Rapport sur les concours de l’année 1889

Le 14 novembre 1889

Camille DOUCET

ACADÉMIE FRANÇAISE.

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

DU JEUDI 14 NOVEMBRE 1889.

RAPPORT

DE

M. CAMILLE DOUCET
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1889.

 

Messieurs,

L’Académie croyait bien faire quand, à la veille de cette grande fête du travail qui, depuis six mois, n’a cessé d’étonner le monde et de l’éblouir, elle proposait d’avance à ses poètes, comme sujet du prix de poésie à décerner cette année, un mot, un seul qui semblait tout dire et suffire à tout : le Travail !

Nous n’avions pas cru nécessaire de compléter notre pensée en ajoutant : l’éloge du travail.

Eh bien ! il faut l’avouer, ce sujet, tout de circonstance, mal compris en général, n’a inspiré personne autant qu’il promettait de le faire.

 

Au lieu de voir, dans le travail, tout ce qui élève l’homme, tout ce qui le rend heureux et fier, en faisant de lui, sous toutes les formes, le glorieux dompteur de la nature, presque tous les concurrents, – et la quantité ne manquait pas, ils étaient deux cent seize – presque tous, remontant au delà du déluge, jusqu’à la poétique légende de nos premiers aïeux, chassés du Paradis de Milton, se sont acharnés à nous les montrer, eux et leur race, condamnés aux plus durs des travaux forcés à perpétuité, et succombant encore de nos jours sous le poids éternel de leur châtiment héréditaire : Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front, se sont-ils écriés presque tous, en versant des pleurs et des vers sur la misère humaine qui sans doute a ses souffrances auxquelles nous ne saurions trop compatir, mais en affectant trop d’oublier, quand ici tout le rappelle, que le travail a aussi ses joies, ses fêtes et ses récompenses. C’est ce beau côté de la médaille que les poètes doivent regretter à cette heure de n’avoir pas envisagé autant que l’autre, en présence des merveilles que le travail préparait dans l’ombre et qu’il vient d’étaler devant nous en plein soleil, aux applaudissements de l’univers.

L’un d’eux pourtant, et le mieux inspiré de tous, est entré franchement dans la voie de l’admiration. Inscrits sous le numéro 102, ses vers portaient pour devise : Travaillez, prenez de la peine ! Quel bon conseil il se donnait là, et quel malheur qu’il ne l’ait pas suivi ! En prenant un peu plus de peine, peut-être eût-il fait un chef-d’œuvre ; il n’en a fait que la moitié et l’Académie, en revanche, n’a pu lui offrir que la moitié d’une couronne ; c’est-à-dire un accessit, de la valeur de deux mille francs.

Je suis toujours heureux de pouvoir louer complètement les vainqueurs que l’Académie a proclamés sans réserve, et la tâche me semble dure, au contraire, quand je suis forcé par hasard de marchander avec le talent et de joindre quelques épines aux fleurs qu’il attend de nous, croyant les avoir méritées.

M. Clovis Hugues, et je l’en remercie, m’a dispensé de ce devoir en s’en chargeant lui-même, en expliquant, dans une lettre qu’il a rendue publique, comment et pourquoi l’Académie n’avait pu décerner un prix tout entier à une œuvre incomplète, improvisée in extremis, sans qu’il ait eu le temps de l’achever.

« J’avais concouru au dernier moment, m’écrivait-il, dans un coup d’improvisation, et sans autre espoir que de servir encore une fois, dans le sujet imposé par l’Académie, l’idée socialiste qui est la grande idée du siècle. »

Cette grande idée méritait peut-être qu’un poète aussi autorisé lui consacrât quelques minutes de plus. Sans doute, alors, son œuvre eût été parfaite et l’Académie n’eût pas hésité à l’en récompenser largement. Elle a fait de son mieux en distinguant, parmi tant d’autres, un chant vraiment poétique, dont le souffle l’a frappée, une improvisation brillante, qui a ses taches, mais son charme aussi, sa force et sa grâce.

Que M. Clovis Hugues me permette de relever dans sa lettre un mot, juste d’ailleurs, qui a l’air d’un reproche et dans lequel nous n’avons vu qu’un conseil.

Souvent, Messieurs, l’Académie a regretté que, pour le prix de poésie comme pour le prix d’éloquence, elle fût obligée d’imposer, c’est le mot de M. Clovis Hugues, – d’imposer un sujet aux concurrents qui, au fond, ne peuvent pas trop s’en passer.

Ceux dont l’imagination féconde n’a pas besoin qu’on lui vienne en aide, protestent naturellement contre des entraves qui gênent leur indépendance ; mais ces entraves, d’autres, moins sûrs d’eux-mêmes, les considèrent au contraire comme des guides utiles qui, par le même chemin, les menant tous au même but, sont à la fois, pour eux et pour nous, les garanties d’une lutte plus égale, d’une comparaison plus facile et d’un jugement plus équitable. Un moyen terme a paru de nature à concilier tous les intérêts et, l’épreuve étant bonne à faire, après tant d’autres, l’Académie s’est arrêtée à la combinaison suivante qui, nous l’espérons, n’aura ni l’inconvénient de la prison trop étroite ni celui de la liberté trop large.

Ce n’est plus un cadre inflexible qui vient s’imposer de force au génie des concurrents, c’est un champ nouveau, plus vaste et presque sans limite que l’Académie ouvre devant eux, en leur disant Tournez vos regards vers cette poétique et mystérieuse époque du moyen âge parmi les légendes sans nombre qu’elle a créées et qui lui survivent encore, légendes historiques ou légendes religieuses, légendes d’amour ou de chevalerie, l’Académie demande, sans autre indication, sans autre exigence, que chacun de vous s’empare à son gré de celle qui lui sourira le plus et qu’il se la donne ainsi lui-même comme sujet, pour le concours de poésie de 1891. Le grand domaine des légendes du moyen âge vous appartient tout entier faites vos choix, messieurs les poètes et que la liberté vous inspire !

Après avoir réglé nos comptes avec le concours de poésie, pour le présent et pour l’avenir, j’ai maintenant, Messieurs, à proclamer, le nom des élus qui, dans nos autres concours, ont mérité que leurs œuvres fussent récompensées devant vous. La liste en est longue et plus que jamais je serais tenté d’être bref, quand je songe avec quelle légitime impatience vous attendez qu’une voix plus puissante et moins familière s’élève, à son tour, au-dessus de la mienne, pour vous donner ce rare et touchant plaisir d’entendre la vertu louée, par elle-même.

Cette année, Messieurs, dans la grande moitié de nos plus importants concours, chacun des prix a été décerné intégralement et sans partage à l’œuvre qui, jugée la meilleure, devait l’emporter sur les autres. Les vaincus s’en plaindront sans doute l’Académie au contraire s’en félicite comme d’une bonne mesure, qu’elle voudrait pouvoir appliquer toujours, pour l’honneur de ses récompenses dont la valeur se trouverait ainsi singulièrement rehaussée. Ce qui n’empêche pas que, tout à l’heure, en proclamant le partage des autres prix, je serai obligé de reconnaître que les meilleurs principes ne sont pas toujours d’une application facile et que, précisément pour être juste, il faut parfois se donner à soi-même des démentis honnêtes que l’équité commande et que le talent justifie.

 

Pour les deux prix Gobert, comme pour le prix Jean Reynaud, l’hésitation n’était pas possible, leurs fondateurs ayant stipulé que toujours ils seraient décernés intégralement. Il n’en est pas de même du prix Thérouanne, du prix Bordin, du prix Thiers, du prix de Jouy ; ceux-là, c’est plus librement, mais ce n’est pas plus facilement que l’Académie en dispose.

