Rapport sur les concours de l’année 1855

Le 30 août 1855

Abel-François VILLEMAIN

RAPPORT SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1855.

DE M. VILLEMAIN,
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE,

Le 30 août 1855

 

 

MESSIEURS,

Tous les arts, toutes les industries qui servent à la vie et à la puissance matérielle de l’homme ont aujourd’hui leur concours solennel et le privilége d’une Exposition qui s’étend au monde entier. Quand Paris est, à son tour, la métropole de cette grande fête du travail humain, quand la France y contribue pour une part si magnifique, le même esprit de progrès et d’unité ne sera-t-il pas tenté de demander aux sciences morales et aux lettres quelque chose qui ressemble à ce merveilleux amas de tant de produits si divers, de tant de mécanismes si habiles ou si profitables ? Pourquoi la pensée abstraite n’obéirait-elle pas, comme l’intelligence appliquée ? Pourquoi ne pourrait-elle pas incessamment aussi varier, renouveler, multiplier ses efforts et satisfaire à la curiosité, comme l’industrie satisfait au bien-être ?

Il y avait apparemment quelque idée semblable dans l’esprit du grand dominateur, lorsque, aux jours de sa triomphale dictature, il décrétait pour toutes les œuvres de l’imagination, du génie, de l’érudition et du goût, une organisation complète de prix décennaux. Mais là même, se montrait autant d’illusion que de grandeur. Alexandre avait pu conquérir, avec les bras des Grecs, une moitié de l’Asie ; il aurait pu, s’il l’avait voulu, réalisant le plan d’un de ses architectes, faire tailler le mont Athos en statue gigantesque, dont une main étendue devait porter à sa surface une ville entière, et l’autre verser un grand fleuve ; il pouvait créer ces prodiges et bien d’autres encore : il ne lui a pas été donné de voir s’élever un poëte tragique, ni un poëte lyrique, même pour le chanter. C’est la nature et l’honneur des lettres d’être soumises à des lois plus hautes qu’aucune volonté sur la terre, de ne se former, de ne s’accroître, de ne se maintenir que par une réunion de causes morales, d’accidents heureux, de libres développements, que la gloire et la puissance peuvent accueillir, peuvent seconder, mais qu’elles ne font pas naître. Les institutions le plus favorables aux lettres, le mieux calculées pour les honorer et les soutenir, n’embrassent qu’une faible partie de leur vaste et insaisissable domaine. Tous nos prix s’appliquent à peine à quelques essais dans cette science si variée. Nul concours ne saurait prévoir, ni dès lors diriger ce qu’une étude approfondie, un sentiment vrai peut inspirer au talent le plus isolé de tout appui.

N’en gardons pas moins avec zèle, Messieurs, ce foyer d’études qu’une tradition vraiment française a perpétue parmi nous, ce culte intellectuel qui, sans cesse entretenu des sentiments les plus salutaires à l’âme le goût du vrai et l’admiration du beau, avertit le travail et le talent qu’ils ont devant eux une carrière encore ouverte, et qu’en dehors même de cette gloire d’une œuvre à part, toujours accessible à quelqu’un, dans l’étendue des lettres, il y a, toujours aussi, pour qui les cultive dignement, des sources d’élévation morale et de bonheur.

Sans trop présumer de la puissance de nos conseils, n’oublions jamais l’intime et naturelle affinité de la philosophie et des lettres avec l’esprit français. Le changement des mœurs, l’activité des intérêts, le mouvement commercial du monde peuvent entraîner la foule dans d’autres voies ; mais la France ne cessera jamais d’aimer ce qui a fait sa gloire. Lors même qu’elle s’en laissera parfois détourner, elle voudra toujours y revenir ; et, dût-elle se passer d’orateurs, il faudra toujours qu’elle ait des penseurs, des poètes, des philosophes, des historiens, des hommes qui lui parlent quelquefois la langue dont elle a si longtemps charmé et dominé l’Europe. Les noms rares, mais incontestés, qui de nos jours rappellent cet ascendant, vous plaisent à entendre, Messieurs ; et aujourd’hui même, je vais placer encore sous les auspices d’un de ces noms la suite des travaux que nous avons à couronner.

Le maître de nos études d’antiquités nationales, celui qui a le mieux compris le moyen âge, car il l’a le mieux peint, M. Augustin Thierry, voit confirmer pour la quinzième fois le prix décerné à ses Considérations, chaque jour agrandies, sur l’histoire de la France. Cette récompense que nous lui renouvelons, il la mérite sans cesse ; il la mérite plus que jamais par le savant et sage préambule qu’il vient de donner au Recueil des documents sur le tiers état, avec cet infaillible coup d’œil qui mesure toute la portée et tout l’horizon du monument, dont les matériaux s’accumulent encore.

Notre persévérante justice envers l’auteur et l’ouvrage est pour nous-mêmes une règle utile elle ne nous permet d’admettre, après son nom, que ce qui se rapproche de cette étude sévère des textes originaux de cette fidélité à les rendre, et de ce soin à perfectionner le travail qu’ils ont inspiré.

Ces qualités, Messieurs, nous ont paru remarquables aussi dans une section du vaste ouvrage, que consacre à la France M. Henri Martin, et qu’avec un laborieux scrupule il retravaille, à mesure qu’il le publie de nouveau. Notre suffrage en sa faveur s’est exclusivement attaché aux quatre volumes qui renferment le tableau complet du règne de Louis XIV et ses premières conséquences. C’est ce travail, que nous confirmons dans la possession du second prix fondé par le baron Gobert. La récompense n’est, vous le savez que le dixième du prix principal mais l’honneur de cette récompense que sentira M. Henri Martin, c’est de partager encore cette fois avec M. Augustin Thierry une exception qui semblait faite pour lui seul.

