Rapport sur les concours de l’année 1845

Le 11 décembre 1845

Abel-François VILLEMAIN

RAPPORT DE M. VILLEMAIN,

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1845,

11 décembre 1845

 

 

MESSIEURS,

L’Académie avait proposé, pour sujet du prix de poésie, une des merveilles de l’industrie moderne, cette vitesse accélérée que Leibnitz prévoyait il y a cent ans, lorsque, se complaisant à la pensée des inventions possibles, il promettait que quelque jour un chariot de forme nouvelle franchirait en douze heures le chemin de Hambourg à la frontière de Hanovre. La prédiction est accomplie ! La distance s’est abrégée, et le temps s’est accru pour l’homme. Célébrer cette découverte, la peindre, en marquer l’influence, ce n’est pas une œuvre étrangère au talent poétique. La science, dans ses applications populaires, est aujourd’hui et sera dans l’avenir une des sources de imagination mais cette source est plus féconde que facilement accessible. Une exactitude un peu technique, un enthousiasme déclamatoire, sont d’abord à craindre.

L’Académie a reconnu ces défauts dans quelques pièces estimables d’ailleurs, et elle ajourne le prix auquel deux ouvrages réservés lui avaient paru dignes de prétendre. Le premier de ces ouvrages, sous la forme d’un dialogue inégalement soutenu entre un vieillard et un jeune homme, entre la prudence immobile et l’ardeur d’entreprendre, renferme de nobles pensées et des traits heureux qui gagneront à se dégager de quelques longueurs. Une autre pièce, le n° 43 annonce un goût de facile élégance qui s’enhardira par le travail. D’autres pièces encore pourraient être honorablement citées. L’Académie les retrouvera corrigées et meilleures dans le concours qu’elle maintient pour une nouvelle année.

Sachant bien que des prix sont peu de chose pour susciter la poésie, ce qu’elle demande surtout dans les premiers essais qu’elle encourage, c’est la pureté de la langue et du style, mérite modeste qu’on n’est pas sûr de remplacer quand on le néglige. Elle accueille en même temps toute tentative de nouveauté ou hardie ou sage; car l’esprit d’innovation peut prendre également ces deux formes et, dans une littérature riche de chefs-d’œuvre et travaillée par des systèmes divers, un effort de retour vers la simplicité n’est pas le moins heureux progrès que puisse rechercher le talent.

C’est à ce point de vue que l’Académie dispose enfin du prix qu’elle avait institué depuis longtemps pour la pièce de théâtre qui réunirait le mieux à l’effet dramatique l’intérêt moral. Son suffrage s’est fixé sur une tragédie qui n’a point été mêlée aux luttes orageuses de la scène il y a quelques années, et dont le succès paisible est intervenu à une époque de lassitude et d’armistice entre les théories qui s’étaient disputé le théâtre.

Le sujet de cette tragédie est un des plus vulgairement célèbres dans l’histoire, celui qui sert de date à la liberté romaine, et qui, rappelé sans cesse par les idées de vertu domestique et de grandeur nationale, a fourni à saint Augustin une méditation contre le suicide, à Leibnitz le texte d’une belle conjecture métaphysique sur la liberté humaine, la liaison des effets et des causes, et la subordination du mal au bien dans l’ordre général du monde, enfin à Shakspeare le premier essai de son génie, avant qu’il eût été touché et saisi par le drame.

