Rapport sur les concours de l'année 1941

Le 18 décembre 1941

André BELLESSORT

SÉANCE ANNUELLE

du jeudi 18 décembre 1941

Rapport sur les concours littéraires

DE

M. ANDRÉ BELLESSORT
Secrétaire perpétuel

 

Messieurs,

L’Académie a eu cette année moins d’ouvrages à examiner, particulièrement moins d’ouvrages d’imagination et moins de voyages : ce qui n’a pas lieu de nous surprendre. Les bouleversements sociaux ne sont point favorables aux jeux de l’imagination et n’encouragent que les voyages dans le passé. Le seul récit de voyage que nous ayons couronné est d’un chasseur, M. Guy Cheminaud, et s’intitule Mes chasses dans le Laos. Les ouvrages de pure histoire, qui sont en général une des forces de nos concours, ont été plus rares ; en revanche, plusieurs de nos grands prix sont allés aux ouvrages d’histoire littéraire.

Ainsi, nous avons attribué le Grand Prix Gobert à l’Histoire de la Pléiade, de M. Henri Chamard. Ce monument est l’œuvre de toute une vie. Nous sommes heureux d’attacher au faîte le nom de ce prix fondé, comme on disait du temps de son fondateur, pour le morceau le plus éloquent d’histoire de France. On pourrait dire en effet que la Pléiade, en est un des morceaux les plus éloquents si on entendait par là un de ceux qui traduisent le mieux la faculté de renouvellement du génie français. Un groupe de jeunes gens, au milieu d’un déchaînement d’intérêts et de passions, comme au centre d’un cyclone, forgent une poésie nouvelle, enrichissent la langue, créent des genres, se préparent des héritiers ingrats qui adopteront jusqu’à leurs erreurs et donneront à notre Parnasse une gloire immortelle. C’est l’histoire de ce groupe que M. Chamard a écrite avec le souci d’exactitude d’un chartiste et la ferveur d’un homme qui s’est fait leur contemporain. Pas une question posée par l’étude de ces poètes qui n’ait été traitée à fond. Pas un jugement porté sur eux qui n’ait été contrôlé ; pas un incident de leur vie qui n’ait été, autant que possible, éclairci.

Ce que j’admire avant tout, c’est la composition. M. Chamard a choisi la plus dangereuse : il a suivi rigoureusement la chronologie. D’abord, ce qui est naturel, l’éducation, la formation de ces jeunes gens ; leur longue veillée d’armes, et l’état des Lettres au moment où elle s’achève. Alors, en 1549, ils se mettent en campagne. Année par année, M. Chamard les accompagne tantôt l’un, tantôt l’autre, et compte le butin. C’est d’abord Joachim du Bellay dont la Défense de la langue française lance le cri de guerre ; puis Ronsard, ses Odes horaciennes et ses Odes pindariques dont il est plus fier que Jason de la toison d’or, puis Jodelle et la résurrection de la tragédie ; puis du Bellay et ses Antiquités de Rome ; puis Ronsard et son retour à la nature par la poésie d’Anacréon ; puis Remy Belleau et Peletier et Pontus de Tyard et Baïf et encore Ronsard et encore du Bellay qui va bientôt mourir. A partir de 1572, année de la Franciade, les conquêtes sont finies ; Jodelle meurt, Peletier, Ronsard et Baïf meurent. Cette composition obligeait M. Chamard de revenir plusieurs fois sur les mêmes hommes ; mais elle avait l’avantage de nous les montrer à l’œuvre dans le temps : ils s’entre-aident, ils s’appuient, ils se corrigent, rectifient leur marche, évoluent, demeurent en général frères d’armes jusqu’au bout.

Ils nous donnent le plus charmant spectacle quand ils s’enferment au collège de Coqueret, le plus obscur des collèges qui peuplaient alors la montagne Sainte-Geneviève, mais que dirigeait un jeune homme de trente-deux ans, Dorat, un philologue qui n’est pas un poète et qui sent la poésie. Presque tous sont gentilshommes. L’un d’eux, le plus grand, est en route depuis sa douzième année ; il a suivi la tour ; il est allé deux fois en Écosse ; deux fois il a traversé l’Angleterre ; il connaît la Hollande ; il a voyagé en Allemagne. Mais sa santé et sa passion grandissante pour les lettres le détournent des rudes exercices et de la vie des ambassades. Un autre, né de parents qui avaient dix-huit ans de ménage, orphelin a neuf ans, négligé par son frère aîné devenu son tuteur, le corps maladif, l’esprit mélancolique, mais plein de la grandeur de ses ancêtres, étudie à Poitiers dont l’Université attirait de très loin de nombreux étudiants. Un autre, plus jeune, fils d’un ambassadeur humaniste, émule de Budé, et d’une Vénitienne, eut, à peine hors de l’enfance, « les oreilles battant de grec et de latin » et aussi de la langue italienne. Ils se sont rencontrés par relation de famille, chez des amis communs, au hasard d’un voyage, dans une hôtellerie, et du premier coup ils se sont reconnus marqués du même signe, de la même ambition. Tous poètes ou se croyant tels, ils rejettent l’idée de Marot que l’esprit et la grâce suffisent à faire un poète ; ils se rassemblent et s’unissent autour d’un philologue érudit et ingénieux qui leur enseigne que les œuvres latines procèdent des œuvres grecques et que la culture grecque est supérieure ; ils s’efforcent de l’acquérir. Ces jeunes gens veulent être des savants pour que leur langue nationale, qui, est pauvre et non barbare, devienne une langue riche et pour que la France, supérieure sur tant de points à l’Italie, ne lui reste pas inférieure dans les lettres. Nous avons eu d’autres écoles littéraires, d’autres cénacles, jamais de plus sympathique ni qui ait plus exalté la vertu du travail et l’amour du pays.

Voilà ce que M. Chamard a fait revivre sous nos yeux. A la fin de son quatrième et dernier volume il résume le résultat que, Malgré leurs défaillances, malgré leurs erreurs, ils ont obtenu. Ils ont rompu avec l’École de Marot ; leur théorie de l’imitation a fondé le classicisme ; ils ont aristocratisé la poésie française et même la littérature pour deux cent cinquante ans ; ils ont renouvelé le vocabulaire, relevé le style, donné à la langue une harmonie, une nouveauté de tour, une richesse d’images, un heureux emploi de termes techniques inconnus jusqu’à eux. Ils ont naturalisé le sonnet, restauré l’alexandrin, inventé à peu près toutes les formes du lyrisme. Ils ont surtout apporté une nouvelle conception de la poésie. La poésie est le plus grand art. On n’y atteint pas sans beaucoup de travail. Encore y faut-il le souffle divin. « Est deus in nobis », dit Ovide. Le poète est ainsi l’objet d’une mission privilégiée. « Le poète est le prêtre d’un culte et à ce titre il doit se montrer digne du don sacré qu’il porte en lui. » Cette conception, qui est celle du vates antique, était étrangère au Moyen Age. Mais, depuis la Pléiade, elle domine la poésie française, aussi bien la poésie de Malherbe, quoi qu’on en ait dit, que la poésie de Boileau, d’André Chénier, des Romantiques, même des Parnassiens, qui d’ailleurs étaient revenus à l’idée de la poésie érudite, de la formation scientifique du poète. Cette Histoire de la Pléiade de M. Henri Chamard est une belle œuvre.

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L’Académie a été heureuse d’attribuer son prix quinquennal Estrade-Delcros à un des collègues de M. Chamard, à M. Daniel Mornet qui a moins longtemps que lui, mais encore longtemps, occupé une des chaires de Littératures française à la Sorbonne. Il est un des meilleurs représentants de l’École que, faute d’un meilleur terme, j’appellerai documentaire. Son premier livre, Le Sentiment de la nature en France de Jean-Jacques Rousseau à Bernardin de Saint-Pierre, précisait l’orientation de ses efforts. De Jean-Jacques Rousseau à Bernardin de Saint-Pierre il ne paraît pas que l’évolution du sentiment de la nature soit difficile à définir. Quelques lignes suffisent aux historiens de la Littérature. Mais M. Mornet sait que les idées, les goûts se modifient lentement ; qu’il y a peu de courants et beaucoup de remous ; et il se plaît à en démêler la confusion. Il a dépouillé des bibliothèques ; il a exhumé des livres dont les auteurs n’étaient plus connus, s’ils l’avaient été ; il nous a indiqué par quelles réactions et par quelles nuances avait passé ce sentiment avant de se formuler dans Le Voyage à l’Ile-de-France. Il renouvelle l’histoire de la littérature en y introduisant le fourmillement de la vie. Au prix de quel minutieux labeur ! « Il m’est arrivé, nous dit-il, de lire, pour mes recherches, plus de deux mille romans de la fin du XVIIe et du XVIIIe siècle, oubliés pour la plus grande part et qui n’avaient, le plus souvent, laissé aucune trace dans la mémoire des contemporains. » Les Sciences de la nature en France au XVIIIe siècle et les Origines intellectuelles de la Révolution française sont parmi les plus remarquables exemples de cette méthode. C’est dans l’Introduction à ce dernier ouvrage qu’elle est peut-être le mieux exposée. M. Mornet se propose de rechercher quel a été exactement le rôle de l’intelligence dans la préparation de la Révolution, et il écrit : « Quelles ont été les idées des grands écrivains ; quelles ont été celles des écrivains de second, de troisième ou de dixième ordre, puisque ceux qui sont pour nous de dixième ordre ont été parfois, pour les contemporains, du premier ? » Je ne reproche à une pareille enquête que de ressembler à une consultation du suffrage universel.