Le grand prix Gobert, de la valeur de dix mille francs, est décerné aux trois premiers volumes d’un important ouvrage intitulé : Richelieu et la Monarchie absolue, dont M. le vicomte d’Avenel est l’auteur.

Le second prix Gobert est attribué à M. Edmond Biré pour un piquant volume intitulé : Paris en 1793.

Le prix Thérouanne est décerné à M. Germain Bapst pour son bel ouvrage historique sur : les Joyaux de la Couronne.

Le prix Thiers, à M. Abel Lefranc, pour un curieux travail d’érudition sur : la Jeunesse de Calvin.

Le prix Bordin, à M. Charles Ravaisson-Mollien, fils de notre savant confrère, pour un grand ouvrage, en trois volumes in-folio, intitulé : les manuscrits de Léonard de Vinci.

Et le prix de Jouy, à M. Édouard Rod, professeur de littérature française à l’Université de Genève pour une très intéressante étude psychologique intitulée : le Sens de la vie.

Fidèle à ses traditions de respect pour la mémoire de son illustre fondateur, l’Académie commence toujours volontiers par se montrer susceptible, et comme personnellement atteinte, quand, par hasard, dans un livre soumis à son examen, quelque réserve, trop sévèrement faite par l’auteur, semble entamer une gloire qui est la sienne, et dont, ici du moins, nul n’est bien venu à vouloir diminuer l’éclat.

Dans l’introduction qui précède son grand travail sur le Cardinal de Richelieu et la Monarchie absolue, M. le vicomte d’Avenel avait commis cette imprudence qui, naturellement, lui a été reprochée. Occupé surtout de décrire l’état de l’administration intérieure de la France pendant le règne de Louis XIII, et signalant avec raison le caractère despotique donné alors à l’autorité royale par la suppression des garanties qui en limitaient l’exercice, il avait omis de faire en même temps la part des nécessités de tout genre, politiques et patriotiques, qui devaient expliquer un pareil excès de pouvoir, qui le justifiaient peut-être.

Cet oubli, que l’auteur a reconnu loyalement et qu’il a voulu réparer, n’a pas un moment empêché l’Académie de rendre justice au rare mérite de son grand et très intéressant travail. Je ne saurais trop louer la sûreté, l’abondance et la précision des recherches auxquelles il s’est livré pendant de longues années ; encore moins les qualités qui distinguent l’œuvre dans son ensemble la clarté de l’exposition, la solidité des renseignements, la grâce enfin d’un style élégant et facile qui donne même de l’agrément aux détails les plus arides.

Dans son histoire de Paris en 1793, à laquelle est décerné le second prix Gobert, M. Edmond Biré met en scène un narrateur supposé, un témoin imaginaire qui, jour par jour, rend compte à la fois des événements dont Paris est le théâtre pendant cette année ter rible et de l’impression qu’ils produisent sur l’esprit public effrayé. Cette sténographie quotidienne a tout l’intérêt d’un roman et toute la portée sérieuse d’une véritable histoire, où pas un fait n’est avancé sans une preuve, sans un document à l’appui. Le récit saisissant est aisé, vif et naturel. Déjà nous connaissions l’auteur comme un érudit et un écrivain dans un premier ouvrage dont celui-ci n’est que la suite, dans son Journal d’un Bourgeois de Paris, il avait mérité que l’Académie reconnût en lui les qualités qu’elle vient de retrouver encore et qu’elle aime à récompenser aujourd’hui.

 

Le titre d’un livre a son importance. Tandis que tout d’abord celui-ci nous prévient favorablement, tel autre au contraire nous trouble d’avance, nous égare et nous indispose. C’est un peu le cas de l’excellent ouvrage de M. Germain Bapst sur les Joyaux de la Couronne. Un pareil sujet n’est pas de notre compétence, pensions-nous peut-être, en le jugeant trop vite, avant d’avoir ouvert ce magnifique volume, que sa magnificence même nous rendait d’autant plus suspect. Nous nous trompions C’est bien vraiment une œuvre historique que M. Germain Bapst a tirée d’une monographie technique dont le titre, comme le caractère spécial, semble annoncer une œuvre d’art.

M. Bapst nous apprend, quand nous nous en doutions à peine, que les Joyaux de la Couronne, qui, depuis le XVe siècle, représentaient une valeur très considérable, étaient le gage dont se servaient habituellement les rois de France pour emprunter aux capitalistes d’alors les sommes nécessaires à leurs dépenses extraordinaires, publiques et privées, de la guerre et de la paix. C’était pour eux l’unique moyen de suppléer à ce qu’on appelle aujourd’hui le crédit public, dans un temps où la parole royale elle-même n’inspirait aux prêteurs qu’une assez médiocre confiance.

De là, M. G. Bapst est amené à raconter les incessantes vicissitudes subies par ces joyaux précieux, engagés et dégagés tour à tour, sortant volontiers du trésor et y rentrant non sans peine, et, dans ce va-et-vient continuel, chacune de leurs aventures se rattachant toujours, selon la bonne ou la mauvaise fortune, aux événements publics qui en étaient l’occasion.

Les joyaux de la Couronne ne seront plus jamais mis en gage, leur histoire est finie leurs voyages sont terminés ; ils ne reviendront pas au trésor qui les a vendus !

Écrit avec autant d’autorité que d’élégance, le livre de M. Germain Bapst a mérité que le prix Thérouanne lui fût décerné sans partage.

La vie de Calvin, depuis le jour où il quitta la France, a été étudiée souvent dans ses moindres détails. L’histoire de sa jeunesse était restée obscure et légendaire à demi. Compatriote de Calvin, à plus de trois siècles de distance, c’est à Noyon, leur ville natale, que, pour écrire ce nouveau livre, M. Abel Lefranc a cherché et trouvé un grand nombre de renseignements précieux : les Registres aux délibérations de la ville ; les Registres aux Comptes ; les rôles des tailles ; le Livre des Bourgeois, il a tout étudié, et c’est en pleine connaissance de cause qu’il nous fait vivre dans cette vieille cité de clercs et de moines qu’on appelait Noyon la sainte, et où la Commune défendait avec acharnement ses droits contre l’Église. Il nous fait bien connaître les origines de la famille de Calvin, le caractère difficile de son père ; les zizanies entre l’évêque et son chapitre ; le milieu où avait grandi le futur réformateur ; ses premières amitiés, ses premières haines, toutes les influences enfin qui ont agi diversement sur son esprit et sur son âme.

Dans la seconde partie de son livre, encore plus intéressante que la première, M. Lefranc suit Calvin à Paris, dans ce fameux collège Montaigu dont Rabelais a fait une peinture si sombre ; puis, aux universités d’Orléans et de Bourges ; recueillant à chaque pas, entassant à chaque page, une foule de détails curieux sur les études d’alors, sur la vie universitaire, sur les mœurs et les habitudes des humanistes dans la première moitié du XVIe siècle.

À l’esprit critique, à la sévérité de la méthode, M. Abel Lefranc joint l’art de raconter, la sobriété dans l’emploi des documents, le goût des vues générales, un style agréable enfin, très chaud et très coloré. Pour tous ces mérites, l’Académie lui a décerné la totalité du prix de trois mille francs si généreusement fondé par M. Thiers pour l’encouragement de la littérature et des travaux historiques.

 

En lui décernant aussi, dans son entier, le prix de même valeur fondé par M. Bordin, l’Académie n’a pas cru trop récompenser le beau travail que M. Charles Ravaisson Mollien a publié sous ce titre : les Manuscrits de Léonard de Vinci.