Nos concours, Messieurs, même dans le cercle plus varié que semble avoir ouvert pour nous la fondation littéraire de M. de Montyon, doivent souvent comprendre des études d’histoire. C’est le goût des esprits, la préoccupation naturelle du temps, et, pour ainsi dire, une image réfléchie des réalités trop changeantes de nos jours. Mais, pour justifier cette préférence, il faut que l’histoire sache nous élever au-dessus des passions récentes, même quand elle nous en parle ; il faut que, dans le cadre même des faits à peine accomplis, elle cherche, avant tout, l’évidence de la loi morale et l’invariable devoir de l’honnête homme et du citoyen. L’historien peut se tromper parfois dans ses conjectures ; l’important, c’est qu’il ne se trompe pas dans ses principes, et, pour cela, qu’il les emprunte à une règle qui n’est jamais obscure, ni douteuse.

Tel est le premier caractère, le caractère de véracité morale qui recommandait à l’Académie les Études sur l’histoire du gouvernement représentatif en France de 1789 à 1848. Ces deux dates ainsi rapprochées, Messieurs, sont assez éloquentes. Quel siècle elles embrassent ! quels germes elles voient non pas seulement naître, mais grandir tout à coup, ébranler le sol où ils ont pénétré, porter des fruits de mort et de fécondité, et couvrir toute l’Europe de leur ombre ou de leur débris ! i

Au milieu de cette vaste et étourdissante étude, de cet amas d’idées et d’événements, de promesses et d’accablants démentis, c’était un noble travail de demander à la religion, à la morale, au droit public, aux expériences comparées de l’histoire, un certain nombre de vérités essentielles et de conditions nécessaires à tel peuple et à telle époque. C’est le but que se proposait, dès 1792, le sage Mounier, écrivant à Genève, dans l’exil, un livre intitulé : Recherches sur les causes qui ont empêché les Français de devenir libres. Mais alors, le pilote découragé n’était encore qu’au moment du départ : il jugeait l’avenir, d’après une épreuve de quelques mois. Il calculait, sur quelques tempêtes, l’instabilité de l’Océan. Combien, à soixante ans de distance, les mêmes perspectives offrent-elles plus d’enseignement et de pathétique grandeur ! C’est l’avantage du point de vue embrassé par le nouvel écrivain, M. Louis de Carné : il ne s’y est pas renfermé cependant. La philosophie, la politique, la société du XVIIIsiècle, dans ce qu’elles eurent de noblement spéculatif et de fatalement erroné, ont fixé son étude et, en quelques pages courtes, parce qu’elles sont fortement méditées, la littérature et l’esprit général du siècle entier servent d’introduction à ce que l’auteur appelle les idées de 1789, mélange mémorable de sagacité et d’inexpérience, de vérités immortelles et d’illusions.

En marquant cette séparation, en la plaçant, sur quelques points, ailleurs qu’on ne le fait d’ordinaire, l’auteur a le mérite de ne rien rétracter d’équitable et de généreux, de ne point désavouer ces belles et prudentes formes de liberté, que la France eut le tort de ne pas reproduire assez exactement, tout en exagérant la théorie, dont elles ne sont que l’application historique. II signale les omissions et les fautes ; il pressent les écueils ; mais il adopte, il honore l’intention de donner un but à la civilisation française et de compléter, par une profonde réforme du droit public et un sage équilibre de pouvoir et de liberté, l’œuvre laborieuse de tant de siècles de monarchie. Ce qui avait manqué aux idées de 1789, le point d’appui et le point d’arrêt, se révèle, avec la rapidité logique des faits, par la prompte apparition du parti Girondin, que va remplacer le gouvernement de la Terreur, c’est-à-dire la tyrannie au nom de la foule. Cette terrible succession, ces degrés et ces rapports des choses, si souvent décrits, trouvent dans M. de Carné mieux qu’un peintre : ils y trouvent un juge incorruptible à toute séduction du sophisme, à toute excuse de la nécessité, et faisant partout sortir de la violence et de l’iniquité le malheur et la catastrophe, dételle sorte que la négation de la loi divine et des principes de justice humaine paraisse nécessairement la plus destructive des fautes politiques, comme elle est le plus grand des crimes.

Mais nulle part, chez lui, on ne voit ce désespoir du bien, après l’excès du mal, ce découragement systématique et anticipé, que l’épreuve de nos temps d’anarchie a souvent inspirés à quelques esprits extrêmes, dans des partis différents. Ni alors, ni soixante ans plus tard, M. de Carné ne croit la liberté légale impossible en France, parce qu’elle a subi dès l’abord un immense échec diversement renouvelé. Cela même est une des déductions de son ouvrage, un résultat final, qu’il résume dans ces fermes paroles : « Si la monarchie représentative a sombré deux fois en France, ce n’est ni parce qu’elle est opposée à nos traditions historiques, ni même parce qu’elle est incompatible avec notre génie ; ce n’est pas davantage parce que la France ne possède point une puissante aristocratie territoriale. » Et chacune de ces assertions est appuyée de raisons et d’exemples, qu’il ne nous appartient pas d’indiquer ici. C’est assez de remarquer l’esprit même du livre, la noblesse des vues, la probité des maximes. Que l’auteur, dans la partie narrative de son ouvrage, et dans l’analyse de l’homme extraordinaire qui en occupe le point le plus élevé, nous paraisse s’éloigner de la vérité sévère et pécher par l’excès d’admiration ; qu’il veuille reconnaître entre le consul de 1802 et l’empereur de 1805 un heureux contraste, au lieu d’une continuité croissante, un génie tout de réparation et de justice, avant le génie de conquête et de despotisme, l’avenir l’en blâmera, sans doute, mieux que nous ne pouvons le faire mais cela même, en suscitant l’objection, ne diminue pas l’intérêt du livre. La première illusion de l’auteur n’affaiblit pas la rectitude de son dernier jugement et son culte pour la grandeur souveraine, tout empreint qu’il est d’une partialité respectueuse, conçoit quelque chose au-dessus, la puissance des lois et la dignité morale des peuples. Ce sont les caractères qu’il cherche surtout à dégager du milieu de nos troubles civils et qu’il aime à constater sous le régime de paix, où la France rétablit sa force inépuisable et se reposa, dans des luttes légales, de vingt-cinq ans de gloire militaire. M. de Carné décrit habilement cette occupation intérieure d’un grand peuple, le bien qu’elle fit à nous-mêmes et au monde, les fautes qui s’y mêlèrent, et les deux essais de monarchie limitée qui se succédèrent, avec leurs écueils divers et leurs avantages.

