Rapport sur les concours de l'année 1940

Le 19 décembre 1940

André BELLESSORT

SÉANCE ANNUELLE

du jeudi 19 décembre 1940

Rapport sur les concours littéraires

DE

M. ANDRÉ BELLESSORT
Secrétaire perpétuel

 

Messieurs,

Cette année, les candidats à nos Prix Littéraires ont été moins nombreux. Quelques-uns de ces Prix n’ont pu être décernés, par exemple le Prix Toirac et le Prix biennal Paul Hervieu, tous deux réservés à des auteurs dramatiques. Parmi les manuscrits présentés pour le Prix d’Éloquence, qui s’appellera désormais Prix de Prose française, le mot Éloquence risquant de ne plus être bien compris, et pour le Prix de Poésie, l’Académie n’a rien trouvé qui méritât d’être retenu.

Mais la valeur des Concours de 1940 n’en est point compromise. Nous avons couronné autant de livres ou d’œuvres remarquables que l’an dernier. Je ne saurais les nommer tous. Du moins, je désirerais que mon silence ne fût jamais mal interprété. Il y a des ouvrages dont l’importance et la complexité découragent d’en parler quand on ne dispose que de quelques minutes. Ainsi, M. Georges Hardy publie La Politique Coloniale et le Partage de la Terre aux XIXe et XXe siècles : je ne puis que renvoyer les lecteurs à ce magistral et clair exposé des progrès de la colonisation chez les peuples européens du dernier siècle et du nôtre. Ainsi, la monumentale Histoire de la Louisiane française de M. Lauvrière qui a déjà écrit celle de l’Acadie et qui ajoute aux qualités de l’historien les mérites de l’homme d’action ; car il a aidé les descendants des témoins de notre magnifique effort colonial à reprendre conscience d’eux-mêmes et de leur nationalité. Ainsi, Les Missionnaires Français et le Nationalisme du R. P. Perbal, avec une préface de S. E. le cardinal Baudrillart, livre excellent qui soulève tant de questions. D’autres ouvrages ont un caractère technique qui ne nous permettrait, si nous en parlions, ni de nous restreindre ni de nous étendre. Nous avons donné le Prix Saintour, réservé aux lexiques, grammaires, éditions critiques, commentaires, à M. Cressot qui publie un gros livre sur La phrase et le Vocabulaire dans Huysmans d’autant plus curieux que cet écrivain lui paraît un des plus représentatifs de son temps, — et à M. Albert-Marie Schmidt, auteur de La Poésie scientifique en France au XVIe siècle : l’ouvrage n’échappe pas à la critique ; la forme en rend parfois la lecture assez pénible ; mais, outre les œuvres les moins connues des Maurice Scève, Baïf, Belleau, du Bartas, il nous révèle des poètes que nous ignorions. Enfin nous avons récompensé nombre de livres agréables, instructifs, mais dont l’énumération, forcément rapide, ferait de ce rapport un simple palmarès. Je me contenterai donc de vous signaler les livres qui ont obtenu les plus hautes récompenses et, sans préjudice des autres, quelques-uns de ceux qui me semblent mériter votre attention.

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Comme presque toujours, ce sont les ouvrages d’histoire, d’histoire littéraire ou artistique, qui viennent en tête. Le Grand Prix Gobert a été attribué à l’ouvrage de M. Jean Thiry, La Chute de Napoléon Ier. Les archives publiques et privées, les Mémoires et les Correspondances mis récemment au jour, — Mémoires de Caulaincourt, Lettres de Napoléon à Marie-Louise, — nous font suivre de plus près, pendant la période qui comprend la fin de 1813 et les premiers mois de 1814, les projets, les espoirs, les défaillances de cet homme prodigieux que la fortune quitte avant son génie. Le général Weygand, dans son Histoire de l’Armée Française, considère que Champaubert, Montmirail, Craonne sont des noms aussi glorieux que ses plus grandes victoires. Napoléon a mené la campagne de France avec la même ardeur, la même célérité, et cela au milieu des pires anxiétés. Le généralissime autrichien, le prince Schwarzenberg, se plaignait d’avoir à porter sur les épaules trois souverains. Mais Lui, que ne portait-il pas ? Les trahisons de sa propre famille, les manœuvres royalistes, les intrigues de Talleyrand, la haine des Alliés, « la fureur anglaise qui tournait au délire », l’inaction de ses maréchaux que son despotisme avait déshabitués de toute initiative, et, les querelles des dames d’honneur de l’Impératrice. Pas un instant il ne se désintéresse de la vie intime de Marie-Louise ; et pourtant rien ne le détourne des préparatifs de défense. Le soir, à Paris, entre Hortense et sa femme, il dicte pendant une heure l’organisation de l’armée qui doit se concentrer en Champagne. Il est toujours l’homme d’Austerlitz ; mais il ne se sent plus capable de soulever la nation.

Il était à Fontainebleau quand les Alliés entrèrent à Paris. On avait affiché sur les murs l’annonce du pamphlet de Chateaubriand : De Buonaparte et des Bourbons. La grande voix, qu’il avait étouffée au seuil de l’Académie, retrouvait ses libres accents. Je ne crois pas que Napoléon lut en ait voulu. Mais la défection du Sénat, la lâcheté de Fontanes, ce grand-maître de l’Université, son beau-frère par la main gauche, dont l’adresse aux soldats les déliait de leurs serments, lui inspirèrent un amer dégoût. Il ne tenait plus au trône ; il s’imaginait, qu’il n’y tenait plus. Il n’était qu’indécision et contradictions. Tantôt, dans la cour du Cheval-Blanc, il haranguait ses troupes et leur promettait de marcher le lendemain sur Paris. Tantôt il se déclarait prêt à abdiquer. Un jour, il se refusait à discuter avec ses plus cruels ennemis, les Anglais. Le lendemain, il désirait que Caulaincourt sondât le ministre britannique des Affaires Étrangères pour savoir si le gouvernement anglais accepterait de lui donner un refuge en Angleterre et les garanties de tout citoyen anglais. Cependant il écrivait : « Je préférerais savoir mon fils dans la Seine plutôt que dans les mains des ennemis de la France. Le sort d’Astyanax, prisonnier des Grecs, m’a toujours paru le sort le plus malheureux de l’Histoire. »

On n’autorise ni sa femme ni son enfant à le rejoindre ; il en est durement atteint. Ce dieu de la guerre est un homme de famille. Il y a en lui un bon bourgeois qui aime sa Marie-Louise et, aux Tuileries, ne cesse de l’embrasser. Il jouait avec le petit roi de Rome. « Allons battre papa François ! » lui répétait-il ; et ces mots redits par l’enfant le faisaient rire aux éclats. Il serait un bon gendre ; il souffre de ne pas recevoir la moindre marque de sympathie de son beau-père autrichien. Ses lettres à sa femme lui dissimulent tout ce qui serait de nature à l’effrayer : « Tu es ce que j’aime le plus au monde ! » On lui accordera Parme, Plaisance, Guastalla. « Tu auras au moins une maison et un beau pays lorsque le séjour dans mon île d’Elbe te fatiguera et, que je deviendrai ennuyeux. » Et il le deviendra, car il sera plus vieux, elle encore jeune. Un soir il s’empoisonne. Le poison ou la dose était trop faible. Alors il se retire dans un coin du palais, l’âme apaisée, sinon résignée. Puis ce sont les Adieux de Fontainebleau dont une phrase détonne, une phrase d’homme de lettres. « Ne plaignez pas mon sort ; si j’ai consenti à me survivre, c’est pour servir encore à votre gloire : je veux écrire les grandes choses que nous avons faites en semble. » Il part. Un enthousiasme irrité l’attendait le long de la route ; mais, après Orange, les groupes hostiles et les menaces de guet-apens se multiplient. Il est pâle, défait, les yeux pleins de larmes. Sur le chemin d’Aix une aubergiste, qui ne le reconnait pas sous l’humiliation d’un déguisement autrichien, lui dit qu’on prétendait qu’il avait à lui seul plus d’esprit que toute l’Europe et l’avertit de ne pas L’accompagner, « car sûrement, au milieu de la mer, on Lui fera boire un coup sans cela, avant trois mois, Il serait de retour ». Elle s’étonnait qu’on envoyât dans une île si proche de la France un homme qui disposait de tant de moyens. Cette aubergiste avait plus de jugement que les Alliés.

Quand nous lisons M. Thiry, nous oublions les ouvrages que nous avons lus sur le même sujet.

 

Nous restons dans l’histoire du Premier Empire avec M. François Piétri, qui obtient le Prix Thiers, et avec M. Fleuriot de Langle qui partage le Prix Thérouanne. Le livre de M. Pietri, Lucien Bonaparte, répare les dommages que la mauvaise humeur des historiens a fait subir à la mémoire du frère de l’Empereur. Presque en même temps le même éditeur publiait l’ouvrage de M. Fleuriot de Langle, Alexandrine Lucien Bonaparte, Princesse de Canino. Ces deux études, consciencieuses et brillantes, ne grandissent pas beaucoup le héros et l’héroïne ; mais ils en sortent plus sympathiques.

