Rapport sur les concours de l’année 1846

Le 10 septembre 1846

Abel-François VILLEMAIN

RAPPORT DE M. VILLEMAIN,

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1846,

10 septembre 1846

 

 

MESSIEURS,

Quel que soit aujourd’hui le vif intérêt des études d’histoire nationale, et quelque grands travaux que leur promettent l’émulation et la liberté des esprits l’Académie n’a point encore à déplacer la couronne qu’elle décerne depuis plusieurs années au même écrivain et au même ouvrage. M. A. Thierry conserve le prix qui semble avoir été fondé dans la prévoyance d’une destination si juste. L’estime publique ne s’en plaindra pas. Elle sait que le célèbre historien n’a pas fait de cette décoration de sa retraite un motif de repos et d’inaction : et dans cette enceinte même, la lecture, applaudie d’un fragment plein de vues originales sur une des époques du Tiers état en France a signalé naguère quel nouveau titre de gloire allait compléter l’œuvre historique couronnée par l’Académie, et que n’a surpassée nul travail récent d’une autre main.

L’Académie maintient également à M. Bazin le prix obtenu par son Tableau du règne de Louis XIII ; et malgré l’étonnement que peut exciter cette coïncidence de deux exceptions, elle y voit une double justice. En dehors de ses prix ordinaires, l’Académie avait à juger cette année des recherches d’érudition et de goût sur notre langue. C’était l’essai d’un nouveau concours. En proposant une étude détaillée du style de Molière, elle voulait qu’on y cherchât le travail commun du génie d’un homme et de l’esprit d’un siècle, et cela dans la forme d’ouvrage qui, par la peinture des passions éternelles du cœur et des accidents de la vie sociale, par le jeu des conditions et des caractères, permet au langage le plus d’énergie, de naturel et de variété. Pour cette épreuve, elle prenait la meilleure époque, celle où l’idiome français, souple et ductile comme le métal brûlant, gardait profondément l’empreinte de la pensée. Les langues sont un domaine commun où le génie se fait une propriété particulière. De même que par une invention de nos jours, les objets extérieurs, les masses, les détails même se gravent spontanément sur une surface préparée où la lumière réfléchit leur image, ainsi, dans l’idiome d’un peuple se reproduisent d’eux-mêmes, au grand jour de la vie, ses usages et ses mœurs. Mais à côté de ce dédoublement d’un siècle dans sa langue, et de cette imitation des choses par les paroles, le génie et la passion, qui est le génie du moment, ajoutent la création à la copie. Le fonds général d’une langue, c’est la peinture par reflet, par l’action seule de l’objet et de la lumière ; le style c’est l’œuvre inspirée du peintre. Sans doute, il n’est pas besoin d’un vocabulaire pour discerner ces deux origines. On les juge mieux cependant par cette étude. En la demandant, l’Académie, sur onze ouvrages, a obtenu deux travaux remarquables l’un, inscrit sous le n° 3, distribue et explique dans un immense recueil toute la diction de Molière; l’autre, le n° 10, en réunit les traits les plus expressifs dans un choix qui n’oublie rien.

Des considérations instructives précèdent les deux ouvrages entre lesquels l’Académie a partagé le prix qui vient d’être doublé. Leur mérite, comparé, a été apprécié dans un rapport que nous ne pouvons lire à cette séance, ni abréger sans l’affaiblir. Les auteurs, que leurs noms désignent assez, sont MM. Genin et Guessard. Une première mention est encore accordée au n° 11, et une seconde au n° 8.

En décernant le prix d’utilité morale, fondé par M. de Montyon, l’Académie a souvent compris dans ses jugements des ouvrages de formes très-diverses, où le talent ne touchait au but proposé que d’une manière indirecte et spéculative.

Aujourd’hui, comme la société devient sans cesse plus pratique dans ses vues d’amélioration, l’Académie l’a été dans ses choix ; et elle a désigné d’abord les écrits mêmes qui se liaient à quelque œuvre de bienfaisance publique les soins de la charité si active depuis quinze ans avaient laissé longtemps un grand vide dans la protection accordée aux enfants du peuple. Les écoles élémentaires, si rapidement multipliées, étaient loin de suffire. Les salles d’asile ont été créées comme un passage entre le foyer du pauvre et l’école. A peine formées, les salles d’asile ont averti la société d’un autre besoin à satisfaire, d’une autre précaution charitable à prendre.

