisième, ayant assiégé Guelfe, duc de Bavière, ne voulut condescendre à plus douces conditions, quelques viles et lasches satisfactions qu’on lui offrît, que de permettre seulement aux gentilsfemmes qui étaient assiégées avec le duc, de sortir, leur honneur sauve, à pied, avec ce qu’elles pourraient emporter sur elles. Et elles, d’un cœur magnanime, s’advisèrent de charger sur leurs épaules leurs maris, leurs enfants et le duc mesme. L’Empereur prit si grand plaisir à voir la gentillesse de leur courage, qu’il en pleura d’aise et amortit toute cette aigreur d’inimitié mortelle et capitale qu’il avait portée à ce duc et, dès lors, en avant, traita humainement lui et les siens. »

Messieurs, vous avez reconnu ce passage, qui est emprunté au premier chapitre des Essais. Voilà ce que Montaigne entendait par vertu. D’abord le courage, la virtus des Latins. Même quand il parle de la vertu au sens où nous l’entendons aujourd’hui, il n’en saurait exclure l’idée de force et déclare au chapitre XI du IIe livre : « Il semble que le nom de vertu présuppose de la difficulté et du contraste, et qu’elle ne peut s’exercer sans partie. »

Ce n’est pas autrement que la voyait Descartes, le gentilhomme tourangeau, « retiré dans cette grande ville d’Amsterdam, où le bruit du tracas des hommes n’interrompait pas plus ses rêveries que ferait celui de quelque ruisseau » : « La vertu, écrivait-il à la reine Christine de Suède, ne consiste qu’en la résolution et vigueur avec laquelle on se porte à faire les choses qu’on croit bonnes. » Pour Descartes, l’homme généreux est celui qui sent en soi-même une forte et constante résolution d’en bien user, c’est-à-dire de ne manquer jamais de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu’il jugera être les meilleures ; ce qui est suivre parfaitement la vertu. » Deux supériorités distinguent cet homme généreux : des vertus fortes, qui tiennent aux traditions militaires et aux nécessités de la vie sociale, et des vertus douces et indulgentes, filles de l’éducation chrétienne. Mais toujours le XVIIe siècle dira comme le grand Corneille :

Joignez à ces vertus celles d’un capitaine :
Montrez-nous comme il faut s’endurcir à la peine,
Dans le métier de Mars se rendre
sans égal,
Passer les
jours entiers et les nuits à cheval,
Reposer tout
armé, forcer une muraille
Et ne devoir qu’à soi le gain d’une bataille.

Il n’y aura pas d’honnête homme sans ces mâles vertus, même lorsque les collines de France ne seront plus hérissées de tours féodales et de villes closes, et que les gentilshommes ne se croiront plus obligés de monter à cheval derrière le grand seigneur à qui ils appartiennent, fût-ce pour combattre le Roi. Même lorsque la main de Richelieu aura tout aplani, les doigts souples de Mazarin tout réduit à l’impuissance et que le Soleil de Versailles resplendira sur une France pacifiée, l’homme de cœur sera pour La Bruyère, avant tout, celui qui possède les vertus militaires. Et le moraliste écrit : « Un homme de cœur pense à remplir ses devoirs à peu près comme le couvreur songe à couvrir : ni l’un ni l’autre ne cherchent à exposer leur vie, ni ne sont détournés par le péril ; la mort, pour eux, est un inconvénient dans le métier et jamais un obstacle. »

Mais déjà on ne dit plus, comme l’historien Le Laboureur en 1670, que les demi-dieux « ont été les plus honnêtes gens du paradis des Anciens ». Le sens du mot vertu se modifie à mesure qu’on avance dans le XVIIIe siècle. En cet ancien régime finissant, où tout semble aimable et facile, où l’on connaît enfin la douceur de vivre, nouvel âge d’or où le serpent a perdu son venin, et l’herbe mortelle ses sucs empoisonnés, la vertu devient « un sentiment, une inclination au bien, un amour pour l’humanité. » C’est Duclos, l’historiographe moraliste, qui le dit et Jean-Jacques Rousseau l’affirme. Il lance le mot qui conduit le siècle à la Terreur : « L’homme est né bon. » L’homme « sensible » a remplacé l’homme « généreux » de Descartes. De même que, sous Louis XVI, les gens de cour ne portent plus l’épée, de même le mot de force disparaît de la définition de la vertu. Ni la vertu héroïque des martyrs de la Révolution, ni celle du fils de saint Louis, gravissant les degrés de l’échafaud et montant au ciel sous le doigt levé de l’abbé de Firmont ne purent empêcher que votre dictionnaire, dans l’édition de 1798, « publié sans l’Académie, qui n’existait plus, mais sous les auspices d’un de ses membres », ne définît ainsi la vertu : « Habitude, disposition habituelle de l’âme, qui porte à faire le bien et à fuir le mal. » Cette définition figurait déjà au Dictionnaire en 1783, lorsque M. de Montyon fonda le premier prix de vertu ; elle y figurait en 1814, lorsqu’il reconstitua les fondations que les Révolutionnaires avaient dilapidées. Tandis que l’admirable philanthrope s’appliquait à récompenser en belles espèces sonnantes des Français pauvres et vertueux, le vers fameux lui tintait certainement aux oreilles :

La vertu sans l’argent n’est qu’un meuble inutile.