Plus encore que les Joyaux de M. Bapst, à le juger sur l’apparence, cet ouvrage semble aussi tout d’abord relever particulièrement de l’Académie des Beaux-Arts. En réalité, les manuscrits de Léonard de Vinci, formant une sorte d’encyclopédie complète, appartiennent par cela même à toutes les académies, et chacune d’elles peut, sans remords, réclamer sa part dans le patrimoine commun, dont jadis, lors de sa fondation, l’Institut eut la bonne fortune d’être doté, pour sa bibliothèque, grâce au jeune et brillant vainqueur de Montenotte et de Marengo.

Par une singularité qui les rend à peu près illisibles, ces précieux volumes sont écrits en lettres tournées à l’envers ; soit, comme on l’a supposé, que Léonard de Vinci fût gaucher, soit, et c’est plus probable, qu’il ait cru protéger ainsi le secret de ses immenses découvertes, en mathématique, en hydraulique, en canalisation, en optique, en perspective et dans toutes les autres branches des connaissances humaines, dont aucune n’a échappé à ce génie universel.

Digne fils de son père, savant comme lui, et, comme lui, travailleur infatigable, M. Charles Ravaisson-Mollien est parvenu à déchiffrer ces documents indéchiffrables ; il en a donné le fac-similé et la transcription, c’est-à-dire la traduction ; en un mot, il les a tirés de l’ombre où ils étaient enfouis et les a mis en pleine lumière, pour le grand profit de la science et pour le grand honneur des lettres.

À cette œuvre d’érudition qui, pendant huit années, l’a absorbé sans relâche, le jeune auteur a joint une introduction historique d’un intérêt puissant et qui mériterait, à elle seule, le prix que l’Académie décerne à l’ensemble de son travail.

L’importance du prix de Jouy n’est pas dans sa valeur matérielle, mais dans sa destination, dans le but que la fondatrice s’est proposé en stipulant qu’il serait décerné, tous les deux ans, à un ouvrage soit d’observation, soit d’imagination, soit de critique, et ayant pour objet l’étude des mœurs actuelles.

Toutes ces conditions, M. Édouard Rod semble s’être appliqué à les remplir en composant la curieuse étude philosophique et psychologique qu’il a intitulée : le Sens de la vie.

Le sens de ce titre n’est pas très clair.

Quoi qu’il en soit, et titre à part, le livre de M. Édouard Rod se distingue surtout par une grande et rare originalité. Son héros ne se flatte pas ; il est athée, matérialiste, pessimiste, presque nihiliste tous les bons sentiments lui répugnent et il rougirait d’en éprouver aucun si bien qu’à l’en croire, le lecteur devrait s’arrêter dès la première page. Le mariage était pour lui la plus dure des servitudes il épouse une femme charmante et le voilà le plus heureux des maris. La paternité l’effrayait comme le plus gênant des devoirs sa fille vient de naître et, tout d’abord, en effet, c’est à peine s’il consent à la regarder. Rassurez-vous Un cri d’enfant l’avait éloigné, un sourire d’enfant le ramène, et bientôt il en est pour lui de la paternité comme du mariage, comme de tout le reste ; le malade est guéri ; l’incrédule croit ; l’aveugle voit ; le misanthrope aime, et, revenu de tous ces doutes qui n’étaient que des préventions, après avoir tout étudié, tout critiqué, tout nié, il s’avoue à jamais vaincu ! Le bonheur lui a fait comprendre le vrai sens de la vie, et c’est par une prière que finit celui qui avait commencé par un blasphème.

Sérieux dans le fond et dans la forme, cet ouvrage est honnête, aimable et charmant.

 

Encore deux prix, Messieurs un petit prix tout neuf, et un très gros déjà ancien, que l’Académie a décernés aussi, l’un et l’autre, intégralement et sans partage.

Voulant honorer la mémoire de son mari, la veuve d’un de nos anciens confrères, Mme Jules Favre, a fondé récemment un prix biennal de mille francs, dont l’Académie avait à disposer cette année pour la première fois : prix spécialement destiné à une œuvre littéraire faite par une femme ; que cette œuvre soit de la poésie ou de la prose, qu’elle traite d’une question de morale ou d’éducation, de philologie ou d’histoire.

Tels sont les termes mêmes de la fondation.

Aucun des ouvrages présentés à notre examen n’ayant paru mériter ce prix, l’Académie a cru bien faire en empruntant à un autre concours un volume d’histoire, fait par une femme, et qui, sans la satisfaire entièrement, lui a paru répondre du moins aux intentions de la donatrice. Tel qui s’éclipse au premier rang, peut briller encore au second.

C’est le cas d’un volume agréable, contenant une série d’études historiques et littéraires, que Mme Marie Dronsart a publiées sous ce titre : Portraits d’Outre-Manche.

Quelques inexactitudes ont pu être reprochées à la bienveillance de l’auteur pour certains faits et certains jugements, mais, dans son ensemble, ce livre, élégamment écrit, a mérité que l’Académie lui décernât le prix Jules Favre.

Le prix annuel de dix mille francs, dû à une inspiration pareille, et fondé de même, par Mme Jean Reynaud, en souvenir de son mari, est décerné tour à tour, par chacune des cinq Académies, et cela, d’après les termes de la donation, au travail le plus méritant qui se sera produit pendant une période de cinq ans.

Le trouver, ce travail le plus méritant produit depuis cinq années, n’est pas une tâche facile, et l’Académie a dû lutter cette fois contre des obstacles sérieux et aussi contre des scrupules légitimes.

En principe et quoique, par une disposition formelle de la donation, les membres de l’Institut ne soient pas écartés du concours, ils aiment à s’en écarter d’eux-mêmes, et c’est toujours, avant tout, en dehors de la maison commune, que l’Académie se fait un devoir de chercher une belle œuvre, digne d’une si belle récompense.

Deux ou trois ouvrages, mis en avant avec estime, n’ont malheureusement pas paru réunir toutes les conditions du concours et bientôt, cette première campagne n’ayant pas réussi, l’Académie a reconnu la nécessité de rentrer dans l’intérieur de l’Institut, sûre de trouver à côté d’elle, ou chez elle, ce qui venait de lui manquer ailleurs.

Imitant, à son tour, l’exemple si bien et si justement donné, l’année dernière, par une Académie voisine, elle a fait sans peine un bon choix, approuvé par tous, et généreusement provoqué par ceux-là même qui auraient pu le mieux y prétendre pour leur propre compte, beaucoup d’entre eux en étant dignes.

Depuis cinq ans a paru le septième et dernier volume de l’Histoire des Romains.

Depuis cinq ans ont paru les trois grands volumes de la nouvelle Histoire des Grecs.

Sans oublier le premier de ces ouvrages, c’est au second que l’Académie décerne le prix Jean Reynaud.

L’amitié a sa pudeur ; la bonne confraternité a aussi la sienne toutes deux me ferment la bouche quand, plus que jamais, ma tâche serait pour moi douce à remplir.

Cette Histoire des Grecs traduite aujourd’hui dans toutes les langues, comme l’Histoire des Romains, vous la connaissez tous, Messieurs, et je ne puis mieux la louer qu’en proclamant avec vous le nom de son auteur, notre cher et illustre confrère M. Victor Duruy.

 

Entre les prix uniques que l’Académie vient de décerner, et les prix partagés dont il me reste à vous entretenir, il en est un qui, ne rentrant ni dans l’une ni dans l’autre de ces catégories, me semble devoir nous occuper ici un moment. C’est le prix de traduction fondé par M. Langlois. Celui-là n’a pas été décerné du tout.