Ce n’était pas seulement l’enfance déjà capable d’instruction qu’il fallait recueillir : c’était aussi la plus faible enfance, celle que la mère nourrit encore, mais que dans beaucoup de familles pauvres elle ne pouvait garder assidûment ni confier à d’autres mains assez soigneuses, même en donnant pour les rétribuer la meilleure part du salaire gagné par son travail. De là est venue dans le cœur d’un généreux citoyen la pensée des crèches. Le succès rapide de cette pensée en a montré la sagesse et l’utilité. Le compte rendu de l’œuvre par le fondateur, l’exposé des moyens employés, des secours obtenus, du bien commencé, l’intention et le résultat, voilà le livre en action qu’a dû considérer l’Académie. Règlements d’hygiène, sollicitude morale, précautions prises pour aider la mère sans l’éloigner, pour suppléer sa force et non sa tendresse, et, en la ramenant aux heures où elle nourrit son enfant surveillé par d’autres soins, lui conserver son lien et sa vertu maternelle, telle est l’institution honorée dans la médaille décernée à M. Marbeau.

Simple récit d’une bonne action qui s’étend et se perfectionne pendant qu’on la raconte, son écrit renferme déjà, sur la puissance des saines habitudes de l’âge le plus tendre, et sur l’éveil précoce et régulier de l’intelligence, d’utiles observations qui vont s’accroître avec l’œuvre nouvelle. Cet avantage est commun aux salles d’asile et aux écoles primaires et la pensée saisit avec espérance les heureux effets que ces institutions, s’aidant et se suivant l’une l’autre, peuvent avoir pour la santé du corps, pour la santé de l’âme, et pour un progrès de bien-être et de moralité dans les classes populaires. Ainsi se réalise ce que renfermaient de praticable les théories et les vœux de quelques esprits spéculatifs. Il ne s’agit pas d’une communauté chimérique ou oppressive à établir entre les hommes, mais d’un appui salutaire à donner aux commencements de la vie pour en rendre la suite plus facile et meilleure. Ici comme partout l’œuvre d’humanité est œuvre de politique. Elle préparera pour la famille, pour l’État, une population plus nombreuse, plus saine et plus forte, pliée de bonne heure à des habitudes d’attention et d’ordre qui sont des germes de discipline sociale.

Cette vue et toutes les applications qu’elle entraîne, font le grand mérite des Conseils sur la direction des salles d’asile, par mademoiselle Marie Carpantier, directrice d’un asile. L’expérience ressemble ici à une utopie réalisée. On voit, pour une réunion de jeunes enfants de la condition la plus pauvre, tous les soins de la culture morale la plus attentive mêlés à la surveillance physique. Précisément parce que l’étude à cet âge est encore peu de chose, l’éducation a pris une grande place, et s’applique à tous les actes de cette vie naissante. L’auteur, en qui nous devons louer d’autant plus le talent d’écrire avec émotion et justesse, qu’il faut y voir le témoignage de son attention à mettre en pratique chaque jour ce que son ouvrage exprime si bien ; l’auteur, dis-je, vous étonne par l’à-propos et la variété des leçons qu’elle fait naître de l’organisation si régulière et des accidents si simples d’une salle d’asile. Origine et sage direction des sentiments affectueux, élévation du cœur vers Dieu, premiers instincts de dignité morale, et, pour ainsi dire premier point d’honneur de l’âme excité dès l’enfance habitude et goût de l’obéissance sortis du développement même de l’être moral, et destinés, non pas à détruire la volonté, mais à la rendre judicieuse et ferme, répression plus assortie aux caractères qu’aux actes, pour améliorer toujours au lieu de punir, voilà ce que le dévouement au devoir et la sagacité du cœur découvrent et mettent en œuvre dans le cercle étroit d’un asile. La sage directrice le voudrait peu nombreux pour être mieux régi. Mais alors, que les établissements soient très-multipliés et que les essais en soient partout reproduits, s’ils doivent ressembler au modèle qu’elle en a tracé.