L’homme est un des plus curieux de l’époque. Il n’avait connu son aîné Napoléon qu’au collège de Brienne. Lucien avait neuf ans ; Napoléon plus de quinze. Le grand reçut le petit avec une indifférence hautaine. « Je crois, a dit Lucien, que c’est à ma première impression du caractère de ce frère que je dois la répugnance que j’ai toujours éprouvée à fléchir devant lui. » Ce long jeune homme aux jambes et aux bras comme des pattes de faucheux, mais à qui son sourire donnait une physionomie gracieuse et le timbre de sa voix une éloquence persuasive, était après Napoléon, qui le savait bien, le plus intelligent de la famille, l’esprit le plus fertile en ressources. Au 18 et au 19 Brumaire, par son à-propos, son initiative, il sauva une situation que, tout génial qu’il fût, Napoléon avait compromise..» Lucien, disait plus tard Napoléon, serait pour tout pays l’ornement d’une assemblée politique. » Il avait été bien mieux et bien plus qu’un ornement. Ce fut à Lucien que « la joyeuse bande des Corses », comme disent les Mémoires de Barras, dut de ne pas être pulvérisée ; c’est à Lucien que, le soir du 19 Brumaire, Napoléon dut de ne pas coucher en prison, général mis hors la loi. Et Lucien n’avait pas plus de vingt-quatre ans ! La grandeur et les conséquences de cette dette empêchaient le futur empereur de la reconnaître. Ministre de l’intérieur, affamé d’argent autant que d’honneurs, jouant les Mécène, enivré d’une vie de luxe et de scandales, Lucien démissionne après une scène extraordinairement violente où, devant le Maître, Fouché l’avait accusé d’agiotage et de concussion et où il avait riposté en lui trempant le mufle dans le sang que ce Jacobin avait versé et dans les projets que ce nouveau moraliste tirait de l’impôt sur les jeux. Ambassadeur en Espagne, il ne se conforme pas aux instructions qui lui sont envoyées et abandonne son poste avant d’avoir reçu ses lettres de recréance. Il revient avec deux millions de diamants, suivi d’une splendide galerie de tableaux. Il entre au Sénat et n’a encore que vingt-sept ans. C’est alors qu’il va rencontrer Mme Alexandrine Jouberthon. Tous deux ressentent le coup de foudre. M. Fleuriot de Langle vous racontera les débuts de cette fille d’un contrôleur de la marine, élevée au couvent de la Reine, mariée très jeune à un homme d’affaires qui en 1789 avait logé sur le même palier qu’un petit lieutenant d’artillerie nommé Bonaparte. Jouberthon partit bientôt pour Saint-Domingue d’où il ne revint jamais. Lucien, qui avait fait un premier mariage d’amour, était veuf depuis deux ans. Il n’avait point aimé sa première femme de cette passion romanesque et si romantique qu’il faisait creuser un souterrain entre l’hôtel de Brienne qu’il occupait et la maison d’Alexandrine. Puis il épousa. Lorsque Napoléon apprit que Lucien avait introduit dans la famille la confidente d’un ancien témoin de sa vie, sa colère perdit toute mesure. Le senatus-consulte de 1804, qui fixait la dévolution héréditaire de l’Empire, exclut Lucien. L’empereur exigeait que celui-ci renonçât « à une union dont la nullité était évidente ». Et toute la famille lui donna l’assaut. Lucien fut inébranlable. On lui dit : « Divorce et tu seras roi. » Il préféra l’exil, les embarras financiers, le séjour en Angleterre. L’omnipotence du Maître du monde échoua aux pieds d’Alexandrine. Mais en 1813 Lucien éprouva pour le grand frère une ardente compassion et voulut aller le rejoindre. Napoléon lui-même avait eu pitié de lui quand il l’avait vu aux prises avec les Anglais. M. Pietri, dans son livre émouvant et d’une psychologie pénétrante, nous a montré qu’aux instants les plus dramatiques de leur vie, ces deux hommes qui croyaient se haïr se retrouvaient frères. « Lucien, nous dit-il, succomba, âgé de soixante-cinq ans et trente jours dans les bras de celle dont l’amour tissa ses malheurs, mais honora sa vie. » En 1814 le Pape avait érigé sa terre italienne de Canino à l’honneur et au titre de principauté : ce fut tout son royaume. Alexandrine, bien qu’elle rimât des poèmes épiques comme son mari, n’avait ni génie ni talent ; mais elle était une très belle femme et la femme que Napoléon, oui, Napoléon, parlant à Mme de Staël, mettait au-dessus des autres : en 1818 elle accouchait à Pérouse d’un neuvième enfant.

 

L’histoire de l’Italie est une de celles qui attirent le plus nos historiens. Parmi les livres qui s’y rapportent, nous nommerons celui de Mme Maurice Denis-Boulet : La Carrière politique de Sainte Catherine de Sienne et celui de M. Gonzague Truc : Rome et les Borgia,

Il y a une vingtaine d’années, les études sur Sainte Catherine de Sienne furent secouées et menacées d’écroulement par un tremblement de terre qui avait nom M. Fawtier. Les travaux de ce jeune historien ne tendaient à rien moins qu’à nier l’authenticité des œuvres de la Sainte et prouvaient que tous les documents hagiographiques se ramenaient à la Légende où Raymond de Capoue avait falsifié la chronologie et prêté à Catherine Benincasa un rôle politique qu’elle n’avait jamais eu. Dans La Vie Secrète de M. Edouard Estaunié, un prêtre écrit avec amour le mystère et la Vie d’une Sainte dont il apprendra un jour qu’elle n’a point existé. Les fidèles de Sainte Catherine éprouvèrent un peu du désespoir de ce prêtre ils réagirent vite. Neuf ans plus tard M. Fawtier publiait un second volume où il rectifiait loyalement les assertions du premier. Mais il avait inauguré une série de recherches critiques dont sort en grande partie le livre de Mme Maurice Denis-Boulet.

Le tableau qu’elle a fait de l’état des esprits au temps de Catherine, — besoin de réformes dans l’Église ; idée de Croisade ; projet du retour des papes à Rome ; révolte de Florence contre le gouvernement pontifical ; mêlée confuse des intérêts profanes et religieux ; — est d’une force et d’une netteté mettent en relief la personnalité et l’œuvre de l’étonnante fille des Benincasa. Elle part pour Avignon, envoyée par les Florentins qui se moquent et du pape et de l’ambassadrice. Elle n’a pas de mandat et n’apporte rien de nouveau à Grégoire XI : la Croisade est impossible, on n’en parle plus ; le retour à Rome est décidé ; la pacification de Florence ne dépend et ne dépendra jamais d’elle. Grégoire XI n’en sent pas moins dans cette pauvre tertiaire à la fois si soumise et si hardie une messagère de Dieu et la reçoit comme un encouragement d’En Haut. Politiquement son voyage a été aussi inutile que mystiquement considérable. Mme Maurice Denis-Boulet comprend l’époque ; elle a des qualités de mesure et de fine raison et le goût de « l’humble vérité historique ».

M. Gonzague Truc, lui, a traité avec clarté, chaleur, aisance et surtout avec la plus grande liberté d’esprit quelques-unes des questions d’histoire, de philosophie, de littérature qui sont agitées de nos jours : retour à la Scholastique ; essais sur la Grâce, sur les Mystiques, sur les Sacrements, sur la Pensée de Saint Thomas d’Aquin ; le cas Racine ; Mlle de la Vallière, Mme de Montespan ; nos Contemporains. Ce n’est pas une curiosité de dilettante qui l’a poussé sur ces divers chemins ; c’est le désir, le besoin de se faire des opinions personnelles. Que d’opinions nous professons qui ne sont que des formules d’autrui ! M. Gonzague Truc ne veut pas vivre en meublé ; il travaille à s’acheter ou à se faire lui-même ses meubles.

Un jour il s’est mis en tête de savoir ce qu’il devait penser des Borgia. Ce jour-là, il a commencé son livre Rome et les Borgia avec tous les scrupules de l’historien le plus sévère. Ne craignons point qu’à l’exemple de quelques historiens héroïques, il blanchisse Alexandre VI et son fils César. Si on ne peut alléger leur mémoire de ce qui justifie une immortelle condamnation, on les avait déjà débarrassés du caractère d’exceptions monstrueuses que la postérité, non leur époque, leur avait imprimé. Alexandre n’était pas plus un monstre que les princes italiens de son temps. Mais aucun d’eux ne s’était assis sur le trône de Saint Pierre. On avait aussi remarqué sa rigueur chaque fois qu’il avait pu craindre, au spirituel comme au temporel, un amoindrissement du dépôt qu’il avait reçu et qu’il devait transmettre. Il n’avait persécuté personne, par politique ou par largeur d’esprit ou par indifférence envers tout ce qui ne menaçait ni la dogmatique ni l’administration. Il avait montré de la longanimité à l’égard de Savonarole qui ne cessait de le déchirer et il avait laissé aux ennemis du moine le soin de l’abattre. Du point de vue strictement catholique, Alexandre VI ne commit aucun dommage. Mais nous lui en voudrons toujours d’avoir fourni des sujets de déclamation à la Libre Pensée primaire et à Victor Hugo. En revanche, l’Histoire amasse autour de fui, de son fils César et de sa fille Lucrèce, des légendes d’un romanesque sombre, d’une magnificence obscène. M. Gonzague Truc les a soumises à l’examen le plus méthodique. Aucune n’y résiste. Elles sont issues de la passion fanatique, de la haine du Catholicisme.

Peu d’ouvrages sur cette période sont aussi attachants. La peinture des mœurs s’y relève à chaque instant d’une remarque ingénieuse, d’une réflexion de psychologue. L’une d’elles avait frappé M. Maurras. Pie II note dans ses Commentaires que « pas un des huit princes qui l’accueillirent à Ferrare n’était légitime ». Les princes d’Este ne distinguaient pas entre leurs héritiers ; ils choisissaient les plus capables. M. Gonzague Truc en conclut que cette bâtardise avouée et honorée, loin d’affaiblir la famille, lui donnait un surcroît de cohésion, qui étendait et fortifiait le clan domestique. Il ne s’agit pas de prêter à ces mœurs une couleur exemplaire ; il s’agit de comprendre le passé, d’assister en toute docilité d’esprit au spectacle vivant des êtres et des choses sans ces partis-pris de haine ou d’amour qui peuvent compromettre ce que Fustel de Coulanges appelait « la chasteté de l’Histoire ».

D’Italie passons en Espagne. Une jeune princesse pleine de grâce, brune avec de grands yeux doux et un teint délicieux — et un jeune roi à voix d’eunuque, tête d’idiot, lèvre pendante : tels sont les deux êtres que la diplomatie unit, Marie-Louise d’Orléans, fille d’Henriette d’Angleterre, et Charles II d’Espagne. Mme Bassenne nous a raconté la funèbre histoire de cette ravissante princesse. Marie-Louise a fait ses adieux à la duchesse de La Vallière (Sœur Louise de la Miséricorde) dont elle aurait pu envier la cellule et le lit dur. Louis XIV l’a gardée huit jours près de lui à Fontainebleau. Et les Français ont remis la reine d’Espagne entre les mains de ses sujets au bord de la Bidassoa. Elle entre dans un monde étrange, fantastique et sépulcral. Le roi l’attendait à trois lieues de Burgos, vêtu à la française ; mais aucun costume ne pouvait atténuer sa laideur. Son frère naturel don Juan, le premier ministre, venait de mourir, sans doute empoisonné par la reine mère. Le pays était en décadence ; les coffres du roi aussi vides que les bourses de ses sujets. Dans ce milieu formaliste et sombre, où la monotonie triste a des intermèdes plus tristes encore : les galanteries et les flagellations du vendredi-saint, les vociférations des courses de taureaux et les flammes des autodafés, Marie-Louise joua indéfiniment, en plus sinistre, le second acte de Ruy-Blas. (Pourquoi Hugo l’a-t-il peinte sous le nom de Marie de Neubourg qui n’avait ni sa grâce ni sa mélancolie et qui était une virago ?) Elle en était arrivée à souhaiter une peste qui l’obligeât à partir pour Barcelone où elle verrait des Français. Les intrigues portugaise et espagnole, les ambitions du ténébreux comte Oropesa, premier ministre, la haine de la foule contre les Français et contre la Gavache, les superstitions populaires que la noblesse partage, sa stérilité qu’on l’accuse d’obtenir à l’aide de drogues, car l’orgueil castillan n’admet pas l’impuissance du monarque, l’humiliation d’un infâme exorcisme auquel où prétend la soumettre, tout se ligue contre elle qui n’a pour la défendre qu’un ambassadeur dont les moindres mouvements sont surveillés. Elle meurt en fille de France et ne permet pas à son lit de mort qu’on prononce le mot poison. Mais dix ans plus tard le roi se fait ouvrir le caveau funèbre où elle repose à l’Escorial. Il revoit celle qui fut sa reine telle qu’elle était quand la mort la lui a prise. Il s’élance, les bras tendus. On l’arrache à cette morte dont l’étrange beauté dénonce, en lui survivant, l’arsenic des empoisonneurs. Il y a souvent de la grandeur tragique et du macabre dans les choses d’Espagne. Mme Bassenne ne s’y est point appesantie ; mais son récit, où rien n’est sacrifié ni à l’effet ni au pittoresque, atteint par sa simplicité même le pathétique.

