RAPPORT
DE M. RAYNOUARD,
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE,
SUR LES CONCOURS DE POÉSIE ET D’ÉLOQUENCE
DE L’ANNÉE 1822.
L’Académie avait à décerner, cette année, deux prix de poésie et un prix d’éloquence.
Le prix ordinaire de poésie et le prix d’éloquence ont été partagés, et cette circonstance ayant mérité l’attention du gouvernement, Son Excellence le Ministre de l’intérieur a mis à la disposition de l’Académie une somme de deux mille francs, qui a été répartie également entre les quatre lauréats de ces deux concours.
Le sujet du prix ordinaire de poésie était la Restauration des lettres et des arts, sous François Ier.
La restauration des lettres sous un roi qui les encouragea par ses exemples et par ses bienfaits, et dont l’affabilité accueillit et honora tous les talents ; la restauration des arts dont ce prince hâta les progrès, soit par ses largesses, soit en faisant exécuter des monuments qui suffisent encore à la renommée de plusieurs artistes célèbres, toutes les circonstances heureuses, tous les grands souvenirs qui s’attachent à cette belle époque de notre histoire, fournissaient aux poètes des détails divers et brillants pour traiter ce sujet vraiment national.
Trente-quatre ouvrages ont été envoyés au concours. Le prix a été partagé entre le n° 31 et le n° 25.
Le n° 31 est une épître de Budée à Érasme, ayant pour épigraphe : Post tenebras lux.
L’auteur est M. B. Saintines, qui a précédemment remporté deux prix de poésie.
Le n° 25 est une ode par M. Ed. Mennechet, qui avait aussi remporté un prix de poésie en 1820.
L’accessit a été accordé au n° 30, ayant pour épigraphe : Qui pourrait te louer qu’en se taisant, etc.
M. A. Théry, qui, au dernier concours, avait remporté le prix d’éloquence, en est l’auteur.
La première mention a été accordée au n° 13, portant l’épigraphe :
Un prince est protégé par les arts qu’il protége.
L’auteur est M. A. Bignan.
Le n° 8, portant l’épigraphe :
Carmina amat quisquis carmina digna facit,
a obtenu une seconde mention ; l’auteur ne s’est pas fait connaître.
Le sujet du prix d’éloquence était l’Éloge de Lesage.
Lorsque des circonstances, presque toujours indépendantes de l’Académie, n’ont pas permis que des écrivains distingués obtinssent, pendant leur vie, les honneurs littéraires auxquels ils pouvaient avoir droit par leur caractère et par leur talent, il nous reste un moyen heureux de réparer l’erreur des temps passés :
C’est de choisir l’éloge de ces écrivains pour sujet des concours.
Cette adoption, quoique tardive, n’en est que plus solennelle ; et, en honorant leur mémoire, l’Académie s’honore elle-même.
Dans un précédent concours d’éloquence, et il avait proposé de Rollin : le concours de cette année a été consacré à l’éloge de Lesage.
Le prix a été partagé entre le n° 25, avant pour épigraphe :
Multorum mores vidit.
et le n°18, dont l’épigraphe est :
Respicere exemplar vitae morumque jubebo, etc. HOB.
L’auteur du discours n° 25, est M. Malitourne, qui avait obtenu l’accessit dans le concours d’éloquence de 1820.
Et l’auteur du discours n° 18, M. Patin, maître de conférences à l’École normale.
L’accessit a été accordé au n° 22, avant pour épigraphe :
Qui mores hominum multorum vidit.
M. Marc Girardin s’en est déclaré l’auteur.
La première mention, au n° 12 , dont l’épigraphe est :
Duplex libelli laus est, etc.,
et l’auteur M. A. Bazin, avocat à Paris.
Une seconde mention au n° 4, portant pour épigraphe :
Quid sit pulchrum, quid turpe, etc. HOB.,
et dont l’auteur est M. Théodore-Henri Barrau, professeur de rhétorique au collége de Niort.