Quelle sera, sur le bien-être des classes pauvres, l’influence de ce système d’asile et d’instruction propagé dès l’enfance ? Dans quelle proportion ce qui doit améliorer l’homme préviendra-t-il la misère? On l’entrevoit, on l’éprouve déjà. Les maux de l’indigence existent aujourd’hui moins nombreux, moins extrêmes qu’à d’autres époques de splendeur sociale ; mais ils sont grands encore et tels que la pensée, qui ne paraît indifférente que lorsqu’elle est distraite, ne saurait se fixer sur cet état de la société sans émotion et sans désir d’y porter soulagement. Un livre qui va chercher ce désir dans les cœurs et l’excite par l’énergie des peintures et des reproches, est une œuvre utile. Telle est la pensée, telle est l’action de l’écrit intitulé : Il y a des pauvres à Paris et ailleurs. Je n’examinerai pas si, dans la gravité ironique de ce titre et dans l’accent général de l’ouvrage, il n’y a pas quelque oubli de tout ce que la charité publique et privée fait de sacrifices et d’efforts dans notre temps. Le zèle et le but de l’auteur justifient ce langage ; son âme compatissante et sévère ne réclame pas seulement des secours matériels, mais de bonnes actions, de l’argent, mais de la charité, c’est-à-dire, l’aumône consolante pour celui qui reçoit, et salutaire à celui qui donne, l’aumône persistante qui soulage, qui conseille, qui dirige, qui ne fait pas de ses dons un abonnement avec le malheur, mais une dette toujours acquittée, toujours renaissante. Ainsi conçue, la bienfaisance est une sorte d’apostolat, et la voix généreuse qui la recommande a toute l’ardeur de la mission chrétienne. Elle a pu cependant se tromper quelquefois. On a besoin de dire, à l’honneur de la civilisation, que dans cette grande ville le sort de l’ouvrier n’est pas aussi malheureux que l’affirme l’auteur. Il y a le bienfait général de l’époque présente, celui qui résulte de l’ordre, de la paix, du travail multiplié, qu’elle encourage il y a l’esprit d’équité qui fait que la prospérité croissante des grandes industries rejaillit sur la classe laborieuse qu’elles emploient. Cette vérité même admise, la tâche de la charité n’en est pas moins immense et Mme Agénor de Gasparin a raison dans ses exhortations et ses avis pour écarter les prétextes de ne pas secourir, pour indiquer la manière de bien secourir, et de mêler toujours l’influence morale au soulagement, sauf à donner parfois sans motif, de peur de ne pas donner assez. Sa parole est passionnée ; mais c’est sur les vérités évidentes qu’il faut de la passion ; car c’est là qu’il importe, non de convaincre, mais de réveiller l’âme, et de lui faire sentir ce qu’elle sait et ce qu’elle néglige. Honorons le talent lorsqu’il est le feu vivifiant des bonnes œuvres.

L’Académie, malgré les mérites littérairement inégaux des écrits que nous venons de nommer, n’a pas voulu graduer les récompenses lorsque le but des auteurs était également respectable. Elle décerne à chacun d’eux une médaille de 3,000 francs, dont profitera la cause qu’ils ont servie.

Parmi les ouvrages qui, sans application directe à quelque perfectionnement ou à quelque réforme, ont un caractère d’utilité morale par l’objet des recherches et la pureté des principes, l’Académie a remarqué et récompensé d’une médaille de 2,000 francs de nouveaux Essais d’histoire littéraire de M. Gérusez, et une Étude sur la Boëtie, par M. Léon Feugère. Le premier recueil, écrit avec talent, renferme, sur l’éloquence religieuse du moyen âge, sur Fénelon, sur Rousseau, d’attachantes analyses, où la leçon de goût est prise à la source du sentiment moral. Sans doute ce mérite, inséparable de toute critique élevée, n’est pas particulier à l’auteur mais l’Académie l’a trouvé assez fortement marqué pour l’honorer d’une distinction spéciale.

Elle a aimé aussi le nouvel hommage rendu à Montaigne dans la personne et sous le nom de celui qu’il appelait un autre lui-même. La douleur de Montaigne avait été la gloire de la Boëtie. Un souvenir d’admiration si vif inspiré à un homme de génie, un regret si profond laissé dans une âme qu’on soupçonnait de scepticisme, et qui semblait du moins plus réfléchie que tendre, quel plus grand témoignage d’une supériorité rare et d’une affection méritée ? Quelques pages de la Boëtie lui-même n’en disaient pas moins; elles montraient une de ces âmes dessinées à l’antique, et élevées par l’étude au niveau des vertus dont l’occasion leur était refusée. Raconter ce qu’il fut, réunir ses premiers, ses derniers écrits, toutes les traces de ses pensées, de ses études, cette part si grande de la vie dans les talents moissonnés de bonne heure, c’est là un utile travail, un modeste et touchant commentaire de la plus belle inspiration de Montaigne, son chapitre sur l’Amitié. Sachons-en gré comme d’une offrande bien choisie pour l’honneur de la philosophie et des lettres, puisqu’elle est la peinture fidèle d’une vertu formée à leur école, sous l’empreinte du XVIsiècle.