 

Avant d’arriver au dernier livre d’histoire dont je parlerai et qui nous reporte au Ve siècle avant Jésus-Christ, je vous recommanderai un de nos Prix Thérouanne, l’Histoire de Gascogne et de Béarn par M. Paul Courteault, l’auteur d’un Montluc, que l’homme qui connaissait le XVIe siècle comme s’il y était né et en avait forgé les plus belles armures, Maurice Maindron, tenait pour un incontestable chef-d’œuvre. Son Histoire de Gascogne et de Béarn, partie des temps préhistoriques, nous conduit jusqu’à nos jours. Elle ne veut être qu’une histoire exacte et complète ; elle ne promet au lecteur rien de plus que des événements et des dates. On se dit : « J’attendrai à en avoir besoin pour la feuilleter. » Mais on l’a ouverte ; on y a jeté les yeux ; on est pris par la force du récit, par la justesse et la plénitude du style. On lit avec une profonde satisfaction de l’esprit des pages sur les pèlerinages, sur les deux conquêtes de Bordeaux par Charles VII, sur la Réforme en Gascogne, sur la Gascogne et Louis XIV. C’est un des livres les plus substantiels et de la plus rare qualité littéraire que nous offre la Collection des Vieilles Provinces de France.

 

Nous avons le sentiment ou l’illusion d’être plus loin du IVe siècle de notre ère en Gascogne et des crises religieuses de l’arianisme et du priscillianisme que du Ve siècle avant Jésus-Christ à Athènes avec le Périclès de Mme Marie Delcourt. N’a-t-elle laissé subsister aucune ombre sur la figure de ce courtois, patient et distant aristocrate qui, durant trente ans, gouverna seul, mais abandonna toujours au peuple l’apparence des décisions, et, continuellement hanté par la peur de l’ostracisme, ruina l’aristocratie pour plaire à ses électeurs Je ne le pense pas. Bien que Mme Delcourt nous ait mis en garde contre les rapprochements superficiels et les dangereuses assimilations où nous exposent les termes français qui, traduits des termes grecs, sont employés pour des doctrines et des institutions très différentes, je regrette que son livre reflète en plus d’un endroit ses opinions politiques. Mais les contemporains de Périclès et les générations suivantes ne sont point tombés d’accord sur son compte. Le Socrate de Platon fait écho aux poètes comiques, les plus violents détracteurs de cet homme d’État, et l’accuse d’avoir rendu les Athéniens lâches, bavards, cupides en les habituant à ne rien faire. Plus loin il déplore les bâtiments sur l’Acropole qui gonflèrent les Athéniens d’un orgueil inconsidéré et dont il fait les symboles de cette grandeur passagère qui ne trompe pas le sage. Platon a tort. Qu’on discute, si l’on veut, l’homme d’État qui croyait pouvoir fonder l’hégémonie d’Athènes sur la crainte et la haine qu’elle inspirait, et qui l’a précipitée dans une guerre désastreuse. N’empêche que de toute son œuvre c’est le Parthénon qui dure. « Il savait, dit M. Delcourt, qu’il ne pouvait être grand sans Athènes et il voulait qu’Athènes fût plus grande grâce à lui. » Les travaux, qui s’y prolongèrent une vingtaine d’années, étaient un moyen d’y maintenir le socialisme d’État. Seule la collectivité le préoccupait. Dans cette ville de taudis, nauséabonde et congestionnée, rien ne prouvait plus son mépris de l’individu que cette cité de marbre « consacrée à des dieux dont ses amis et lui ne parlaient qu’en souriant. » Pisistrate avait travaillé à l’amélioration de la vie matérielle des Athéniens. Périclès n’y songea pas. En Crète, les palais et les riches maisons avaient depuis longtemps réalisé le tout à l’égout. La Cloaca maxima de Tarquin l’Ancien est contemporaine de Solon. Périclès voulait la grandeur d’Athènes ; mais les enfants y mouraient comme des mouches ; et la moindre épidémie y prenait une incroyable virulence. La peste qui l’emporta avait commencé comme une grippe bénigne. Mme Delcourt en conclut que l’homme fut un animal politique bien des siècles avant d’être un animal social. Son Périclès est à lire comme l’Athènes du regretté Robert Cohen. Bien construit, fort bien écrit, il atteste une remarquable intelligence de la Grèce et il provoque à la discussion, ce qui n’est vas pour en amoindrir l’intérêt.

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Nous arrivons à l’histoire littéraire et à la critique. M. Victor Giraud reçoit le plus gros prix de cette année, le Prix Louis Barthou. M. Giraud est un critique de la grande école issue de Sainte-Beuve. Il a eu pour maître Brunetière qu’on délaisse aujourd’hui, mais dont les idées et les jugements reparaîtront un jour comme des nouveautés fécondes ; et le milieu qui l’a formé fut l’École Normale. Il s’y était révélé très vite. En seconde année, il avait écrit un mémoire sur les Idées morales d’Horace qu’il publia dix ans plus tard ; en troisième année, une étude sur Taine que son professeur présenta à Taine lui-même et qui lui valut une réponse où l’historien philosophe lui marquait toute son estime par le soin qu’il mettait à lui préciser sa pensée. Au sortir de l’agrégation des lettres, dont il nous a montré le caractère si peu pédagogique, nous avons eu la chance que l’Université de Fribourg lui offrît une chaire. Son enseignement nous y gagna de nombreuses sympathies parmi les étrangers. En Hollande ou dans les pays scandinaves, j’ai rencontré des amis de nos Lettres qui consultaient ses livres comme des livres de chevet. Appelé à Paris par Brunetière au secrétariat de la Revue des Deux Mondes, il se donna tout entier à la critique et à l’histoire littéraire.

M. Giraud, comme tous les critiques universitaires si souvent critiqués, avait appris qu’à moins d’être un Baudelaire ou même un Hugo qui ont trouvé, le premier surtout, sur les grands écrivains de leur époque des formules plus profondes que. Sainte-Beuve, il n’était plus permis de s’attaquer à l’étude des maîtres sans avoir lu le meilleur de ce que l’on a écrit sur eux et, comme on dit, sans avoir dépouillé la littérature du sujet, sous peine de s’exposer au ridicule de découvrir l’Amérique. Qu’il s’agisse d’un ancien, d’un moderne ou d’un contemporain, M. Giraud s’entourait des travaux de ses prédécesseurs, de tous les renseignements biographiques et chronologiques, de toutes les discussions dont les œuvres ont été l’objet : c’était la méthode de Sainte-Beuve. Mais il y ajoutait la lecture des inédits, la critique des textes fort en honneur dans l’Université, la comparaison entre les éditions d’un ouvrage, leurs variantes, leurs corrections, leurs ajoutés. Il traitait un France, un Loti comme on ne traite que les Anciens et tout au plus les grands écrivains du XVIIe siècle. Ouvrez son premier Pascal : il est tout en notes qui ne font même pas des phrases. Toutes les questions que suscite l’étude de Pascal y sont posées ; toute la documentation nécessaire, indiquée. Je ne connais pas d’autre exemple d’un livre composé de sommaires et aussi vivant. Cette critique si patiente, si méthodique, se distingue encore plus par le souci de la valeur morale. Taine avait été amené à hiérarchiser les œuvres d’art selon le degré de bienfaisance. M. Giraud cherche toujours dans quelle mesure le problème religieux les a « conditionnées » ; et il en dégage les répercussions qu’elles peuvent avoir sur les consciences. Depuis combien d’années en France la critique fait-elle passer avant tout les prestiges de la forme ou l’audace intangible et sacrée des pensées ou la bassesse des peintures au nom de la vérité, alors qu’elles ne sont pas plus vraies que celles qui nous donnent une plus haute idée de nous-mêmes. Vivent les littératures violentes ! Elles peuvent être saines. Les littératures morbides dénoncent la mauvaise santé d’un pays. M. Giraud n’a jamais eu peur d’être celui qui fait de la morale.

Je n’énumèrerai pas ses livres. Les Maîtres de l’heure, où il étudie Brunetière, Lemaître, Vogüé, Loti, Bourget, est un des plus importants par la juste expression des sentiments de la génération dont la jeunesse s’éteignait avec le XIXe siècle. Les Sœurs de grands hommes en est un des plus charmants : Jacqueline Pascal, Lucile de Chateaubriand, Henriette Renan semblent s’être partagé le beau royaume de l’amour : Jacqueline a pris l’âme ; Lucile, l’imagination ; Henriette, l’intelligence. Aucune d’elles ne m’a jamais produit l’effet d’être supérieure à son frère. Sans doute étaient-elles meilleures. Si elles ne l’avaient pas été, les auraient-elles tant aimés ? Il a publié un grand ouvrage sur le Christianisme de Chateaubriand, où il a fait justice du dénigrement de Sainte-Beuve. Il fut un temps où l’on s’évertuait à convaincre Pascal de mauvaise foi et à prendre Chateaubriand en flagrant délit d’erreur volontaire. Surtout on croyait avoir remporté une victoire de la libre-pensée en niant la sincérité de sa conversion. Et pourtant, en dépit de ses défaillances et de ses entraînements, il a été immuable dans l’affirmation de ses croyances. Rappelons-nous la magnifique image de Veuillot : « Il revint à l’appel et aux pleurs de sa mère mourante non pour essayer de ressaisir ses biens terrestres, mais son Dieu. Il s’accrocha aux franges du manteau de Jésus, et, après cinquante ans, roulé par les passions et les enivrements de la terre, il mourut le tenant dans ses mains. » Ce sont ces franges que M. Giraud nous a constamment montrées entre les doigts de René.

Nous devons encore à cet infatigable travailleur la publication de pages que l’auteur des Mémoires d’Outre Tombe avait écartées ; la vieillesse amoureuse n’avait jamais eu d’aussi farouches accents, n’avait jamais exhalé une aussi ardente poésie du désespoir. Et il a tiré des Cahiers de Sainte-Beuve un livre sous le titre Mes Poisons qui dit bien ce que le critique réservait : à la mémoire de ses amis ou contemporains. Il était naturel que l’Académie témoignât sa reconnaissance à cet éminent serviteur des Lettres.