Le sujet du prix extraordinaire de poésie était : Le dévouement des médecins français et des sœurs de Sainte-Camille dans la peste de Barcelone.
Les poètes grecs qui chantaient les victoires remportées dans les jeux Olympiques ne paraissent pas avoir consacré leur talent à célébrer les citoyens qui, dans les grandes calamités, se dévouaient au salut de leurs semblables. La sculpture-acquittait cette dette publique ; mais presque toutes ces statues, qu’avaient élevées l’admiration et la reconnaissance, ont été détruites ou mutilées par le temps, et parmi celles qu’il a épargnées, il est difficile de s’assurer quels étaient l’homme de bien, le grand homme dont on avait récompensé le mérite.
Aujourd’hui, un dévouement généreux, célébré par l’éloquence ou par la poésie, devient, dans tous les temps et dans tous les pays, un sujet d’émulation pour la vertu et pour le talent ; car, après le mérite de donner des exemples vertueux, le plus grand, peut-être, appartient au poète, à l’orateur qui, assez heureux pour les proclamer dignement, associe ainsi la gloire du talent à celle de la vertu.
L’Académie dont le devoir est de consacrer l’opinion publique, et, en certaines circonstances solennelles, d’anticiper sur les suffrages de la postérité, avait annoncé que, pour le prochain concours de poésie, elle proposerait le dévouement des médecins français et des sœurs de Sainte-Camille dans la peste de Barcelone.
Aussitôt un noble encouragement, parti du haut du trône, abrégeant la longueur du temps, a permis à l’Académie d’ouvrir cette année un concours extraordinaire.
Une émulation générale a répondu à cet appel. Cent trente et un ouvrages ont été adressés à l’Académie.
Elle a reconnu, dans ce noble empressement, l’effet d’un sentiment national ; le sujet a inspiré les concurrents, et elle a eu à s’applaudir de ce que les vertus de nos concitoyens, les encouragements du prince et de la patrie, ont permis à des poètes français de se montrer avec succès, non-seulement en remplissant le vœu de l’Académie pour le présent, mais encore en permettant d’espérer de nouveaux succès pour l’avenir.
Le prix a été adjugé au n° 16, dont l’épigraphe est :
Quaeque ipse miserrima vidi. VIRG.
et l’auteur, M. Alletz.
Le premier accessit a été accordé au n° 108, et le deuxième accessit au n° 104.
Un membre de l’Institut ayant offert à l’Académie de fournir la valeur de deux médailles d’or, pour être distribuées à chacun des deux accessit, l’Académie a accepté cette offre généreuse.
L’auteur de la pièce n° 108, dont l’épigraphe est :
Illi robur et aes triplex. HOB.
est M. Victor Chauvet.
L’auteur de la pièce n° 104, ayant pour épigraphe :
Quis talla fando
Temperet à lacrymis. VIRG.
est M. Pichald.
La première mention a été accordée au n° 72, portant pont épigraphe :
Ce ne sont point ici ces joutes de courage, etc. DELILLE.
L’auteur est M. A. Gaulmier, qui remporta, l’an dernier, le prix de poésie.
La seconde mention au n° 53, ayant pour épigraphe :
Si Mars a ses héros, Esculape a les siens,
et dont l’auteur est M. A. Bignan.
Enfin, la poésie n° 103 a été l’objet d’une mention à part, dont les motifs seront expliqués, quand on lira les fragments de ces trois derniers ouvrages.
L’auteur de la pièce n° 108, M. Chauvet, a choisi un cadre qui a permis de rapporter à un épisode les nombreux détails du sujet ; la plupart des passages du récit principal perdraient beaucoup de leur effet, s’ils étaient cités isolément ; il a fallu se borner aux suivants.
Description de la maladie :
Le mal frappe soudain sa tête appesantie,
Brise son corps, abat son esprit consterné ;
Le pouls se presse, roule ardent, désordonné ;
De sanglantes sueurs sur ses membres ruissellent ;
Son visage s’allume, et ses yeux étincellent.