Quatre traductions d’ouvrages supérieurs, mais tous entièrement modernes, avaient été réservées d’abord avec une faveur égale aucune d’elles, en fin de compte, n’a paru se distinguer assez des autres pour mériter la préférence.

À défaut d’un prix, l’Académie a voulu du moins donner à leurs auteurs un témoignage d’intérêt, en décidant que la somme de seize cents francs dont elle pouvait disposer sur cette fondation serait partagée entre les traductions de ces quatre ouvrages, qui sont :

L’Allemagne et la Réforme, de M. Jean Janssen, par Mme Élisabeth Paris ;

Histoire du peuple anglais, de M. Richard Green, par M. Auguste Monod ;

Voyage de la Véga autour de l’Asie et de l’Europe, de M. le baron de Nordenskiold, par MM. Ch. Rabot et Ch. Lallemand ;

Vie et correspondance de Charles Darwin, par M. H. de Varigny.

 

Sur la somme de six mille francs que la fondation Marcelin Guérin mettait cette année à sa disposition, l’Académie décerne quatre prix :

Deux, de deux mille francs :

L’un, à M. Léon Palustre, auteur d’un ouvrage intitulé : la Renaissance en France ;

L’autre à M. Gabriel Bonvalot, pour son grand Voyage du Caucase aux Indes, à travers le Pamir.

Et deux prix, de mille francs :

L’un à M. Paul Deschanel, auteur de deux volumes intitulés : orateurs et hommes d’État, et Figures de Femmes ;

L’autre, à M. Eugène Lintilhac, pour une étude littéraire sur Beaumarchais et ses œuvres.

Parler encore de Beaumarchais, et ajouter quelque chose à tout ce qui a été dit de lui, pour lui ou contre lui, semblait une tâche plus que difficile à remplir. M. Lintilhac a osé l’entreprendre et a su la mener à bonne fin. Des documents nouveaux dont il s’est habilement servir l’ont mis à même, non seulement d’apprécier dignement des œuvres charmantes qui n’ont pas besoin qu’on les loue, mais d’en faire mieux connaître l’auteur pour qui c’est au contraire une heureuse fortune d’avoir trouvé dans M. Lintilhac un avocat d’office assez courageux pour plaider sa cause, assez éloquent pour la gagner, assez convaincu pour nous convaincre.

Ce n’est pas, comme M. Lintilhac, a la réhabilitation d’un seul homme, c’est à la glorification de plusieurs femmes que M. Paul Deschanel a galamment consacré son dernier volume intitulé : Figures de Femmes, après avoir, dans le précédent, étudié la vie et discuté le talent de plusieurs orateurs et hommes d’État. Déjà l’un des plus brillants parmi les jeunes orateurs politiques qui promettent des hommes d’État à la France, M. Paul Deschanel a montré dans ces deux volumes un rare mérite d’écrivain et une grande sûreté de jugement, qualités héréditaires que l’Académie s’est plu à récompenser.

Faisant justice de certaines légendes trop légèrement acceptées, et leur opposant, preuves en main, des documents irréfutables, M. Léon Palustre, dans son grand et bel ouvrage intitulé la Renaissance en France, constate à notre honneur qu’au moyen âge, la France n’avait pas sommeillé comme l’Italie ; que ce qu’on a très improprement appelé l’art gothique, l’avait placée à la tête de la civilisation que son enseignement littéraire et philosophique était recherché comme ses productions artistiques que le mot de Renaissance, juste en ce qui concerne l’Italie, ne l’était pas pour la France ; que, dans la magnifique éclosion du XVIe siècle, les artistes français n’avaient pas rompu avec un glorieux passé ; que leur école, tenant compte des mœurs et du climat, avait su fondre l’art du moyen âge avec celui qui prenait sa source dans la civilisation romaine que si, à la suite des campagnes de Charles VIII, de Louis XII et de François Ier, on vit se développer chez nous le goût des formes adoptées en Italie, l’art français ne s’abaissa pas pour cela à une imitation servile et que toujours, dans sa nouvelle manière, il sut garder fidèlement et fièrement l’empreinte de notre génie national. M. Léon Palustre ne s’arrête pas en si bon chemin ; nous faisant voyager avec lui dans la vieille France et poursuivant de ville en ville sa tâche de justicier et son œuvre de révision, il restitue devant nous à nos artistes souvent oubliés la juste part qui leur est due, à côté, parfois même au-dessus des grands Italiens, dont pourtant la gloire n’est par lui ni méconnue ni diminuée. La grande étude de M. Léon Palustre est l’œuvre d’un véritable érudit, d’un bon écrivain et d’un bon Français.

Regrettons que M. Gabriel Bonvalot ne soit pas ici pour entendre proclamer son nom et pour recevoir de l’Académie un prix qu’elle pourrait décerner des deux mains à l’auteur autant qu’à l’ouvrage. À peine de retour, il est reparti bien vite, en bonne compagnie, et je ne sais vers quel sommet de l’Hindoustan me tourner à cette heure pour lui adresser, du fond de notre calme sanctuaire, et nos compliments et nos vœux. Rien de plus saisissant que ce livre simple et sincère, que M. Bonvalot a pris à peine le temps de déposer à notre porte, en revenant du Pamir, en y retournant peut-être ! En le couronnant, l’Académie a répondu au sentiment de tous ceux qui n’ont pu suivre sans émotion, dans leurs terribles épreuves, trois fiers Français partant de Marseille, un beau jour, comme pour une promenade en mer ; saluant à peine au passage la Corne d’Or et Trébizonde, commençant leur voyage à Batoum, entrant en Perse, courant, par le désert, de Merv à Samarcande, franchissant sous la neige les infranchissables glaciers du Pamir ; bravant la mort à chaque pas, mais plus forts qu’elle ! parvenant enfin sains et saufs dans l’Inde anglaise et, de Simla, revenant bien vite en France où M. Bonvalot, rendu à sa famille, se repose de ses glorieuses souffrances en nous les racontant, en consignant ses souvenirs sans prétention, avec bonne grâce et bonne humeur dans un touchant récit, digne en tout de la récompense que l’Académie lui décerne. Les absents n’ont pas toujours tort !

Ce n’est pas tout, Messieurs ; un cinquième ouvrage avait encore été distingué par l’Académie qui, à défaut d’une couronne, a voulu du moins lui donner un témoignage de sympathie et d’encouragement. Sous ce titre : Répertoire de la Comédie humaine de Balzac, MM. Cerfbeer et Christophe ont reconstitué, pour ainsi dire, l’état civil de tous les personnages créés par l’illustre romancier. Faite avec un soin scrupuleux, cette table analytique répond d’avance à toutes les questions que la Comédie humaine pourrait soulever ; et, même après le savant travail de M. le vicomte de Spoëlberg de Lovenjoul, comme après tant d’autres, elle jette de nouvelles lumières sur l’ensemble de l’œuvre, et sur l’auteur un nouveau lustre.

Une mention honorable est accordée par l’Académie au curieux recueil de MM. Cerfbeer et Christophe.

 

Déjà très considérable, et l’une des plus fortes dont l’Académie dispose, la somme annuellement consacrée par M. de Montyon à l’encouragement des travaux de l’esprit s’est élevée subitement pour cette année, de dix-neuf à vingt-cinq mille francs, grâce à une libéralité mystérieuse dont mon premier devoir est de remercier ici le généreux et impénétrable auteur. C’est une énigme dont je vous dirais le mot, si je le connaissais.