L’argent ?... Non pour jouir des avantages ou des plaisirs qu’il donne, mais pour permettre à l’homme sensible et bon de faire encore plus de bien.

M. de Montyon n’était pas mort depuis trente ans et Balzac, en 1846 nous montrant, dans l’Envers de l’Histoire contemporaine, la bonté, la charité, l’énergie presque surhumaine de Mme de La Chanterie, faisait dire à un néophyte par l’un des collaborateurs de son héroïne : « Aucun de ces Messieurs ne pense plus à lui-même en faisant le bien ; il faut dépouiller toute vanité, tout orgueil, tout amour-propre, et c’est difficile, allez ! » Déjà Napoléon Ier, un quart de siècle plus tôt, morigénait ainsi le roi de Hollande, son frère : « Souvenez-vous que bonté veut dire force comme vertu », et dans son édition de 1835, le Dictionnaire de l’Académie proclamait que la vertu est une « disposition ferme, constante de l’âme qui porte à faire le bien et à fuir le mal ».

Non, le sens originel du mot vertu n’est pas périmé. Il en est toujours la racine indestructible. Nous l’avons vu lors de la dernière guerre, où l’homme vertueux dans le sens plein du mot s’est trouvé journellement d’un bout à l’autre du front et même en arrière du front, sur mer et dans les airs. Supposons, Messieurs, que le grand Corneille revienne un instant parmi nous. Si un historien lui brossait un tableau des cinq cruelles et grandes années ; s’il lui montrait Paris plus miraculeusement sauvé sur la Marne en 1914 qu’en 1636 après la chute de Corbie, alors que, par on ne sait quelle aberration, les Impériaux négligèrent de marcher sur la capitale sans défense ; s’il lui mettait sous les yeux Paris accueillant les mauvaises nouvelles d’un cœur inébranlé, Paris impavide sous les Zeppelins et les Gothas ; s’il contait à l’auteur du Cid l’héroïsme silencieux des épouses et dus mères, la ténacité des poilus dans les tranchées, leur sublime mépris de la mort et l’enfer de Verdun et la constance et le génie des maréchaux et commandants d’armée et, après l’effroyable jonchée de dix-sept cent mille cadavres, la victoire enfin, due à de tels soldats conduits par de tels chefs. L’historien ne serait-il pas en droit de dire au poète, en lus modifiant à peine, deux de ses vers les plus magnifiques :

Sais-tu que ce pays fut la même vertu,
La vaillance et l’honneur de ce temps, le sais-tu ?

Comment s’étonner d’un pareil épanouissement de la pendant la guerre, quand on est admis à contempler les trésors de dévouement qui se cachent durant la paix Permettez-moi, Messieurs, de vous mener au milieu des dossiers qui ont été mis à la disposition de l’Académie. Parcourons ensemble ces archives saintes de la vertu. Selon le mot poétique du roi Salomon, vous y serez comme « dans un jardin béni ». Les fleurs y sont innombrables et des plus variées. Mais nous ne pouvons nous arrêter que devant quelques-unes des merveilles que produit la vertu. Notre course doit être rapide, In odorem unguentorum tuorum currimus.

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« Si on fait cela, on tuera Mademoiselle, qui ne reconnaît plus que moi. Si l’on peut me donner quelqu’un pour la nuit, je tiendrai jusqu’au bout. » La servante qui refusait, en ces termes si simples, de quitter une demoiselle infirme et quasi centenaire, que des parents éloignés et des amis offraient de mettre dans une maison de retraite, était loin de songer qu’elle accomplissait un acte héroïque. Aussi bien est-ce depuis près d’un demi-siècle qu’elle se dévoue, cette Julie Bougeon, à qui vous venez de décerner un de vos prix Montyon. Née en 1866 à Coligny dans les Dombes, entrée à Lyon au service de Mme D en 1883, elle ne tarda guère à voir sa maîtresse tomber en enfance. Des années durant elle fut pour elle un véritable ange gardien. Mme D. mourut, laissant une fille, qui, à la suite de revers de fortune, donna des leçons pour vivre. Julie Bougeon voulut servir la fille, comme elle avait servi la mère. Elle avait chaque mois, jusqu’à la guerre, reçu vingt puis vingt-cinq francs de gages. A partir d’août 1914, elle ne reçut plus rien. Il y a beau temps qu’elle a dépensé, pour Mlle D. jusqu’au dernier sou de son pécule. Les deux femmes vivent d’une rente constituée par d’anciennes élèves de Mlle D. Aujourd’hui que la maîtresse a quatre‑vingt-seize ans, qu’elle a perdu la mémoire, qu’elle n’entend ni ne voit presque plus, la servante n’a pu se résoudre à s’éloigner d’elle. Ses supplications ont convaincu les parents et les amis de la pauvre infirme qu’elle entoure de ses soins ; elle a obtenu le renfort d’une garde, qui vient toutes les deux nuits : « C’est une amie, a-t-elle écrit, Mademoiselle l’a connue et restera tranquille avec elle, tandis qu’elle repousserait une étrangère. Je serai sans inquiétude et pourrai dormir. » Dormir trois fois par semaine ! car Julie Bougeon est résolue à tenir jusqu’au bout.