Cependant tout s’apaise. O surprise ! ô transport !
Les douleurs ne sont plus ; sans trouble, sans effort.
Il respire ; du jour il retrouve les charmes ;
Son teint n’a plus de feux, son cœur n’a plus d’alarmes :
Déjà son œil sourit aux champs, aux verts bosquets :
Déjà sa douce faim convoite nos banquets.
Ciel, daignes-tu le rendre aux pleurs de ce qu’il aime ?
Vain espoir ! sur son corps, sur son visage blême,
Un masque affreux d’airain s’étend et s’épaissit ;
Sous d’arides tumeurs sa langue se durcit ;
Il brûle, il tremble, il pousse un hurlement farouche.
Un sang épais jaillit de ses yeux, de sa bouche :
Hors du monde vivant son esprit égaré
Rêve déjà la mort de spectres entouré ;
Elle approche, elle accourt, douloureuse, terrible ;
Et l’âme, en frémissant, fuit un cadavre horrible
Qui, jeté sans honneur au seuil de son séjour, Demeure, effroi de l’homme et rebut du vautour…
Le crime seul conserve un courage indompté :
Vainqueur des lois, au seuil par la mort habité,
Brisant les gonds d’airain, renversant les murailles,
Intrépide, il moissonne au sein des funérailles,
Et, de trésors impurs ravisseur effréné,
Expire en maudissant leur charme empoisonné.
Où sont, fils de Barca[1] peuple joyeux et tendre,
Ces jours, où sur vos bords empressés de descendre,
Mille navigateurs déployaient à vos yeux
Du Gange et du Pérou tous les dons précieux ?
Leur bronze, avec transport, saluait votre enceint
De pavois éclatants leur voilure était ceinte.
Vingt peuples, de costume et de langue divers.
Dans vos murs accourus des bouts de l’univers,
S’agitaient, répandaient la joie et l’opulence.
La nuit des doux plaisirs signalait la naissance ;
Ici régnaient les jeux ; sous l’ardent tambourin,
Là, du vif bolero bondissait le refrain ;
Plus loin, de la romance à la guitare unie,
Dans l’ombre la beauté savourait l’harmonie ;
Et parfois, échappant aux rideaux entr’ouverts,
Sa main, d’un geste ami, pavait les doux concerts.
Dans la pièce n° 104, qui a obtenu le second accessit, l’Académie a distingué divers passages.
Un sommeil convulsif, des visions funèbres,
D’involontaires cris jetés dans les ténèbres,
Sont du mal dévorant les noirs avant-coureurs.
Dans les flancs où bientôt s’allument ses fureurs,
D’un sang empoisonné les flots ardents bouillonnent,
L’œil s’enflamme et s’éteint. Des pleurs sanglants sillonnent
De sombres traits, couverts d’une horrible pâleur ;
Et la tombe est, neuf jours, fermée à la douleur.
Mais le malade reprend des forces, se flatte de la guérison :
Sourit aux bois, aux champs, au jour qui vient d’éclore.
Et séduit par l’éclat dont son front se colore,
Au banquet du bonheur, convive inespéré,
Revient s’asseoir. Soudain le fléau déclaré
Ressaisit la victime à sa fureur ravie,
Et l’enlève au milieu des regrets de la vie...
Tout a fui : seul, troublant le silence des airs,
Gémit l’airain funèbre ; et, de leurs toits déserts,
Des mortels qu’ont proscrits de sinistres symptômes,
S’échappent dans la nuit, homicides fantômes.
L’enfant, cherchant un lait par le fléau tari,
Dévore innocemment le sein qui l’a nourri.
Pour détourner du mal l’atteinte meurtrie,
Au seuil du temple, en vain, se traîne la prière :
Le prêtre, en élevant l’holocauste immortel,
Holocauste lui-même, est tombé sur l’autel.