L’an dernier, M. Mornet publiait Histoire de la Littérature classique (1663-1700) ; ses caractères véritables ; ses aspects inconnus. Il s’élevait, dans son Avant-propos, contre l’harmonieuse simplicité avec laquelle on lui avait enseigné l’histoire de notre littérature classique. Brunetière, Faguet croyaient à la Révolution de 1660. Boileau, législateur du Parnasse, était institué comme le directeur de conscience des grands écrivains. Les choses ne s’étaient point passées aussi simplement. Mais, pourrait-on dire, à moins d’un encombrement dont il ne sortirait pas, l’esprit a besoin de ces simplifications qui, somme toute, ne sont pas des mensonges ; et les professeurs de littérature ne sont-ils pas obligés de s’en tenir aux grandes lignes ? M. Mornet n’en a pas moins raison de nous montrer combien le goût d’une nation met de temps à se fixer et tout ce qu’il doit surmonter d’engouements et d’erreurs pour arriver enfin à « l’équitable avenir ». Le livre de M. Mornet est une leçon sur l’incertitude des jugements contemporains. Que faisons-nous clans nos histoires littéraires des quelques six cents romans publiés de 1600 à 1660 et des, six cent cinquante de 1660 à 1690 ? Que faisons-nous des innombrables tragédies qui disputèrent à nos chefs-d’œuvre la scène, les acteurs, le public, le succès Que faisons-nous des pièces de Thomas Corneille et de son Comte d’Essex d’où s’est échappé le vers qu’on attribue communément à Pierre :

Le crime fait la honte, et non pas l’échafaud,

et de Quinault, de Pradon, de La Grange-Chancel, de Campistron, de Boyer, de La Fosse, de La Chapelle, de Boursault de Mme Deshoulières, auteur de Genseric ? « Un auteur dramatique, dit M. Mornet, cherchant des modèles entre 1660 et 1670, ne trouvait rien dans le succès des œuvres qui pût le diriger, puisqu’il voyait durer des pièces de Corneille, réussir Racine, mais réussir aussi bien ou mieux Astrate, Timocrate, Tiridate. Il n’y avait pas de goût littéraire dominant. Et pourtant La Fontaine a écrit ces deux petits vers que Brunetière à plusieurs fois cités :

Et maintenant il ne faut pas
Quitter la nature d’un pas.

Et dans les correspondances de l’époque, je ne rencontre guère les noms de ces médiocres ou mauvais auteurs ni la mention de leurs œuvres. Mais les pages de M. Mornet sont impressionnantes. Nos meilleurs écrivains n’ont pas pu échapper entièrement à l’influence des caprices de la mode, des applaudissements et des enthousiasmes, nous dirions aujourd’hui du snobisme. L’enquête à laquelle M. Mornet s’est livré l’a conduit à porter sur quelques-uns de nos grands écrivains classiques, par exemple sur Racine, des jugements originaux, peut-être discutables, parce que l’homme, l’historien a beau réunir les documents les plus nombreux et les plus précis, dès qu’il juge de la valeur et du charme d’une œuvre, il se dérobe au déterminisme de sa documentation et nous rend notre liberté. Les ouvrages de M. Mornet sont aussi intéressants qu’instructifs, aussi solides qu’ingénieux. D’ailleurs il ne s’est pas cantonné exclusivement dans le passé : il a écrit une introduction l’étude des écrivains français d’aujourd’hui, où sans pouvoir appliquer sa méthode rigoureusement, il a prouvé ses qualités de critique.

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Le Prix Dumarest, est des grands prix de l’Académie, destiné à un jeune homme que tentent les spéculations de l’esprit, la littérature à idées ou les études psychologiques, a récompensé cette année M. Maurice Bardèche de sa thèse monumentale : Balzac romancier. Il n’a étudié dans ses six cents grandes pages que quinze années du romancier de 1820 à 1835, c’est-à-dire à l’année du Père Goriot. Mais « ces quinze années, écrit-il, embrassent plus de la moitié de sa production : trente-deux volumes in-12 de romans de jeunesse signés de ses pseudonymes connus, à peu près autant de romans rédigés en collaboration, sept volumes d’œuvres diverses, vingt-quatre volumes de la Comédie Humaine ». Pour la première fois les débuts luxuriants de Lord R’Hoone et d’Horace de Saint-Aubin ont été examinés de près, et M. Bardèche arrive à cette conclusion que « la technique de Balzac dans ses œuvres de jeunesse, les curiosités de Balzac pendant ses années de formation, ses conceptions physiologiques et morales expliquent l’art, la matière, les tendances de ses productions de 1830 ». Je songe à Dostoiewski qui s’est nourri de nos romans feuilletons, qui les a assimilés si parfaitement que nous ne les avons pas reconnus dans ses œuvres criantes de vérité. Ainsi Balzac en a usé avec l’Eugène Sue, le Pigault-Lebrun, le Mathurin, l’Anne Radcliffe, le Ducry Duménil qu’il a été, d’abord et tour à tour. Le génie du Balzac de 1830 avait mûri ; sa connaissance des hommes s’était étendue ; son intuition, son intuition surtout, approfondie : tout s’est transformé. M. Bardèche a voulu surprendre cette évolution. Il a essayé, nous dit-il, « de découvrir le secret des transmutations successives qui ont donné une essence nouvelle aux premières formes de son invention ; de suivre, s’il se peut, la mystérieuse alchimie spirituelle au terme de laquelle on trouve cette œuvre étonnante et reconnaissable entre toutes, un roman de Balzac ».

Tout ce que nous dit M. Bardèche de cet apprentissage est neuf par la précision qu’il y apporte. Balzac a tâté de tous les genres de composition, de toutes les combinaisons d’intrigues. Il confiait à Champfleury qu’il avait écrit sept romans comme simples études, un pour apprendre le dialogue, un pour apprendre la description, un pour grouper les personnages, un pour la composition. Il s’en était persuadé et M. Bardèche croit que ces mots contiennent une grande part de vérité. La courageuse et scrupuleuse investigation de cet amas de romans juvéniles l’en a convaincu. Malheureusement il exige du lecteur qu’il ait toujours présents à la mémoire les ouvrages de Balzac, même les moins importants, bien qu’il ait très justement remarqué que les amis de Balzac « se reconnaissent moins à la connaissance de ses œuvres qu’à leur familiarité avec les destinées de leurs personnages. » Sa méthode, comme celle de M. Mornet, ne tient pas compte de notre impuissance à enregistrer trop de détails. Ses analyses de nouvelles et de romans sont très vivantes ; mais elles se nuisent par leur nombre. En revanche que d’observations personnelles et profondes. « Balzac est le seul à avoir créé entre ses œuvres un hinterland qui prolonge les actions et les vies. Il y a dans la Comédie humaine une réserve de destinées inemployées, de drames qui n’ont pas été écrits. » Ce n’est pas la seule œuvre romanesque où nous rencontrons assez souvent les mêmes personnages ; mais, dans les autres, ce ne sont que des artifices pour nous rappeler les romans précédents ; chez Balzac ils ont continué de vivre d’une rencontre à l’autre ; ils se sont quelquefois modifiés ; on sent que l’auteur ne les a jamais perdus de vue et qu’ils continueront de vivre lorsque nous ne les verrons plus. Autre observation : « L’instinct prodigieux du document humain est sensible dans toute l’œuvre de Balzac. Chacun de ses romans s’ouvre sur une description qui nous révèle, avec une puissante étonnante, la senteur particulière d’une vie. » Les exemples se pressent... Enfin, je citerai encore cette pensée qui résume toute une partie de ce beau livre « Le mélodrame proposait à Balzac un modèle d’action simple et brutale, des passions violentes, des confrontations tragiques. Il sut en conserver l’économie de l’action et en renouveler profondément la matière. Le code civil devint pour lui un arsenal ; les lois, les testaments, les fidéicommis remplacèrent les poignards et les poisons. »

 

Je ne veux pas quitter l’histoire littéraire, si bien représentée cette année, sans signaler le volume de M. Marcel Duchemin qui obtient le Prix Guizot : Chateaubriand. Essais de critique et d’histoire littéraire. Il porte en épigraphe ces lignes de notre cher Pierre de Nolhac : « Rien n’est inutile en matière de bibliographie et d’histoire littéraire. Un détail insignifiant pour tel lecteur rendra peut-être un jour service à tel autre : il n’y a rien de méprisable dans le domaine de la science. » Ce livre de M. Duchemin est très attachant. Quelques curieux épisodes de la vie de Chateaubriand y sont mis dans une exacte lumière. Et mais n’avons pas fini, comme disait Brunetière, d’interroger cette âme « dont l’œuvre demeure un objet de contradiction entre les hommes ». L’obscurité que nous dissipons sur un point de sa vie se reforme sur un autre. La brièveté de son séjour à Jérusalem s’expliquait par son impatience de retrouver à Grenade Mme de Noailles et, croisé d’un nouveau genre, d’y marier la gloire et l’amour. Après le livre de M. Duchemin, il faut renoncer au rendez-vous à l’Alhambra. Duchemin prouve chronologiquement que cette rencontre était impossible. Ils ne se rejoignirent qu’à Madrid. Mais la légende était sortie de l’admirable tableau du Dernier des Abencérages où Bianca et Ben Hamet errent dans le palais désert des Maures et où Bianca jette, mi des beaux cris de passion du roman romantique : « Maure, laisse là ta ruse. Tu as vu dans mes regards que je t’aimais. Ma folie pour toi passe toute mesure... » Chateaubriand finit peut-être par croire à cette rencontre et, bien qu’il n’en ait jamais parlé, ne fit rien pour la démentir, tant ce grand enchanteur se laissait Prendre lui-même aux prestiges de son imagination.

Le prix triennal de critique littéraire, le Prix Émile Faguet, a été décerné à M. John Charpentier qui, depuis de nombreuses années, détient avec une réelle maîtrise la critique littéraire du Mercure de France. Son esprit agile et bienveillant ne laisse rien passer de neuf dans les nouveautés dont ses lecteurs ne soient avertis. Ce travail accablant pour qui s’en acquitte consciencieusement ne l’a pas empêché d’écrire des livres excellents, sur Théodore de Banville, que les générations présentes ne connaissent plus guère, bien qu’il eut été un poète et un artiste sans lequel notre École Romantique n’eut pas été complète ; et sur l’étrange Coleridge, car M. Charpentier est aussi versé dans la littérature anglaise que dans la française. Poète lui-même, romancier, esprit original, sa critique profite de sa fantaisie, de son imagination et de tout ce que lui apporte son expérience de l’étranger.