 

En décernant son Grand Prix de Littérature à M. Edmond Pilon, l’Académie a récompensé le talent et une vie d’écrivain toute rehaussée d’indépendance et de modestie. M. Edmond Pilon est un vrai Parisien ; il est né passage Vivienne dans la boutique d’un marchand d’estampes, et ses yeux d’enfant se sont accoutumés à voir les jolies images d’un passé dont il devait être le délicat évocateur. Il commença par deux volumes de vers qui auraient eu plus de charme s’ils avaient été moins invertébrés ; mais c’était la mode. Bientôt, abandonnant les vers et gardant la poésie, il se fixa dans l’essai littéraire, historique, artistique qu’on nomme le portrait. On peut dire que Sainte-Beuve avait créé le genre. Arvède Barine en avait donné des modèles en littérature étrangère ; Lenotre écrivait ses célèbres Vieux Papiers, Vieilles Maisons. M. Edmond Pilon se souvint du mot de Baudelaire : « Un beau portrait m’apparaît toujours comme une biographie dramatisée. » Il dit dramatisée, non romancée. Une biographie dramatisée est celle qui n’emprunte au romancier que l’art du récit, la progression d’intérêt, le sens du mystère, car il n’y a pas de vie humaine qui n’ait sa profondeur secrète. Ou encore la biographie dramatisée choisit dans l’existence de son personnage un incident, une crise qui en condense toute la singularité. Les vingt volumes de M. Pilon, Amours mortes, belles amours — Muses et Bourgeoises — Belles de jadis — Dames et Cavaliers— comptent des chefs-d’œuvre. Un seul exemple : les visites de Louis XV à sa fille Louise qui avait préféré le Carmel à la Cour. Je le vois toujours tel que nous le montre M. Pilon, assis sur la paillasse du lit de la Carmélite et tous deux parlant à cœur ouvert. « Elle aimait son père dont elle n’ignorait pas les faiblesses et qu’elle voulait racheter. » Lorsqu’elle mourut, on l’entendit murmurer dans son agonie : « Dépêchons ! Au galop ! En Paradis ! » La princesse s’était retrouvée, à l’instant de la mort, en amazone, galopant sous les ombrages de Versailles. Mais c’était le Paradis dont les lumières brillaient là-bas, au bout de l’allée. Elle y courait comme, dans l’inoubliable scène d’Ibsen, du fond de son grabat, transformé en traîneau, la vieille Aase, la mère de Peer Gynt.

M. Edmond Pilon aime les coins retirés de notre ancienne France, les vieilles portes murées que les ronces ont rongées et qu’un joli fronton couronne, les maisons à pignons blotties dans les arbres, les refuges cachés de la méditation et du rêve. Les monuments et les paysages de ses livres, Le Charme de Paris, Senlis et Chantilly, nous rappellent Gérard de Nerval. L’attrait en est le même que celui de ses portraits. Les fantômes du passé reprennent sous sa plume le relief de la vie, « le souffle de l’âme ». Il semble qu’il ait vécu dans l’intimité des grands artistes, d’un Watteau, d’un Latour « dont les modèles croyaient qu’il n’avait saisi que les traits de leur visage quand, à leur insu, il était descendu au fond d’eux-mêmes et les avait emportés tout entiers. » Il est de ceux qui ont le mieux su mettre en scène un Racine, un La Fontaine. Il eût été capable de nous faire un bon tableau de la bourgeoisie du XVIIe siècle si peu connue, tant la Cour l’a éclipsée. Et il a très finement exprimé sa sympathie pour nos contemporains, Alain Fournier, Louis Le Cardonnel, Gérard d’Houville. Sa forme, toujours pure, est aussi éloignée de la recherche précieuse que de l’effet oratoire. Il choisit le détail avec un goût impeccable. Son esprit est un subtil mélange de curiosité psychologique et de bon sens aiguisé qui nous est d’autant plus cher que le dosage de ces éléments n’appartient guère qu’à nous.

 

Le Prix Broquette Gonin, d’une valeur égale à celle du Grand Prix de Littérature, est attribué à M. Auguste Dupouy. En 1905 paraissait un volume de vers, Partances, dont un des meilleurs juges en poésie, Charles Le Goffic, rendait compte ainsi : « Voici un début remarquable. Toute la nostalgie des ports bretons est enclose dans ce mince volume. Auguste Depouy est né en 1872 à Concarneau. Il n’est pas de ceux qui sont venus en flâneurs sur la grève bretonne chercher des inspirations, croquer le motif... La mer s’est insinuée en lui lentement du premier jour où il a ouvert les yeux. Et Le Goffic citait des vers qui étaient d’un humaniste et d’un homme de la mer et dont l’air natal, imprégné de sel, paraissait avoir protégé la fraîcheur. Mais, comme M. Pilon, M. Dupouy leur dit adieu et, tourné vers la critique, écrivait un Vigny et une étude de Littérature comparée où, un des premiers, il abordait la question France-Allemagne. Puis il revenait à sa Bretagne avec Pêcheurs bretons, sociologue doublé d’un peintre. Enfin il publiait son premier roman L’Affligé, histoire de frères ennemis, qui se déroulait dans le pays de Tristan et d’Yseult fécond en tristesses et en tragédies amoureuses. Les romans qui suivirent nous donnèrent à penser que ce genre l’absorberait. Mais, comme Le Goffic, comme Anatole Le Braz, il était universitaire et Breton, attiré par les choses de la Bretagne et par les études où l’invitait sa profession. Le temps était venu de rajeunir, en les rapprochant de nous, les poètes antiques, de leur rendre une souplesse que le marbre des admirations classiques les avait enlevée. M. Dupouy fit un Horace. Le père du poète, ancien esclave de Venouse, dans une civilisation où l’esclavage ne ressemblait pas tout-à-fait à celui de l’Oncle Tom, avait quitté son petit domaine pour suivre les études de son fils à Rome. « C’est plus maternel que paternel », dit notre critique historiographe. Rappelons-nous la nuance maternelle de l’amour des pères chez Virgile. M. Dupouy a reconstitué l’éducation du poète jusqu’à son départ pour Athènes. La guerre civile éclate. Brutus nomme tribun militaire le jeune ami de la Liberté, que la victoire d’Octave guérit de sa fièvre républicaine. Ce petit homme sensuel et gourmet, artiste jusqu’au bout des ongles, gagna, par l’amitié de Mécène, la faveur d’Auguste. Ses Satires, ses Épitres sont une incomparable peinture de la vie romaine. Je préfère pourtant ses Odes. M. Dupouy compare justement sa conception de la poésie à celle du poète d’Émaux et Camées. Mais pourquoi dire qu’il nous fait songer aux poètes de l’École romane ou au groupe de la nouvelle Pléiade ? C’est aux Parnassiens. Il a leur respect de la prosodie, leur concision, leur sentiment de la couleur, leur éclat, leur fini, leur poésie d’impression, de suggestion, d’ex-voto. Et il est bien plus vieux Romain que Virgile. Un autre livre de M. Dupouy, Rome et les Lettres, abonde en portraits d’écrivains latins et en aperçus où sa personnalité s’affirme.

Aujourd’hui paraît sa Basse-Bretagne en deux volumes magnifiquement illustrés chez Artaud. Si on n’est pas d’accord sur ce qui distingue la Basse-Bretagne de l’autre, on ne risque pas de se tromper beaucoup en appliquant cette dénomination à la Bretagne bretonnante. Ce ne sont point les travaux des hommes qui en font l’attrait si fort, pas même les grands calvaires dressés dans sa campagne comme la pensée de la mort. Ce sont ses coins de désolation de sauvagerie, ses falaises, ses landes, son granit, son ciel tout en nuances, sa pluie fine, ses bois, ses jardins, la végétation au bord de la mer, « les éternels dialogues des flots et de la feuillée », ses fontaines, sa chaîne d’îles d’écueils, et tant de vaisseaux fantômes et tant de légendes ! M. Dupouy, dont l’ouvrage est un des plus complets et des plus attachants, s’intéresse à tout et nous fait découvrir en tout la raison de son intérêt. Dans ses Notes sur la Bretagne Flaubert écrit que le pays entre Brest et Saint-Pol l’ennuie à périr. « Des choux, des navets, beaucoup de betteraves et démesurément de pommes de terre, c’est l’industrie du pays ; il s’en fait un commerce considérable : Mais qu’est-ce que cela me fait, à moi ? Croyez-vous que ça m’amuse ? » Et M. Dupouy de répondre : « Non, jeune dieu, nous ne le croyons pas. Nous savons à quoi engage la vocation d’artiste, et nous ne vous demandons pas de sentir en maraîcher ? » Suit une page sur ce pays que les gens paraissent avoir façonné à leur image. On dirait qu’après tant de siècles la terre se ressent de la discipline romaine que son nom évoque : Léon, Légion. Saint-Pol fut un camp romain. Une pierre milliaire, trouvée à Kerscao, nous avertit que la tutelle des Césars s’exerçait sur ces champs. C’est ainsi qu’on instruit et qu’on amuse ceux qui n’ont pas un goût immodéré pour la culture des choux et des navets.

 

Le Prix Paul Flat, destiné au meilleur ouvrage de critique dû à un jeune écrivain, revient cette année à Claire-Eliane Engel pour son livre Figures et Aventures du XVIIIsiècle avec, en sous-titre, Les Voyages et Découvertes de l’abbé Prévost. L’auteur connaît à fond l’histoire et la littérature du XVIIIe siècle anglais et nous apporte des renseignements nouveaux sur cet homme d’un abord si avenant, aux grands yeux bleus, au teint vermeil, au visage plein, qui trompait son monde, car il vivait dans l’obsession de désirs ardents et contradictoires et il était plus brûlé de nostalgie qu’un Chateaubriand. Évadé de son couvent avec la police à ses trousses, réfugié à Londres, il y passe des années encore plus mystérieuses que celles de Voltaire. Il est curieux que le séjour en Angleterre de ces deux hommes soit enveloppé d’ombre. Ils y eurent l’un et l’autre de méchantes affaires assez obscures, mais d’une nature différente. Les méchantes affaires de l’abbé Prévost ressemblaient aux plus fâcheuses aventures de Des Grieux. Il avait jadis prononcé ses vœux dans une crise de désespoir « avec toutes les restrictions intérieures, dit-il, qui pouvaient m’autoriser à les rompre ». Le froc n’éteignit pas son amour ; et, défroqué, il retomba sous la pantoufle d’une autre Manon.

Engel nous a fait un tableau de la ville et de la campagne anglaises que l’abbé était bien incapable de nous peindre, car il n’avait ni le sens du pittoresque ni celui de la nature ni celui du passé. Aussi toute la partie historique de ses romans est-elle criante de fausseté. Dumas, que dis-je ? Féval déformait beaucoup moins l’histoire de France. J’ai pourtant lu jadis son journal Le Pour et le Contre, et je le tiens pour le répertoire le plus divertissant des mœurs et de l’excentricité anglaises. Mais sa connaissance concrète du pays ne l’aide jamais à créer l’atmosphère de ses romans. Rien ne compte à ses yeux que le cœur de ses héros et la frénésie de leur amour. Les idées morales ne hantent jamais la sombre mélancolie de ces êtres passionnés. Mlle Engel dira très justement : « Les prescriptions du devoir s’imposent parfois à ses personnages, mais comme idées séduisantes et paroles qu’on admire et qu’on ne suit pas. » L’image de l’Angleterre qu’il offre à ses lecteurs est celle d’un pays romantique, mélodramatique, qui serait sans rapports avec la réalité si les situations romanesques n’y étaient peut-être plus fréquentes qu’ailleurs et si l’imagination de ses romanciers et de ses dramaturges n’était naturellement tournée vers le tragique et l’horrible. Par là seulement l’auteur des Mémoires et Aventures d’un Homme de qualité et du Doyen de Killerine se ressent de son séjour en Angleterre. Influence toute superficielle. Mais il a été pour Mlle Engel l’occasion de nous décrire la vie des réfugiés français à Londres.