A côté de ce grand cœur en voici un autre. Mathilde Lardet est domestique de Mme la Baronne de Z. Un jour elle apprend que toute la fortune de Mme de Z. s’est dissipée. Elle déclare aussitôt qu’elle servira sans gages. Ni ce travail désintéressé ne la rebute, ni la besogne de couturière qu’elle s’impose pour se procurer quelques ressources et empêcher la ruine totale de la maison. Accablée de fatigue, elle soigne la grand’mère, elle fait vivre la mère, elle élève l’enfant. Plutôt mourir à la tâche que d’abandonner la famille dont elle a connu la prospérité. Comme cette grande dame de la cour de Louis XVI qui, le 10 août 1792, s’accrochait aux grilles du château des Tuileries, où la populace voulait l’empêcher d’entrer, l’humble servante dirait volontiers de ses maîtres : « J’étais avec eux lorsqu’ils étaient dans la joie, je veux être avec eux lorsqu’ils sont dans la peine. »

Encore une domestique sublime. Germaine Pignon, boiteuse et délicate, cache une âme forte sous sa frêle enveloppe. Elle est née à La Chauvière-de-Verruyes (Deux-Sèvres), d’une famille vendéenne qui a cultivé la même ferme plus d’un siècle et demi. Permettez-moi, Messieurs, de vous donner lecture de ces quelques lignes, qui ont été rédigées par Germaine Pignon elle-même : « Mon arrière-grand-père a fait la guerre des Chouans sous les ordres des marquis de Lescure et de la Rochejacquelein. Il avait une certaine aisance et a été dépouillé de son avoir, sous menace de mort, par les Révolutionnaires. Mes arrière-grands-parents étaient catholiques et très pratiquants ; ils n’ont pas voulu reconnaître les prêtres assermentés. Pour leurs pratiques religieuses, ils allaient à La Rochelle, où il y avait un ancien prêtre. » Le courage des Pignon de 1793 s’est retrouvé dans Germaine. Elle a gardé la douceur et l’énergie de sa province. La dame ruinée qu’elle sert lui doit plus de quinze mille francs de gages. Non seulement Germaine Pignon reste auprès d’elle et, son travail fini, va malgré sa boiterie faire des ménages pour nourrir sa maîtresse, mais encore elle sait la consoler comme la plus dévouée des sœurs : « Germaine, lisons-nous dans une lettre bien émouvante, n’a cessé de m’entourer de sa sollicitude affectueuse m’encourageant et m’empêchant de succomber à mes douleurs. Je lui dois la vie plusieurs fois. » Vous avez décerné, Messieurs, à Mathilde Lardet et à Germaine Pignon deux prix de la fondation Savourat-Thénard, qui est destinée à récompenser « une domestique non mariée, ayant servi avec dévouement, pendant et après leur adversité, une famille, une dame, de préférence une demoiselle ».

On n’aime guère à faire l’éloge des siens. Je me permettrai cependant de signaler que, cette année, de fidèles serviteurs de l’Institut figurent dans votre palmarès. Trois prix Davillier ont été obtenus par des membres du personnel de votre secrétariat, au zèle et à l’intelligence duquel nous rendons tous honneur : Mme Hesnard, M. et Mme Jules Delannoy, M. et Mme Briquet ont été récompensés pour des actes de piété filiale et de dévouement à des enfants abandonnés. Heureux enfants sauvés de la misère morale et de la misère matérielle !

Plus heureux encore les enfants de ces familles que récompensent les prix Cognacq-Jay de vingt-cinq mille francs, — ces familles terriennes qui élèvent dans l’amour du sol et les traditions de la vieille France une nombreuse et forte lignée. Voici la famille Leveur, de Bebel, près de Villeneuve-sur-Lot, dont le père, quoique aveugle, fait valoir une métairie de seize hectares pour nourrir ses dix enfants. Voici la famille Serres, de Pech, près de Monflanquin (Lot-et-Garonne) ; la famille Couderc, de Fonpeyrine, près de Domme (Dordogne) : chacune avec leurs dix rejetons. La famille Berger, des Chouafières, près de Saint-Corneille (Sarthe), compte sept fils et six filles ; sept fils encore et six filles, dans la famille Dupas, du Grand Bordage, près de Bouzillé (Maine-et-Loire). Les Thivant, du Grange (Saône-et-Loire), sont entourés de leurs quatorze enfants. De telles familles ne sont pas une exception dans notre pays et les cinq millions de revenu légués par M. et Mme Cognacq-Jay sont impuissants à les récompenser toutes.