Ce sujet, cependant, si dramatique dans l’histoire, avait jusqu’à présent manqué au théâtre. Nulle tentative, digne de mémoire du moins, n’avait porté sur la scène cette tragédie naturelle de la mort de Lucrèce, qui a pour exposition la paix de la famille en contraste avec le trouble de l’État, pour nœud la passion et le caprice poussant au crime, pour dénoûment la vertu s’immolant elle-même, par une erreur coupable, au regret de sa pureté innocemment perdue, enfin pour sanction morale une révolution. Un seul homme, éloquent mais étranger à la poésie, Rousseau, avait, dans les laborieuses ébauches de sa jeunesse, écrit en prose cinq actes assez languissants sur ce grand souvenir que l’art abandonnait comme trop connu pour être rappelé. L’imitation de l’antiquité, d’ailleurs, était devenue moins fréquente, et la curiosité du public, fatiguée des Grecs et des Romains, demandait d’autres noms, de plus récents souvenirs, et la nouveauté dans le choix des sujets comme dans les formes de l’art. Cet abandon de l’antiquité toutefois n’était pas absolu. Ce qui avait surtout lassé le public, c’était la pompe, la solennité trop uniforme que la tragédie moderne avait attachée souvent aux sujets antiques. Reprendre quelques-uns de ces sujets, non comme nobles, mais comme simples, les reproduire avec une grande fidélité de mœurs et de détails originaux, y placer des physionomies plus expressives que régulières, et au lieu de masques sonores, des voix naturelles et accentuées, faire enfin la tragédie prosaïque et vraie de l’antiquité, voilà ce qui, de nos jours, devait tenter l’imagination de plus d’un poëte et inspirer un nouveau genre d’imitation. Les écueils de ce genre sont, d’après sa nature même, l’excès de licence où il peut tomber, l’excès d’énergie qu’il peut affecter.

L’Académie a pensé que le drame qu’elle couronne, sans échapper tout à fait à ces reproches, offrait à plusieurs égards l’application heureuse d’une nouveauté difficile. Le poëte a voulu peindre la vie romaine dans la rudesse de ses premiers âges, la pureté du foyer domestique, les rites pieux dont il était entouré, l’alliance et la sauvegarde commune des devoirs privés et des vertus publiques. En même temps il a hasardé sur la scène tragique un caractère dont le ridicule est apparent, l’héroïsme lointain et caché. Ce caractère se dévoile lentement, mis en présence tantôt de la vertueuse Lucrèce, à laquelle Brutus se confie comme par pressentiment, tantôt de la coupable Tullie, qu’il déconcerte et qu’il accable, même en ne lui opposant que la faiblesse d’une raison à demi égarée : tant le trouble de l’intelligence, son infirmité, son délire, est encore supérieur à cette froide folie de l’âme qu’on appelle le vice ! Enfin Brutus paraît tout entier au moment où un malheur domestique peut devenir l’affranchissement national ; et cette péripétie donnée par l’histoire, mais éloquemment exprimée par le poëte, fait succéder au ton familier du drame le pathétique et la grandeur de la tragédie. Cette variété, ce mélange de tons laisse place sans doute à de graves défauts. Ami du simple et du naturel, faisant effort pour y ramener sa pensée, l’auteur de la nouvelle tragédie prend quelquefois le soin minutieux des détails pour la peinture des caractères et des mœurs. Quelquefois même à la reproduction exacte des usages antiques il joint un anachronisme de sentiments et d’idées que ce contraste rend d’autant plus visible. Enfin son langage animé, expressif, et trop souvent travaillé avec incorrection, est négligé, sans être facile. Ce n’est donc pas la pureté classique, l’élégance continue qui fait le caractère de cet ouvrage remarquable. Il plaît, quoique inégal : l’auteur s’écarte fréquemment du vrai qu’il veut rétablir dans l’art mais là où il le rencontre, il le rend avec une verve heureuse qu’on ne peut oublier, une expression vive et contenue qui convient beaucoup au théâtre, parce qu’elle frappe l’esprit sans l’éblouir, et sans lui paraître ou trop brillante ou trop inusitée. Servant à marquer d’une grave empreinte la vérité historique et la leçon morale, ce style est assez poétique pour un tel sujet, et peut s’approprier heureusement à d’autres traditions romaines. On y sent l’imitation de Corneille, mais sans affectation, sans effort, par la préférence instinctive d’un esprit plus nerveux que cultivé. Que l’auteur mûrisse son talent à la sévère école des historiens anciens ! Qu’en cherchant la nouveauté, il sache qu’elle sort moins encore de l’heureux choix que de la puissante méditation d’un sujet ! Et notre théâtre, agité depuis quinze ans par tant d’essais hardis, s’honorera d’un poëte de plus, et verra se détacher du drame classique une forme moyenne et populaire dont la fidélité plairait au goût de notre siècle habile à trouver dans l’étude plus attentive du passé une source d’idées nouvelles.