Il n’est besoin de dire que, dans cette histoire politique d’un siècle de trente ans, l’auteur, sévère pour les fautes des pouvoirs et des partis, s’est appliqué surtout à marquer les heureux retours et les heureux progrès qui se nient en France, les habitudes d’ordre, de surveillance, d’économie accrues par la discussion publique, les réformes salutaires, les principes généreux introduits dans les lois, le mouvement d’activité morale et d’Industrie tout ensemble qui s’étendit dans la nation. Les hommes qui furent les interprètes et les auxiliaires de cette transformation légale de la France, les Laîné, les de Serre, les Foy, les Royer-Collard, les Sainte-Aulaire, les Casimir Périer, les Sébastiani, et d’autres qu’il n’est pas temps de nommer, donnent une réalité vivante aux résumés souvent abstraits, aux généralités presque toujours impartiales, où se complaît notre intègre publiciste. Son livre, noble et vrai dans les principes, est donc juste envers les hommes. Il ne célèbre ou ne regrette que les convictions qui donnent de la force à l’âme, de la modération aux désirs, de la dignité à la retraite. Il loue de notre passé récent ce qu’en imite dans ses Institutions actuelles le peuple piémontais, ce vaillant et fidèle voisin de nos frontières de France et de nos drapeaux de Crimée.

Surtout, à part sa préférence pour une forme de gouvernement plus équitable et plus libre, sans être moins forte, il s’attache à montrer l’indispensable appui que la politique doit toujours emprunter à la morale, c’est-à-dire le fonds de croyances publiques, de vertus domestiques, de droits inviolables, sur lequel a besoin de s’appuyer l’action de l’État. Puis, à cette théorie générale, à ce sentiment élevé de la civilisation moderne il joint tout le scrupule inquiet, toute la probité du patriotisme, ne séparant pas ce qu’il désire de ce qu’il juge praticable, croyant la liberté nécessaire, mais ne la voulant que graduelle et judicieuse, et estimant que, sur cette route difficile, il peut y avoir des stations et des repos, mais que jamais le principe ne doit être oublié, ni le but désavoué.

Près de cet ouvrage si grave et si sincère, l’Académie, dans ses récompenses, place un autre livre parti de la main d’un missionnaire. C’est encore un monument d’histoire contemporaine, mais d’une histoire placée si loin de nous, qu’elle prend, à nos yeux, une forme toute de curiosité spéculative et archaïque. On sait combien, dans le grand siècle de la France et dans les années qui suivirent, la Chine avait attiré l’observation savante. Les Lettres édifiantes, ce recueil célèbre tant admiré de Montesquieu, ne renferment rien de plus historiquement original que les nombreux volumes consacrés aux Missions de la Chine ; et, parmi tant de noms célèbres, dont s’honore l’érudition française, elle compte peu d’hommes aussi éminents que ces religieux, mathématiciens, astronomes, polyglottes, peintres, artistes, diplomates, qui, bravant tous les périls par la foi, désarmant les préjugés par leurs pieuses adresses, étaient parvenus à siéger parmi les mandarins de la Chine, pour de là correspondre avec l’Académie des Sciences de Paris, et satisfaire aux questions curieuses de Fontenelle et de Mairan. Devant la vie et les travaux de ces hommes, des pères Gerbillon, Tachard, Parrennin, Gaubil, Amiot, Cibot, Prémare, devant l’infatigable sagacité de Duhalde qui analysait et publiait ici leurs immenses recherches, l’Europe savante s’était inclinée et avait reconnu ce titre de plus à la France.

Aujourd’hui l’habile missionnaire qui, après quatorze ans de séjour dans le Thibet et la Chine, a d’abord publié, sur le premier de ces deux États, un ouvrage curieux et neuf, nous donne encore le tableau de l’empire chinois. Par là, ce voyageur, de retour d’un pays où sont malheureusement restés tant de martyrs, vient non pas ajouter à l’ancienne prééminence des sinologues français, mais en renouveler, à quelques égards, la popularité. Ses deux ouvrages ont été beaucoup lus et déjà traduits en plusieurs langues. L’Académie, au jugement de laquelle le second était présenté par l’auteur lui-même, a partagé l’intérêt public. Elle n’a point ignoré diverses objections : il ne lui est pas échappé que, dans ce tableau relativement incomplet de l’Empire chinois, aux impressions directes de l’auteur, c’est-à-dire à ses épreuves, se mêlaient, dans une proportion trop grande, des récits empruntés ailleurs, des fragments, des extraits d’histoire générale. Elle a conçu, non pas la censure, mais la surprise, que suscitait parfois la forme de l’ouvrage, plus mondaine, plus séculière que ne le promettait le titre de l’auteur, et, nous ajouterons sa vocation courageusement remplie ; mais, elle n’en a pas moins reconnu le réel et piquant intérêt du livre. Si, pour plaire au grand nombre, le voyageur se montre plus que le missionnaire, s’il n’a pas, dans son récit, moins de prestesse hardie qu’il ne lui en a fallu ; peut-être, dans son périlleux ministère, il a cependant ajouté aux notions contemporaines un précieux supplément. Comparé aux immortelles Missions des deux derniers siècles, son témoignage, moins savant et moins authentique, semble même avoir un mérite à part, celui d’avoir regardé plus bas, d’être descendu davantage dans les rangs inférieurs et la vie commune de la Chine.