 

M. Pierre de Lacretelle, l’auteur d’une remarquable Vie politique de Victor Hugo et des Secrets et Malheurs de la reine Hortense, a obtenu le Prix triennal Calmann-Lévy. Je ne serais pas éloigné de voir dans son livre, Madame de Staël et les hommes, un chef-d’œuvre du genre. Cette étude, qui se fonde sur une documentation aussi vaste que précise, est faite avec une psychologie très sûre, une parfaite équité d’esprit, un secret humour et une rare délicatesse de doigté. N’oublions pas l’art du récit et l’aimable tour romanesque que les événements recevaient de cette femme extraordinaire. On n’ose imaginer ce qu’un pareil sujet fût devenu entre les mains d’un écrivain qui aurait eu moins de tact et qui n’eût pas compris à quels ménagements ont droit les égarements et les caprices du génie. Mme de Staël prêtait au sourire, même dans ses moments de passion les plus pathétiques. Mais ce dont on sera le plus reconnaissant à M. de Lacretelle, c’est d’avoir su nous donner, par le déroulement des aventures d’un cœur débordant, toujours en insomnie, l’impression du mouvement emporté de cette vie exceptionnelle que se partagent sans se nuire le travail, la politique, le monde et l’amour. Nous avons trop à faire de courir après elle pour la juger. Le Benjamin Constant de M. de Lacretelle n’est pas moins vrai. Ses tergiversations, ses ruses, ses comédies, ses inconséquences nous empêchent de l’estimer ; mais comment refuser de l’indulgence, voire de la sympathie à cet homme si intelligent, si fin, parfois si fort, qui a toujours l’air d’un grand garçon vieilli avant que la jeunesse l’ait déserté et qui suit sa route dans les ornières ? Il se sauve du ridicule par son talent et son esprit comme Mme de Staël par sa sincérité et par les armes qu’elle donne si libéralement à ses ennemis. Et tous les autres personnages se détachent avec une netteté qui prouve la maîtrise de l’écrivain.

 

M. Alexandre Masseron, dans, la préface de son livre Pour comprendre la Divine Comédie, qui obtient un Prix Bordin, nous raconte qu’un prêtre très cultivé, professeur d’enseignement secondaire, lui avoua n’avoir jamais lu le poème de Dante. « C’est trop difficile à comprendre je n’en connais que les épisodes classiques. » E. M. Masseron avait reçu bien des aveux semblables. Or, il est un des plus fervents admirateurs de Dante, un des plus avertis de nos italianisants, et il avait déjà essayé d’éclaircir les énigmes de la Divine Comédie. Son passé, sa science, son amour de la langue italienne, les préjugés qu’il rencontrait, tout l’encourageait à écrire un livre qui nous rendît l’altissime poète plus accessible. Il y a réussi non peut-être absolument à cause de la théologie mystique du Paradis. Mais grâce à lui, après une claire et belle analyse du poème, nous en saisissons l’idée directrice qui n’est autre que la propre ascension de Dante vers la Vérité et son grand désir de nous montrer le chemin. La Divine Comédie nous livre en effet tout ce que nous pouvons savoir de la vie du poète. S’il a laissé dans l’ombre sa famille maternelle, son bisaïeul nommé Aligheri, d’où sont issus tous les Aligheri, était si orgueilleux qu’il dut expier son orgueil pendant plus de cent ans sur la première corniche du Purgatoire. Pour un peu son petit-fils l’y aurait trouvé. Il nomme sa mère Bella et prête à Virgile les paroles-même de la Juive de l’Évangile : « Bénie soit celle qui te porta dans son sein. Ses amis, ses amours, ses débauches, ses folies, rien n’est passé sous silence, ni la condamnation qui l’excluait des charges publiques, ni son exil, ni le mauvais goût du pain de l’étranger. Il a aimé et détesté Florence ; il a dénoncé implacablement ses vices et ceux de l’Italie. Il faut nous transporter dans cette ville dont nous entendons les rumeurs, à cette époque de la vie italienne où le petit Durante apparut. Il nous restera encore à nous familiariser avec le théologien. Quel monde, ce poème dont ce n’est pas tant l’obscurité qui nous aveugle que la lumière qui nous éblouit ! M. Masseron est un bon guide, un aimable et savant compagnon à travers l’Enfer, sur la pente du Purgatoire, dans le radieux Paradis. Son livre aurait plu à notre Pierre de Nolhac qui avait écrit aux Débats après Les Enigmes de la Divine Comédie que M. Masseron s’était mis au premier rang des étudiants de Dante.

Une autre part du Prix Bordin recommande la Littérature irlandaise contemporaine de M. Rivoallan, livre indispensable si l’on veut avoir une idée de l’éveil ou du réveil de l’Irlande littéraire au me siècle. Jusqu’ici ses représentants, Swift, Berkeley, Goldsmith, Burke, n’étaient que de grandes personnalités dans la littérature anglaise ; mais rien, pas même chez Swift, ne marquait leur origine. D’ailleurs les ouvrages en langue gaélique n’avaient qu’une vie contrainte, artificielle. La substitution de l’anglais au gaélique s’opéra par la pénétration dans l’anglais de l’Irlande des tours gaéliques et de l’esprit d’autrefois. La renaissance irlandaise commença au théâtre. Le promoteur en fut Yeats poète, dramaturge, symboliste. Il avait ramené de Paris un dramaturge qui devait mourir jeune, E.-J. Synge et dont les pièces, du plus âpre humour et du plus singulier, — particulièrement celle qui nous a été traduite, Le Baladin du monde occidental, — excitèrent un fanatisme orageux. Lady Gregory, qui joua un rôle de Mécène, fit jouer quelques pièces émouvantes. Après 1916 l’originalité de la Littérature irlandaise se manifesta dans le roman. Je ne citerai que deux des romanciers que nous analyse brièvement M. Rivoallan : l’un, James Joyce, l’auteur du fameux et monstrueux Ulysse, photographie en huit cent soixante-dix pages d’une journée à Dublin en 1904 et principalement des allées et venues d’un agent de publicité. M. Rivoallan s’applique fort heureusement à nous faire comprendre cet ouvrage encore plus révolutionnaire par la langue que par les idées et même les, obscénités. L’autre romancier nous est plus familier, Liam O’Flaherty, dont les œuvres Le Puritain et Le Mouchard sont virulentes, angoissantes, du reste sillonnées d’éclairs admirables. M. Rivoallan remarque qu’un des thèmes essentiellement irlandais, la convoitise de la terre, est le cri d’une race dépossédée par la loi du plus fort. Un autre thème des romanciers nous raconte comment les familles s’efforcent d’éviter le désastre d’un partage. Et puis roman et théâtre sont ouverts à la libre fantaisie. « L’âme irlandaise, dit M. Rivoallan, ne se tient qu’à regret dans le vraisemblable et le vérifié ; elle a soif de l’impossible et du miraculeux. » Étude de la littérature d’un peuple, connaissance de son âme.

 

Compterai-je parmi les historiens littéraires et les critiques Mme Madeleine Daniélou dont l’Académie couronne d’un Prix Fabien L’Éducation selon l’esprit, où elle a mis son expérience de grande éducatrice ? C’est un bon et beau livre. Mais je me disais en le lisant : « Pourquoi les meilleurs livres de pédagogie n’égalent-ils jamais en intérêt l’Émile de Jean-Jacques ? C’est que l’Émile est une histoire, un roman, l’exemple concret d’un élève qui ne ressemble pas aux autres, qui a ses défauts, ses qualités, ses réactions. Je ne discute pas les moyens que Jean-Jacques emploie ; je pense seulement qu’ils ne réussiraient pas avec d’autres Émiles ou qu’ils seraient d’un usage trop difficile et trop coûteux. Mais Émile est bien vivant. Nos traités de pédagogie fournissent aux éducateurs des vêtements tout faits qui ne sont jamais ajustés aux adolescents dont ils ont la charge. » Je ne connais qu’une exception l’Éducation chrétienne en pleine vie de l’abbé Dibildos, qui a des pages d’un accent si profond parce que cet ancien directeur de Gerson et de Bossuet nous apportait des souvenirs particuliers. Je regrette que Mme Daniélou n’ait pas jugé à propos d’en faire autant. Sur la valeur générale des règles d’éducation, elle me paraît être, en maint endroit, d’accord avec nous. Elle note que l’adolescente est l’âge où s’éveillent les vraies passions. (Je crois qu’elles se sont éveillées dès l’enfance.) Et elle ajoute : « A dater de ce moment, l’éducation est tout individuelle. » Plus loin, elle écrira : Tout ce qui va à faire dominer l’esprit sur la chair prépare le règne de Dieu » Mais « cette préparation est, pour la plus grande partie, hors de nos prises ». Je discerne dans ces aveux, sinon le pessimisme, du moins l’optimisme fatigué des éducateurs qui, comme les vieux médecins, recommandent toujours les remèdes prescrits et s’en remettent à la nature du soin de les rendre efficaces. Le livre de Mme Daniélou respire l’intelligence et la bonté.

 

Le Prix Catenacci, destiné à encourager la publication des livres illustrés de luxe, traitant de poésie, de littérature, d’histoire, d’archéologie ou de musique, ne pouvait mieux s’adresser qu’à deux ouvrages splendidement illustrés, l’un de notre confrère des Beaux-Arts, M. Maurice Denis, Histoire de l’Art religieux, publié chez Flammarion ; l’autre du R. P. Raoul Plus, Saint Jean-Baptiste dans l’art, publié à la Librairie Alsatia.

Personne n’était plus autorisé que M. Maurice Denis à nous faire les honneurs de l’Art religieux depuis les cimetières de Rome jusqu’au XXe siècle. Si le peintre ne m’appartient pas, ni les jugements du critique, du moins je puis dire quel intérêt j’ai pris à parcourir en sa compagnie cet immense musée où se déroule dans sa variété passionnante l’Art chrétien. Je n’y vois que des visages humains, de beaux visages et aussi de pauvres visages avec leur expression de joie ou de souffrance ; toute l’humanité est là qui se recueille ou qui s’adonne au plaisir, qui espère ou qui craint ; elle n’a pas fait un rêve ; elle n’a pas formulé un désir ; elle n’a pas ressenti une douleur que l’image ne lui, en apparaisse dans ces œuvres charmantes ou puis­santes. Le maître qui me conduit a toujours l’enthousiasme de la jeunesse. « Tant que les Chrétiens, qui vivent leur foi, dit-il, trouveront dans les choses visibles le chemin des invisibles et dans l’ordre de la réalité naturelle la garantie des vérités surnaturelles, tant que l’Évangile restera pour eux le livre sublime et sacré dont l’enseignement nous est donné en images et en paraboles, tant que les sacrements useront de signes sensibles, la formule du Saint Père Pie X : « Prier sur de la beauté », imposera l’art comme une nécessité liturgique. » Mais M. Maurice Denis, comme tous les grands artistes, a longuement réfléchi sur son art, et son Histoire, qui a tous les mérites d’une bonne histoire, est semée d’observations personnelles du plus grand prix. « On ne saurait, écrit-il, comprendre ni la spiritualité ni l’art religieux du grand siècle, si on ne saisit le rapport entre le ton des Lettres ou des Instructions de Saint Vincent de Paul et le rendu des pauvres objets familiers, accessoires ou natures mortes, que l’on voit clans les tableaux de Philippe de Champaigne et de Le Sueur, la chaise de l’ex-voto du Miracle de Sœur Catherine ou le vase d’eau bénite de la Mort de Saint Bruno... Dans un autre domaine, que nous apprennent le Dôme des Invalides ou la Chapelle de Versailles, sinon le même accord de la raison réaliste et de la foi ? » C’est un plaisir et un profit de rencontrer des pensées de cette force qui projettent une lumière nouvelle sur l’accord profond des grandes œuvres littéraires et artistiques au XVIIe siècle.