 

Le Prix Pouchard, « employé dans l’intérêt des Lettres », ne pouvait être plus justement attribué qu’à M. François Veuillot qui, chez l’éditeur Lethielleux, a réussi à mettre debout, dans un ordre qu’elle avait ignoré jusqu’ici, l’œuvre considérable de son oncle, et sa correspondance, la plus surprenante, la plus belle de notre littérature avec celle de Voltaire, et pour d’autres raisons. La correspondance de Veuillot, prodigieuse si l’on songe à son métier de journaliste, toujours sur la brèche, et à ses livres et à ses vers, n’est pas l’histoire d’un siècle comme la correspondance de Voltaire, pas plus qu’elle n’est la peinture d’une société comme les lettres de Mme de Sévigné : c’est l’histoire au jour le jour d’un homme ; d’un chrétien fier de l’être, mais très humble quand il s’examine ; d’un polémiste qui ne hait personne mais qui traîne derrière lui un lourd poids de haines ; d’un mari et d’un père durement frappé dans ses affections, d’un ami délicieux qui éparpille un trésor inépuisable de fantaisies, d’inventions tendres et spirituelles. Nous ne possédons pas de lettres moins apprêtées, plus naturelles, plus personnelles, d’une sève plus riche. Grâce à M. François Veuillot, nous pouvons maintenant les lire dans l’ordre chronologique. Quant à ses autres ouvrages, je ne mis si cette nouvelle édition leur redonne une singulière actualité. Mais même les Mélanges ne me paraissent pas, avoir vieilli. Ils soutiennent une cause aussi vieille et aussi jeune que l’Église. Sans parler de leur valeur intrinsèque, il nous replongera, comme les Odeurs de Paris, les Parfums de Rome, Çà et là, dans le milieu historique d’une Europe qui a vécu. M. François Veuillot a fait’ une œuvre de patience et de piété que nous éclairent d’une lumière critique ses notices substantielles, ses avertissements et ses notes, qui ont dû souvent nécessiter de longues recherches et lui coûter beaucoup de peine.

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J’arrive maintenant aux livres de pure histoire. Les deux plus considérables ne sauraient être analysés. L’un, Démocraties et Capitalisme (1848-1860), est de M. Charles-H. Pouthas. Un résumé de l’Introduction en dira assez l’intérêt. La période qui s’étend de 1848 à 1860 a été période destructive et constructive. Elle a un point de départ précis ; elle n’a pas de point d’arrivée, car les faits qui forment l’histoire du monde après 1870 ont leur source dans ces douze années. « Les révolutions de 1848 ont brusquement réalisé une Europe nouvelle selon les conceptions du libéralisme et de la nationalité. Mais elles sont la liquidation de l’idéologie politique dont elles sont nées ; car le monde qui s’organise n’est pas celui qu’elles avaient conçu. Partout l’autorité des souverains ou des gouvernements a supprimé ou restreint la liberté politique. Cependant la disparition des vieux cadres, l’élargissement du suffrage jusqu’au suffrage universel rendaient possible la naissance d’une société fondée sur l’exaltation de l’individu. » Cette transformation démocratique se lie à une révolution économique, à la croissance de la grande industrie. Double bouleversement. L’auteur nous dit que son énorme livre n’est qu’une préface en chaque domaine. La première partie étudie les révolutions de 1848 à 1851 en France, en Allemagne, en Autriche, en Italie, leurs défaites et leurs conséquences. La seconde, qui me semble la plus nouvelle, s’intitule l’Européanisation du monde. L’accroissement de la population après 1850 détermine en Europe une vaste émigration. M. Pouthas suit le progrès des émigrants aux États-Unis et dans l’Amérique latine, la pénétration européenne en Chine, la brèche faite par les Américains à l’inviolabilité de l’archipel japonais. La troisième partie traite de l’évolution démocratique clans l’Europe occidentale, de la guerre de Crimée, de l’assouplissement du régime russe, de la formation du royaume d’Italie. L’historien nous quitte en 1860. La France a reçu une sorte d’hégémonie politique des circonstances et aussi de son souverain qui a compris les nouvelles conditions de la vie économique. Mais les années 1848-1860 lèguent aux périodes suivantes de durs problèmes à résoudre conciliation du nouveau régime économique et de la liberté politique ; relations des puissances d’argent et des classes ouvrières ; répercussion des rapports mondiaux sur la diplomatie singulière des États. Ai-je besoin de dire qu’un livre ainsi conçu exige une immense information, clairement ordonnée, et un esprit philosophique qui la dirige tout en s’y soumettant ? Ce sont les qualités de M. Pouthas qui nous éclaire, mieux qu’on ne l’avait encore fait, cette période de notre histoire dont les conséquences devaient nous être fatales, mais où la France a donné un coup de barre aux destinées de l’Europe.

L’autre grand ouvrage historique qui nous a paru mériter une récompense spéciale est l’Histoire diplomatique de la France pendant la Grande Guerre, de M. Albert Pingaud. Les deux premiers volumes, Les Alliances et les Interventions, ont été couronnés par l’Académie des Sciences morales et politiques. Le troisième, que l’auteur nous a présenté, nous dit comment les États européens neutres pratiquèrent la neutralité. La lecture en est fort intéressante. Elle nous insinue presque constamment que les hommes travaillent à quelque chose qui se fait de soi-même et qui ne ressemble pas à ce qu’ils conçoivent plus ou moins clairement. Ils s’agitent dans une demi-obscurité. Les diplomaties prennent mal leur temps. Les grands États alliés se cachent l’un de l’autre. Savent-ils toujours ce qu’ils veulent ? On en douterait : Une logique les domine qui n’est pas la leur et à laquelle tout finit par céder. Comme les événements, lorsqu’ils sont accomplis, nous paraissent s’enchaîner raisonnablement ! C’est que peut-être nous ne savions pas tout. M. Albert Pingaud ne sait pas tout. Nous ne saurons jamais tout. Et nous pouvons croire que ce que nous ignorons nous aurait tout fait prévoir.

Voici maintenant des livres d’histoire plus accessibles. M. Émile Dard, l’auteur d’un si curieux Hérault de Séchelles et d’un Napoléon et Talleyrand que l’Académie a déjà couronné, nous apporte un recueil d’études sous ce titre : Dans l’entourage de l’Empereur. Elles sont toutes élégamment et spirituellement présentées ; et ce que je disais plus haut de Chateaubriand est encore plus vrai de Napoléon. La première est l’histoire du Premier Roman de Bonaparte homme de lettres (Bainville aimait à le voir ainsi). Il lui fut inspiré par son aventure avec Eugénie Désirée Clary. Il est très médiocre, mais il renferme deux lignes « toutes d’or », le portrait de Napoléon par lui-même sous le nom de Clisson : « Son imagination ardente, son cœur de feu, sa raison sévère, son esprit froid ne pouvaient que s’ennuyer des jeux de la galanterie. » M. Dard nous assure qu’on n’a pas trouvé une meilleure définition de son génie. Un autre chapitre, Les Espagnols au Danemark, nous reporte à la comédie en trois journées, publiée sous ce titre par Mérimée, qui était, on le sait, toujours en quête de sujets extraordinaires et de mystifications. Cette fois il ne mystifie personne. Il respecta la vérité des caractères, la couleur du temps, l’exactitude du détail ; on y admire « sa prédilection pour l’Espagne héroïque et cette conscience d’historien qui ne devait jamais le quitter ». M. Dard est autorisé à parler ainsi, ayant aujourd’hui toutes les pièces authentiques de cet épisode des guerres de l’Empire, qu’il nous raconte : la trahison du marquis de la Romana au Danemark et l’évasion de sa petite armée. Je veux signaler aussi deux très beaux portraits de Royer-Collard et du prince de Talleyrand que l’âge avait rapprochés et unis d’une réelle amitié. La nièce de Talleyrand, Mme de Dino, peut-être la princesse de Cadignan de Balzac, « qui avait traversé les passions sans y trouver le bonheur », conçut un grand attachement pour Royer-Collard ; elle n’avait jamais rencontré dans un homme « cette austérité, cette certitude, une intelligence aussi impérieuse avec une telle agilité de pensée, l’amour des grandes idées et des belles images, le calme de la méditation avec une humeur agressive et une morgue qui n’était pas pour lui déplaire ». Elle vit dans ce Janséniste un peu tendre, comme l’appelait Molé, le directeur de conscience qu’elle cherchait. Ils se lièrent. Ils se faisaient de petits présents. Royer-Collard donnait à la duchesse une petite Imitation qu’il possédait depuis sa jeunesse et qu’il avait toujours portée sur lui ; la duchesse lui donnait les Oraisons funèbres de Bossuet. Peu de lectures nous sont plus agréables que celles qui nous introduisent ainsi, avec tant de bonne grâce, dans la discrète intimité des grands personnages d’autrefois.

Ont-ils même besoin d’être de grands personnages M. Léonard, à qui nous décernons un Prix de la fondation Carrière, a tiré un livre charmant des Mémoires d’un paysan : Mon village sous Louis XV. A vrai dire, ce n’est pas un paysan qui écrit ses Mémoires, c’est un secrétaire subalterne du marquis d’Aubais qui, de 1744 à 1759, a noté au jour le jour tous les faits divers du bourg d’Aubais dans le bas Languedoc (diocèse de Nîmes, généralité de Montpellier). La terre y était bonne ; la vie, assez plantureuse ; le bourg avait des halles, une église, un château dont un dicton prétendait qu’il ouvrait sur la plaine autant de fenêtres qu’il y a de jours dans l’année. Sa bibliothèque, qui contenait plus de vingt mille volumes, l’avait rendu célèbre. Le mémorialiste est de petite information ; il ne pénètre pas dans l’intimité de ses maîtres ; il est emphatique et pédant ; mais il a à cœur d’inscrire exactement ce qu’il voit et ce qu’il entend ; et son manuscrit permet à M. Léonard de ressusciter cette petite société méridionale, ses notables, son clergé, ses magistrats, ses commerçants, ses médecins, ses affaires municipales. Ecclésiastiques, régents, maîtres d’école sont instruits, aiment les lettres, envoient des vers aux Jeux Floraux. La langue d’oc a mis le vicaire Fabre au nombre de ses classiques. Les fils des marchands s’introduisent souvent par le mariage dans la société bourgeoise si cossue. On possédait un maître à danser et le meilleur aubergiste était un cuisinier hors ligne. Un bourg comme Aubais sous Louis XV était aussi riche en hommes, en esprit, en civilité et aussi industrieux que ceux d’aujourd’hui. Point de libertinage ; rien qui rappelle la chronique scandaleuse de l’Auxerrois chez Restif de la Bretonne. Mais la rudesse éclate encore dans les rixes et les esclandres du dimanche, dans les chamaillis entre époux et la fréquence des meurtres. Et l’esprit révolutionnaire perce çà et là, par exemple chez le premier valet de chambre de Madame la marquise. Surtout la question religieuse exacerbe l’individualisme et le non-conformisme naturel des citoyens d’Aubais. Les assemblées de protestants dans les champs sont interdites. On n’en tient pas compte. Un pasteur est pendu. Les Réformés croyaient à l’avènement de la tolérance ; et voici les dragonnades qui recommencent, et les baptêmes forcés, et l’émigration, et des assassinats de curés. Mais ce déploiement de dragons ne produit aucun effet. Aubais se réveille par le chant des psaumes qui monte des prairies. Le marquis d’Aubais ouvre une de ses fenêtres pour mieux l’entendre : il dissimule sous sa tolérance beaucoup de scepticisme et un fond de tendresse à l’endroit de ses pères qui furent protestants. Les deux cultes pourtant vivaient en bonne intelligence au village. A chaque victoire du Roi, ils se réunissaient et remerciaient Dieu. Un prêtre catholique prêchait-il sur la place d’Aubais, devant la Croix : les protestants venaient l’entendre. Signalait-on l’arrivée d’un ministre étranger au pays, son auditoire était aussitôt grossi de papistes amis de l’éloquence. Je crois, comme M. Léonard, qu’au XVIIIe siècle l’individu était plus policé que la société.