Par leurs succès mêmes, par les priviléges singuliers qu’ils avaient obtenus, nos premiers grands missionnaires, dans leur long séjour et leur étude profonde du pays, avaient dû considérer surtout la Chine officielle. Les plus accrédités d’entre eux habitaient dans le palais, fréquentaient la cour et les académies suivaient l’empereur dans ses grandes chasses d’automne ; et, quand cet empereur était savant et poëte, ils travaillaient sous ses yeux, et parfois étaient chargés de le traduire. De là, peut-être, l’admiration excessive que quelques-uns de ces apôtres si favorisés mêlèrent au récit de leur apostolat, soumis d’ailleurs plus tard à tant de funestes retours et de souffrances. Également éloigné de ces deux points extrêmes, le nouveau missionnaire, fort étranger à la cour, s’est mêlé davantage an peuple non pas libre de tout danger, mais protégé par le nom de la France, il a parcouru, dans une condition moyenne, pour ainsi dire, une grande partie de la Chine, vu de près, non pas le couronnement, mais les degrés secondaires, les ressorts et les roues de cette grande machine, qu’à d’anciennes époques un soulèvement subit a plus d’une fois transférée de main, sans la briser. Il en décrit donc le mouvement intérieur, l’enchaînement, l’action matérielle et le principe moral, si ce mot convient là où il n’existe en haut que violence et corruption, en bas que crainte servile et fraude.

Conduit de ville en ville, logé tour à tour dans des palais municipaux ou dans des auberges, reçu par les magistrats, admis dans quelques familles, mêlé à la foule du peuple, il abonde en traits expressifs, en détails curieux sur cette singulière nation, ou plutôt sur cet amas d’hommes entassés au midi et au nord d’une si vaste portion de l’Asie. C’est là le côté philosophique, la grande et instructive leçon de l’ouvrage. On y voit jusqu’où peut tomber, sous la loi unique du travail matériel et de l’utilité pratique, une nation d’ailleurs civilisée ; on y étudie à quel point la suppression de toute spéculation généreuse, de tout idéal divin, l’athéisme paisiblement appliqué sous le règne silencieux de l’arbitraire, peut énerver les âmes et faire coïncider le plus grand abaissement moral avec l’assiduité la plus laborieuse et parfois la plus intelligente dextérité. Toute préoccupation exclusive étant voisine de l’abus, l’Europe elle-même, l’Europe, si habile dans l’application des arts, peut regarder avec fruit cet exemple que donne la Chine. La Providence étale à nos yeux chez le peuple chinois, à côté des plus riches produits de la matière et des merveilles du travail patient, la prodigieuse dépression du sens moral, et avec elle le malheur et la ruine, comme pour confirmer historiquement le précepte évangélique : L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole sortant de la bouche de Dieu ; c’est-à-dire que ce sont les croyances divines, la responsabilité morale de l’âme immortelle, l’amour de la justice, la sainteté de la famille et le courage civil et militaire des hommes, qui font la puissance, la vie et la renommée historique des peuples. Par ces vérités, qui sortent du récit, sous des formes tantôt spéculatives et graves, tantôt moqueuses et presque légères, l’auteur a fait un livre pour le penseur et pour la foule, un livre dont les défauts ne détruisent pas le curieux intérêt, et que l’Académie ne pouvait accueillir, sans le mettre au premier rang du concours, en décernant à M. Hue une médaille de premier ordre, comme à M. de Carné. À cette place, en effet, elle doit admettre les ouvrages les plus divers, quand un certain signe de supériorité les rapproche. Elle n’évite, elle ne repousse, dans son impartiale équité, ni la politique, ni la science, ni même la poésie, quoi qu’on en ait pu dire.

Un compatriote de M. Louis de Carné, un autre enfant de la Bretagne, imbu non pas de ses traditions de parlement et de ses anciens essais de libertés provinciales, mais de ses vieilles mœurs, de ses chants indigènes et du spectacle de ses bruyères et de ses mages, Rendra partager le prix du publiciste et du missionnaire, avec un petit volume de vers parfois rudes et négligés, mais où le souffle du poëte a passé. Vous savez combien est rare un peu de vraie poésie, et combien ce don mérite de préférence et rachète de fautes. Un ancien nous l’a dit, au milieu des âpres mépris qu’il jetait à son siècle : « Le poëte d’élite dont la veine ne soit pas chose banale, qui ne sache rien dire longuement de vulgaire, qui ne frappe pas son vers à l’empreinte commune de la monnaie courante, le poëte tel que je ne puis le montrer, et que seulement je le sens, ce qui fait ce poëte, c’est une âme exempte de soucis inquiets, à l’abri de toute souffrance amère, éprise des forêts et pouvant boire aux fontaines des nymphes d’Aonie[1]. »

Quel contraste ce portrait, esquissé sous les Césars, il y a dix-huit siècles, n’offre-t-il pas avec les mœurs d’alors, ou même avec la corruption affairée, les ambitions de gain et les sollicitudes de nos grandes sociétés modernes ? C’est assez dire que le poëte n’est pas aujourd’hui moins difficile à trouver qu’au temps de Juvénal, mais qu’on peut encore, s’il existe, le reconnaître au même signalement, le rencontrer, pour ainsi dire, aux mêmes lieux. Tel en effet nous avait paru l’auteur des poëmes de Marie et des Bretons tel il nous paraît encore dans ses Histoires poétiques, souvenirs du même sol, élans du même cœur, les Missionnaires en Bretagne et en Amérique, les Pêcheurs, les Écoliers de Vannes, les Moissonneurs, l’Église, et tant d’autres aspirations ou naïves ou savantes d’un talent à la fois solitaire et populaire, unissant à la couleur indigène la grâce originale, et, sous ses vers et sous l’accent de son pays, faisant partout sentir le battement de son âme. Qu’il ait été parfois moins heureux dans ses théories que dans ses exemples que sa Poétique nouvelle prête à l’objection ; et parmi de beaux vers renferme, çà et là, des témérités de jugement plus encore que de poésie, nous le regrettons, sans priser moins ce talent heureux, qui tout récemment vient de peindre avec énergie les deux Proscrits, comme il a peint avec une ineffable douceur ce qu’il appelle la Fleur de la tombe. Que M. Brizeux, ce poëte-né, si fidèle à son origine, attaché, dans son âge mûr, aux naïfs et religieux souvenirs qui enchantaient sa jeunesse, demeuré toujours hors des faveurs du monde, non par misanthropie, mais par modestie, aimant de sa terre natale jusqu’à la pauvreté, qui trop longtemps l’y retient, dans un obscur village, que M. Brizeux, avec une médaille du même rang que les précédentes, reçoive pour ses vers et pour lui-même la couronne de l’estime publique !