On annonce l’arrivée des médecins français :
Déjà, de nos guerriers le cercle rigoureux
S’ouvre aux libérateurs, se referme sur eux.
Ils marchent, et, calmant l’effroi pusillanime,
Font passer dans les cœurs l’espoir qui les anime.
Sous leur art triomphant le monstre se débat,
Et deux héros frappés tombent dans le combat
Mais tous deux, méprisant des atteintes peu sûres.
Méditent la victoire en leurs propres blessures.
Les sœurs de Sainte-Camille arrivent : elles se consacrent à leurs pieux devoirs. La plus jeune donne ses soins à un malade, et l’auteur raconte cette circonstance pleine d’intérêt :
L’un de ces malheureux, sur sa couche de mort,
Mêlait au mal cruel les tourments du remord.
« O Delmance ! ô Français ! que ma fureur impie
Massacra sans pitié, c’est ta mort que j’expie ! »
Disait-il ; et ces mots, et ce nom répété,
De la sœur qui le sert troublent la charité,
Font trembler dans ses mains la coupe salutaire...
Mais bientôt, de son Dieu baisant le signe austère,
Elle poursuit sa tâche, et d’un zèle obstine
Veille pieusement près de l’infortuné ;
Lui parle d’espérance et d’avenir prospère,
Lui dérobe ses pleurs... Delmance était son père !
La pièce est terminée par ces vers :
Venez, la France attend ses Belzunces nouveaux.
À sa double tribune, illustrant vos travaux,
Déjà sa main suspend les palmes consacrées
Qui respectent vos fronts, héroïnes sacrées :
Passant devant la gloire en détournant vos yeux,
Vous semez sur la terre et recueillez aux cieux.
Et moi, qui sur les bords de l’Isère attristée,
Chercherai d’un ami la trace regrettée,
Je jetterai des fleurs à ses mânes absents.
O ma lyre, fut-il que tes premiers accents
Soient un hymne funèbre offert à se jeune ombre !
Devant les monuments de nos exploits sans nombre.
Je dirai, consacrant son immortalité :
« Salut, jeune héros, mort pour l’humanité ;
La patrie élevant sa voix reconnaissante,
Se pare avec orgueil de ta palme innocente.
Vois des fils d’Apollon le sénat immortel
Près du grand Hippocrate édifier l’autel.
On verra de nos fils l’orgueil patriotique
À ta gloire récente unir sa gloire antique.
Par ton exemple instruit, l’héroïsme français
Tentera sur tes pas de plus justes succès.
Les mens, entourant l’autel qui nous rassemble,
Demanderont au ciel un fils qui te ressemble :
Et diront, consacrant ton immortalité :
Salut, jeune héros, mort pour l’humanité ! »
Dans la pièce n° 72, qui a obtenu la première mention, se trouve cette description :
Sur ce sol dévasté tout gémit, tout succombe ;
Chaque instant qui s’écoule, ouvre et ferme une tombe.
Le char funèbre roule, et roulant de nouveau,
Va déposer cent fois son lugubre fardeau.
Seul il résonne encor dans un vaste silence.
L’hymne religieux meurt avec l’espérance ;
L’encens ne fume plus sur les autels déserts ;
Et l’airain a cessé de gémir dans !es airs
L’auteur parle des sœurs de Sainte-Camille :
Humbles filles, quel nom, quel titre, quel suffrage
Couronneront jamais leur modeste courage !
Les rois même, les rois voudraient-ils l’essayer ?
L’homme peut les bénir, Dieu seul peut les payer.
Loin Ces regards mortels, leur vertu solitaire,
Timide, se cachait dans l’ombre du mystère :
L’oubli, voilà leur gloire, et l’obscur indigent
Du secret de leurs, ours seul était confident.
Habitantes du ciel, sur la terre exilées.