Comme M. Maurice Denis, j’admire le mot de Pie X : prier sur de la beauté ; mais à condition que cette beauté ne nous donne pas de distraction et ne fasse pas tort au caractère du sujet. L’ouvrage du R. P. Raoul Plus nous en fournit un curieux exemple, Saint Jean-Baptiste dans l’Art. La première partie nous expose l’histoire du Précurseur ; la seconde se compose de la reproduction de cent vingt-trois tableaux qui l’ont illustrée. Peu d’histoires prêtent davantage à l’illustration. Avant la naissance même de Jean-Baptiste, nous avons la Visitation où Elisabeth, à la vue de Marie, sent l’enfant qu’elle porte s’agiter dans son sein ; plus tard, la Nativité, et Elisabeth qui tend son beau visage vieilli vers Marie rayonnante de jeunesse ; puis les jeux des deux enfants, Jean et Jésus. Jusqu’ici ce sont des scènes intimes dans un décor familial ; maintenant, c’est l’immensité, la sauvagerie et les bêtes rampantes du désert ; le pensif Jean-Baptiste en sort prophète et farouche prédicateur. Et quelle grandeur dans le Baptême du Christ qui a tenté les Véronèse, les Titien jusqu’à Corot dont la toile fut refusée au Salon de 1842 ! Enfin la Décollation : le tétrarque de la Galilée, Hérode, a pris la femme de son frère, Hérodiade ; et le Précurseur s’est élevé publiquement contre cette infamie. Il a été jeté en prison. Hérodiade avait de son premier mari une fille qui dansait à ravir. Un soir Hérode, ravi, lui dit : « Demande-moi ce que tu désires, n’importe quoi, je te l’accorderai. » Hérodiade souffla à l’oreille de Salomé : « Demande la tête de Jean-Baptiste. Le tétrarque n’eut pas le courage de revenir sur sa parole. Ainsi la tête de l’homme de Dieu « fut le prix d’une danse ». Le cardinal Frédéric Borromée, fondateur de l’Ambrosienne, remarquait que les peintres avaient fort peu traité Jean-Baptiste enchaîné dans son cachot. En revanche, disait-il, l’Art déploie toutes ses ressources pour représenter Hérodiade et Salomé entourées de bourreaux, de gardes et de femmes à peine vêtues... » J’irai plus loin. Comment représentent-ils Salomé, cette aimable jeune fille qui porte une tête coupée sur un plateau ? Les Salomé sont presque toujours très belles, mais d’une beauté tendre et pudique ; elles baissent les yeux, reçoivent le trophée, semblent chargées d’une pièce montée ou d’une corbeille de fleurs. Quelques-unes sourient. Chaste et blanche fille de Memling, poupée obéissante de Cranach sous ses lourdes nattes et dans sa robe brodée aux plis rigides, Salomé n’a l’expression presque cruelle que chez Puvis de Chavanne, à force d’être attentive au maintien du saint agenouillé pendant que, derrière lui, le bourreau brandit son sabre et s’apprête à en fouetter l’air. Le Titien, dans un des tableaux que ce sujet lui a inspirés, nous la montre élevant l’affreux trophée avec la victorieuse et sensuelle insolence d’une femme de joie, qui conviendrait mieux à la mère qu’à la fille. Salomé bonne maîtresse de maison ; Salomé timide et qui, toute danseuse qu’elle soit, craint de faire un faux pas ; Salomé impassible ou songeuse ; la plus belle Salomé est encore celle de Luini au Prado. Elle se détourne lorsque le bourreau dépose sur le plateau qu’elle tient le chef sanglant Elle est ravissante, une des figures les plus obsédantes et les plus tendrement mélancoliques : on a envie de la consoler. En général les têtes du bourreau et de la victime, l’une atroce, l’autre d’une merveilleuse sérénité, sont admirables. Mais les peintres, en peignant leur Salomé, n’ont pensé ni à la satisfaction barbare, ni à l’insouciance inhumaine, ni à l’orgueil, ni à l’effroi dont elle aurait pu être saisie ; ils n’ont eu d’autre souci que de nous mettre sous les yeux un beau visage, car le poète Bouchor l’a dit jadis : « Ici-bas, rien n’est beau comme les beaux visages. »

 

Le Prix Charles Blanc, qui va de préférence aux ouvrages traitant des questions d’art, est attribué à M. G. Meautis pour son livre Les Chefs-d’œuvre de la Peinture grecque. L’Académie avait déjà couronné en 1932 une remarquable étude de lui sur L’Ame Hellénique d’après les vases grecs. Son ouvrage d’aujourd’hui me paraît encore plus remarquable. Nous ne possédons comme renseignements sur les peintres de la Grèce antique qu’un livre de l’Histoire Naturelle de Pline et quelques anecdotes d’Hérodote et d’Athénée. M. Meautis passe en revue les peintres dont le nom est resté ; il va chercher dans les auteurs grecs et latins les descriptions de leurs tableaux ; il identifie quelques-unes de leurs plus célèbres œuvres en attribuant telle fresque d’Herculanum et de Pompéi à tel artiste ; et il nous marque la différence des époques. La grande peinture, celle qui se sépare des vases, ne commence qu’après les Guerres Médiques. Le premier peintre Polygnote vivait au Siècle de Cimon que M. Meautis place au-dessus du Siècle de Périclès. Auteur de deux fameuses peintures, décrites par Pausanias, La Prise de Troie et La Descente d’Ulysse aux Enfers, contemporain d’Eschyle, il a « le même sens tragique de la vie, le même respect du divin, le même optimisme viril ». Aristote recommande aux jeunes gens ce sévère artiste qui pensait « que l’émotion artistique doit conduire à l’émotion religieuse, à la fervente et subtile adoration des forces créatrices que représentent les dieux ». Le même Aristote nous parle de Zeuxis. On connaît son tableau de l’enfant et des raisins. Mais si l’enfant avait été aussi ressemblant que les grappes de la vigne, les oiseaux n’auraient pas osé les becqueter. Il effaça les raisins et conserva l’enfant qui était le mieux peint : grande leçon pour les peintres futurs Zeuxis s’éloignait de Polygnote comme Euripide d’Eschyle. Parrhasios d’Éphèse aimait à se draper dans la pourpre ; il chaussait des sandales retenues par des agrafes d’or ; et son bâton était orné de spirales d’or. Mais il y avait du Bouguereau en lui, car on disait que le Thésée qu’il avait peint s’était nourri de roses. D’Apelles, considéré comme le plus grand, Lucien nous a décrit un seul tableau, La Calomnie ; et c’est tout ce que nous connaissons du peintre d’Aphrodite : une froide Allégorie. « Alors que la peinture de l’âge classique, nous dit M. Meautis, visait à exalter ce qu’il y a de plus élevé dans l’âme humaine par le récit des hauts faits des héros, la peinture de l’époque hellénistique ne vise qu’à nous montrer des hommes comme nous soumis aux mêmes passions, victimes des mêmes faiblesses. » Le Zeus de Phidias dont la figure, selon l’expression de Quintilien, « ajoute quelque chose à la religion », a sur les murs d’Herculanum les lèvres sensuelles et le regard voluptueux ; il n’est plus le vainqueur des Titans ; il est le séducteur des Léda et des Danaé. La spiritualité s’est éteinte dans les yeux d’Héraklès. D’Artémis, la déesse vierge et farouche, qui laisse dévorer par ses chiens Actéon coupable de l’avoir vue au bain, les Alexandrins feront l’amoureuse d’Hippolyte... Je ne donne qu’une idée bien insuffisante de ce livre captivant ; mais je voudrais en avoir dit assez pour qu’on ait envie de le lire. L’auteur est certainement un de nos meilleurs hellénistes ; un des plus personnels et des plus ingénieux.

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Nous mentionnerons encore quelques ouvrages que je classe sous le titre d’Exotisme. Ce sont des études sur la France d’outre-mer et sur les peuples lointains, des récits de voyage, des considérations de politique étrangère. Nous n’en avons pas eu beaucoup cette année. Deux livres s’imposent : La Femme noire en Afrique Occidentale, par Sœur Marie-André du Sacré-Cœur, des Sœurs Missionnaires du Nord d’Afrique, docteur en droit. La Sœur Marie‑André est connue depuis longtemps chez ceux qui s’occupent des milieux africains. Nous ne savons pas encore assez en France la supériorité de nos Ordres missionnaires. En Afrique, tout ce que j’ai lu et entendu m’a persuadé que les Sœurs Blanches n’étaient pas inférieures aux hommes et faisaient autant de bien qu’eux, sinon plus, parce qu’elles pénètrent plus intimement dans la famille et, femmes, s’adressent aux femmes, aux mères. Avec elles s’introduisent sous ces pauvres cases des formes de notre civilisation qui dérangent le moins les traditions, car il est dangereux de porter une main impatiente sur des coutumes dont la disparition déséquilibre et démoralise. Sœur Marie-André a étudié une douzaine de tribus dont les femmes diffèrent autant que les Scandinaves, les Serbes et les Anglaises, mais se ressemblent encore plus, comparées aux Européennes. Leurs peuples comptent six millions d’individus ; ils se répandent sur douze cents kilomètres du nord au sud et dix-huit cents de l’est à l’ouest. Des pays plats, couverts de brousse, sous un climat torride. Ce n’est pas le seul ennemi que les Sœurs aient à craindre ; elles ont contre elles les confréries religieuses musulmanes ; le fétichisme et les superstitions à l’ombre desquels prospèrent des sociétés d’empoisonneurs et d’empoisonneuses ; l’obscurité des esprits ; l’habitude de la ruse ; l’absence d’affection, de confiance, de communauté d’intérêts dans la polygamie. « L’Afrique, a-t-on pu écrire, est un continent sans amour. » Sœur Marie-André a fait de la situation morale et sociale des femmes indigènes une analyse qui ne laisse rien échapper, pas plus au spirituel que dans le domaine des lois et de la vie quotidienne. La jurisprudence la passionne autant que la connaissance des âmes. Elle ne craint pas de citer ses prédécesseurs, de grands Africains comme M. Robert Randau (à qui cette année l’Académie donne un témoignage de sa sympathie) ; mais on la sent avant tout appuyée sur son expérience et sur sa tendresse. Elle juge sans complaisance la femme noire et elle l’aime, elle est saintement avide de l’or enfoui dans cette gangue.