 

Nous comptons parmi des livres d’histoire les Lettres du Comte Charles de Chambrun, premier secrétaire de l’Ambassade française à Saint-Pétersbourg, adressées à Marie de Rohan-Chabot, princesse Lucien Murat. Interrompue depuis les derniers jours de septembre 1914 au 30 décembre 1916, cette correspondance reprend le jour du meurtre de Raspoutine et ne s’arrête qu’à la fin d’août 1917. L’Empereur et sa famille avaient quitté quelques jours avant Tsarskoié-Sélo. Ils avaient attendu de minuit à 5 heures du matin le bon plaisir de Kerensky. Il entra bruyamment et dit « J’ai parfaitement dormi ; maintenant nous pouvons partir. » Ce trait peint l’homme ; et des traits pareils abondent dans les Lettres de M. de Chambrun. Je ne saurais trop recommander ses portraits pris sur le vif. M. Pingaud nous disait d’Albert Thomas que sa capacité d’illusions était portée jusqu’à l’aveuglement quant aux prodiges à attendre de l’esprit révolutionnaire. M. de Chambrun nous le montre agissant, si j’ose dire. Le 1er mai, du haut d’un balcon, Lénine fit un discours incendiaire et, après lui, un orateur apostropha les soldats et les excita au pillage des demeures bourgeoises. Les Russes se disaient : « La journée aurait pu être plus mauvaise. » Albert Thomas-, entouré de ses nouveaux camarades, ne cachait pas sa joie : « Que c’est beau ! disait-il, que c’est beau ! » Et il mouillait trois chemises par jour à haranguer le peuple dans une langue inconnue. Pendant les durs mois de 1917, M. de Chambrun a pu se documenter sur toutes les hideuses formes des révolutions. Sans emportement, sans indignation, sans recherche d’effet dramatique, il nous a fait sentir toute l’horreur de l’anarchie, toute la démence d’un peuple démonté. Les Lettres à Marie sont certainement une des images les plus vraies et les plus émouvantes de la Révolution russe. Elles ont partagé le Prix Thérouanne avec le livre de M. Dard.

 

Il me plairait d’insister sur les Prix Carrière dont la plupart ont été décernés à des livres d’histoire ; j’aimerais à vous entretenir de Madame Mère où M. Augustin Thierry a mis, un pittoresque, une verve, qui convenaient au sujet, et son talent de conteur ; — d’une excellente et familière Histoire d’Orléans par un Orléanais, M. Louis d’Hilliers ; et, de M. Jean Marquès-Rivière, l’Histoire des Doctrines ésotériques, Mystères grecs, Kabbale juive, la Gnose, l’ésotérisme des Templiers, l’Énigme des Bohémiens, les Cathares... qui témoigne d’une vaste et serre érudition, et d’où l’on retire, s’il est vrai que les ésotérismes mènent le monde, une impression mélancolique des aspirations vers le devoir ; des voies étranges, et toujours bordées des mêmes symboles, qu’on imagine pour y parvenir ; et parfois aussi des folies humaines. Mais mon rôle ici est une succession de petits sacrifices ; et deux monographies très remarquables me sollicitent.

La monographie rentre dans l’histoire dont elle risque parfois de fausser les perspectives par l’importance excessive qu’elle donne à son héros, Ni Mlle Agnès de la Gorce ni M. l’abbé Orner Englebert n’ont commis cette erreur. Mlle de la Gorce a publié, il y a quelques armées, un Saint Benoit Labre, et l’histoire de ce contemporain de Voltaire, mendiant pouilleux mais grand seigneur dans l’ordre de la sainteté, est un des chefs-d’œuvre de l’hagiographie du XXsiècle. Son Wesley, maître d’un peuple, n’est pas inférieur. L’originalité de Mlle de la Gorce tient dans le subtil mélange de la grâce naturelle, du sentiment des nuances et d’une très fine ironie. Tout est dit sans insistance. John Wesley était né en 1703 sous le toit d’un presbytère qui avait été assez longtemps une maison hantée et où « ce brandon », comme on dit plus tard, fut miraculeusement sauvé d’un incendie. Un collège de Londres, ancien couvent de Chartreux, étendit sur son adolescence une ombre encore un peu catholique et douce. A Oxford, il éprouva sa vocation de réformateur. On lui proposa d’aller évangéliser en Amérique de bons colons et d’honnêtes Indiens. Il y courut. Les colons avaient apporté avec eux tous les vices de leur patrie, et les Indiens étaient gloutons, ivrognes, fourbes, cruels, meurtriers de leurs parents et de leurs enfants. Il revint en Angleterre et commença une vie d’apôtre ambulant qui se prolongea un demi-siècle. Bourgades de farouches mineurs ; villes fanatiques de négriers enrichis, aux rues encombrées de porcs ; le Londres de Moll Flanders, nauséabond, dégouttant de crimes et d’iniquités avec ses quartiers mal famés le long de la Tamise et sa prison de Newgate qui a laissé un hideux souvenir dans la mémoire occidentale ; sauvage Cornouailles et son peuple de naufrageurs ; Bath et ses plaisirs, toute la sombre Angleterre du XVIIIe siècle entendit les prêches de cet homme petit, d’apparence délicate, aux yeux bleus, aux manières aristocratiques. Il bravait les grossièretés, les outrages, les coups, la police, les évêques, pour réveiller dans la froide religion anglicane l’élément surnaturel. Il apportait aux misérables une sainte terreur de leurs péchés ; mais il dressait devant eux un Christ qui leur disait : « J’ai versé telle goutte de sang pour toi dans mon agonie. » Sa haine du Catholicisme ne l’empêchait pas de lui emprunter des mots et des exemples dont il n’avouait pas la provenance. Toute sa vie, les femmes se moquèrent de lui et le dupèrent. Quand il se maria, sa femme le battait et le traînait par les cheveux. Mais, il faut le dire, sa noblesse d’âme finissait toujours par le tirer du ridicule. La prédestination des Luther et des Calvin l’épouvantait. D’ailleurs, il les considérait comme inférieurs en leur qualité d’étrangers. « L’Allemagne a eu Luther, dit Mlle de la Gorce ; la France, Calvin ; l’Angleterre, Wesley. » Wesley est de beaucoup le moins européen des trois.

 

M. l’abbé Omer Englebert, lauréat du Prix Juteau-Duvigneaux réservé à l’auteur d’un ouvrage de morale surtout au point de vue catholique, nous raconte, avec la simplicité et la ferveur les plus éloquentes, la vie, la passion du Père Damien. Ce fils de paysan flamand, qui soulevait comme rien des sacs de cent kilos, à la figure opiniâtre, qui eût été douloureuse sans sa gaîté et ses éclats de rire, débarque dans l’archipel des Sandwichs et passe huit ans au milieu des insulaires corrompus et idolâtres, combattu par les clergymen, et les combattant. Il construit des chapelles ; il élève des poules et des cochons ; il cultive des champs ; il poursuit sous des menaces d’ouragans, de tremblements de terre, d’éruptions volcaniques, la tradition laborieuse de ses pères flamands. Un jour, on a besoin d’un missionnaire à demeure dans l’île de Molokai pour y soigner les lépreux. Il s’offre. La léproserie occupait un promontoire dont le centre était un cratère et que rattachaient à une île de monstrueux rochers presque infranchissables. Là, dans un hôpital sans lits et sous d’infectes huttes, lépreux et lépreuses pourrissaient dans la débauche et la bestialité. Le Père Damien, venu en 1873, y vécut les seize dernières années de sa vie. Avec lui la léproserie perdit de son horreur. Cet enfer se changea en champs cultivés et en jardins. Les lépreux travaillaient, devenaient propriétaires ; il leur faisait des routes, leur bâtissait des cabanes, leur fabriquait des cercueils. Il était leur médecin, leur infirmier, le défenseur des jeunes filles et des enfants, l’ennemi de l’ivrognerie et de la hideuse sensualité, le confesseur, le prédicateur, l’ami. Dès 1879 on le considéra comme atteint de la lèpre, irrémédiablement. Les pasteurs d’Honolulu ne savaient qu’inventer pour le blesser et le harcelaient de leurs calomnies. Ses supérieurs eux-mêmes, son évêque, son provincial, se montrèrent animés d’une furieuse antipathie à l’égard de cet homme dont le sort avait ému le monde entier. Il se fit plus humble sous leurs injures, les seules lanières que son corps insensible pût sentir. Sa mort fut affreuse et sainte. Insulté dans son tombeau par le pasteur Hyde, docteur en théologie qui habitait à Honolulu une splendide demeure, il trouva un défenseur et un vengeur en Robert Stevenson qui fit une longue enquête à Molokai même et dont la réponse aux ignobles accusations du pasteur cloua l’homme et ses mensonges. Ce livre est un admirable exemple d’énergie humaine.