Aux humaines douleurs victimes immolées,
Le malheur est l’objet de leur culte divin :
Consoler et souffrir voilà tout leur destin.
Émules de celui que leur prière adore,
Leur patrie est aux lieux où l’homme les implore ;
Partout leur vaste amour étend ses doux liens,
Et tous les malheureux sont leurs concitoyens....
Le malheureux espère en leur douce parole :
Elles savent des mots dont le charme console....
Dieu ! veille sur leurs jours ! de leur sein généreux,
Écarte du fléau le souffle dangereux ;
Ceins-les de ton amour, courre-les de tes ailes :
Que tes saints escadrons se pressent autour d’elles
Couronne d’un air lourd leur front religieux :
Il n’est pas temps encor de leur ouvrir les cieux.
Il t’apporte ainsi la mort de Mazet :
Il tombe.... loin des bords de sa belle patrie,
Loin des bras maternels, dans la fleur de sa vie.
À son sixième maire il manquait deux printemps.
Adieu jeunesse, espoir, gloire, amour, doux instants !
Sous le fléau vainqueur il a courbé sa tête
La mort prend sa victime, et le ciel.... sa conquête.
Les passages suivants sont tirés de la pièce n° 53, qui a obtenu la seconde mention :
Où fuir, quand sous nos murs refile des soldats
Armant contre nos jours ses parricides bras,
Rebelle à la menace et sourde à la prière,
Cruelle par devoir, par pitié meurtrière,
D’un cercle inexorable emprisonne nos pas,
Et vers son siége impur refoule le trépas ?.....
Dans une description des malheurs de Barcelone, l’auteur dit :
Près d’eux pleure un enfant ; tourmenté par la faim,
De sa mère à grands cris il demande le sein,
Le presse, le fatigue : et sa lèvre abusée
Déchire innocemment la mamelle épuisée....
Partout le désespoir, nulle part la pitié.
L’époux fuit son épouse et le frère son frère.
Quelques fils seulement mouraient près de leur mère.
Il parle ensuite des sœurs de Sainte-Camille :
Et sous des traits mortels, anges de bienfaisance,
Si la voix du malheur appelle leur présence,
Mettent sans hésiter leur bonheur à souffrir,
Leur orgueil à prier et leur gloire à mourir.
Leurs cœurs soumis au ciel, dès que le ciel commande
Lui consacrent leur vie et leur mort en offrande.
Quand leur humble courage affronte le trépas,
L’Europe les admire et ne les connaît pas.
Après avoir décrit la mort de Mazet, il ajoute :
Dieu parle, et tout à coup, dans le vague des airs,
Les palmes à la main, au doux bruit des concerts,
Les hôtes radieux des sphères éternelles
Ouvrent au jeune élu leurs troupes fraternelles,
Et couronnent son front du jour pur et divin
Qui n’a jamais d’aurore et jamais de déclin.
Et s’adressant à Mazet, il dit au sujet de sa mère :
Console-toi ; la France, auguste légataire.
Jalouse d’acquitter la dette de l’honneur.
En faveur delta gloire, adopte soir.
Si l’adieu maternel marque à ta dernière heure,
Comme un de ses enfants Barcelone te pleure....
Il termine par ces vers sur les médecins français :
Est-il à leur grandeur une grandeur pareille ?
Non, le vieillard de Cos, le pasteur de Marseille,
Armés d’un zèle égal dans un égal malheur,
Du même étonnement ne frappent point mon cœur.
Si tous deux du trépas affrontent la menace,
La patrie et les cieux soutenaient leur audace ;
Mais fuir du sol natal le climat fortuné
Pour braver les périls d’un air empoisonné,
Arracher sa tendresse au désespoir d’un frère,
Aux terreurs d’une épouse, aux larmes d’une mère
Et d’un peuple étranger partageant le fléau,
S’ensevelir vivant dans la nuit du tombeau,
Quel plus pur dévouement, quelle plus sainte gloire,
Ont illustré jamais les pages de l’histoire ?