En 1822, M. de Heibich, officier wurtembergeois au service de la Grèce, pénétrait dans Corinthe prise d’assaut. Passant sous les murs du palais envahi par les soldats, il entendit un cri d’épouvante proféré par une voix de femme : « Sauvez, sauvez mon fils ! » Presque en même temps, il vit choir d’une fenêtre un enfant de cinq à sept ans, qu’il reçut dans ses bras, sauvant ainsi le grand-père d’une de vos lauréates. Cependant, là-haut, dans le palais, la mère au désespoir, qui avait jeté son fils par la fenêtre pour le soustraire à la fureur des soldats, expirait sous les coups des égorgeurs. Elle était la femme de Salih-aga, gouverneur de la ville, égorgé lui aussi. Quel prix de vertu cette mère héroïque n’eût-elle pas mérité ! C’est à son arrière-petite-fille que vous en décernez un, cent dix ans plus tard. Vous donnez le prix Berthier à Mme Marguerite Saly, dont l’aïeul l’enfant tombé du palais de Corinthe, puis amené en France, confié à Mme Dolomieu, dame d’honneur de la duchesse d’Orléans, cajolé aux Tuileries ; tenu sur les fonts par le futur Louis-Philippe et Madame Adélaïde, devint le commandant Saly, capitaine de frégate, servit avec distinction devant Sébastopol, en Italie, au Mexique et mourut pauvre. La Sublime Porte, en effet, n’avait pas cru devoir restituer à un Turc qui avait reçu le baptême les biens que possédait le gouverneur de Corinthe. Mlle Saly a une sœur qui a épousé un architecte. C’est dans la maison de cette sœur, qu’elle a voulu servir depuis douze ans. Ses neveux et nièces, — ils sont huit : quel espoir, mais quelle charge en temps de crise ! — ne savent peut-être pas encore tout ce qu’ils lui doivent. Mais ils adorent la tante « aux grands yeux noirs, nuancés d’une ombre de mélancolie », la jeune femme à la taille souple, au charme oriental, qui surveille la nichée, prépare les repas, confectionne et raccommode les vêtements, ne jugeant nulle tâche au-dessous d’elle. Artiste avec cela, douée pour la musique et le dessin, trouvant le temps de refaire ses études pour diriger celles des enfants à qui elle s’est consacrée : « Chez elle, nous dit un témoin, on ne sent ni résignation qui comporte parfois quelque fond d’amertume, ni sacrifice qui fait un départ entre ce qu’on perd et ce qu’on accepte. Elle entre dans l’abnégation de plano, sans un regard en arrière, sans un retour sur elle-même. »

Quittons, Messieurs, cet appartement du vieux Paris, théâtre de si beaux actes de vertu. Transportons-nous en Auvergne. Nous sommes en 1882. A La Joyeuse, non loin du bourg de Prunet, s’élève, au bord de la route départementale, une humble maison, entourée d’un petit jardin. C’est celle du cantonnier Lacoste, père de dix enfants. Au milieu de cette famille nombreuse, la petite fille au regard intelligent, active, infatigable, que, par la porte ouverte, on aperçoit vaquant aux travaux du ménage, c’est Catherine, que vous couronnez aujourd’hui. On ne l’y verra pas longtemps. Le cantonnier n’a que soixante pistoles pour entretenir son troupeau d’enfants. Catherine n’a pas atteint sa onzième année et déjà elle est mise en condition, comme on dit à la campagne. Dans la maison du cantonnier, elle avait la passion de se dévouer. Cette passion grandit en elle, la conduit lors de sa majorité au noviciat de Notre-Dame-de-Combe-Noire (Cantal). Catherine Lacoste se mue en Sœur Saint-Odilon. La voici, vers 1894, à Ruffey (Jura). Le dépaysement est pénible, mille difficultés assaillent la nouvelle religieuse. Elle triomphe de tout et, lorsque, vers 1900, elle est rappelée dans son cher Cantal, nommée supérieure de Saint-Christophe, la population de Ruffey pleure son départ. Bonne et vaillante, Sœur Saint-Odilon est adorée à Saint-Christophe, comme elle l’a été dans le Jura. Même vertu plus tard dans le Lot, à Figeac et cela pendant douze années. Tout le monde admire cette religieuse qui va toujours jusqu’il l’extrême limite de ses forces. Mais en 1928, la pauvre Sœur est terrassée par une maladie incurable, un tremblement général et progressif des membres. Accablée d’un mal si affreux, celle qui soignait les autres, souffre surtout d’être soignée elle-même et d’imposer à ses compagnes la peine de l’assister à toute heure. Inclinons-nous, Messieurs, devant la sainte femme à qui vous avez décerné un prix Le Blanc de La Caudrie. C’est à genoux que l’on devrait remettre cette mince récompense à l’héroïque malade, qui dans la maison de retraite de son ordre, près Mauriac, se meurt d’un demi-siècle de dévouement.