 

Compterons-nous le Portrait de M. Pouget par M. Jean Guitton comme une monographie ? C’est une monographie particulière, telle que je ne la vois comparable à aucune autre. M. Jean Guitton, un des élèves les plus remarquables qui aient passé par les hautes classes de Louis-le-Grand, élève de l’École Normale, candidat à l’agrégation de philosophie, connut en 1921 M. Pouget, prêtre lazariste, qui avait soixante-treize ans et qui était aveugle. Guillaume Pouget, auvergnat, fils de cultivateur, avait appris à lire tout seul ; il dévorait, en gardant ses bêtes, les livres qu’on lui prêtait. Le curé décida son père à le placer au petit séminaire de Saint-Flour. Il entra chez les Lazaristes. De 1888 à 1933 il façonna des élèves qui allèrent porter l’Évangile dans tous les coins du monde. « Ses leçons le vaccinaient contre le venin du modernisme agnostique et rationaliste ». Puis la main du Seigneur le toucha. En 1895 il perdit l’œil droit. L’œil gauche se prit bientôt. En 1919, sa nuit fut complète et sans fin. Le dernier livre qu’il avait pu lire avec ses yeux était l’Évolution créatrice de Bergson. Il vécut les quarante dernières années de sa vie, rue de Sèvres, dans une pauvre chambre obscure et insalubre de la maison mère des Lazaristes, où se succédaient des missionnaires, des officiers, des soldats, des étudiants et quelquefois des grands personnages. M. Guitton nous fait une description du logis qui nous rappelle Balzac, et nous en analyse l’hôte ses caractères de paysan qui l’apparentent à son saint patron Vincent de Paul, « toute cette prudence de la vieille paysannerie, transfigurée et devenue de l’esprit critique ». C’était un homme extraordinaire, dont la mémoire des faits tenait du prodige. Il y avait des jours où il aurait parlé sans arrêt, allant de ceci à cela et de cela à ceci, commentant, causant, racontant, récitant. Alors, il ressemblait à une montagne aperçue sous un ciel changeant : des jeux de lumière sur les versants, et toujours cette impression de puissance et d’une masse qui occupe presque tout le ciel. Mais M. Pouget était aussi capable d’entrer en colère ; je ne parle pas ici de ces agacements souvent comiques, comme il arrivait lorsqu’il ne trouvait pas ses lunettes ou sa canne, je parle de l’indignation vertueuse qui s’élève du fond de l’âme devant le mal et ses triomphes, Ainsi, quand il. entendait parler de quelque entreprise contre la loi de Dieu et surtout contre la foi sans défense des petits, lui qui était si porté à la miséricorde, il était saisi d’une sorte de trouble sacré qui accentuait les traits de sa face et qui donnait au pâle éclat de son œil vide je ne sais quoi de terrifiant. » M. Guitton., servi par la cécité de son maître, pouvait tranquillement prendre par écrit ce qu’il disait sur la théologie, la philosophie, la foi, sur toutes les questions que soulèvent le Nouveau. Testament et l’Ancien. Monologues improvisés, mais issus de longues méditations, ces enseignements nous font comprendre, la merveilleuse influence qu’il exerçait sur ses auditeurs ; et ils complètent, ils achèvent son portrait intellectuel et moral. Tout le livre est à lire. On en extrairait d’étonnantes pages : toute la psychologie de ce fils de paysan et telle scène, où Jean Guitton se fait vraiment le Platon de ce nouveau Socrate, comme la visite du grand Seigneur anglais, Lord Halifax on le déjeuner de M. Pouget, quelques mois avant sa mort et de Bergson.

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L’Académie a donné son grand Prix de Littérature à M. Gabriel Faure dont le huitième tome in-8 de ses œuvres, édition définitive, vient de paraître à Saint-Félicien-en-Vivarais : signe que l’Édition se décentralise. Toute la France imprime ; mais depuis quelque temps le nombre des éditeurs provinciaux augmente qui se font remarquer par leur bon goût. Les deux premiers volumes des œuvres de M. Gabriel Faure continuent ses nouvelles et ses romans, tous des nouvelles et des romans d’amour, où, dans presque tous, les âmes se ressentent de la complicité voluptueuse du décor italien, Les passades y prennent une intensité de passion tout en gardant leur brièveté. Bientôt il ne reste aux amants du délire qu’ils auraient payé de leur vie que le souvenir des parfums trop forts d’une nuit d’Italie. M. Gabriel Faure ne s’est pas attardé dans ce genre où il était exposé à se répéter. Il en avait un autre. Il aimait les voyages, la nature, les arts ; il se sentait né pour écrire, avec le souci d’une forme très pure. « N’étant ni érudit, nous dit-il, ni professeur, ni critique, il m’était facile d’oublier le peu que je savais pour ouvrir seulement mon âme aux douces impressions des choses. » Il n’était pas érudit, mais il excellait à découvrir le document précieux et à le sertir. Il ne se proposait pas d’instruire son lecteur ; mais il lui parlait, en homme très averti et très sensible des peintres, des musiciens, des écrivains, des poètes ; et, bien qu’il ne fût pas critique il a fait des Essais sur Jean-Jacques, sur Chateaubriand, sur Stendhal.

Il était né à Tournon qui n’est pas encore la Provence, mais où on la respire et d’où les rêves mettent naturellement le cap sur l’Italie. Il voyagea en Provence et en Italie et, par hasard, en Bohême. Il a été un des premiers que les études des petites villes étrangères ont incités à regarder et à visiter les nôtres, aussi riches de passé. D’ailleurs, tout jeune, sur les bancs de son illustre et vieux collège, il n’était pas de ses élèves qui sont incurieux des fastes de leur cité. Il n’ignorait pas l’emplacement de l’auberge qui avait abrité Chateaubriand pendant une tempête, et, sur le même quai, l’endroit où Lamartine avait écrit des vers. Il est souvent revenu aux descriptions de la terre italienne. Mais la description seule ne suffit pas : il faut l’homme parmi les choses. Il en est des descriptions de M. Gabriel Faure comme des jardins romains où les marbres tiennent presque autant de place que les verdures, — les marbres ou les êtres vivants. C’est un peintre comme le Corrège à Parme ; un romancier, Fogazzaro, à la Montessina ; un poète, Gabriel d’Annunzio, à Pescara. Ce poète, cet artiste, est le génie du lieu. M. Gabriel Faure évoque son histoire ou sa légende ou simplement son attitude. Ce n’est pas toujours le génie indigène dont il mêle l’image à celle de la nature. Il retrouve Pétrarque au Mont Ventoux ; il voit mourir Wagner à Venise. Il suit dans son Italie Stendhal, Musset, même Sainte-Beuve, même cet Henri Heine qui ne l’aimait pas non à cause de son romantisme, mais à cause de son anti-papisme. Il n’est jamais plus heureux que lorsqu’il peut dire comme à Monquin en Savoie ou Jean-Jacques en 1769 vint fuir les fantômes persécuteurs qui voyageaient avec lui : a Voici le vieux cadran où Jean-Jacques lisait l’heure. Voici au rez-de-chaussée la cuisine où il prenait ses repas ; et voici au premier étage la grande pièce d’angle où il couchait et travaillait. » Il est toujours accompagné d’histoire, de roman, de poésie : tantôt Jean Huss, tantôt Silvio Pellico, tantôt même Casanova que le Prince de Ligne mettait au-dessus de Montaigne. (Dieu lui pardonne !) Tous ses paysages, toutes ses petites villes ou villages sont empreints de spiritualité. Son œuvre gardera toujours un grand charme de jeunesse.

 

Le Prix Broquette Gonin a été décerné à M. Léandre Vaillat pour une œuvre qui a quelques points de ressemblance avec celle de M. Gabriel Faure. Elle est aussi d’un romancier et d’un voyageur, mais qui est allé plus loin, en Afrique, et d’un critique d’art et d’un urbaniste ou, comme on disait autrefois et mieux, d’un ordonnateur des bâtiments et des jardins. Lyautey l’a envoyé jadis au Maroc « en mission d’urbanisme ». Il a écrit La Cité renaissante après la guerre de 1914-1918, Le Rythme de l’architecture, Le décor de la vie, d’où il ressort que c’est à l’esprit créateur d’une élite d’architectes que, pendant quatre siècles, l’État a dû de construire ou d’entretenir les bâtiments qui manifestaient l’activité et la grandeur de la France. C’est à son pays, au nôtre, que M. Léandre Vaillant s’est attaché de préférence. L’Académie avait distingué, il y a quelques années, La Savoie, l’âme, les paysages. Depuis il a publié Paysages de Paris, Seine, chef-lieu Paris, et aujourd’hui, Ile de France. Vieille France. Sa prédilection semble acquise à cette province dont nos rois ont si, harmonieusement modelé la figure. Nous ne saurions mieux faire que de reprendre leur suite : sur leurs grandes routes, les relais d’aujourd’hui viennent s’accrocher aux relais d’autrefois. M. Vaillat les a parcourues. Et d’abord la Chaussée de Monsieur Saint-Denis, par laquelle les Rois, sacrés à Reims, entraient solennellement à Paris et par laquelle, un jour, leur cercueil serait conduit à la Basilique. La Révolution viola et profana leur repos et s’attaqua même à leurs derniers restes. Quand ils durent réintégrer leur sépulture traditionnelle, « on avait trop secoué les cendres, trop mêlé les ossements, trop brisé les crânes pour que le visiteur puisse être pris de l’anxiété qui nous étreignait, naguère encore, à l’Escorial, quand on savait que chaque cercueil contenait les restes de tel roi ou de telle reine et qu’on ne pouvait douter de l’identité du mort. La basilique de Saint-Denis n’est plus qu’un musée, un admirable musée de la statuaire française au Moyen-Age et à la Renaissance. L’œuvre d’art s’est détachée de sa véritable signification... L’abstrait s’est substitué au concret. » Je cite ce beau passage de M. Vaillat qui est bien dans sa manière. Il visite les châteaux d’Ecouen et de Chantilly, où la discipline du jardin était un moyen de tenir la forêt en respect, et où, dans la solitude, pour peu qu’on sache écouter, on entend au travers du silence l’écho de la chasse mérovingienne. Il va à Ermenonville. Le marquis de Girardin conduisit Bonaparte au cénotaphe de Jean-Jacques. Bonaparte se recueillit un instant et dit : « Il aurait mieux valu pour le repos de la France que cet homme n’eût pas existé. — Et pourquoi, citoyen consul — C’est qu’il a préparé la Révolution française. — Je croyais, citoyen consul, que ce n’était pas à vous de vous plaindre de la Révolution. — Eh bien ! répliqua Bonaparte, l’avenir apprendra s’il n’eût pas mieux valu que Rousseau ni moi n’eussions jamais existé. » Il nous dit le charme de Senlis, ce modèle de la petite ville française où entre les maisons et les monuments la relation est exacte, où tout se tient, la petite ville délicieusement harmonieuse, dont l’harmonie avait un effet sur les mœurs et sur la politesse. « Pour celui qui voyage par eau, les villages se déguisent, ne montrent que le bout de l’oreille, un clocher qui pointe au-dessus d’un champ ; on dirait le lièvre qui écoute et se méfie. » Il faut regarder la carte..., savoir que ce bourg fut jadis la résidence des Carolingiens, le dire au matelot, avec un sérieux imperturbable, pour qu’il consente à amarrer son canot près d’une crique de lavandières qui l’enguirlandent ; à cause des remous et des vagues, en langage carolingien. » Il nous confie qu’il a souvent rêvé d’écrire un livre qu’il eût appelé le Passé vivant si Henri de Régnier n’avait déjà pris ce titre. Il y rassemblerait des essais sur ce qui lui paraît être la survivance du passé, non seulement dans les monuments et les œuvres d’art, mais aussi dans la vie. M. Léandre Vaillat peut être content. Ce Passé vivant, il l’a écrit dans ses livres sur la France, avec une fantaisie où nous sentons de l’expérience, de la gravité, une pensée toujours personnelle et une tendresse exquise.