L’Académie, en délibérant sur le prix qu’elle décerne aujourd’hui, a dû comparer et apprécier plusieurs ouvrages dramatiques plus ou moins rapprochés du double but indiqué par elle. Elle ne les nomme pas, pour s’abstenir d’un mélange de critique et d’éloge qui satisfait rarement, et qui n’est pas aujourd’hui nécessaire. Un drame tragique cependant, Don Sébastien de Portugal, par M. Paul Foucher, a paru demander une mention publique, et comme un gage de l’intérêt qui s’attacherait à des fragments d’épopée chrétienne portés au théâtre par une imagination studieuse et vive. Offrant de grandes inégalités, mais relevé par de fortes intentions et quelques scènes heureuses, ce drame est moins une œuvre complète qu’une espérance. Il montre une voie nouvelle, celle de l’exaltation poétique s’unissant au drame familier dans un sujet moderne.

Cette alliance serait belle à réaliser, et on peut distinguer avec honneur un essai qui tend vers ce modèle par la peinture de l’héroïsme chrétien se mêlant à l’esprit aventureux du XVIe siècle, et par une rêverie de poëte mélancolique jetée au milieu de traits d’histoire bien étudiés et vivement rendus. L’Académie, convaincue de l’influence exercée par le théâtre, propose encore un grand prix pour l’œuvre dramatique qui réunirait le mieux à l’effet moral l’ascendant d’un succès populaire et elle attendra, s’il le faut, plusieurs années que ce programme rempli lui permette de faire un choix adopté par le public ; à lui surtout appartient d’encourager la poésie. Des travaux plus sévères, les uns brillant encore d’imagination les autres seulement utiles trouvent dans les récompenses que décerne l’Académie un appui qu’on ne saurait rendre trop fréquent.

L’Académie conserve à M. Augustin Thierry le grand prix d’histoire si noblement mérité par l’important travail ([1]) qu’elle couronna, pour la première fois, il y a six ans. Elle maintient également la distinction décernée à M. Bazin, comme auteur de l’ouvrage d’histoire qui a le plus approché du prix. En se conformant ainsi au vœu littéral du testateur, elle se félicite qu’une fondation, dont il faudra modifier quelque jour le caractère trop exclusif, se soit appliquée dès l’origine à des travaux si dignes d’une exception, et que le jugement nouveau qui proroge en leur faveur les récompenses obtenues, soit encore cette année une justice comparative bien plus qu’un privilége. L’Académie n’a pas cependant méconnu les mérites de quelques-uns des travaux d’histoire qu’elle n’a pu préférer aux deux ouvrages déjà couronnés : elle croit que le mouvement qui jette d’heureux talents dans cette carrière d’études mérite trop d’être secondé, pour qu’elle ne cherche pas à multiplier les succès et à varier les noms qui les obtiennent. Le prix, jusqu’à présent inamovible, qu’a fondé le baron Gobert, peut s’accroître de quelque partie d’une autre libéralité, et cette dotation du talent historique se diviser pour offrir des récompenses nouvelles et temporaires. Déjà l’Académie a pris cette voie en plaçant plus d’un livre d’histoire au nombre des ouvrages d’utilité morale. On ne peut séparer, en effet, de ce qui épure le cœur, ce qui dirige et affermit la raison. La vérité seule est un progrès, et la vérité morale est le premier de tous. Un écrit où les rapports de la religion et de l’État sont exposés avec justesse, savoir et modération, a paru à l’Académie un sérieux ouvrage de morale. Laissant de côté la polémique contemporaine, elle a vu le fond même du débat, la part inaliénable de la conscience et de la foi, la part imprescriptible du pouvoir civil, qui est aussi un pouvoir spirituel, c’est-à-dire s’appuyant sur les forces morales de la société. Retracer impartialement ce qui a été fait par ce pouvoir, moins pour son extension que pour sa défense, indiquer les sauvegardes et les barrières qu’il a laissées ou retirées au culte, chercher l’intérêt qu’il peut avoir à la liberté d’une Église particulière, et comment il peut s’accommoder aussi de la primauté extérieure d’une Église universelle, c’était là un grave sujet que les jurisconsultes français du XVIsiècle avaient traité avec une hardiesse instructive, dont le grand publiciste religieux du XVIIe, Bossuet, n’a pas répudié l’héritage.