D’autres études, où l’érudition se mêle à l’intérêt historique, appelaient le suffrage de l’Académie. Un livre surtout devait fixer son choix par le sujet qu’elle-même avait recommandé, et qui est incessamment à l’ordre du jour, dans des prix littéraires fondés par M. de Montyon : ce livre, ce sujet, c’était la Charité chrétienne, aux premiers siècles de l’Église. Déjà dans un concours sur la question plus générale de la Charité, après les ouvrages couronnés de M. Schmidt, de Strasbourg, et de M. Chastel, de Genève, ce précieux fragment de l’histoire de la Charité avait été particulièrement remarqué. Reproduit cette fois dans son vrai cadre, accru de faits nouveaux empruntés aux lois romaines comme à celles de l’Église, retraçant, par le côté le plus touchant, la grande lutte de l’ancienne société à son dernier âge et les efforts du christianisme pour humaniser l’empire romain, cet essai de M. Franz de Champagny est une haute leçon de morale donnée par l’histoire. Les analyses habiles de l’auteur dans un sujet si pathétique, son double principe de l’aumône en général, et de la protection des faibles, la manière dont il en poursuit l’application à l’égard de l’enfant, de la femme, de l’esclave, du prisonnier de guerre, du coupable même, tout cela forme un ensemble à la fois curieux et pathétique, et une consolante image de l’amélioration que peut recevoir l’humanité, dans le déclin même de la société politique. Ainsi décrite, ainsi mise en action, la Charité apparaît comme le rayon divin qui devait encore guider le monde dans la nuit prochaine des invasions barbares, et se trouver en tête de la civilisation future, pour grandir sans cesse avec elle. Unissant à l’élévation spéculative l’attention aux détails, cherchant jusque dans les prodiges de l’ascétisme le point d’utilité pratique, se rendant compte des ressources et des besoins de l’ordre civil, comme des ardeurs de l’enthousiasme religieux, l’auteur a renfermé dans un court espace un savant travail qui partout honore la vertu, exhorte au bien et nourrit le cœur de sentiments généreux et sages. Qu’il persévère dans cette noble voie, qu’il contribue pour sa part et de sa science judicieuse à cette grande revendication du christianisme dans le passé, gage immortel du perfectionnement moral de l’avenir !

Ce qu’un esprit élevé a fait ainsi, pour un chapitre important de l’histoire philosophiquement considérée, on le voit avec intérêt s’étendre à tout enseignement historique, et modifier heureusement les études et les idées de la jeunesse. C’est sous ce rapport que l’Académie a placé très-haut dans son estime un livre modeste de titre : les Récits de l’histoire de France, ne comprenant encore que la Gaule romaine et les Mérovingiens. Elémentaire pour la forme, cet ouvrage est très-avancé pour le fond ; car il arrive à la vérité, en substituant aux traditions convenues et monotones de ces temps barbares l’image de ce qui s’y mêlait de mœurs originales et de vertus naïves. Les crimes obscurs des descendants de Clovis, les descriptions exagérées et fausses de leur puissance prendront là moins de place, sans doute, que les sacrifices et le courage de tel pieux évêque, ou de tel solitaire. Mais cela même peindra le siècle, qu’il s’agit de faire connaître ; et ces temps, dont l’histoire semblait atroce et fastidieuse, attacheront le souvenir et la réflexion, non par aucun ornement fictif, mais par le seul emploi et par la découverte du vrai, qu’on avait trop négligé. En cela même, le nouvel historien n’est pas inventeur il applique le conseil et l’exemple d’un maître éminent ; mais c’est beaucoup d’innover, même à la suite, en rendant populaire et familier dans l’enseignement ce qu’un autre avait aperçu par la science, et ressuscité pour l’imagination et pour le goût. L’Académie décerne aux deux volumes de M. Courgeon, comme au bel et attachant travail de M. Franz de Champagny, une médaille de deux mille francs.

Elle réserve la même distinction à l’œuvre morale et poétique d’un homme de lettres, chez qui beaucoup de savoir n’a pas détruit le tour libre de la pensée et le naturel de l’expression. Il s’agit encore d’un recueil de fables, entreprise à la fois téméraire et fréquente. Au premier abord, il semble que dans notre langue on ne devrait plus faire de fables proprement dites ; que c’est un genre désespéré, une forme épuisée par la perfection suprême du modèle que nous en avons eu : et cependant, vous le savez, quoiqu’il n’y ait pas un second fabuliste en titre, après celui qui, pour nous, est le nom même de la fable, il s’est fait, et il se fait encore çà et là des apologues excellents par le tour piquant des vers et le bonheur de l’épigramme. Quelques-uns, et c’est beaucoup, pourront être empruntés désormais au recueil nouveau de M. Léon Halévy. Une tristesse, dont la langueur même n’est pas sans grâce, y fortifie parfois la leçon morale, en la rendant plus touchante. L’auteur, exercé dans sa jeunesse à de difficiles études, sur la poésie des tragiques grecs, mérite de reprendre aujourd’hui cette œuvre, et d’en faire sortir, comme le permet le goût de notre temps, quelques essais d’imitation, d’autant plus éloquents qu’ils seront plus fidèles.