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M. Robert Bourget-Pailleron reçoit le Grand Prix du Roman ; et je suis heureux de pouvoir répéter ici ce que j’ai dit ailleurs : nous n’avons pas depuis une dizaine d’années, dans une période qui n’a pas été pauvre en romans, de nouveau romancier dont l’originalité soit plus vive. Il est original dans ses sujets ; par exemple L’Homme du Brésil : un vieil homme qui a eu deux fils de sa seconde femme, est tourmenté par la pensée de l’enfant qui lui a donné la première, une gourgandine, et qu’elle a emporté avec elle. Il s’imagine qu’un financier venu du Brésil, déjà avantageusement connu, lui fait l’honneur d’être cet enfant perdu. Tout concorde, l’âge, le nom de famille Clément, espèce d’aventurier au lourd passé, qu’on oblige substitué à Claude, parce que, originaire d’Espagne, elle aimait les noms espagnols. Le vieux Clément entre dans une revue financière pour se livrer plus facilement à son enquête. Elle lui échappe et aboutit à la confusion de Juan Clément, et même le prénom Juan que la traîtresse aura à démissionner : « Mais enfin, se demande-t-il, qui avait intérêt à me nuire ? Qui a machiné ma ruine ? » « C’est moi », dit humblement le vieux Clément en marchant près de lui dans la rue ; et il lui conte l’histoire : « Imbécile ! Crétin ! Malfaiteur ! » crie Juan. Un passant lui dit : « Vous n’avez pas honte ? Il pourrait être votre père. » Vous n’oublierez pas l’Homme du Brésil. L’ironique et mélancolique aventure du vieux Clément est de celles qui déchaînent innocemment des catastrophes.

Quelquefois ses sujets ne nous paraissent que des épisodes très minces de la vie quotidienne ; mais l’importance s’en découvre par tout ce que les esprits et les cœurs y engagent. Parfois aussi ce sont des sujets de vaudeville d’où l’auteur fait sortir une comédie psychologique. Voyez la Route de Berlin. Deux hommes d’affaires ont un rendez-vous à Berlin avec les représentants d’un consortium allemand, Chandon et Masselot. Chandon part seul ; Masselot le rejoindra vingt-quatre heures plus tard. Ces vingt-quatre heures, il les passera avec Mme Chandon dans sa garçonnière. Mais, le lendemain matin, pris de coliques néphrétiques, il ne peut ni prendre le train ni rentrer chez lui, car il a fait télégraphier à sa femme, de Berlin, qu’il était bien arrivé. Les deux amants sont donc condamnés au tête-à-tête deux ou trois jours pendant que les affaires se débattent à Berlin et que Chandon y remporte un grand succès. Masselot est forcé de l’endosser et d’en recevoir des félicitations puisqu’on a gardé le secret de son absence. Mais elle intrigue et elle inquiète le Président du Conseil de son Administration qui la connaît. Aurait-elle été payée par les Allemands ? Et Masselot sent qu’on s’éloigne de lui. Chandon, de son côté, commence à soupçonner sa femme. C’est alors que Mme Masselot entre en scène. Elle a tout appris ; mais elle aime l’infidèle et veut le sauver. Elle confie à Chandon que son mari n’était pas chez lui ; il était chez une liaison qu’elle croyait rompue... Chardon étouffait de joie. « Ne me dites pas que c’est par devoir que vous avez agi ainsi ! » s’écrie Masselot averti de ce mensonge. Elle sourit. Le grand art de ce récit est de passer du comique au grave, presque au dramatique, sans changer de ton.

M. Bourget-Pailleron est original par son éloignement de tout effet, par sa forme précise, exacte, aussi ennemie du développement verbal que du ramassé précieux. Ses personnages ne sont pas plus idéalisés qu’animalisés. Il sourit de leurs contradictions, de leurs sophismes, des paroles qui leur échappent et dont ils ignorent eux-mêmes jusqu’à quel point elles les trahissent. L’humanité l’amuse ; mais il n’est pas surpris d’y rencontrer de la beauté ou de la grandeur morales. Il y a, dans Les Clefs de la caisse et dans La Folie Hubert, des jeunes filles très modernes par leur éducation, par leur indépendance, très averties, droites et pures, si pures qu’elles peuvent intervenir dam les cas les plus difficiles sans risquer le moindre froissement : je les place parmi les plus beaux portraits de jeunes filles contemporaines. Mais un de ses caractères de femme le plus neuf est celui de la colonelle Hardouin de La Folie Hubert. C’est par excellence la femme maîtresse d’elle-même et de sa destinée, si assurée de son bonheur que personne devant elle n’ose ouvrir la bouche sur ses propres épreuves ou sur celles des siens. Rien de fâcheux ou d’inquiétant n’arrive jamais aux Hardouin Cette femme encore belle, toujours calme, a quelque chose d’imperturbable qui inspire comme du respect. On pensait que son maintien ne résisterait pas au malheur. Quand sou fils aîné fut tué en Champagne, ses amis la trouvèrent en grand deuil assise près du portrait qui la représentait, cinq ans plus tôt, avec ses quatre enfants, et elle murmurait : « Lorsque je pense à lui maintenant, c’est à cet âge que je le revois. Le souvenir du disparu reculait ainsi dans le passé. L’adversité donnait un autre nom à l’orgueil dent on la taxait : il devenait du stoïcisme. Menacée dans son amour pour son mari et dans sa sécurité familiale, elle luttait discrètement de toute son âme, de toute son intelligence. Mais elle offrait toujours au monde le spectacle de la tranquillité. Nous attendons encore beaucoup de M. Robert Bourget-Pailleron.

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Le Prix Louis Barthou, destiné à récompenser un écrivain français, dont œuvre ou la vie auront servi la gloire, le renom et les intérêts de la France, a été attribué au conservateur du Musée de Chantilly, M. Henri Malo. M. Malo a derrière lui quarante-sept ans de production littéraire, son premier volume, un volume de vers, Au temps des châtelaines, datant de 1894. Il se porta bientôt vers l’histoire : Renaud de Danmartin et la coalition de Bouvines fut couronné, en 1898, par l’Académie des Inscriptions et suivi d’une Histoire de Boulogne-sur-Mer, sa ville natale. Il a écrit des romans, Ces Messieurs du Cabinet, les Dauphins du jour ; et il est plus d’une fois revenu au genre romanesque comme à un délassement entre ses travaux d’historien, puisqu’en 1928 il publiait Clorinde. Il a étudié les Corsaires et Jean Bart et il nous a donné deux livres très attrayants : Une muse et sa mère, Delphine Gay de Girardin et La Gloire du Vicomte de Launay, qui nous prouvent sa curiosité d’esprit et la variété de son talent. Mais je ne veux pas faire le catalogue des ouvrages de M. Malo. Nommé bibliothécaire de la Bibliothèque Thiers, il a publié les Mémoires de Madame Dosne, l’Égérie de Monsieur Thiers, avec des notes et une introduction qui en font un des livres les plus curieux.

La première fois que j’ai entendu dire que Thiers avait été le modèle de « Rastignac » de Balzac, je n’en ai pas cru mes oreilles. Quel rapport pouvait bien exister entre l’âme arriviste qui, des hauteurs du Père-Lachaise, lançait un défi à la société parisienne, s’y frayait un chemin avec fortune et les honneurs, porté par les femmes, ne craignait pas d’épouser la fille de sa maîtresse, — et l’homme politique, l’homme d’État, universellement respecté, qu’il nous semble naturel de nommer toujours Monsieur Thiers et qui était le seul devant qui le vieux Buloz, dit-on, enlevait sa calotte ? Il ne l’enlevait ni devant Sainte-Beuve, devant Mérimée, ni devant Musset, ni devant Taine, ni devant Renan ; mais il l’ôtait devant Monsieur Thiers. Après avoir lu le livre de M. Malo, je n’en suis plus étonné Balzac ne s’est servi que de l’histoire du mariage de Thiers avec la fille de Mme Dosne, qui avait vingt ans de moins que son mari, alors que sa mère n’en avait que quatre de plus que lui. Cette histoire n’avait pas fait précisément scandale, mais elle avait été très commentée. M. Malo ne s’en est pas tenu à ce côté anecdotique. Tout ce que dit Mme Dosne de la fatale pétaudière de 1848 et tout ce qui nous annonce le Coup d’État est passionnant. A-t-elle plus influé sur Thiers ou Thiers sur elle ? Mon idée est que Thiers menait tout, femme, belle-sœur, belle-mère. Grand exemple, mais difficile à suivre.

Nommé de la Bibliothèque Thiers au Musée de Chantilly, M. Malo écrivit un beau livre : Le Grand Condé. Quelle précocité chez le fils de Henri II de Bourbon, venu eu monde presque chétif ! En 1634, à l’âge de treize ans, il soutient sa première thèse publique avec conclusions sur la logique, l’éthique, la physique et la géométrie. L’année suivante, il passe l’examen de fin d’études appelé De universa philosophia : c’est un triomphe. Il était encore frêle ; mais il se fortifiait en dansant, en jouant à la paume, en faisant du cheval ; et il continuait d’étudier. A l’Hôtel de Rambouillet, dont M. Malo nous donne une peinture très animée, il défend Corneille, et il aime passionnément Mme du Vigean. Mais Richelieu a voulu qu’il épousât sa nièce ; et le prince ne pouvait pas la sentir. Le cardinal meurt, non sans avoir décidé le roi à confier la plus importante de ses armées à ce général de vingt et un ans, le duc d’Enghien. Le 10 mai 1643, le roi, déjà moribond, vers 6 heures du soir, se réveilla en sursaut et, voyant le prince de Condé, lui dit : « Je rêvais que votre fils, le duc d’Enghien, était verni aux mains avec les ennemis. Le combat était fort rude et fort opiniâtre et la victoire a longtemps balancé ; mais elle est demeurée aux nôtres. Le prince de Condé : dit au confesseur du roi : « Son cerveau se trouble » Le roi mourut le lendemain. Six jours après, le 20 mai, au milieu des préparatifs des funérailles, un cavalier, La Moussaye, apporta à bride abattue la nouvelle de Rocroy. Je sais peu de récits historiques plus chargés de détails que ceux de M. Malo et qui en soient moins ralentis. Il a dépouillé pour ce livre une somme considérable de documents depuis les archives du Musée Condé jusqu’à celles du Ministère de la Guerre et du Ministère des Affaires étrangères.