Ce que je sais, ce que vous savez déjà comme moi, c’est qu’un jour, le 24 avril dernier, ouvrant sans méfiance une enveloppe qui m’était remise avec plusieurs autres lettres, je fus fort surpris d’en voir sortir dix billets de mille francs, accompagnés d’une simple note, sans signature, m’indiquant les intentions de ce bienfaiteur anonyme.

« J’ai toujours admiré, disait-il, l’homme de bien qui a consacré une partie de sa fortune à donner des prix, par l’intermédiaire de l’Académie française, à la vertu et au talent. En lui confiant une mission si noble, M. de Montyon a singulièrement honoré cette grande compagnie. Je veux m’associer aujourd’hui, en quelque manière, à sa généreuse pensée, afin que l’Académie puisse célébrer dignement, en ajoutant à ses bienfaits habituels, le centenaire de 1789, que tout esprit vraiment libéral ne saurait confondre avec d’autres dates à jamais néfastes.

« J’envoie, dans ce but, à M. le Secrétaire perpétuel, dix mille francs en billets de banque, qui devront être partagés cette année également entre le concours Montyon destiné à récompenser la vertu simplement et persévéramment pratiquée, et le concours Montyon destiné à récompenser le talent bien employé. »

Peu de jours après, deux autres mille francs m’arrivaient encore, je ne sais comment, provenant de la même source, avec la même destination : pour les Lettres et pour la Vertu.

La vertu ne me regarde pas ici ; son éloge est en meilleures mains.

En ce qui concerne particulièrement le concours littéraire dont j’ai à vous entretenir, ne se plaçant pas au même point de vue que l’Académie, l’anonyme du 24 avril, ainsi qu’il s’est appelé lui-même, et le nom lui en restera, le généreux anonyme du 3 avril demandait que, sur ses six mille francs, une part au moins fût distribuée en fractions de cinq cents francs. Ses intentions ont été remplies.

Ayant donc, je le répète, à disposer, pour cette fois, d’une somme de vingt-cinq mille francs, l’Académie l’a employée de la manière suivante :

Sur les dix-neuf mille francs de la fondation Montyon, elle a décerné :

Deux prix de deux mille francs chacun ; quatre prix de quinze cents francs et neuf prix de mille francs. Sur les six mille francs provenant de la donation anonyme du 24 avril :

Quatre prix de mille francs chacun et quatre de cinq cents francs.

 

CONCOURS MONTYON

Les deux premiers prix, de deux mille francs, sont décernés :

L’un à M. Charles Grad pour un grand ouvrage intitulé : l’Alsace, le pays et ses habitants, véritable monographie de l’Alsace au point de vue descriptif, historique et industriel ;

L’autre à M. Georges Lyon, pour une savante étude sur l’Idéalisme en Angleterre au XVIIIe siècle.

Député au Reichstag, et l’un des jeunes orateurs qui s’y font le mieux écouter, M. Charles Grad n’a pas eu besoin que, pour couronner son livre, l’Académie lui tînt compte de la grande estime et de la vive sympathie que son caractère inspire à ses anciens compatriotes.

C’est au talent de l’écrivain, c’est au mérite de l’œuvre elle-même que cette récompense était due, et qu’elle a été décernée.

À coup sûr, l’histoire de l’Alsace avait pour nous d’avance un attrait tout particulier ; mais, en nous faisant visiter avec lui ce beau pays qui nous est cher, M. Charles Grad ne s’est pas adressé seulement à notre cœur ; il nous instruit autant qu’il nous intéresse, en nous initiant tour à tour à l’ancienne et à la nouvelle histoire de l’Alsace ; aux coutumes passées et aux mœurs présentes de ses habitants. Suivons-le depuis Turckheim, où il est né, jusqu’à Colmar, dont il représente si dignement la solide amitié pour la France ; cette plaine qu’il étale à nos yeux, c’est celle de l’Ochsenfeld, où César battit les Germains ; voici le vieux château d’Isenburg ; le Hohnecket la montagne de Sainte-Odile plus près de nous, le pénitencier de Haguenau ; la grande colonie ouvrière de Mulhouse et la cathédrale de Strasbourg qu’il appelle à bon droit la perle de l’Alsace ici enfin… ici, Messieurs : « Silence, nous dit le sage auteur de ce beau livre, en nous arrêtant avec émotion devant le champ de bataille de Wœrth : — « Silence aux plaintes, indignes des âmes viriles ; tace et memento. » Nous obéissons tous les deux. Je me tais et il se souvient.

C’est pour des qualités différentes, pour des mérites d’un autre ordre, que l’Académie a décerné le même prix, de la même valeur, à une monographie très complète que M. Georges Lyon, professeur de philosophie au lycée Henri IV, vient de consacrer à l’histoire de l’Idéalisme en Angleterre au XVIIIe siècle.

Dans ce livre où sont exposées les transformations successives que subit en Angleterre le système philosophique de Descartes et de Malebranche, le jeune et savant auteur commence par nous faire connaître des personnages à peine mentionnés jusqu’Ici dans l’histoire de la philosophie Richard Burtogge, John Norris, Arthur Collier, Berkeley, Jonathan Edwards, et d’autres qui tous, fervents adeptes de la méthode idéaliste, affectent de mettre en doute la réalité du monde extérieur, et dont M. G. Lyon rattache habilement la doctrine au développement du cartésianisme. Ses analyses sont précises et rapides ; sa dialectique est fine et souple ; ses chapitres sur Descartes et Malebranche présentent l’intérêt supérieur de la clarté dans la subtilité.

Ce livre, d’une rare distinction, établit une fois de plus, comme l’a démontré si magistralement notre ancien et illustre confrère M. Victor Cousin, qu’en France le vrai siècle philosophique a été, non le XVIIIe, mais le XVIIe, et que, en Angleterre, c’est, au contraire, au XVIIIe siècle que le cartésianisme a produit ses conclusions les plus éclatantes. Ajoutons, sans les offenser, que ces penseurs anglais, disciples de Descartes et de Malebranche, valent surtout par la grande autorité qu’ils ont empruntée à leurs maîtres.

Les quatre prix, de quinze cents francs, sont décernés aux quatre ouvrages suivants :

Histoire de l’éducation dans l’ancien Oratoire de France, par un prêtre de l’Oratoire moderne, M. l’abbé Paul Lallemand.

Riche en renseignements précis et curieux sur chacune des maisons qui faisaient partie de l’ordre, sur leurs vicissitudes et leur fin, sur les méthodes d’enseignement, la discipline et la vie intérieure de l’Oratoire, ce livre abonde en nouveautés de détail il est vivant et pénétré de l’esprit libéral et patriotique qui, avec raison, a fait dire que l’Oratoire était la plus française des congrégations.

Madame de Sévigné, par M. René Vallery-Radot. Livre aimable et sincère qui trouve le moyen de nous apprendre encore quelque chose, et de nous charmer tout au moins, en traitant le plus épuisé des sujets, en louant, âpres tant d’autres, la plus louée de toutes les femmes Il semble, en vérité, que la divine marquise prête sa plume magique à chacun de ceux qui, sans prétendre à la faire mieux connaître, parviennent ainsi facilement à la faire aimer davantage.

Bien inspiré quand il parle d’elle, M. Vallery-Radot n’est pas moins heureux quand il en vient à s’occuper de son entourage. Ses jugements sont d’une netteté parfaite ; souvent ingénieux, quelquefois nouveaux, consciencieux toujours et se distinguant à la fois par la probité du fond et par la pureté de la forme.

Deux romans, je pourrais dire deux études de mœurs, également pleines d’intérêt et de grâce.

Une Tache d’encre, par M. René Bazin.

Nizelle, par M. Eugène Muller.