L’Académie, qui voit avec plaisir ces retours d’admiration vers les monuments du génie de notre vieille France, veut les encourager, et elle propose, pour un de ses prix à décerner dans deux ans, l’éloge de Jacques Amyot, c’est-à-dire une recherche d’histoire et de goût, un libre jugement sur cette vie si humble d’abord, puis élevée si haut sans tomber ni faillir, et sur cette éloquence naturelle qui, dans le commerce assidu des grandes âmes de l’antiquité et de leur peintre immortel, se bornant à sentir et à traduire, trouva des couleurs dont l’éclat dure encore.

L’Académie, en renouvelant ainsi le sujet d’un des anciens prix maintenus par elle sous les titres trop exigeants peut-être d’éloquence et de poésie, sait combien l’une et l’autre sont rares et ont besoin de naître librement. Elle ne craint pas cependant d’être sévère dans les jugements qu’elle en porte ; elle ajourne le prix quand il n’est pas enlevé par le talent ; elle va plus loin elle fait attendre le talent, lorsque l’art et le goût n’ont pas assez réglé ses efforts. Parmi les nombreux essais de poésie qu’avait appelés le sujet proposé, l’Invention de la vapeur, deux surtout ont frappé l’attention l’un sous la forme lyrique mêlant l’éclat et parfois la grandeur à l’exagération des images, offrant de beaux traits et des fautes choquantes de la force et l’excès de la force ; l’autre, sous une forme simple, piquant, mais inégal, plein de vers excellents et de vers faibles, œuvre d’un poëte facile qui ne manque d’aucune des qualités du style familier, même de la concision, que cependant il néglige un peu trop. Ces deux ouvrages, dont chacun pris à part eût réussi peut-être, mis en contraste, ont paru mériter d’être rendus meilleurs par un travail qui ne leur ôte rien de leur premier feu de verve et d’esprit.

Le concours est donc prorogé, et en même temps l’Académie propose un autre prix de poésie ; le sujet qu’elle indique répond à une pensée, à un intérêt de notre temps, à ce mouvement né à la fois de la force et de la raison qui avertit les grandes nations de s’abstenir entre elles de luttes désormais trop dispendieuses et trop terribles, et de porter leur effort vers l’occupation graduelle et protectrice des pays encore barbares. La France a pris une grande place dans cette œuvre du siècle présent et de l’avenir. Le caractère qu’elle y porte, l’empire qu’elle peut y fonder sur la puissance des armes, sur l’humanité dans la guerre, et sur les travaux de la paix mêlés à la victoire, se résument dans ce titre mis au prochain concours, l’Algérie, ou la civilisation conquérante.

Le progrès social sous toutes les formes est aujourd’hui l’instinct public et comme l’action naturelle des institutions acquises à la France. Dans cette noble préoccupation des hommes de notre temps, leurs regards doivent se porter volontiers sur ceux qui, à d’autres époques, ont eu le pressentiment ou l’ambition du bien qui s’accomplit de nos jours. Nulle tradition n’est plus sainte que celle des premiers et vertueux efforts qui ont précédé et comme prédit les grandes réformes. Ces efforts avaient deux mérites éminents, la prévoyance et la pureté, la grandeur des idées sans l’alliage que vient y mêler trop souvent l’agitation de la lutte.

Dans cette pensée surtout, l’Académie avait proposé l’éloge de Turgot : elle y voyait une justice de notre siècle envers un de ses plus nobles précurseurs. De même que, dans les sciences exactes, les travaux des génies inventeurs sont utiles à étudier, et instruisent encore par la hardiesse de la méthode, lors même que la solution est devenue vulgaire, ainsi nous avait-il semblé, dans la science du perfectionnement social les idées et les essais d’un grand esprit du dernier siècle, quoique dépassés aujourd’hui sur plusieurs points, doivent être pour notre temps une contemplation inspirante et féconde. L’épreuve a réussi : presque tous les discours adressés à l’Académie offrent de saines notions ; et dans ceux qu’elle a distingués la connaissance exacte, quoique plus ou moins profonde, et le vif sentiment du sujet, ont trouvé l’appui de fortes études et de talents exercés.

Ce mérite éclate surtout dans le premier discours, le n° 15, portant pour épigraphe :

Il ne cherche le vrai que pour faire le bien.

(Voltaire.)