 

Nous irons plus loin que l’Afrique avec M. Fernand Grenard, ancien Ministre plénipotentiaire, qui nous livre le résultat de ses longs séjours à l’étranger et de ses lectures dans un petit volume, Grandeur et Décadence de l’Asie ; Avènement de l’Europe, dont nous conserverons le souvenir comme d’un grand ouvrage. Cette synthèse historique plaira par sa lucidité et ses qualités de forme aux admirateurs de l’Essai sur les mœurs et de L’Esprit des Lois. J’aurais peut-être préféré qu’il l’intitulât Grandeur et Décadence de l’Empire Ottoman, et qu’il réservât seulement dans sa conclusion, comme fond de tableau, ce qu’il voulait nous dire de la Perse, de l’Inde, de la Chine, car le livre contient à peine une page et demie sur le Japon. Mais sur l’ancienne Asie, les invasions jaunes, les Huns dont la terreur a exagéré le nombre et fait « des portraits truculents », sur les Bulgares qui n’en sont qu’une fraction, les Hongrois, les Mongols de Gengis-Khan, enfin sur les Arabes et les Turcs, je n’ai rien lu d’aussi net et, sans être simplifié, d’aussi facile à saisir. Pour M. Grenard, la fondation de l’Empire Ottoman est un des plus grands faits des annales humaines et des plus étonnants. Au début du XIVe siècle, une petite tribu de Turcs occupe un territoire équivalent à un petit département français. Elle profite de toutes les occasions favorables. Pas de triomphe foudroyant. Ces conquérants ont presque un air de gagne-petit. Ils forment leur empire au fur et à mesure comme un terrien arrondit son domaine. Et leur chef se trouve un jour l’héritier des César. M. Grenard, qui ne déteste pas de donner à ses formules une apparence paradoxale, et qui traitera Christophe Colomb d’assez médiocre aventurier, nous dira que la prise de Constantinople n’a point d’importance réelle. (Entendu ; la prise de la Bastille non plus.) Mais peut-être insiste-t-il trop sur ce que l’Europe barbare a dû à la civilisation musulmane. C’est oublier notre grand XIIIe siècle et que la civilisation chrétienne n’aurait pas eu tant d’avenir si elle ne l’avait déjà emporté en humanité. M. Grenard le sait, lui qui nous a fait un tableau de la société turque où une bonhomie généralement bienveillante s’alliait aux pires atrocités. Après nous avoir exposé le développement et le succès des empires asiatiques, — l’un national et traditionnel, celui de Chine ; l’autre factice, celui de l’Inde, — il arrive à l’ascension de l’Europe. Nous aurions peut-être quelques objections à lui soumettre. Cette ascension résiste-t-elle aux antagonismes des nations européennes qui transforment peu à peu l’Asie en champ de bataille et au mépris qu’elles inspirent à l’Asiatique ? Le livre de M. Grenard ne nous en semble pas moins un des livres les plus compréhensifs et les plus suggestifs sur ces graves questions.

 

Voici un autre livre sur l’Orient, mais sur l’Orient romain : Les Témoins du Christ. C’est le début de Marc Escholier qui s’avance sur les traces de son père ; et l’épilogue a été écrit par Georges Goyau. On se rappelle, dans le sermon sur l’Unité de l’Église, l’étonnante phrase sinueuse et rapide où Bossuet déroule l’itinéraire de Saint Pierre. Le livre de M. Escholier en est l’illustration. Mais c’est l’itinéraire de Saint Paul, du Saül de Tarse qu’attendait sur la route de Damas Dieu dans le soleil. Tarse, Césarée, Antioche, Chypre, Philippes, Thessalonique, Athènes : M. Escholier, avec Pausanias, Strabon, Flavius Josèphe, a reconstitué ce monde antique sans jamais emprunter, comme l’en louait G. Goyau, à l’histoire romancée ses équivoques moyens de séduction ». Les voyages de Saint Paul se terminent à Athènes. Ce fut là qu’il trouva le plus bel exorde ex abrupto que l’histoire de l’éloquence ait enregistré. On l’avait mené à l’Aréopage et prié d’exposer sa doctrine. Il parla ainsi : « Athéniens, je vous vois en tout éminemment religieux. J’ai même, sur mon passage, aperçu parmi vos objets sacrés, un autel où était écrit : Au Dieu Inconnu. Celui que vous adorez sans le connaître, moi, je vous l’annonce... » La façon dont M. Escholier a raconté cette scène n’en est pas indigne.

 

J’ai laissé de côté, faute d’espace, deux écrivains que l’Académie a récompensés pour leur œuvre tout entière. M. Mabille de Poncheville, qu’elle connaît bien, s’est rendu à Saint-Jacques-de-Compostelle comme les pèlerins du Moyen-Age, par les mêmes chemins ; il a fait aussi le pèlerinage de Rome, mais, je crois, en chemin de fer. René Bazin a écrit de très jolies pages sur ce rare compagnon de route qui sait si bien dire ce qu’il a vu et avec un tel sens de la couleur et du mouvement. Il a publié deux volumes sur Carpeaux dont l’homme sort mieux connu, l’artiste mieux aimé. Au lendemain de 1918, il s’est penché filialement sur les blessures d’Arras et des villes du Nord. Il a également chéri le poète Péguy et le poète Verhaeren. Il a composé Les Fêtes carillonnées, un livre exquis de « souvenirs qui, selon le mot de Chateaubriand, se lient à la religion et à l’histoire de la patrie ». Enfin, avant de tenter le roman historique, il nous a donné, dans un volume de la plus aimable érudition, la vie de Valentin Conrart, de ce père de l’Académie au silence prudent » ; et il l’a vengé près du grand public de la note dont Boileau avait expliqué son vers. « Conrart, fameux académicien qui n’a jamais écrit. » Jamais écrit, lui, Valentin Conrart, auteur de vers qui comptent au moins par leur poids, de Mémoires et de Lettres qui ne manquent pas de solennité ! Comme on le voit, M. de Poncheville a de nombreux titres à la sympathie de l’Académie.

 

L’autre écrivain qu’elle a distingué est M. Robert Vallery-Radot. Ses titres ne sont pas moins forts. Depuis une trentaine d’années, ce moraliste, j’entends cet observateur des mœurs, a été sur la tour pour épier l’horizon ou sur la brèche pour combattre. Avant 1914, il avait cru un instant au Réveil de l’esprit. Ce ne fut qu’un instant. La victoire ne lui cacha pas la baisse de la moralité publique. Il savait qu’étant un animal religieux, l’homme qui repousse l’idée de Dieu divinise ses passions. En 1921 son livre Devant les Idoles, dénonçait la plupart des maux dont nous supportons les terribles conséquences. Convaincu, lui aussi, du fécond enseignement des pèlerinages, il se rendit en pèlerin à Jérusalem et nomma la Palestine Terre de Vision. Depuis lors sa devise aurait pu être Incedo per ignes ; car, sans que la polémique altérât ses qualités de parfait écrivain, il écrivit Le Roman spirituel de l’Histoire contemporaine avec des livres intitulés : La Dictature de la Maçonnerie et Israël et nous.

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Il nous reste encore le Roman, le Théâtre et la Poésie. L’Académie a décerné le Grand Prix du Roman à M. Edouard Peisson. Le roman maritime est un genre relativement nouveau si Bernardin de Saint-Pierre, comme nous le croyons, est bien le premier, dans son Voyage à l’Ile-de-France, à nous en avoir donné l’idée. Il se plut à observer les mœurs, le caractère, le tour d’imagination des marins, leur vie cosmopolite et amphibie. Ce ne fut pas son influence qui toucha nos romanciers ; ce furent l’exemple et le succès de Fenimore Cooper. Eugène Sue avait bourlingué ; il tira de son expérience de nouveaux ressorts d’intérêt romanesque et fit du roman maritime (Plik et Plok — La Vigie de Koat-Ven — Atar Gall). Ses imitateurs et ses successeurs y empruntèrent des scènes dramatiques ou, comme Loti, un théâtre pour leurs nostalgies et leurs méditations, un balcon sur l’infini, ou encore, comme M. Farrère, une évocation des pirates et des corsaires d’autrefois. Mais avec M. Peisson le roman maritime n’est que maritime. Son invention n’est pas d’un romancier. Le drame qu’il nous raconte résulte des énergies concentrées dans un navire, de la lutte ardente des hommes contre la mer. Son livre, Gens de mer, nous semble le plus significatif de sa manière. C’est l’histoire d’une traversée, et d’une effroyable tempête où le schooner Le Pétrel, démâté, appelle au secours, mais, par suite d’une avarie dans sa télégraphie, ne peut indiquer sa position. De la Compagnie on alerte deux navires anglais et un navire allemand dans les parages où on le suppose. Cependant le commandant du Phoque Blanc, qui est brouillé avec son collègue du Pétrel, a l’intuition de l’endroit du naufrage ; et ce quatrième navire sauve les hommes en perdition. La tempête étudiée, pour ainsi dire, heure par heure, les péripéties du sinistre, la vérité des caractères que l’horreur d’une fin prochaine fait saillir, la générosité héroïque des sauveteurs qui emporte leurs mesquineries, comme les trombes d’eau nettoient leur plancher mouvant, tout s’empare du lecteur sans qu’aucune convention romanesque ou sentimentale n’en vienne affaiblir l’intensité. C’est le triomphe du réel rendu par un sobre et rude écrivain. Je lui reprocherais peut-être l’abus des termes techniques ; s’ils sont nécessaires, ce que j’admets, l’auteur ne pourrait-il, la première fois qu’il en use, les définir dans son texte ou en note ?

 

L’Académie a été heureuse de renouveler sa confiance amicale à M. Silvestre dont elle apprécie le talent délicat et ferme et les peintures paysannes en lui accordant le Prix Lucien Tisserand qui doit récompenser un bon romancier français « ayant encore devant lui un long avenir ». Et elle a réservé un beau Prix Montyon à Mme Acremant dont Ces Dames au Chapeau vert ont porté le nom dans nos petites villes les plus reculées. Son roman de cette année, La Route Mouvante, qui décrit le monde de la batellerie sous de fraîches couleurs bien que le drame y rôde, nous amène, en s’y opposant, au roman de Mme Yvonne Pagniez, Pêcheur de goémon. Mme Acremant est un vrai romancier ; Mme Pagniez n’est qu’une romancière d’occasion. Elle le sait et même elle l’avoue. « Ce livre, dit-elle à la première ligne de sa Préface, n’est presque pas un roman. » Et elle parle « du fil ténu de l’intrigue ». Quelle imprudente sincérité ! Elle ruinait d’un coup de soin qu’elle avait pris, probablement sur le conseil d’un juge soi-disant habile qui mésestime le public, d’imaginer « ce fil ténu » pour avoir le droit d’inscrire le mot Roman sur la couverture. J’aurais préféré que Pêcheur de goémon restât une monographie pittoresque. Non que la partie romanesque soit mauvaise ; mais elle pourrait aussi bien se passer chez des employés du gaz que chez des pêcheurs de goémon ; et il ne suffit pas pour la naturaliser bretonne que Jaïc le pêcheur, amoureux de sa femme, chante en son honneur une imitation du Cantique des Cantiques où les jumeaux de la gazelle sont remplacés par des coquillages et, sur les lèvres de la bien-aimée, l’odeur des pommes par le goût du sel. Mais Mme Pagniez est un écrivain élégant et nerveux, une très intelligente observatrice, chez qui l’imagination et la sensibilité s’équilibrent. Son premier livre sur Ouessant, cette île que les Bretons ont nommé l’Ile de l’épouvante, avait été très remarqué. Pêcheur de goémon renferme des pages vraiment admirables sur les goémons, sur leurs odeurs, leurs couleurs, leurs nuances et sur leurs formes. La pêche, réglementée, en est plus dure et même plus dangereuse qu’on ne le penserait. Il faut défendre sa récolte contre l’eau du ciel qui en dissout l’iode et en rend les cendres si pauvres que les usines les refusent ; et la vie des goémoniers a de cruelles incertitudes. On n’encouragera jamais trop ce genre d’études qui étend et accroît la sympathie humaine.