L’ouvrage remarqué par l’Académie ne contient qu’une rapide esquisse des faits et des principes, jusqu’à cette grande œuvre du Concordat qui, en demandant à Rome de réinstituer une Église de France, lui rendait en principe plus de pouvoir que la révolution lui en avait ôté. Là reparut avec le droit la discussion, et bientôt les théories extrêmes à l’appui du pouvoir religieux nouvellement rétabli, près duquel vint se replacer une royauté antique, restaurée comme lui. Mais cette royauté du passé, malgré les changements qu’elle avait essayés sur elle-même, tomba et disparut, tandis que la religion, qui, ne changeant pas, unit le passé à l’avenir, trouva dans le développement même de la liberté publique, dans les doctrines que cette liberté proclame et le zèle qu’elle favorise, un accroissement d’indépendance et d’ascendant moral.

La question que Bossuet avait décidée pour Louis XIV s’est posée de nouveau. Mais si Louis XIV disait : « L’État, c’est moi, » l’État lui-même aujourd’hui ne dit pas : « Je suis souverain absolu. » Son pouvoir a pour contre-poids ses propres maximes et la liberté de chacun. De là des prétentions renaissantes et successives auxquelles le défenseur du pouvoir civil oppose les traditions de l’histoire, les souvenirs de la magistrature, le texte des lois, et ce principe du bon sens, que le culte de la majorité ne saurait être, dans son action extérieure, plus illimité que ne l’était autrefois un culte unique et exclusif. Concilier le respect de la loi et celui de la conscience, placer la religion dans l’ordre social et non pas au-dessus, tel est le problème actuel ; et c’est pour cela que l’ouvrage de M. Filon, simple, méthodique, sans exagération et sans faiblesse, mérite la distinction qu’il obtient.

Le mouvement qui porte aujourd’hui les esprits vers les questions religieuses, sous toutes les formes, n’est pas moins attesté par un autre ouvrage admis dans ce concours. En même temps que Bossuet, défendu contre un zèle plus exigeant que le sien, est invoqué à l’appui du pouvoir civil, saint Augustin, le maître chéri de Bossuet, est cité de toutes parts et curieusement étudié. On retrace sa vie, on analyse ses opinions et son génie, non plus pour l’instruction du cénobite ou l’inspiration du poëte, mais pour bien des lecteurs depuis Paris jusqu’à Alger. Le XVIIe siècle avait cherché dans Augustin des autorités conformes à la foi, des arguments de controverse théologique. Le XVIIIe siècle lui aurait demandé, s’il l’avait lu, de vives peintures et de libres confidences. Le nôtre recueillera volontiers dans ses écrits deux grandes choses la philosophie du christianisme telle que la conçoit un heureux génie longtemps éprouvé par le noviciat de l’erreur et le travail du doute ; la civilisation chrétienne telle que les mœurs adoucies du culte nouveau, la science et la charité de ses nombreux évêques, la diffusion de ses écoles, la propageaient dans cette Afrique où la dureté et la licence romaines avaient seules modifié d’abord les rites sanguinaires de Carthage et la barbarie de ses sujets dispersés. Écrire maintenant une vie d’Augustin, après avoir parcouru la province de Bone, vu de près les peuplades indigènes, étudié les inscriptions et les ruines, c’est traiter un sujet devenu national pour nous, c’est travailler sur les antiquités de l’Afrique française, qui ne sera pas moins grande que l’Afrique romaine, et n’aura pas à subir comme elle une invasion des Vandales.