Je ne dis rien de sa critique d’art et de ses publications artistiques : Les Clouet de Chantilly ; Les très riches Heures du Duc de Berry ; Souvenirs sur les Cazin... M. Henri Malo est un grand travailleur. Il a fait d’aimables livres ; il a toujours embelli ses diverses fonctions par des ouvrages d’histoire dont elles faisaient naître l’idée en lui, qui enrichissaient notre connaissance du passé et qui étaient aussi pleins de notre gloire. Les collections de Chantilly n’ont pas eu de conservateur plus dévoué. L’Académie n’a pas craint que le Prix Louis Barthou se trompât d’adresse.

 

C’est à Mlle Léontine Zanta que le Prix Alice Barthou a été décerné. D’une famille alsacienne, fille d’un professeur qui, après 1870, enseigna au Lycée de Belfort, elle fut élevée dans le culte des lettres classiques et commença le grec et le latin dès l’âge de 12 ans. Quand son père eut pris sa retraite, elle vint à Paris, prépara sa licence à la Sorbonne, et, en 1914, elle fut la première femme à y soutenir sa thèse de philosophie : La Renaissance du stoïcisme en France au XVIe siècle. Nous la revoyons encore, blonde, un teint éblouissant ; elle portait une robe en taffetas bleu de roi à rais blanches et un grand chapeau de roses. Comme on était au mois de mai, on pouvait se demander, dans l’amphithéâtre sorbonique, si c’était la renaissance du stoïcisme qu’on fêtait ou celle du printemps. C’était bien le stoïcisme ; mais il n’avait jamais pris une forme aussi printanière. Et d’où renaissait-il ? De la misère des temps, du sacrilège des guerres religieuses, de l’angoisse des philosophes qui, dans leur château, au fond de leur librairie, tremblaient qu’une bande de défenseurs de la vraie foi ne fissent de ce jour le dernier de leur vie, des tombeaux ouverts d’où s’élevait la voix de la sagesse antique. Que demandaient jadis Cicéron, Sénèque, Marc-Aurèle, à cette doctrine ? La paix de l’âme au milieu des orages. C’est ce qu’on demandait au temps de Juste Lipse, de Montaigne, de Du Vair, de Charron, des grands humanistes. Zanta nous montrait l’intime parenté du Stoïcisme et du Christianisme et en même temps le danger que le premier faisait courir au second par l’oubli du surnaturel et en fondant une morale indépendante. Mais elle avait recours à Du Vair qui surmontait la résignation stoïcienne de l’espoir d’une autre vie et qui, lorsque Épictète disait que nous ne jouissions ici-bas que de biens prêtés, ajoutait : des biens de notre Dieu. Sa thèse eut un très vif succès. Depuis, elle a publié Psychologie du féminisme, un roman La Part du feu et une savante et charmante Sainte Odile. Elle va publier une Sainte Monique. Elle eût publié davantage si elle n’avait été obligée de faire beaucoup de conférences et beaucoup de cours. Que le Prix Barthou apporte au moins quelque intermède reposant à une vie si laborieuse, si intelligente et si digne !

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Les Prix Muteau offrent à l’Académie l’occasion de marquer toute sa sympathie aux écrivains dont elle se plan à évoquer l’œuvre. M. Lucien Corpechot est une des belles figures du journalisme d’aujourd’hui. Ceux qui L’ont eu comme confrère ou comme directeur ont gardé de lui le souvenir d’un gentilhomme courtois, délicat et réservé. Quand il a écrit ses Souvenirs d’un journaliste, « Mon rêve, dit-il, est de ranimer des voix qui se sont tues ». Ce galant homme et cet homme de talent se met en scène le moins possible. Il a commencé par un livre paru en 1912, Parcs et jardins de France. Versailles, Vaux, Dampierre l’avaient attiré parce qu’il appartenait à une génération qui avait entrepris une restauration classique et que, « dans l’austère magnificence des architectures de feuillage », il admirait le témoignage d’un art nourri de qualités nationales. Les terrasses de Versailles sont un lieu d’élection, disait-il, pour méditer sur l’esprit de la France. Tel il se montrait à nous dans ce livre où il faisait un éloge si réfléchi des « jardins de l’intelligence » et où il mettait Lenôtre au rang des représentants de notre génie, tel il resté dans les emplois où nous l’avons connu et dans ses innombrables articles : ennemi du désordre, ami de la raison. J’appliquerais volontiers à son œuvre ce qu’il dit de celle du grand jardinier : « Tout y est insulte à l’instinct et désintéressement des sens ; tout y respire la passion de l’intelligible. » Dans ses Souvenirs, il rencontre souvent le mot, la phrase qui fait le portrait. « Le duc d’Aumale avait goûté à vingt ans l’ivresse de combattre et toute sa vie l’honneur de servir. » De Marchand, il écrit que « par sa bravoure il déconsidérait le danger aux yeux du soldat français », et encore qu’il avait « un regard fascinant qui soumettait le cœur des femmes et l’âme des sultans noirs ». La marque distinctive des mémoires de M. Corpechot est qu’il aime à dire du bien de ceux dont il parle. Il ne se sent pleinement à l’aise que dans l’admiration, — une admiration qui ne va pas sans un sens critique très fin et que ne gênent aucunement ses qualités d’observateur. Il nous communique son émotion dans les pages qu’il a consacrées à Quinton, dont Barrès disait que personne ne lui avait donné autant le sentiment du génie. Il a ramené l’attention et l’intérêt sur Remy de Gourmont qui se tint dédaigneusement à l’écart des chimères les plus funestes de ses contemporains ; et il nous laisse entrevoir une affreuse misère dans cet homme dont l’œuvre d’essayiste fait nos délices. Bourget redoutait les indiscrétions des mémorialistes : il pardonnerait salis aucun doute à M. Corpechot ses souvenirs de journaliste et d’ami ; et il eût été le premier à lui voter cette preuve de sympathie académique.

 

Un prix Muteau assurera à M. Henri Pourrat qu’il a autant d’amis que de lecteurs ; car je songe à son Gaspard des montagnes. Il pst le romancier et le peintre de son Auvergne et des gens d’Auvergne. Il a fait récemment l’histoire du paysan à travers les pays et les âges, L’Homme à la bêche ; mais on sent bien qu’il a toujours sous les yeux ceux qui ont engraissé et modelé le coin du monde où il habite. D’ailleurs, le paysan se retrouve à peu près même dans tous les pays. Les romans de Mme Pearl Buck nous familiarisent, sans nous dépayser, avec la terre chinoise. Bien que M. Pourrat ne me paraisse pas très renseigné sur le Japon, ce qu’il écrit du paysan japonais n’est pas faux. L’histoire de l’homme des champs qu’il déroule serait souvent lamentable s’il ne s’en dégageait une très forte impression d’énergie humaine. Elle a aussi des formes extrêmement variées ; il arrive quelquefois que le paysan mette le même soin à cacher sa prospérité qu’à étaler sa misère. Mais M. Pourrat nous marque le changement complet d’orientation, la nouvelle conception qui a transformé et déformé la vie des campagnes. Jadis, l’argent n’était pour le paysan que ce qui permettait d’acheter des bœufs ou une pièce de terre grasse : terre et bœufs étaient vraiment autre chose que les écus qu’ils valaient. L’argent ne procurait pas tout ; tout ne ramenait pas à l’argent, « Aujourd’hui, il force à ne plus voir dans les créatures que des quantités chiffrables.. : Parmi la monnaie, les jetons et les calculs, les questions de tendresse humaine ou simplement d’instinctif respect de la vie arrivent comme les gouttes d’eau dans l’essence qui empêchent le moteur de tourner. L’argent est comme l’huile minérale ; cela ne doit se mêler avec rien. » M. Pourrat est pessimiste, au moins en ce qui regarde les campagnes. L’amertume des pessimistes est souvent un bon tonique.

L’Académie n’a pas oublié dans les Prix Muteau, Mme Gasquet ni Mme Christiane Aimery. Mme Gasquet, en dépit d’une longue et grave maladie, a enfin publié le livre qu’elle nous promettait depuis longtemps et qui devait achever sa geste de Provence, Le Gai Savoir, second et dernier tome d’Une Enfance provençale. Cette fois, c’est Fabre, c’est Paul Arène, c’est Mistral qui ajoutent au prestige du soleil celui de leur fantaisie et de leur joie de vivre. Mme Gasquet fut reine du Félibrige et, quand elle dut transporter le sceptre d’olivier à une autre et qu’elle se leva pour lui offrir-son fauteuil royal, Mistral s’écria « Une reine du Félibrige ne quitte pas son trône : lorsque son reinage s’achève, elle devient impératrice du Soleil. » Et il y eut une ovation indescriptible comme toutes les ovations du Midi.

Mme Christiane Aimery avait publié la première partie d’un de ses meilleurs romans dans la Revue de Marcel Prévost quand la guerre suspendit la Revue. Marcel Prévost me dit qu’il espérait bien reprendre la publication interrompue d’un roman d’une aussi belle venue. Hélas, si jamais sa Revue reparaît, il ne sera pas là. Mme Christiane Aimery ne s’est point découragée ; et son œuvre, qui a de si nombreux lecteurs et où les analyses morales sont très sûres, comptera bientôt un roman de plus, Rien fils de Rien, ce qui est, par un pur hasard, le nom dont se nomme le jeune Ion dans la tragédie d’Euripide. Il se félicite même de n’être que cela dans son temple de Delphes ; mais je crois que le héros de Mme Aimery n’en éprouve pas une aussi grande satisfaction.

Enfin un Prix Muteau a été réservé à un magnifique livre illustré : Les Trésors d’art religieux du Calvados (à Caen, chez. Marigny et Joly, éditeurs). Fernand Engerand avait créé Le Société des Trésors d’art des églises de France, dont le maréchal Pétain et le cardinal Baudrillart sont les présidents d’honneur. Engerand avait fait pour le Calvados, son département, ce qu’il souhaitait qu’on fit sur toute la France. Il avait visité tous les sanctuaires des villes et des campagnes. La mort ne lui permit pas de terminer son œuvre. Mais sa fille la reprit ; et le tome premier de cette œuvre paraît aujourd’hui avec cinquante-six planches hors texte en héliogravures Que notre France est riche en spiritualité !