Il y a plus longtemps encore que Mme Fanny Vallette, en religion Sœur Alexis, a pris le voile. Vous venez de lui accorder aussi un prix Le Blanc de la Caudrie. Au mois de mai dernier, lorsque un de nos confrères écrivit, à Sœur Alexis, directrice de l’hôpital de Satillieu (Ardèche), pour la prier de constituer un dossier qui devait lui permettre d’obtenir un prix de vertu, l’humble religieuse ne se résigna point aisément à parler d’elle-même : « Si je m’y décide, répondit-elle, ce n’est pas pour moi, qui n’attends ma récompense que de Celui qui m’a fait la grâce de m’appeler à son service. » Et la bonne Sœur ajoutait, avec la simplicité des saints : « J’ai atteint ma soixante-douzième année, dont cinquante ans de vie religieuse. Les trente premières années ont été consacrées à la surveillance des ouvriers d’usine. Mes supérieurs ont dû me relever de mes fonctions à cause de ma mauvaise santé, pour me replacer à la tête de l’hôpital de Satillieu. Comme vous le voyez, ma vie n’a rien d’extraordinaire. » Ce n’est point l’opinion des témoins de cette vie de sacrifice. Ils ont vu Sœur Alexis, devenue impotente à force de travail, ne plus marcher sans l’aide d’une canne, sans la main de quelque personne secourable, vaquer péniblement à ses occupations multiples : « Avec deux religieuses de son ordre, nous dit l’un, elle exploite un petit domaine et assure les ressources nécessaires à la subsistance de vingt vieillards. Elle s’est montrée une mère pour eux, atteste l’autre, sa santé s’est usée dans un labeur incessant. » Vertu magnifique, où la force fraye le chemin à la bonté, où, comme chante Virgile au IIe livre de l’Enéide, Fit via vi.

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Vous n’avez pas seulement, Messieurs, à récompenser de tels renoncements. L’Académie doit distribuer les revenus de ses fondations aux œuvres qui ont rendu possibles de si beaux sacrifices et qui sont le lustre de vos prix de vertu. C’est par elles que notre pays, depuis que la paix lui a été rendue, a repris sa tache de douceur et d’amitié humaine. Douceur et amitié humaines, ou plutôt douceur et amitiés divines, puisqu’elles sont inspirées par Dieu.

C’est ainsi qu’une œuvre fondée pendant la guerre, celle des Petits clercs de Notre-Dame de Béhuard, a pris un admirable essor durant la paix, bien que son budget soit alimenté seulement par les générosités des bienfaiteurs que lui envoie la Providence. Cette œuvre est née à quelque trois lieues en aval des Ponts-de-Cé, dans un hameau de deux cents âmes, tapi sur une de ces îles que les bras de la blonde Loire entourent avec tant de mollesse. M. l’abbé Grangereau, curé de la paroisse, eut l’idée de recueillir des enfants dont le père était mort pour la France et de les élever gratuitement pour le service du sanctuaire et, le cas échéant, pour le sacerdoce. Il y a toujours des orphelins à Béhuard, mais ce ne sont plus des orphelins de guerre. A l’âge de quatorze ans, ceux qui désirent entrer dans les collèges ecclésiastiques du diocèse d’Angers, y sont entretenus aux frais de l’œuvre ; ceux qui ne veulent pas continuer leurs études, sont pourvus d’un métier.

Comment parler de Béhuard, sans rappeler que Louis XI y vint plus d’une fois et qu’il y pria fort dévotement. Il n’oubliait pas que le vendredi-saint de l’année 1442, sur le point de se noyer dans l’Adour, c’était grâce au vœu fait aussitôt Notre-Dame de Béhuard, qu’il s’était senti poussé par le courant vers la grève. Allez, Messieurs, à la chapelle de Béhuard ; vous y trouverez encore le rusé compère, — en peinture, il est vrai. Sur le portrait donné par le roi Charles VIII, il vous apparaîtra en robe jaune et pourpoint gris, le chapeau noir de basse forme enfoncé sur la calotte grise. Il aura certainement envie de vous ôter son chapeau à médailles et de vous dire un grand merci pour avoir décerné le prix Dunant au sanctuaire qu’il se plaisait à honorer.

A l’œuvre fondée par Mme Klobb, à ce généreux Soutien français qui a fourni aux enfants des familles ruinées par la guerre les moyens de recevoir l’éducation que leurs parents ne peuvent plus leur assurer, vous avez décerné le prix Hyland. Le prix Colombel à l’Adelphie, cette association qui aide tant de femmes courageuses que des revers de fortune contraignirent de chercher une occupation. Un prix Davillier aux Amies des Intellectuelles, qui soutiennent d’une main discrète, encouragent et, selon la belle expression de Mme Chenu, leur présidente, « savent orienter la femme cultivée, cette éducatrice de la nation ».

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Sur la mer profonde et sonore,
Plus d’un titre cher est parti
Et plus d’un
y reste englouti
Que sa maison espère encore.

Ces vers mélancoliques de notre regretté confrère André Theuriet me reviennent à la mémoire au moment de vous parler d’une œuvre que vous avez gratifiée d’un prix Niobé, l’Adoption des Orphelins de lu Mer. Ces pauvres orphelins, l’œuvre fondée par un illustre marin du XIXe siècle, l’amiral Gicquel des Touches les adopte. Elle donne à la mère une somme annuelle de deux cents francs. Les orphelins reçoivent trois cents francs chaque année, lorsqu’ils n’ont plus ni père, ni mère ; ils sont confiés à des familles de pêcheurs. Dès l’âge de treize ans, munis d’une prime de trois cents francs, ils seront embarqués sur un bateau de pêche. Ils iront à Terre-Neuve ou en Islande : « Gens de vent et de tempête », comme disait Pierre Loti, ils grossiront sur la mer innombrable cette innombrable armée de marins qui se renouvelle incessamment sur les côtes de France.