L’Académie lui décerne une médaille du même ordre que les deux précédentes. Elle ne regrette pas d’avoir cette année recueilli dans le cercle du prix Montyon deux talents poétiques ; car une juste sévérité ne lui permettra pas d’ailleurs de décerner son prix ordinaire de poésie, sur un noble sujet proposé : les Restes de saint Augustin rapportés en Afrique. Ce n’est pas que l’attention publique ait manqué à ce récent et religieux souvenir. Plus de cent pièces de vers nous sont parvenues ; mais l’émulation empressée n’est pas le talent : et, sauf quelques vers heureux, trop rares et trop entremêlés de fautes, l’Académie a dû trouver que le sujet choisi par elle avait inspiré bien peu ceux qu’il attirait en si grand nombre. Elle ne renonce pas cependant à l’appel qu’elle avait fait : elle laisse encore les noms de saint Augustin et d’Hippone, inséparables de cette Afrique septentrionale, aujourd’hui française, susciter par la réflexion quelque jeune talent qui peut-être nous écoute ; elle ajourne le prix.

Nous n’exagérons rien, Messieurs. Dans la solennité de ces concours, dans le renouvellement de ces épreuves, nous n’avons pas l’orgueil de croire former à volonté des poëtes, c’est beaucoup d’entretenir le goût, le respect de la poésie ; c’est quelque chose de contribuer à maintenir en France, sous toutes les formes, cet amour des lettres, cette admiration sévère de la beauté antique et de l’art moderne, qui fait, depuis deux siècles, une si noble part de l’esprit français et de son ascendant au dehors. C’est à ce point de vue même que, depuis plusieurs années, l’Académie, dans ses jugements et ses programmes, a cherché de préférence ce qui se rapportait aux plus fortes études de littérature classique, aux études où le savoir approfondi sert à l’inspiration, où la hauteur et la variété des modèles, agrandissent la théorie, où l’esprit se fortifie par la comparaison et s’élève, en admirant. De là, Messieurs, ces problèmes d’érudition et de goût que nous avons posés, ces études que nous avons demandées, que nous avons obtenues sur de grands noms de l’antiquité, comme des siècles modernes.

Cette fois l’Académie avait désigné, pour sujet d’un tel travail, un des plus grands maîtres de la narration antique, ou plutôt du génie historique, dans tous les temps, ; car les diversités de mœurs et de costume, les accidents de climats et d’institutions laissent trop de place à l’homme lui-même, à l’inépuisable fonds des passions humaines., pour que l’art de les pénétrer et de les peindre aujourd’hui ne soit pas encore, dans sa multiple richesse, ce qu’il était il y a deux mille ans. De même que la statuaire hellénique avait su comprendre et faire saillir, sous la perfection majestueuse de la forme, toutes les émotions de l’âme, ainsi les grands historiens de la Grèce et de Rome, sous cette beauté d’éloquence, que parfois on leur reproche et qui est une portion de leur vérité même ont ineffaçablement gravé les traits toujours renaissants de la grandeur virile ou de l’abaissement moral, aux prises avec l’ambition, la gloire, la liberté, l’esclavage. Se pénétrer de leurs récits, c’est apprendre la vie publique c’est plus encore, c’est étudier, avec le génie des époques différentes, la nature de l’homme, les lois auxquelles il ‘n’échappe jamais, et qui sont comme les conséquences de cette nature même, et les volontés de Dieu sur elle.

Une telle étude est vaste ; et l’examen qu’avait demandé l’Académie sur Tite-Live n’était rien moins qu’un livre de critique savante, de philosophie appliquée au droit public et à la morale, d’art oratoire et de goût. Ces conditions élevées et diverses ont été presque remplies par un homme de talent, qui s’y est repris à deux fois et l’Académie, sur trois laborieux ouvrages qu’elle avait reçus dans un concours prorogé à la satisfaction de couronner un travail solide et neuf, où le sentiment de l’antiquité et la méthode moderne s’unissent à propos, et qui met habilement sous nos yeux toutes les questions de certitude historique, de vérité locale, d’enseignement vrai, de passion dramatique et de goût, que font naître les annales de Tite-Live, ce monument mutilé, mais si grand encore, érigé à la mémoire du peuple dont la trace est demeurée partout sur notre Europe.

Depuis les érudits du XVIe siècle et les penseurs leurs contemporains, depuis Glareanus et Machiavel jusqu’au sceptique inventeur Niebühr, que de témoins à consulter, que de jugements à revoir, pour les corriger l’un par l’autre et en tirer l’évidence ! Mais, ce que l’auteur a surtout heureusement interrogé, c’est Tite-Live lui-même confronté avec son temps, avec la législation, les mœurs, la littérature générale de son pays. Pour cela, il fallait un lettré autant qu’un philosophe un homme de goût autant qu’un érudit car Tite-Live, c’est l’image même de l’urbanité romaine, dans sa splendeur élégante, après les maux de la guerre civile, mais avant les abjections de l’empire, et lorsqu’il restait encore de la liberté disparue comme un reflet de noblesse nationale et de gloire.

Pour atteindre là, le jeune et habile érudit, vainqueur dans ce concours, a dû faire un morceau d’histoire autant qu’une œuvre de critique. Il n’a pas séparé le peintre du modèle, et le poëte historien de tous les grands souvenirs et des traditions magnanimes qui ont fait sa poésie. C’est l’intérêt puissant du travail étendu que récompense aujourd’hui l’Académie non que l’auteur ait nulle part pris le ton du panégyrique, ni qu’il ait naturellement l’esprit trop admirateur. Sa réflexion fine et sévère est plutôt disposée à trouver le côté faible de la grandeur, et à relever des excès dans la louange, autant que des torts dans la gloire. Son style net et juste, parfois énergique et nouveau, lorsqu’il exprime ses propres idées, ne se prête pas toujours à rendre avec assez d’émotion et d’éclat l’éloquence de son modèle. Il n’a pas, devant Tite-Live, l’éblouissement de ces étrangers qui, venus des confins les plus reculés de la Gaule et de l’Ibérie, pour voir le grand historien, repartirent, après cette entrevue, sans regarder au delà, et donnant cet exemple inouï, nous dit saint Jérôme[2], d’avoir cherché dans Rome autre chose que Rome elle-même. Notre sévère et ingénieux critique ne partage pas cette préoccupation littéraire. En jugeant Tite-Live, il porte sur beaucoup d’autres sujets une attention curieuse et libre. L’épigraphe même qu’il a choisie : In historia orator, et plusieurs pages de son livre destinées à la justifier, pourraient faire croire que, par ce titre d’orateur, dont il salue Tite-Live, il n’est pas, dans la louange même, assez juste envers le grand historien. Les discours, en effet, mêlés par Tite-Live à ses récits et parfois inférieurs à quelques paroles originales qui nous sont parvenues d’ailleurs[3] dans leur primitive rudesse, ces discours peuvent être chez lui souvent une heureuse parure de la narration ils n’en sont pas la substance et l’âme ils laissent dans toute sa supériorité originale un autre et plus constant mérite de l’historien, le naturel éclatant du récit, la vérité des caractères et des peintures, cette passion dans la parole, enfin, qui est la vie nouvelle des temps anciens ressuscités pour l’avenir ; c’est en cela, c’est par là que le récit de Tite-Live, sans être trop oratoire, est admirablement éloquent, est l’éloquence même, aussi grande que ce qu’elle raconte, et, pour ainsi dire, égale à la gloire de Rome. Félicitons cependant l’auteur, M. Taine, de ce noble et savant début dans les lettres classiques ; et souhaitons de tels candidats à nos concours et de tels maîtres à la jeunesse de nos écoles !