Deux livres qu’il faut lire et que je loue assez en disant qu’ils sont, l’un et l’autre, l’œuvre élégante, l’œuvre honnête de deux écrivains qui savent penser, de deux penseurs qui savent écrire.

Enfin, Messieurs, les neuf prix de mille francs chacun sont décernés aux ouvrages suivants qui, sans doute, eussent pu obtenir davantage si, limitée dans ses ressources, l’Académie n’était forcée aussi de se limiter dans ses largesses.

Les Femmes dans l’histoire, par Mme de Witt.

Dans une préface remarquable, placée en tête de ce beau volume, la comparaison des deux sexes, sous le rapport du dévouement et de la vertu, est esquissée par la digne fille de M. Guizot avec une grande fermeté de style et une véritable élévation de pensée. En revanche, elle n’est pas commentée dans le livre même qui, ne voulant pas être le développement d’une thèse sociale, se contente honorablement de donner à tous de grands et nombreux exemples, en laissant au lecteur le soin de conclure, et le lecteur conclut comme l’Académie par beaucoup d’estime pour le mérite de l’ouvrage, par beaucoup de sympathie pour le talent de l’auteur.

L’Océan pacifique, par M. de Varigny. Livre sérieux, instructif et amusant tout à la fois ; écrit de main de maître par un homme d’esprit qui n’invente rien, qui a vu tout ce qu’il raconte et qui le raconte en bon style, avec un entrain et une bonne humeur capables de donner aux moins braves la tentation de refaire, après lui et avec lui, un trop beau voyage dont il nous fait oublier les périls à force de nous en montrer tout le charme.

Les Causeurs de la Révolution, par M. Victor du Bled.

Moins voyageur que M. de Varigny, ce n’est pas à San-Francisco que nous conduit M. Victor du Bled, c’est dans Paris même, dans le Paris de 1789, et de plus tard ! qu’il nous promène parmi les plus beaux esprits d’alors dont ses notices sur Rivarol, Marmontel, l’abbé Maury, Mallet du Pan et tant d’autres, nous rappellent agréablement ou tristement le souvenir.

Plein d’anecdotes et de bons mots bien encadrés, ce livre est l’œuvre d’un érudit qui, ayant beaucoup lu, mérite qu’on le lise à son tour.

Le Littoral de la France, par Mme Vattier d’Ambroyse.

« Notre but est atteint, » dit l’auteur dans l’avant-propos qui précède le sixième et dernier volume de cet important ouvrage. « Huit années nous ont suffi pour achever l’œuvre entreprise.

« Depuis la frontière franco-belge jusqu’à la frontière franco-espagnole, depuis la limite pyrénéenne française jusqu’à l’Italie, nous avons visité nos villes, nos bourgs, nos hameaux du littoral. Nos ports militaires, marchands et pêcheurs, nos rades, nos golfes, nos moindres refuges nous sont maintenant connus. Tout ce qui, suivant nous, pouvait intéresser notre marine militaire et commerciale a été mis au grand jour. Nous y avons, de plus, ajouté des notes historiques, ethnographiques, biographiques et architecturales courtes, mais suffisamment complètes. Enfin nous avons donné une place aussi large que possible au côté légendaire, si attrayant, et à la partie descriptive des voyages. »

Pouvais-je mieux faire que d’emprunter à Mme Vattier d’Ambroyse ce qu’elle dit si bien elle-même, et d’elle-même !

Déjà l’Académie avait encouragé cette grande et intéressante publication ; elle lui donne avec plaisir aujourd’hui un nouveau témoignage de sympathie, dû à tant de persévérance et à tant de louables efforts que le succès a justement récompensés.

Trois romans :

Après le Crime, par M. Paul Perret ;

Brave Fille, par M. Fernand Calmettes ;

Le Million du père Raclot, par M. Émile Richebourg.

En composant ces trois ouvrages si honnêtes et d’une moralité si parfaite, il semble que leurs auteurs aient aspiré, pour cette fois, aux prix fondés par M. de Montyon en l’honneur de la vertu, plus encore qu’aux récompenses littéraires que l’Académie décerne à leur talent.

Le livre de M. Paul Perret, Après le Crime, est une œuvre originale, saisissante et mélancolique, composée avec art, écrite en bon style et bien faite pour prévenir le mal par le spectacle même des remords qui en sont la terrible conséquence, l’inévitable châtiment.

La Brave Fille, de M. Fernand Calmettes, est le parfait modèle du dévouement filial et fraternel, poussé presque trop loin, jusqu’au plus grand des sacrifices son histoire touchante est une sorte de drame poétique, dans lequel les gens de mer font admirer leur courage et leurs vertus héréditaires. Ce poème est écrit avec élégance par un peintre distingué qui, en s’illustrant lui-même, a prouvé combien il savait comprendre et rendre les grands spectacles de la nature. Brave Fille est un excellent livre, très agréable à voir, très utile et très bon à lire.

Le Million du père Raclot, par M. Émile Richebourg.

Voilà encore un de ces livres dont la lecture saine et bienfaisante ne saurait trop être conseillée, pour le plaisir qu’elle donne et pour le bien qu’elle ne peut manquer de produire. Sans aspirer trop haut, l’auteur a conquis une place à part, une bonne place, parmi les conteurs les plus féconds, les plus honnêtes et les plus justement populaires de son temps.

Contes de la mer et des grèves, par Jean de Nivelle.

Ce n’est pas un roman c’est une série de touchantes histoires et d’émouvants récits, dans lesquels l’auteur met surtout en scène les marins des bords de la Manche, au milieu desquels u a vécu, qu’il connaît bien, qu’il admire et fait admirer. Sous le pseudonyme de Jean de Nivelle se cache modestement un écrivain distingué, doublement estimable pour son talent et son caractère, M. Charles Canivet. Je le trahis avec plaisir.

Le neuvième et dernier des ouvrages auxquels des prix de mille francs sont accordés sur la fondation Montyon, a, au-dessus des autres, un triste et touchant attrait que son titre indique et que sa lecture justifie Les Aveugles, par Un aveugle. Privé de la vue dans sa jeunesse, par suite d’un accident, M. Maurice de la Sizeranne a consacré sa vie et sa fortune au soulagement de ses semblables. Pour eux, il fait des cours gratuits à l’institut des Jeunes-Aveugles de Saint-Paul ; pour eux, il a créé un journal et formé une bibliothèque le tout spécialement imprimé en caractères nocturnes pour eux enfin, et à leur honneur, il a écrit ce volume consolant qui commence par nous démontrer que, chez l’aveugle, il n’y a ni infériorité intellectuelle ni infériorité morale puis qui nous charme et nous attendrit en nous faisant pénétrer dans l’intimité d’un jeune ménage d’aveugles. Honnêtes et laborieux, ces braves gens travaillent tout le jour, et toute la soirée encore, auprès du berceau de leurs deux enfants, en les regardant dormir c’est son expression. Les aveugles savent regarder, nous dit M. de la Sizeranne. Ce dont je suis sûr, c’est que ce petit volume, en dehors même de l’intérêt que son auteur inspire, a tout le mérite d’un bon livre et tout le mérite d’une bonne action.

En s’adressant à nous comme un grand admirateur et comme un modeste émule de M. de Montyon, l’anonyme du 24 avril a formellement spécifié que, sur les douze mille francs envoyés par lui à l’Académie, six mille francs seraient employés à récompenser des ouvrages littéraires à prendre parmi ceux qui, cette année, s’étaient présentés à ce même concours

Se conformant à son désir, l’Académie décerne en son nom quatre prix, de mille francs chacun, et quatre prix, de cinq cents francs, à huit ouvrages qu’elle avait distingués d’abord, réservés même après un premier examen et que, faute d’argent, elle n’aurait pu récompenser que par des mentions platoniquement honorables.