Un soir d’émeute à Paris, vers la fin du mois d’août 1927 : des boutiques saccagées par une bande d’anarchistes boulevard Sébastopol, de nombreux gardiens de la paix gisant sur le pavé. Mme Chiappe, alors à Deauville, apprend ces scènes de révolution. Voilà pourquoi s’élève, depuis 1929, boulevard Saint-Marcel, numéro 35, grâce à la vaillante initiative de Mme Chiappe, la Maison du Gardien de la paix. Les défenseurs de l’ordre tombés en service commandé y sont chez eux ; ils y sont soignés gratuitement. Déjà cent lits attendent les malades ou les blessés. Installation ultramoderne, l’organisation qui permet des recherches scientifiques si intéressantes, qu’elles ont fait l’objet de communications fort remarquées à la Société nationale de Chirurgie. Rien ne manque à cette clinique modèle, pas même la maison de repos, où les opérés peuvent achever leur convalescence : rue d’Aulnay, à Sevran (Seine-et-Oise), dans un vaste pavillon qu’isolent les ombrages d’un parc, vingt-cinq convalescents trouvent le calme nécessaire à leur complet rétablissement. Vous avez attribué à cette œuvre, qui fait tant d’honneur à sa fondatrice, le prix Buisson.

Vous vous souvenez, Messieurs, quelles étaient les impressions du jeune Candide au moment où ce naïf parent du baron de Thunder-Ten-Tronckh allait pour la première fois mettre le pied dans Paris : « Candide entra par le faubourg Saint-Marceau et il crut être dans le plus vilain village de la Westphalie. » Mille fois pires sont les impressions du voyageur qui s’égare aujourd’hui à Drancy. Drancy, champignon monstrueux et vivace, poussé à trois lieues au nord des Champs-Élysées 450 habitants en 1870, 15.418 en 1920, 22.000 en 1922, 28.000 en 1925, 33.000 en 1927 ; en 1929, 10.000. Et depuis le flot monte, monte toujours : petits employés accourus des points les plus opposés de la France, foule bigarrée qui fait entendre tous les dialectes de nos provinces. Les rues, — quarante-cinq kilomètres de rues, — se transforment l’hiver en un vaste et inquiétant marécage où les midinettes, qui cherchent à gagner la station du chemin de fer pour se rendre à Paris, ne s’aventurent que les pieds emmitouflés de chiffons. Cà et là d’invraisemblables masures : baraques en planches dépareillées, huttes de carton revêtu de bitume, maisonnettes en tôle ondulée, en bidons accolés. Quelques Sœurs de Saint-Vincent-de-Paul se penchent sur les misères poignantes qui s’y cachent. M. le Curé de Drancy traîne sa soutane à travers les boues jusqu’au quartier lointain du Progrès, où Mme Garnier a fondé un dispensaire modèle. Afin de venir en aide aux œuvres de M. le Curé, vous avez prélevé sur la fondation Colombel une somme de dix mille francs et, pour aider Mme Garnier, une autre de quatre mille. Et vous n’avez pas oublié Drancy-Campagne, auprès de laquelle Drancy est une ville de luxe. Vous avez récompensé d’un prix de quatre mille francs les Amis de Drancy-Campagne, qui ont élevé une chapelle, un dispensaire et deux patronages, au milieu d’une agglomération déshéritée, dont les familles s’estiment heureuses quand elles peuvent élire domicile dans une roulotte hors de service ou dans un vieil autobus de guerre.

Il n’était pas fort loin de Drancy-Campagne, le taudis de cette enfant de treize ans qu’une dame charitable trouva un jour enfouie dans un tas de haillons, en un coin perdu de la zone rouge, qui noue, autour du Paris de lumière et de plaisir, une ceinture sinistre de misère. La dame, nouveau saint Martin, enveloppa l’enfant de son manteau et la conduisit 34, rue Claude-Lorrain, chez les Sœurs de Marie-Joseph. On apprit bientôt que la mère était morte et que le père se mourait à l’hôpital. L’enfant n’avait jamais entendu parler de Dieu. Apercevant le grand Christ fixé au mur dans le parloir des religieuses, elle s’écria : « Qui a pendu ainsi ce pauvre malheureux ? Donnez-moi une échelle, que je le descende, et je pense que vous ne me mettrez pas à sa place. »

C’est à des enfants de ce genre que se dévouent les Sœurs de Marie-Joseph. Leur œuvre, dont Mme la Comtesse Henri de Mortemart est la présidente, mérite bien le nom qu’elle s’est choisi : Les Petites préservées. Elle recueille les fillettes que des parents indignes poussent à la débauche et qu’ils envoient la nuit sur les boulevards vendre des fleurs ; les abandonnées qui ont vu des parents au désespoir chercher dans la mort la fin de leurs maux, comme cette mère lamentable que ses enfants accompagnaient la rivière et qui, au moment d’entrer dans l’eau pour s’y noyer, tremblant encore pour eux, leur recommandait de ne pas s’approcher du bord. Aujourd’hui les petites préservées d’hier sont devenues des épouses chrétiennes, d’honnêtes mères de famille ; elles sont une des forces de la France. Une telle œuvre, Messieurs, est digne du prix Niobé de dix mille francs que vous lui avez attribué.