L’homme de bien, le philosophe l’administrateur éclairé par la science, le ministre sagement réformateur, y sont loués, y sont montrés avec vérité et avec âme. L’exactitude technique sur quelques points n’a pas ralenti le talent, mais au contraire a rendu sa marche plus rapide et plus sûre. Turgot, comme les esprits vastes et les volontés fortes, avait eu de son temps quelques admirateurs enthousiastes parmi ceux dont l’admiration peut compter. Réunissant les mérites les plus divers avec une qualité directrice, la supériorité de la raison, formé par deux éducations profondément distinctes, la Sorbonne et la philosophie, gardant beaucoup de l’une et de l’autre, mais transformant, c’est-à-dire corrigeant d’après sa nature ce qu’il recevait du dehors, il eut sinon l’éclat du génie, au moins une de ses conditions essentielles, l’indépendance du jugement et la création propre de l’idée. Aussi l’examen de la postérité lui est-il plus favorable encore que ne le fut la première surprise des novateurs qu’il modérait en les éclairant. Cet homme qui jeune se fit respecter de Voltaire, ce penseur qui, par ses vues, imposait aux spéculations presque illimitées du méthodique et ardent Condorcet, ce philosophe qui rectifiait quelque chose à toutes les idées de son temps et lui en donnait de nouvelles, trouve aujourd’hui, dans l’établissement paisible ou dans la victoire prochaine de quelques-unes des vérités qu’il avait proclamées, un hommage plus grand que ne pouvait l’offrir aucune solidarité contemporaine d’opinion et de parti. Son nom, déjà consacré dans notre pays par le triomphe des principes de tolérance, d’égalité civile et de liberté, le sera chaque jour davantage par l’application croissante des mêmes principes aux relations commerciales des peuples, et son souvenir grandira par le progrès social dont il avait fait son espérance. L’auteur de l’ouvrage couronné, M. Baudrillard, a senti et marqué dignement ce caractère. De là pour nous la force et l’unité de son travail. Rien d’exagéré ni de déclamatoire dans la vivacité même de la louange, l’homme jugé par les actes, et les actes annoncés par les principes. L’esprit puissant et impartial qui, dans un discours latin en Sorbonne, substituait à la thèse des vertus antiques et de la décadence la théorie du progrès, puis, en plein dix-huitième siècle, rendait au christianisme sa part immense dans ce progrès, cet esprit ne pouvait toucher à l’administration et au gouvernement que pour innover avec sagesse et réformer sans destruction. Ses utopies étaient de la science; ses études sur la production de la richesse, sur l’impôt, sur le crédit, ne le rendaient que plus habile et par conséquent plus modéré dans les affaires. Ce mérite, l’auteur de l’éloge l’a parfaitement caractérisé dans son jugement du ministère de Turgot. Il montre que ce théoricien savait agir, et que, s’il existait une réforme capable de prévenir une révolution, il avait tout ce qu’il faut pour la concevoir et l’achever, l’invention, le courage et la persévérance. Mais il fut arrêté au premier essai. Il n’arriva point à la terrible épreuve qui emporta son roi et son ami, Louis XVI et Malesherbes. Il mourut dans le calme de l’étude, avec ce reste de sérénité qui laisse aux âmes fortes l’avenir encore à demi voilé devant elles.

Son éloge demeure une instruction. Les jeunes écrivains qui viennent de l’essayer témoignent par leur exemple à quel point cette instruction est au goût de notre siècle. Leur facilité à comprendre et à juger ce qui étonnait dans Turgot marque un progrès des esprits dont ils ont profité. Très-vive et très-heureuse dans le premier discours, cette sagacité se montre aussi à un rare degré dans le discours qui obtient la mention après le prix, le n° 13, ayant cette devise bien justifiée par l’ouvrage : « Ce sont les faits qui louent. L’auteur, M. Bouchot, professeur d’histoire au collège de Versailles, connaît et apprécie parfaitement les choses dont il parle. Ce discours étendu, nourri de faits et d’idées, est une exposition instructive des pensées de Turgot, précédée d’un bon morceau d’histoire sur son temps. Le discours n° 5 qui obtient la seconde mention, sans annoncer la même variété de connaissances, indique aussi le goût de la vérité et la précision du savoir comme du langage; l’auteur est M. Dareste, professeur d’histoire au collége Stanislas.

Son travail et le précédent attestent ce que votre jugement éclairé sentira tout à l’heure bien vivement à la lecture même incomplète de l’ouvrage couronné, c’est-à-dire, combien la bonne foi dans le travail, la réalité de l’étude et la sincérité des opinions ajoutent de force au talent.

Un dernier prix nous reste à annoncer, celui que M. de Maillié-Latour-Landry a fondé pour l’artiste ou le jeune écrivain dont le talent mériterait encouragement. L’Académie le décerne à M. Lafon Labalut aveugle et poëte, et mêlant à l’inspiration du malheur celle des plus nobles sentiments. Ce prix est temporaire; mais M. le ministre de l’instruction publique le rend durable en quelque sorte, en accordant sur les fonds de l’État, pour les années suivantes, une indemnité à l’homme de talent que le suffrage de l’Académie lui a paru désigner à sa bienveillance.