Les quatre prix de mille francs sont attribués aux ouvrages suivants :

Études sur la société française, par M. Ernest Bertin.

Points obscurs et nouveaux de la vie privée de Corneille, par M. F. Bouquet.

Deux bons livres de haute critique littéraire, pleins de curieux détails historiques et biographiques, doublement intéressants par les sujets qu’ils traitent, par le talent et le goût avec lesquels ils sont traités.

Un complot sous la Terreur, par M. Paul Gaulot. Histoire trop vraie et plus saisissante qu’aucun roman ne pourrait l’être. Mis, par une heureuse fortune, en possession de documents authentiques, ignorés jusqu’à ce jour, l’auteur a connu, et nous fait connaître, pièces en mains, une de ces généreuses entreprises qui, tant de fois, sans parvenir à sauver l’infortunée Reine de France, n’aboutirent fatalement qu’à perdre à leur tour ceux qui, pour les tenter, n’avaient consulté que leur cœur. La vérité historique a forcé M. Paul Gaulot à poursuivre son récit jusqu’à la mort du modeste héros de cette touchante aventure l’intérêt du livre n’a fait qu’y gagner encore.

De l’Atlantique au Pacifique, par M. le baron Étienne Hulot. Voyage agréable et instructif que le jeune auteur nous fait faire à sa suite et qu’il raconte par le menu, avec autant d’esprit que de précision.

Prix de cinq cents francs :

La Jeunesse de Frédéric Ozanam, par M. Léonce Curnier.

L’admirable correspondance d’Ozanam suffisait peut-être à l’honneur de sa mémoire. On doit cependant savoir gré à M. Léonce Curnier de nous avoir rappelé en bons termes le jeune et brillant orateur, le chrétien éloquent, l’apôtre infatigable, dont la vie, si courte, fut si bien remplie et dont l’estime publique n’a oublié ni les vertus ni les talents.

Contes francs-comtois, par M. Henri Bouchot. Écrit à la fois avec fermeté et avec grâce, cet aimable recueil de récits touchants et variés joint le charme d’une forme heureuse à l’honnêteté des sentiments les plus délicats.

Petites Ignorances historiques et littéraires, par M. Charles Rozan.

Auteur déjà d’un curieux travail sur les Petites Ignorances de la conversation, M. Charles Rozan complète aujourd’hui son œuvre par ce nouveau volume dans lequel beaucoup d’erreurs sont redressées et beaucoup de problèmes éclaircis avec autant d’esprit que de sagacité. C’est l’œuvre d’un érudit, d’un penseur et d’un lettré.

Chansons et danses des Bretons, par M. Quellien.

Tout finit par des chansons, a dit le Brid’oison de Beaumarchais.

Je le redis avec plaisir, en proclamant ce dernier prix, décerné à un recueil curieux de chansons vraiment charmantes dans leur naïveté, que, Breton lui-même, poète à ses heures, M. Quellien est allé recueillir officiellement en Bretagne, dans ce vieux pays des légendes, ami de la danse et de la chanson.

Quand je ne devrais songer qu’à remercier encore le généreux anonyme du 24 avril, je vais l’affliger, à mon grand regret, en lui disant que, malgré tous ses efforts, l’Académie n’a pu réussir à le satisfaire entièrement.

« J’éprouverai une grande joie, nous écrivait-il, dans l’une de ses premières notes, s’il y a plus de satisfaits qu’à l’ordinaire, si tous les candidats dignes d’être couronnés sont récompensés. »

Il y a plus de satisfaits qu’à l’ordinaire c’est déjà beaucoup mais le nombre des ouvrages justement distingués par l’Académie était, cette année, si considérable, que je suis forcé encore de mentionner ici quelques ouvrages qui, restés sans récompenses, n’en étaient pas moins dignes d’estime et de sympathie : la Petite Maison rustique, par Mme Marthe Bertin ; la Réforme de l’Instruction nationale et les surmenage intellectuel, par M. Émile Raunié ; les Trois Rois Mages, par M. Aimé Giron ; Mon bon Gaston, par Mme la vicomtesse de Pitray ; l’Italie du Nord, par M. Gaston de Léris ; Sans héritiers, par Mme Bourotte ; les Phases de la vie, du berceau à la tombe, par M. le Dr Quesnoy ; Le bonheur était là, par Camille d’Arvor ; les Embarras d’un capitaine de Dragons, par Gennevraye ; Monsieur le Docteur, par Georges Régnal ; El Viego, par Mme Marie Lionnet, dont je reparlerai tout à l’heure.

Après tant de récompenses décernées à tant d’ouvrages en prose, je suis heureux d’avoir maintenant à vous rendre compte du concours Archon-Despérouses, spécialement et uniquement consacré à des volumes de vers, à des œuvres de poésie.

L’utilité de ce concours, académique entre tous, eût-elle besoin d’être une fois de plus démontrée, qu’elle le serait victorieusement par le nombre des concurrents qui, cette année, y ont pris part. Aussi quel embarras que l’embarras du choix ! Et combien l’Académie a regretté de ne pouvoir couronner des œuvres charmantes comme : le Miracle de Saint-Nicolas, par M. Gabriel Vicaire ; l’Âme des choses, par M. Fuster ; Poèmes du soir, par M. Bataille ; les Clairières, par M. Germain Lacour ; À pleines Voiles, par M. Grandmougin ; Contes et Apologues, par M. Léon Riffard, un galant homme, de beaucoup d’esprit et de bon sens ; et le touchant volume qu’un respectable vieillard, plus qu’octogénaire, M. Leupol, de Nancy, a publié, sous ce titre significatif, comme un adieu au monde et à la vie : Senilia !

Sur les quatre mille francs, montant de la fondation Archon-Despérouses, l’Académie a décerné deux prix, de quinze cents francs chacun, à deux volumes d’un rare mérite et d’un grand souffle poétique.

Poésies complètes, par M. Léon Dierx.

L’Illusion, par M. Jean Lahor.

Une hauteur constante d’inspiration, un excellent choix de rimes, une forme singulièrement robuste, aucune banalité d’aucun genre telles sont les qualités qui dominent dans l’œuvre considérable de M. Léon Dierx.

De son côté, l’Illusion de M. Jean Lahor se distingue par des mérites de premier ordre, par des inspirations d’un noble sentiment religieux et philosophique. M. Jean Lahor est un vrai poète, qui pourtant pousse un peu trop loin le découragement moral et le pessimisme poétique. Je lui reprocherais volontiers de célébrer la gloire du néant ; mais il le fait avec autant d’art que d’élévation, son âme est sombre, mais son vers est ferme, frais et harmonieux.

Un troisième prix, de mille francs, est décerné à Mlle Hélène Vacaresco, pour un gracieux recueil de vers, intitulé : Chants d’aurore.

Roumaine, et particulièrement attachée comme demoiselle d’honneur à S. M. la reine de Roumanie, Mlle Hélène Vacaresco marche avec fierté sur les traces de sa belle Souveraine. Douée d’une intelligence poétique supérieure, elle écrit en français comme une Française de race et, parmi les meilleures pièces qui recommandent l’ensemble de son œuvre, on ne saurait trop louer, à la fois, l’accent viril des unes et la délicate mélancolie des autres.

Revenons à la prose :

Je n’en veux pas à la tour Eiffel, et cependant, sans jalousie, je soupçonne les étrangers de nous avoir quelque peu délaissés pour elle.