Que d’œuvres fondées pour relever les petites, non préservées, qui ont roulé jusqu’au fond de l’abîme ! Relèvement difficile, montée pénible, que l’œuvre de Sauvetage et de préservation morale de la femme s’est proposé de faciliter. Cette œuvre distribue des layettes aux filles-mères ; elle reçoit, en attendant qu’elles aient trouvé du travail, les « libérées de Saint-Lazare », que la prison, leur peine terminée, rejette à la rue. Elle était digne de figurer dans votre palmarès : c’est d’un prix Niobé que vous l’avez récompensée.

Vous avez décerné également, Messieurs, des prix Niobé aux Dames de la Miséricorde de Bordeaux et à leurs émules les Sœurs de Notre-Dame de la Miséricorde de Châtillon-sur-Seine. La première de ces maisons a été fondée après la Révolution par une sainte : Marie-Thérèse de Lamouroux, dont la bonne humeur gasconne, l’esprit de repartie et la bravoure avaient désarmé les proconsuls les plus sanguinaires de la Terreur. C’est une repasseuse de Laval, Thérèse Rondeaux, qui a fondé la seconde maison : ne pouvant souffrir de voir les filles dégradées par le vice et la débauche, elle commença, vers 1818, par leur ouvrir son atelier de repassage, Les deux fondatrices brûlaient, non seulement de relever, mais encore dom christianiser et même de sanctifier chacune des pécheresses que Dieu leur envoyait.

En 1866, un Dominicain alla plus loin encore dans cette voie. Non content de conduire à la sainteté la courtisane convertie, il voulut la réhabiliter, même aux yeux du monde. L’œuvre de Béthanie, que vous avez encouragée d’un prix Davillier de deux mille francs, Messieurs, a été créée par le Père Lataste. Elle vient chercher les misérables déchues, sorties des bas-fonds de la société, spécialement des maisons centrales de force, et qui aspirent à se relever par la pénitence. Aspiration moins rare qu’on ne pourrait penser. L’aumônier d’une prison de femmes disait un jour au Père Lataste : « Il y a ici vingt ou trente pour cent des détenues qui aiment Dieu de toute leur âme. » Admises dans un des couvents de Béthanie, les anciennes détenues se mueront insensiblement, si elles le veulent, en Dominicaines. Au bout de quelques années, nul ne reconnaîtrait sous l’habit de telle sœur, telle enfant qui tenta d’empoisonner son père et sa mère, les manqua, mais ne manqua point sa jeune cousine, puis s’échappa de la maison paternelle, connut la prison et le repentir. A Béthanie, vierges et réhabilitées ne forment plus qu’un seul troupeau de saintes religieuses qui vivent dans l’austérité, la prière et le travail, leur unique ressource, — un travail de broderie et de linge fin. Devant ces blanches travailleuses, les vers délicieux de Rodenbach reviennent à la mémoire :

Et comme si leurs mains étaient de blancheur telle
Qu’elles ne peuvent plus manier que du blanc,
Elles brodent du linge ou font de la dentelle.

Bue de l’Ancienne-Comédie, à la fin du siècle dernier, un de nos plus distingués avocats au barreau à Paris, qui s’était donné pour mission d’arracher l’enfance aux dangers du ruisseau, ne fut pas peu surpris en entrant dans une vieille boutique transformée par lui en salle de patronage les gamins qu’il y avait reçus chantaient la Chanson des Cambrioleurs, tandis qu’un séminariste battait la mesure avec entrain. Comme l’avocat reprochait amicalement au séminariste de montrer en éducation des idées un peu trop libérales, le jeune homme répondit par un texte de saint Paul : « Je me fais faible avec les faibles pour sauver les faibles ». Ce brillant chef d’orchestre, la plupart d’entre vous, Messieurs, l’ont entendu et ils ne l’ont pas applaudi, parce qu’il parlait du haut de la chaire de Notre-Dame et que, selon le mot magnifique de Lacordaire, on n’applaudit pas la parole de Dieu. C’est le R. P. Sanson. L’illustre Oratorien ne s’est pas contenté de guérir l’âme, il a voulu guérir aussi le corps. Depuis trente ans, il lutte contre le fléau de la tuberculose ; il a fondé plus d’une œuvre importante. Ses appels, auxquels on ne résiste pas, ont fait affluer des sommes immenses, sauvé le préventorium de Mégève, qui n’est pas une œuvre confessionnelle, et le Christhome, sanatorium du clergé. A ce philanthrope, à cet apôtre, dont la voix saisit et soulève les foules, vous avez décerné un prix Davillier.

M. le Chanoine Cornette, aumônier général des Scouts de France, est aussi un admirable entraîneur d’hommes. Ses bras sont paralysés, mais l’activité de son esprit, la générosité de son cœur ont accompli des merveilles jusqu’en Algérie. Les scouts, héritiers des traditions de la chevalerie, sont fiers d’avoir pour aumônier un héros de la charité et de l’apostolat : « Honneur lui soit rendu », a dit M. le Maréchal Lyautey. Le conquérant du Maroc n’a pas exprimé en vain ce désir. Comme le R. P. Sanson, vous avez honoré d’un de vos prix les plus considérables M. le Chanoine Cornette.