Un autre sujet d’étude, emprunté à ce que j’appellerais notre propre antiquité littéraire, a été moins heureux. L’Académie, dans son attention aux progrès de la tradition française pour la langue et les lettres, frappée de la révolution mémorable qui s’est préparée et décidée, entre les dernières années du XVIe siècle et la première partie du XVIIe, avait désigné cette époque intermédiaire aux recherches et à la réflexion des esprits cultivés. Elle y voyait plusieurs problèmes à résoudre, l’ascendant de la vie active sur la spéculation studieuse, l’influence des grands débats religieux, des émotions civiles sur le caractère général des lettres, le travail simultané des esprits, leur croissance, pour ainsi dire collective, et, à certains moments de maturité, non plus seulement la grandeur isolée, mais l’impulsion du génie qui s’élance et élève son siècle, après lui. De sérieux travaux, d’estimables efforts ont été tentés avec zèle par plusieurs concurrents et se remarquent surtout dans un des ouvrages soumis à notre examen. Mais l’œuvre n’est pas faite encore ; le but n’est point atteint ; l’exemple surtout n’est pas donné ; et, dans un savant Mémoire plein de recherches curieuses et de nobles sentiments, l’auteur n’a pas assez témoigné du succès de sa propre étude pour lui-même, par ce goût de saine élocution et de sobre élégance que doit donner la connaissance approfondie de notre langue, d’Amyot à Descartes. L’Académie, espérant un bon ouvrage, ajourne encore une fois le concours.

Elle n’usera pas de la même rigueur, là où l’épreuve était plutôt d’érudition que d’art, et où les secours moins abondants, moins accessibles, imposaient plus d’efforts. Sur une autre question qu’elle avait proposée, la Poésie narrative au moyen âge, l’Académie, sans décerner le prix, ne proroge pas le concours. Depuis deux ans, un seul ouvrage lui était parvenu, comme pour attester que cette étude difficile et neuve est demeurée dans le domaine du bien petit nombre ; que, malgré les publications faites depuis vingt ans, le procès n’est pas instruit encore que bien des pièces manquent, et qu’on ne peut comparer assez, pour généraliser et conclure. Déjà, cependant, à l’étranger, on a fait des systèmes, là où il faudrait encore faire des éditions. Tel écrivain du Nord, qui refuse à nos trois derniers siècles l’imagination et l’esprit poétique, déclare que les Français en eurent cependant jadis, qu’ils l’ont perdu sur la route, mais qu’au XIIe siècle ils avaient composé plusieurs épopées admirables. Réduire un peu ces paradoxes ; et, sans croire que nous avons autrefois surpassé Corneille, Racine et la Fontaine, chercher au vrai la valeur de notre enfance poétique et retrouver dans nos vieux récits, en stances monorimes, les prémices de la langue et du génie français, c’était, il semble, une heureuse et nationale étude. Le livre qui la rendrait populaire n’est pas écrit encore mais le travail préparatoire est presque achevé par un homme érudit et sagace, M. Chabaille, aussi intelligent des vieilles traditions de notre langue que versé dans la connaissance littérale des plus anciens manuscrits qui les conservent. Ce qu’il n’a pas fait, depuis deux ans, l’Académie ne l’attend pas aujourd’hui d’un autre. Elle arrête ici le concours ; et, sans décerner le prix, elle en attribue la moitié au savant et judicieux Mémoire de M. Chabaille. Elle souhaite en même temps que le vœu souvent exprimé et la promesse récemment faite d’une publication des poëmes chevaleresques de notre moyen âge vienne compléter bientôt, par une précieuse série, nos monuments d’histoire nationale. Les légendes de l’imagination et du courage sont une partie des annales de France.

À travers toutes ces recherches, proposées par l’Académie, nous arrivons à son ancien prix d’éloquence. Cette fois, elle avait adopté pour sujet d’une telle épreuve le grand écrivain, le plus dédaigneux des règles de langage qu’elle recommande et qu’elle observe, depuis deux siècles elle avait choisi le duc de Saint-Simon. L’Académie n’avait pas eu jadis l’avantage d’inscrire sur sa liste, même comme grand seigneur, cette homme de génie posthume, dont l’inimitable éloquence ne fut pas soupçonnée des contemporains, et qui trouva sans doute dans le secret absolu de sa parole écrite un surcroît de hardiesse originale et de liberté sans frein l’Académie s’en dédommage aujourd’hui, en le ramenant sous cette loi commune de l’éloge public, qu’elle a décerné souvent à ces maîtres de la parole, à ces peintres de la vie humaine, à ces penseurs éloquents, parmi lesquels Saint-Simon a pris enfin son rang de préséance ou d’égalité, ajourné pendant un siècle et demi.