 

Enfin l’Académie s’intéresse aux travaux d’érudition. Elle a décerné le Prix Langlois, destiné à récompenser les bonnes traductions du latin et du grec, à Mlle Davy pour la publication du texte et de son élégante traduction d’Un Traité de la Vie solitaire de Guillaume Saint-Thierry.

Le Prix Alfred Née va au savant chanoine René Aigrain, ancien maître de chapelle à Sainte-Radegonde de Poitiers, professeur depuis dix-huit ans à l’Université catholique d’Angers Durant ces trente dernières années, il n’a point cessé de publier il a d’abord traduit la Vie de sainte Radegonde par Fortunat avec une excellente introduction où il étudie ce poète barbare et précieux, mais utile témoin de la société mérovingienne. Puis il a composé un Manuel d’Épigraphie chrétienne, inscriptions latines, inscriptions grecques, épuisé depuis longtemps, mais qu’il va refondre, enrichir, compléter. Puis sainte Radegonde le rappela ; et il écrivit lui-même sa Vie, une Vie qu’appréciait tout particulièrement l’Abbé Bremond, et plus tard un Saint Pierre, biographie sans notes (et pour cause) où les travaux les plus récents tiennent lieu de références. Je ne cite pas ses nombreuses collaborations aux diverses Encyclopédies : Ecclesia, Liturgie, Apologétique, Dictionnaire d’Histoire et de Géographie ecclésiastiques, dont le fondateur est Mgr Baudrillart, Manuel de la Littérature catholique en France depuis 1870. Son érudition est aussi solide que sa forme est pure.

 

Le Prix Saintour qui récompense « des ouvrages de diverses sortes, lexiques, grammaires, éditions critiques, commentaires »... revient tout naturellement à M. Raoul Martin, connu par plusieurs ouvrages sur La Chanson de Roland, qui a entrepris de nous en présenter les textes d’ancien français dans leur version originale et les textes de langue étrangère traduits. Il nous offre cette année trois volumes le premier est composé du texte intégral de la version d’Oxford, le premier manuscrit de notre poème qui a été européen ; une sobre introduction y conduit le lecteur. Le second volume contient la version de Venise (IV) bien moins connue et que l’on pourra comparera celle d’Oxford. Le troisième volume renferme diverses œuvres qui se rattachent à la légende : un texte latin que la fable attribue à l’archevêque Turpin, dont la traduction fut insérée au XIIIe siècle dans les Grandes Chroniques de France faites à Saint-Denis ; — un poème sur la trahison de Ganelon, — et la première traduction française par M. Robert Barroux d’un poème épique provençal du XIVe siècle, Roncesvals. Les prochains volumes, au nombre de sept, nous apporteront les autres versions. L’Académie est heureuse d’encourager une aussi généreuse entreprise.

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Il nous reste le théâtre et la poésie. Le Prix triennal Émile Augier doit être décerné à la meilleure pièce en prose ou en vers jouée au cours des trois années précédentes soit au Théâtre Français soit au théâtre de l’Odéon et comptant au moins trois actes. L’Académie ne pouvait mieux choisir que Fabienne représentée à l’Odéon en 1939 sous le nom de guerre de Mme Duhourcau, Claude Socorri. La vie nous conduit souvent à faire ce que nous avons le plus âprement condamné chez les antres ; elle nous inflige une leçon d’indulgence : telle est l’idée de Fabienne, qui, malgré quelques inexpériences de l’auteur, soutient l’intérêt de la pièce et a finalement déterminé une très belle scène. Fabienne a perdu sa mère à sept ans : entendez que sa mère a déserté le domicile conjugal et a suivi son amant en Amérique. L’enfant, confiée à son impérieuse grand-mère maternelle, a grandi dans l’irritation, dans l’amertume et dans la haine de la femme qui l’a abandonnée. Or, on apprend que cette femme rentre en France. « Quand ton père mourut, dit la grand’mère, la mère s’est remariée religieusement ; sa faute est effacée. » — « Effacée ? s’écria Fabienne. Et l’abandon de son enfant ! » Peu lui importe qu’elle soit veuve aujourd’hui. Plutôt que de vivre avec elle, Fabienne épouse, avant l’arrivée du bateau, un homme qu’elle n’aime pas et qui ne demande au mariage qu’un enfant. Au second acte, sa grand’mère n’est plus. Fabienne, mère d’une petite fille et dont le mari est absent pour un trimestre, est devenue la maîtresse du capitaine Didier de Léon. Le capitaine, nommé au Maroc, la supplie de tout quitter et de le suivre. Fabienne y a déjà consenti, dans son cœur. Pour la première fois, sa mère ne lui paraît pas avoir été un monstre. Et c’est d’elle aujourd’hui que dépend son départ, sa fuite. Se chargera-t-elle de sa petite-fille ? La scène entre Fabienne et sa mère est en grande partie admirable. Fabienne lui demande pardon de sa dureté, de son égoïsme : ignorait ce qu’était l’amour. « Je n’ai rien à te pardonner, lui répond la mère : je me suis jugée comme tu m’as jugée. » — « Et pourtant, dit Fabienne, j’ai besoin de croire que vous avez été parfaitement heureuse. » — « Non, dit la mère ; on est toujours seule avec ses remords. » Mais pourquoi Fabienne l’interroge-t-elle ainsi ? Fabienne lui avoue son amour, sa faute, sa résolution de partir. « Gardez-moi ma fille. » « Je le ferais si tu devais être heureuse. » Certaine que Fabienne souffrira ce qu’elle a souffert, elle refuse. Fabienne entre en fureur : « Dire que j’étais assez folle pour croire que j’allais retrouver une mère ! » Terrifiée, la mère va-t-elle perdre sa fille, une seconde fois ? « Reviens, s’écria-t-elle, je ferai tout ce que tu voudras ! » Fabienne tombe à ses pieds : « Maman ! » Elle ne partira pas. Cette scène a fait le succès de la pièce.

 

Le Prix Brieux, un de nos plus gros prix va cette année à une comédie dramatique en quatre actes : Il était riche, de M. Reymond-Demeure. « Ce Prix triennal est attribué à l’auteur d’une pièce de théâtre en trois actes au moins, à tendances sociales et moralisatrices, quelles qu’en soient les opinions politiques, mais ne présentant aucun caractère de pamphlet. Cette pièce sera choisie parmi celles qui auront été présentées en France au cours des deux années précédentes ou parmi celtes publiées pendant ces deux années ou restées manuscrites. » La pièce de M. Reymond-Demeure était restée manuscrite. Je crois qu’elle avait été présentée à M. René Rocher, qu’il avait hésité à la monter et que le Prix de l’Académie avait dissipé ses hésitations. Le public lui a fait un très honorable accueil.

C’est l’histoire d’une vocation religieuse qui n’a pas su se défendre et qui ne l’emporte que grâce au dégoût des vilenies qu’elle a suscitées contre elle. Et c’est aussi une histoire très commune du pouvoir de l’argent. Régis, le fils unique d’un grand industriel veuf, sorti de Polytechnique et des Mines, annonce à sa tante sa décision d’entrer au séminaire. Un désespoir d’amour ? Ah ! non. Un jour, il avait treize ou quatorze ans, il a lu une lettre où Montalembert racontait l’entrée de sa fille au couvent : « J’aime la vie, le monde, lui avait-elle dit, j’aime la danse, la valse même, les voyages, la musique avec passion ; j’aime tout et je jouis de tout, mais je sens que Dieu m’appelle à quelque chose de plus grand et de plus heureux que tout ce que j’aime ici-bas. ; » Ces mots furent, pour lui une révélation. Mais l’effet en fut recouvert par le bruit que faisaient les entreprises de son père. Il rêva, lui aussi, de construire des routes, des canaux, des chemins de fer. Son rêve le mena à Polytechnique et aux Mines. Mais là il eut à s’occuper de la Banlieue rouge et il comprit qu’il y avait mieux à faire ici bas que de bâtir des ponts et de creuser des tunnels. Le père qui a tout entendu dit : « Il faut lui jeter une femme dans les bras. » Et il semble bien que les choses tournent à son gré, que Régis est en train de s’éprendre de Denise de Saint-Voisy ; le mariage a l’air de lui sourire quand il apprend que son père, faute d’un prêt de cent mille francs, laisse un vieux camarade, un vieil ami, déposer son bilan ; et pourquoi cette cruauté ? Parce que le fils de cet homme pouvait épouser la jeune fille qu’on lui destine, à lui, Régis, et que, fils d’un failli, il devrait y renoncer. Voilà bien l’homme d’affaires autoritaire, rusé et brutal. Indigné, Régis échange des mots très durs avec son père et va consulter un trappiste en qui il a pleine confiance. Le moine lui dit : Votre père a fait son métier ; vous n’avez pas fait le vôtre. Votre père estime que vous vous égarez, que vous cédez à ce doit appeler un fol emballement mystique de jeunesse expérimentée ; alors il met tout en œuvre pour vous détourner du séminaire. Votre père est logique. Mais vous ? Qu’avez-vous fait pour garder votre vocation ? On dirait d’un fiancé qui, les fiançailles conclues, cesse de faire sa cour. Une vocation, ça se cultive comme tous les amours, ça se protège, ça se défend. Vous ne vous êtes pas défendu. Étonnez-vous de ce qui arrive. » Et il le met en demeure de se prononcer : le mariage ou le séminaire. Régis revient, demande pardon à son père, qui ne fait plus rien pour le retenir ; et il s’éloigne à jamais.

Nous avons distribué nos prix de poésie ; et peut-être les livres couronnés sont-ils en général supérieurs à ceux de l’année dernière. Mais, si nous en apprécions la facture, si nous en goûtons même quelquefois le charme, faut bien avouer qu’ils ne nous apportent pas ce que nous voudrions. Seulement, que voudrions-nous ? Il en est de même de la plupart des romans et du théâtre. Nous ne sommes pas satisfaits. Qui nous apportera des formules nouvelles ? Nous n’y croyons guère. Mais il nous semble qu’en ce moment tout ce qui dans le roman, dans la poésie, au théâtre nous donnerait une plus haute idée de la nature humaine — et cette littérature ne serait pas moins vraie que celle qui se plaît à nous abaisser — nous serait de quelque utilité et aurait chance de nous plaire.