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M. Alfred Mortier a été un poète lyrique et surtout un de nos rares poètes dramatiques depuis cinquante ans. L’heure viendra de dire ce que notre théâtre a dû au dramaturge, au critique dramatique, à l’italianisant qui a ressuscité Ruzzante. Il n’en a pas été payé. Sa foi religieuse, sa juste fierté, la conscience de ce qu’il avait voulu et plus qu’à demi réalisé, (c’est déjà beaucoup) n’avaient pas permis aux déceptions de mêler leur aigreur à la pureté de son âme Il a fondé un prix destiné à « récompenser la pièce de théâtre la plus originale, la plus neuve, parmi celles représentées sur une scène « à côté ou irrégulière ». C’est la première fois que nous le donnons ; et nous avons choisi La Naissance de Tristan, poème dramatique en trois parties, de M. Georges Delaquys, joué sur la scène de Monte-Carlo. La pièce se présente comme un drame bourgeois, un drame d’amour entre deux ménages. Mais il reçoit un éclairage imprévu du fait que le héros, compositeur, se nomme Richard Wagner et la femme adorée Mathilde Wesendonk. A mesure que leur aventure s’accomplit, l’opéra naît, se développe, grandit, gronde, chante, et leurs ombres passagères se projettent en personnages immortels, Tristan et Isolde. Les dernières scènes sont les plus belles : la femme est à jamais brisée ; l’homme trouve l’oubli de sa douleur et même une incomparable ivresse dans les flots sonores qui en ont jailli.

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Parmi les poètes que nous avons couronnés, le volume de M. Nicolas Beauduin, Dans le Songe des Dieux, venant après Mare Nostrum et Santa Venezia, obtient le Prix Archon Despérouses. M. Beauduin est resté fidèle à la versification d’hier et aussi de demain, en admettant même quelques licences qui en détendent la rigueur. D’ailleurs la forme impeccable de ses vers convient à la noblesse de son inspiration. Il a édifié pour les Exilés de Banville un nouveau palais de style et de décors parnassiens.

M. Raymond Genty n’est pas plus hérétique en prosodie ; mais sa Route lumineuse serpente et court à mi-côte. Spirituelle, légère, elle est parfumée des fleurs de lavande qui donnent aux petits jardins l’odeur des vieilles armoires et toute diaprée de primevères, dont les épanouissements pressés sur le sol ressemblent à des bouquets romantiques. Et bien des gens la croisent qu’on est heureux de rencontrer, des comédiens, des poètes, des amoureux dont le cœur a toujours vingt ans.

Un nouveau Prix a été fondé, pour récompenser un livre de vers ou l’étude d’un poète, par des parents à qui leur fils a été enlevé : le Prix Jean Bouscatel. Ils ont voulu que son nom, son amour de la poésie, le souvenir de la joie qu’il ressentait à épancher en de beaux vers son âme insatiable et charmante lui survécussent ; et ils les confient à l’Académie. Cette année nous avons attribué ce Prix à M. Alphonse Gaillard, auteur de Mon beau Jura. Il y célèbre sa petite patrie, joyau du bon terroir comtois, d’abord les Génies du lieu, Lamartine, Hugo, Lyautey, même un petit montagnard jurassien du nom de Victor Bérard ; puis les monts, les hauts plateaux, les châteaux, les villes dont les clochers « concentrent dans leurs murs de longs siècles d’histoire », les vignobles, les vins blancs secs et dorés et le clair rubis du vin d’Arbois, les horloges de Morez... J’ai songé plus d’une fois, en lisant ce livre aimable et sain, aux Émaux Bressans de Gabriel Vicaire.

 

Je terminerai par deux prix assez importants. L’un, le Prix Max Barthou, doit aller à un jeune écrivain « dont le talent d’une inspiration élevée aura fait ses preuves ou donné de sérieuses espérances ». Le lauréat est M. Pierre Pascal. Ce jeune homme a fait ses preuves et donne les plus belles promesses. Il a dirigé jusqu’à la guerre une précieuse revue de poésie, Eurydice ; il a publié, en sa qualité d’éditeur, des poèmes dont il a gravé lui-même le frontispice ; quatre grands poèmes de lui ont été somptueusement édités par ses soins : l’Ode triomphale en l’honneur de la troisième Rome ; le Péan naval pour célébrer la naissance du croiseur cuirassé « Dunkerque », dont plusieurs strophes furent inscrites sur l’infortuné vaisseau ; l’Ode Liturgique à Paris ; l’Éloge Perpétuel de la Sibylle d’Erythrée et de César Auguste fondateur de l’Empire, réponse au fameux message de Gabriel d’Annunzio en 1935. Une des plus louables ambitions de M. Pierre Pascal est de renouer dans sa poésie la tradition des poètes civiques, des Pindare, Horace, Ronsard, Malherbe, Chénier, Lamartine, Hugo, et non de ceux qui, à l’exemple de la Pléiade et de nos Symbolistes, peuvent vivre, au milieu des guerres de religion et des plus violents débats, uniquement occupés de leurs rosiers et de leurs amours. Il n’a pas craint l’actualité politique. Mais, — l’observation est de M. Magallon et va loin — « jamais chez lui le poème ne descend au niveau des événements d’où il sort ». Ce qu’il a chanté avec une fougue sincère et savante, et qui a valu à sa Sibylle d’Erythrée de paraître en même temps dans son texte original et dans une traduction italienne, c’est la nécessité de l’union latine et l’amour de cette patrie qui, disait d’Annunzio, va de la Flandre française à la mer de Sicile ». La poésie de M. Pascal est d’une richesse déconcertante de vocabulaire, d’images, d’apostrophes, d’invocations, de prosopopées. Ses strophes me rappellent les Odes de Ronsard souvent par la prodigalité et l’enchevêtrement des souvenirs, quelquefois même par l’obscurité d’une érudition mythologique. L’âge corrigera l’excès, et nous sommes curieux de savoir ce que nous apportera dans quelques années cette nature luxuriante aux ordres d’une raison plus impérieuse. Mais je puis vous dire que M. Pierre Pascal vient d’achever la première traduction en vers et la première édition critique de tous les poèmes de Michel-Ange et de tous les poèmes d’Edgar Allan Poe.

 

Le Prix Alice Barthou, destiné à une femme de lettres française pour une œuvre ou pour l’ensemble de ses œuvres, va cette année, dans la ville d’Auxerre, porter à Marie Noël le souvenir affectueux de l’Académie. Depuis que le Prix Heredia avait accueilli Les Chansons et les Heures, Marie Noël a publié Les Chants de la Merci où son imagination s’était assombrie, sa mélancolie mêlée d’amertume, et Le Rosaire des Joies, où, au contraire, sa fantaisie, qui se jouait dans la lumière de la Nativité, n’avait pas encore été aussi vive, aussi légère. C’est un bien grand mot que celui de génie. L’Abbé Brémond s’en servait en parlant de Marie Noël. Le mot talent ne suffit pas à expliquer ces vers, ces strophes, ces images qui, comme des coups d’aile, séparent un poète des plus savants artistes littéraires. Ils nous avertissent qu’une force indéfinissable et secrète est là ; et cette force, nous l’appelons génie : C’est le cas de Marie Noël. Chez elle, peu d’habileté prosodique ; aucune naïveté laborieuse. Elle est aussi éloignée d’un Pierre Pascal que d’un Francis Jammes. Mais elle a les sentiments d’une femme d’aujourd’hui et l’imagination d’une contemporaine de Villon. Aussi a-t-elle renouvelé quelques-uns des thèmes les plus anciens, les plus fatigués de la poésie. En voulez-vous un exemple ? Le poète s’est assis au dîner entre son père et sa mère. « Bon appétit, cher vieux et chère vieille ! » Tout-à-coup, il songe qu’un jour il ne les aura plus, qu’un jour on les arrachera de leur lit, choses d’un drap couvertes » et qu’il ne saura pas où les rejoindre. « C’est vrai, c’est sûr, s’écrie-t-il, et pourtant vous mangez ! » L’épouvante de la mort l’a saisi, et aussi l’épouvante de nous en voir si insouciants. Nous n’avons que peu de temps à vivre ensemble ; vous le savez ; et vous pouvez porter à vos lèvres « la gaîté des fruits mûrs » ! Marie Noël ne comprend pas plus que Pascal et Lamennais notre affreuse indifférence, pourtant si nécessaire. Du moment où l’idée de la mort s’est dressée sur sa route, il semble qu’elle n’ait pu s’en détacher. Elle a essayé de l’apprivoiser, de nous familiariser avec l’horreur du tombeau par toutes les perspectives qu’il nous ouvre. Peine perdue, le tremblement subsiste. Villon n’a pas plus réellement assisté à sa mort que Marie Noël dans Vision. Elle imagine le moment où elle ne marchera plus, où le pain tombera de sa main lasse, « Quand les voisines sur le pas — De la porte parleront bas, — Parleront et n’entreront pas ; Quand parents, amis, tour à tour, — Laissant leur logis chaque jour, — Dans le mien seront de retour ; — Quand dès l’aube ils viendront me voir — Et sans rien faire que s’asseoir — Dans ma chambre attendront le soir ; — Quand dans l’armoire où j’ai rangé — Mon linge blanc, un étranger — Cherchera de quoi me changer ; — Quand pour le lait qu’il faut payer — Quelqu’un prendra sans m’éveiller — Ma bourse sous mon oreiller ; — Quand le froid entre mes draps chauds — Se glissera jusqu’à mes os ; — Quand la mort comme un assassin... — S’agenouillera sur mon sein ; — Quand ses doigts presseront mon cou ; — Quand de mon corps mon esprit fou — Jaillira sans savoir jusqu’où — Le matin éternel réveillera mon âme. » Son âme qu’elle n’avait jamais vue. Comment avait-elle pu la croire si longtemps « presque sage, presque fervente, presque pure ? » Maintenant, va-t-elle affronter l’Assemblée des Saints assis en rond autour du ciel, avec tous ses péchés sur la tête ? Ils sont là, des papes, des docteurs, des évêques, des moines, des ermites ; ils traînent dans le ciel leurs manteaux éclatants. Elle les entend : ils dénoncent ses matins passés à ne rien faire, ses chimères, ses contradictions, son désir d’être aimée. Quel effrayant Paradis Le Seigneur était plus près d’elle dans l’humble église de son village.... Que ne donnerait-on pour ces petites strophes sur la mort qui s’échappent comme des sanglots et pour cette entrée au ciel que le XIIIe siècle eût aussi profondément sentie que nous ? Le prix que nous donnons est bien peu de chose. Et Marie Noël était loin d’y penser.