Si l’auteur de la pièce n° 103, en ne traitant qu’une partie du sujet, n’avait donné pour excuse et son sexe et son jeune âge, l’Académie, à la perfection et au charme de plusieurs passages, aurait pu croire que la pièce était l’ouvrage d’un talent exercé dans les secrets du style et de la poésie, mais la simplicité touchante de divers tableaux, la délicatesse, on peut dire même retenue des pensées et des expressions, auraient permis d’attribuer l’ouvrage à une personne de ce sexe qui sait si je r tout ce qui tient à la grâce et au sentiment.
En se restreignant à l’éloge des sœurs de Sainte-Camille, l’auteur se plaçait, en quelque sorte, hors du concours, et dès lors l’Académie, qui a jugé l’ouvrage digne d’une mention honorable, a cru convenable de lui assigner un rang distinct et séparé de celui des autres mentions.
Cet ouvrage est de mademoiselle Delphine Gay, âgée de dix-sept ans, qui déclare que le sujet lui paraît trop relevé, et parle ainsi du dévouement des médecins :
Et vous n’avez pour prix d’un si beau dévouement
Que nos éloges vains, nos regrets d’un moment :
À l’implacable mort arrachant sa victime,
Pacifiques héros, vous triomphez sans crime....
Ses chants seront consacrés aux sœurs de Sainte-Camille.
Pour de plus humbles faits mon luth est réservé :
Les soins compatissants, le zèle inimitable,
La tendre pitié d’une âme charitable,
Je vais les célébrer, ou plutôt les trahir ;
Car louer la vertu, c’est lui désobéir...
Deux femmes, en priant ont quitté leur hospice,
D’un ordre révéré ce sont deux pauvres sœurs,
Qui, de la charité pratiquant les douceurs,
Renoncent é vingt ans au bonheur d’être aimées,
Et du nom le plus doux ne sont jamais nommées…
Au-devant du fléau toutes deux ont marché ;
Comme on fuit le péril, ces femmes l’ont cherché.
Dans la peinture des malheurs de Barcelone on distingue le passage suivant :
Ici le matelot qu’a respecté l’orage,
Expire en regrettant les horreurs du naufrage :
Là, sont les malheureux, courbés devant l’autel,
Qui souillaient leur encens de leur venin mortel :
C’est en fait, et déjà leur vie est moissonnée :
Mais ils tiennent encor l’offrande empoisonnée.
Et l’encens, de leurs mains tout prêt à s’échapper,
Fume encor pour le dieu qui vient de les frapper.
Et en parlant du cordon sanitaire :
Et cet autre orphelin qui franchit la barrière ;
Des soldats plus cruels encor que le fléau
Le repoussent, vivant, dans l’immense tombeau.
Voici les vers qui terminent la pièce :
Le démon de la mort fuit dans son antre obscur,
Le calme reparaît, l’air redevient plus pur ;
Au bonheur de revivre un peuple s’abandonne :
Pour les sœurs c’est l’instant de quitter Barcelonne,
La santé qui renaît rend leurs soins superflus :
Peuvent-elles rester où le danger n’est plus ?
Non, dans nos hôpitaux règne encor la souffrance,
Et de plus chers devoirs les rappellent en France.
La même charité les rendit tour à tour
Sublimes au départ, modestes au retour.
Et tandis que d’un roi la puissance suprême,
Pour les récompenser, devançait le ciel même ;
Tandis que, par ce roi, leur éloge dicté
Allait vouer leurs noms à l’immortalité,
Le rosaire à la main, l’œil baissé vers la terre,
On les vit, en priant, rentrer au monastère.
C’est là que, chaque jour, ces charitables sœurs,
D’un saint recueillement savourant les douceurs,
Et de tous leurs bienfaits écartant la mémoire,
Vont demander à Dieu le pardon de leur gloire.
[1] La tradition attribue la fondation de Barcelone à Amilcar Barca.