Le nombre des ouvrages venus du dehors a été, cette année, moins grand qu’à l’ordinaire heureusement la quantité a été remplacée par la qualité. Pendant que Mlle Vacaresco quittait pour nous la Roumanie, deux républiques amies de la France, l’Amérique et la Suisse, se faisaient représenter à nos concours par deux écrivains de talent un grand romancier, célèbre en deçà comme au delà de l’Atlantique, M. Marion Crawford, et un jeune élève de Töpffer, son compatriote M. Auguste Blondel.

Non content de publier, dans sa langue maternelle, de nombreux romans qui ont fait sa gloire et en tête desquels j’aime à citer Monsieur Isaac, Paul Patoff, Greifenstein et Sant’Ilario, M. Marion Crawford a composé comme pour nous, en français, deux ouvrages d’un rare mérite et d’un intérêt saisissant, écrits avec autant de pureté que d’élégance : Zoroastre et le Crucifix de Marzio.

De son côté, M. Auguste Blondel, dont l’Académie avait déjà distingué un premier ouvrage sur Töpffer, lui en a soumis un second, intitulé l’Âme des choses charmant recueil contenant de très agréables nouvelles, un peu courtes, mais écrites avec beaucoup de goût et de finesse. Leur principal attrait, a dit un de nos confrères les plus délicats et les plus compétents, c’est un grand naturel, une observation juste et une façon toute personnelle de charmer et d’émouvoir.

Sans croire qu’elle les récompense suffisamment, mais voulant au moins témoigner de toute son estime pour les auteurs et pour les ouvrages, l’Académie décerne à M. Marion Crawford et à M. Auguste Blondel, chacun un prix de mille francs sur la fondation Monbinne, qui, n’excluant personne, fait généreusement un accueil égal aux étrangers et aux nationaux.

Pour répondre à ce double sentiment, l’Académie s’est réservé, sur le montant de la fondation Monbinne, la disposition d’un troisième prix de mille francs spécialement destiné à un écrivain français. Ce prix, elle le décerne à l’un des doyens de la grande famille des Lettres, à M. Philibert Audebrand, qui, dans sa longue carrière laborieuse et honorable, a su constamment mériter la faveur du public et l’estime de ses confrères.

Je n’ai pas fini, Messieurs ; mais bientôt nous serons arrivés, vous et moi, au terme de notre tâche, quand je vous aurai entretenus quelque peu de deux prix dont le but est le même, dans des proportions bien différentes : le Prix Lambert et le Prix Vitet.

Le Prix Lambert est modeste. Dans ses plus beaux jours, comme cette année, il s’élève à seize cents francs.

Sur cette somme, l’Académie décerne un prix de mille francs à M. Albert Soubies, qui s’est distingué surtout comme auteur de plusieurs publications intéressantes sur les théâtres de Paris. Son dernier ouvrage intitulé : Une Première par jour, est un curieux travail, un recueil de documents dispersés, dont le succès a été très légitime.

« Je vous en reparlerai, » vous ai-je dit tout à l’heure, en citant, parmi les ouvrages remarqués au concours Montyon, un roman de Mme Marie Lionnet, intitulé : El Viejo (le Vieux). Pour lui donner un témoignage d’intérêt et d’encouragement, l’Académie attribue à Mme Lionnet les six cents francs restant disponibles sur la fondation Lambert.

 

PRIX VITET

Tous les ans, Messieurs, l’Académie se promet à elle-même, sans rarement y parvenir, de décerner dans son entier ce beau prix dont le montant dépasse quelque peu le chiffre de six mille francs. Entre deux écrivains, dont l’un et l’autre ont mérité la préférence, choisir étant difficile, c’est à un partage égal que, cette année encore, elle s’est vue forcée de recourir.

Sans autre distinction que celle de l’ordre alphabétique, le prix Vitet est décerné, par moitiés égales, à M. Anatole France et à M. Charles Yriarte.

Comme poète, comme romancier, comme critique littéraire, M. Anatole France s’est placé à bon droit parmi ceux que la faveur du public a le plus promptement et le plus solidement adoptés. C’est un lettré dans toute l’acception du mot et son œuvre entière, déjà considérable, se recommande par l’élévation des pensées, par l’élégance de la forme et par une douce philosophie, dont la morale est bienfaisante. Tous ces titres appelaient naturellement l’attention sympathique de l’Académie sur l’aimable et spirituel auteur des Poèmes dorés, des Noces corinthiennes, d’Abeille, de Thaïs, et du seul crime que l’Académie ait approuvé jamais, couronné même : le Crime de Sylvestre Bonnard.

Artiste autant qu’historien, M. Yriarte s’est donné pour tâche d’étudier, à ce double point de vue, et de nous faire mieux connaître certains côtés intéressants de l’histoire d’Espagne et de l’histoire d’Italie. Ses principaux ouvrages publiés sous ces titres : Venise, Florence, la Vie d’un patricien de Venise, Françoise de Rimini, Un Condottiere du XVe siècle, constituent une œuvre importante, que vient de compléter sa belle et savante étude sur César Borgia, sa vie, sa captivité et sa mort.

« C’est un grand curieux que M. Charles Yriarte. Son histoire de César Borgia, très étudiée dans l’ensemble, contient des parties neuves. Je signalerai particulièrement à cet égard les chapitres sur la captivité et la mort du héros, ainsi que quelques pages sur l’épée que César se fit faire, en 1498 avec cette devise : Cum numine Cesaris omen. »

Cette dernière phrase n’est pas de moi ; je l’emprunte avec plaisir à M. Anatole France lui-même, qui l’écrivait voilà près d’un an, dans une remarquable étude sur César Borgia et sur M. Charles Yriarte. Les deux écrivains que l’Académie couronne ensemble aujourd’hui seront heureux d’être ainsi réunis dans une même récompense, étant unis déjà par le talent et l’amitié.

Je finis, Messieurs, par une triste et touchante histoire. L’an dernier, le 13 juillet, un jeune écrivain, un jeune philosophe, dont le nom était déjà presque célèbre, M. Émile Hennequin, succombait tout à coup, foudroyé en pleine rivière, par une congestion cérébrale, et cela, en présence d’une femme et d’un enfant qui, ne pouvant le secourir, assistaient avec désespoir au naufrage de tous leurs bonheurs.

À vingt ans, ce jeune homme, de tant d’espérance, s’était jeté brillamment, violemment, dans la mêlée littéraire et philosophique, avec des idées à lui, une foi à lui, un style à lui, et une de ces ardeurs que le temps seul modère et calme. Le temps avait fait son œuvre et les derniers livres de M. Hennequin en témoignent hautement. L’un d’eux même, intitulé la Critique scientifique, devait être présenté par lui à nos prochains concours quand, à peine âgé de vingt-neuf ans, il disparut soudain, en laissant sa jeune famille dans une de ces grandes douleurs dont rien n’adoucit l’amertume.

Je vous l’ai dit, au commencement de ce rapport, sur les quatre mille francs montant du prix de poésie fondé par l’État, deux mille francs seulement ont servi à récompenser la pièce de vers dont M. Clovis Hugues est l’auteur. Pareille somme est donc demeurée sans emploi.

Aujourd’hui, Messieurs, régulièrement autorisée à disposer librement de ce reliquat, l’Académie a pensé ne pouvoir mieux l’employer qu’en l’attribuant à la veuve si intéressante de M. Émile Hennequin, comme un témoignage de regret pour celui qu’elle pleure comme une de ces dernières couronnes que, trop souvent, il me faut déposer, devant vous, sur la tombe toujours ouverte de la jeunesse et du talent.