Nous ne devons pas empiéter ici, Messieurs, sur la manière solide, ingénieuse, dont ce triomphe est expliqué dans deux discours, entre lesquels l’Académie n’a pas voulu marquer une préférence tant ils sont l’un et l’autre bien sentis et bien écrits ! Un mot seulement sur cette justice envers Saint-Simon, d’autant plus complète qu’elle a été plus retardée. N’est-il pas vrai, en effet, pour tout studieux appréciateur de nos deux derniers siècles, que le duc de Saint-Simon, cet antagoniste solitaire de Louis XIV dans sa cour, cet inflexible et malin frondeur, dans le siècle de l’admiration, cet indépendant féodal sous le pouvoir absolu, et enfin ce demeurant de la vieille foi et des vieilles mœurs, jusqu’en pleine Régence et dans le flot croissant du scepticisme épicurien, a singulièrement gagné pour sa gloire au séquestre prolongé de ses écrits et à leur tardive apparition, vers 1829 seulement ?

Leur temps n’était pas encore venu, même dans la seconde moitié du dix-huitième siècle. Les esprits les plus libres d’alors, Voltaire, Duclos, auxquels on avait entr’ouvert ces précieux Mémoires, ne les goûtaient qu’à demi, plus choqués peut-être encore des licences du style que de l’âpreté des jugements. Il fallait, pour ainsi dire, le profond bouleversement que traversa la France, cette secousse sans limites suivie d’une réaction presque égale, cette révolution des mœurs passée dans le langage, ces règnes successifs de l’anarchie, du despotisme et de la liberté, pour qu’enfin, dans une société si remuée et si nouvelle, la voix antique de Saint-Simon, cette déposition passionnée, capricieuse, éloquente d’un témoin si pénétrant, cette histoire testamentaire de tout ce qui avait péri, fût avidement reçue, étonnât, sans trop heurter, piquât la curiosité, sans offenser le goût, et devînt, pour notre admiration, le dernier et presque le plus original monument de notre grand siècle littéraire.

Cependant, après le premier éblouissement de cette révélation tombée si à propos, après l’engouement parfois excessif pour le style si indiscipliné de ce peintre de notre âge classique, il restait encore à demander un jugement impartial sur la vie et l’ouvrage du plus partial des historiens. Le vœu de l’Académie n’a pas été stérile. Quatorze discours, dont plusieurs attestent autant d’esprit que d’études, ont été offerts à notre examen. Deux ont paru des travaux également distingués par la justesse et la liberté des vues, l’accent de l’honnête homme et le talent de l’écrivain.

Le discours n°1, ayant pour épigraphe ces mots de Montesquieu : « On trouve dans les histoires les hommes peints en beau, etc. » est d’une main rapide et sûre. Avec la connaissance précise et l’image vraie des événements historiques, on y sent ce qui est plus rare encore, l’intelligence de la vie et l’étude de l’homme. L’auteur écrit bien, parce qu’il sait beaucoup, qu’il choisit dans son savoir, et qu’il rend avec force ce qui touche à son sujet exactement compris. Dans ce discours, la vie du duc de Saint-Simon, c’est-à-dire sa naissance, son éducation, ses prétentions, ses attentes, ses mécomptes sont le commentaire de ses Mémoires. Ce double sujet d’analyse, l’homme et le siècle, le courtisan éconduit, devenu peintre incomparable, et le règne, la personne du grand roi, se trouvent habilement réunis, sous l’œil du critique qui seul est, à l’égard de tous deux, au point de vue de la postérité, sans aveuglement, mais non sans admiration. L’auteur de ce discours est un magistrat, comme notre France en a toujours porté, d’un esprit droit et libre, unissant au noble attrait des lettres la philosophie pratique donnée par la science des lois. Son nom est M. Eugène Poitou, juge au tribunal civil d’Angers.

Plus étendu dans quelques parties, le discours n°11, qui partage, à titre égal, le prix, n’a pas moins intéressé l’Académie par l’étude délicate du temps où vécut Saint-Simon, le vif sentiment de son génie, et l’art de juger ses faiblesses d’ambitieux ou de courtisan, de manière à reviser ses injustices d’historien, tout en faisant ressortir son admirable énergie de censeur misanthrope et de peintre irrité. L’auteur a su bien louer à la fois Saint-Simon et Louis XIV ; et il réunit quelques vues saines et nouvelles en histoire à l’admiration finement instructive d’une des œuvres les plus étonnantes de notre grande prose française du XVIIe siècle.

Le seul désavantage actuel de ces deux discours, ce que nous ne saurions racheter par aucune louange, c’est l’impossibilité de les faire immédiatement connaître dans une lecture complète, d’en citer même tout ce qu’on pourrait en détacher d’expressif et de remarquable par des mérites divers. Pour la confirmation entière de notre jugement, nous renverrons, mais avec confiance, à la publication prochaine des ouvrages couronnés ; et, en proclamant, auprès du nom de M. Eugène Poitou, celui de M. Amédée Lefèvre-Pontalis, avocat à la cour d’appel de Paris, nous offrirons seulement à cet auditoire quelques fragments trop courts de deux excellents écrits, qui seront lus en France.

 

 

[1] Sed vatem egregium, cui non sit publica vena,
Qui nihil expositum soleat deducere, nec qui
Communi feriat carmen triviale monetâ,
Hune, qualem nequeo monstrare et sentio tantùm,
Anxietate carens animus facit, omnis acerbi
Impatiens, cupidus sylvarum aptusque bibendis
Fontibus Aonidum.

[2] Ad Titum Livium lacteo eloquentiae fonte manantem de ultimis Hispaniae Galliarumque finibus quosdam nobiles venisse legimus ; et quos ad contemplationem suî Roma non traxerat, unius hominis fama perduxit. Habuit illa aetas inauditum omnibus saeculis celebrandumque miraculum, ut tantam urbem ingressi aliud extra urbem quaererent. (In Epist. ad Paull. D. Hieron.)

[3] Vid. in Aul. Gell. Noct. Attic. lib. IV, c. 18.