Se passionner, dès l’âge de six ans, pour la Pologne en lisant les Deux Nigauds de la comtesse de Ségur et s’enthousiasmer aux récits militaires d’un Polonais de comédie ; puis entrer à l’École Normale supérieure de Sèvres, devenir un des plus éloquents professeurs du collège de Cahors et tout à coup, pendant la grande guerre, après avoir jeté les yeux sur un article de journal, sentir croître son enthousiasme de jadis : telle est l’aventure de Rosa Dufour, aujourd’hui Mme Bailly. C’était en 1916, l’année de Verdun. L’auteur de l’article pleurait sur l’infortune de la Délaissée : cette délaissée, n’était autre que la Pologne. Et cependant plus d’un Français s’était fait tuer pour elle. Déjà Max Doumic, organisateur et instructeur d’un corps de volontaires polonais, qu’il avait conduit au feu malgré ses cinquante-deux ans, venait de tomber devant Reims, le 11 novembre 1914 et, avant de l’ensevelir, ses soldats, en souvenir de sa bravoure, lui avaient ceint le front d’une couronne de chêne. Mlle Dufour apprend qu’un comité Michelet-Mickiewicz se forme : elle écrit au comité, elle lui offre ses économies et ses services ; elle renonce à la chaire de Cahors, fonde une revue, la Pologne, et une œuvre, le Sou du Polonais. Elle s’entretient bientôt à Paris avec les autorités les plus hautes et notamment avec le grand capitaine qui, après avoir tant contribué à notre victoire au côté du maréchal Foch, allait s’illustrer dans les plaines polonaises par un des plus étonnants veni, vidi, vici de l’histoire et recevoir des mains de la Pologne reconnaissante l’épée d’Étienne Bathory. En 1919, l’œuvre des Amis de la Pologne voit le jour : elle a pour but de préparer des voyages d’étudiants et d’universitaires en Pologne ; elle s’efforce de faire respecter les droits de la République polonaise ; elle crée à la Sorbonne des cours de polonais. Vous avez voulu, Messieurs, récompenser, au moyen de la fondation Bigot, une œuvre si belle, qui resserre l’amitié séculaire de la France et de la Pologne.

L’Académie a décerné un prix Niobé aux Pères du Saint‑Esprit, dont l’immense domaine est disséminé sur deux mondes. Le Sénégal la Guinée française, la Nigéria méridionale, le Cameroun, Madagascar, la Réunion et France et la Guadeloupe et la Martinique et la Guyane française, des vicariats, des vicariats encore :

Vous avez un empire auquel nul roi ne touche,
Si vaste que jamais le soleil ne s’y couche.

Et j’allais oublier le Congo mystérieux, plein d’embûches, peuplé d’anthropophages, racheté, éduqué, civilisé par ce prodigieux. Mgr Augouard, dont notre confrère M. Georges Goyau nous a donné une si vivante peinture. Qui pourrait oublier cet évêque toujours à la veille d’être mis à la broche ou de passer au pot-au-feu, mais toujours joyeux en la compagnie de ses inquiétants diocésains ?

C’est depuis qu’elle a été réorganisée par le Père Libermann, que la Congrégation des Pères du Saint-Esprit, fondée en 1703, a pu réunir assez d’ouvriers pour ensemencer le champ d’apostolat que lui ouvrait la Providence. Menacée de s’éteindre, elle a été sauvée, il y a près de cent ans, par ce fils de rabbin dont le pape Pie X introduisit la cause en disant : « Ce sera le premier Juif depuis saint Pierre qui aura l’honneur de monter sur nos autels. »

Aujourd’hui, « vivant de ce qu’ils trouvent, s’habillant de ce qu’ils ont, voyageant comme ils peuvent, à cheval, en pirogue, sur un bœuf, dans de grands chariots, parfois en chemin de fer, parfois en vapeur, en automobile, à motocyclette et souvent à pied », les fils spirituels du vénérable Père Libermann sillonnent l’Afrique et l’Amérique. « De loin en loin, écrivait Mgr le Roy, Supérieur général de la congrégation, nous jetons en ces immensités quelques missionnaires, qui travaillent, qui enseignent, qui souffrent, qui expient, qui meurent après avoir une dernière fois regardé du côté de la France chrétienne pour lui demander de les remplacer. »

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Tant d’actes magnifiques, Messieurs, quel idéal les inspire ? Tant d’âmes généreuses, héroïques et saintes, quel souffle les anime ? Elles ont vaincu des difficultés presque surhumaines, pratiqué des vertus sublimes ; elles se sont élevées à des hauteurs que le paganisme n’a pas connues. N’attestent-elles pas la présence du Christ parmi les hommes ? Et les récompenses que vous attribuez ne sont-elles pas beaucoup plus qu’un secours matériel ? Un témoignage que vous rendez à Celui qui est venu sur la terre pour y apporter la bonté, — Celui à qui nous pouvons dire aujourd’hui : En couronnant leurs œuvres, nous couronnons la vertu que vous leur avez donnée.