Le sujet que s’est proposé M. Poujoulat nous a donc paru favorable, plus rapproché de nous qu’il ne l’était autrefois, et encore nouveau par les détails, mêlant l’histoire générale à la biographie, et l’intérêt des lettres à toutes deux, offrant la leçon morale d’un grand caractère qui se dévoue et d’une société en décadence qui se relève et s’améliore par les vertus d’un homme. Dans Augustin, c’était l’homme privé surtout qu’on connaissait et qu’on aimait. Ses Confessions étaient, en grande partie, sa renommée. Eh bien, sa vie publique, sa vie de prêtre, de réformateur de la discipline, de tuteur des faibles, de conseiller des puissants de pacificateur entre les sectes, de chrétien aimant tous les hommes, et de Romain mourant pour son pays et inspirant jusqu’à sa dernière heure la résistance d’Hippone assiégée ; cette vie toute en exemples a bien plus de grandeur que les séductions et les repentirs de sa jeunesse n’ont d’intérêt romanesque et de mélancolie. Même pour le monde profane, le saint surpasse de beaucoup le pécheur c’est que, dans son nouveau caractère, dans son caractère de converti et d’évêque, avec l’ardente activité du prosélytisme devenue sa passion dernière, Augustin a gardé des traces nombreuses de sa première disposition spéculative et tendre. Sa charité est encore de l’amour ; sa foi orthodoxe une méditation vaste et libre, quoique soumise. Sa sévérité conserve l’empreinte aimable qui s’attachait à ses erreurs; et sa vie épiscopale, sa vie de sacrifices et de controverses, d’humble abnégation de soi-même et d’autorité impérieuse au nom du dogme, respire encore un charme d’imagination philosophique et d’indulgence que lui ont laissé ses études et ses souvenirs. C’est ainsi que, rigoureux dans sa doctrine théologique et dans ses prévoyances de la justice divine, il demande ici-bas l’adoucissement des lois humaines et la réforme pénitentiaire du coupable, au lieu d’une punition irréparable. C’est ainsi que, menacé dans sa vie et dans celle de ses prêtres, il n’oppose aux idolâtres furieux, aux dissidents armés, que les conseils de la persuasion et l’amnistie qu’il réclame pour eux. C’est ainsi que, génie brillant, paré de tout le luxe des lettres, il abaisse, il humilie sa parole, pour la faire servir à l’instruction des esprits les plus grossiers, et toucher leur barbarie par sa bonté encore plus que par son éloquence.

Les prédications, les traités, les lettres d’un tel homme étaient des actions, et des actions puissantes, au milieu de cette société divisée qui cherchait la vérité, la justice et un peu de bonheur. L’historien devait donc suivre Augustin dans la variété de ses écrits, et souvent le traduire. Ces fragments, qui se succèdent comme autant de discours directs et d’aveux personnels, viennent soutenir et animer le récit. Le grand évêque s’y peint tout entier ; et avec soi il fait connaître son temps et son pays. Tantôt, dans un sermon prêché à Carthage, il ajoute à ses confessions l’aveu que lui inspire le lieu témoin de ses faiblesses ; tantôt, dans ses discussions contre les manichéens, il repasse, en le redressant, le long circuit d’erreurs qu’il avait lui-même parcouru tantôt, dans ses traités de morale et d’éloquence, il peint et les mœurs de l’Église et la puissance de la parole apostolique, et le travail intérieur d’une société qui, après un intervalle de barbarie, sera le commencement du monde moderne.

Et ce n’est pas seulement l’Afrique moderne qui revit dans Augustin ; ses voyages, ses amitiés, les inquiétudes de sa foi le font communiquer sans cesse avec l’Italie, l’Espagne, la Gaule, la Judée; sa charité s’intéresse à tous les maux ; son autorité surveille toutes les erreurs. Il a dans le monde chrétien des correspondants dignes de lui, saint Jérôme à Bethléem, saint Paulin à Nole ; il a des disciples partout ; il recueille des fugitifs de tous les coins du monde ; il préside, il dirige les conciles d’Afrique, et les soumet à celui de Rome même saccagée par Alaric. Il est, par son âme et par son génie, le plus grand lien de l’unité chrétienne au Ve siècle, et le promoteur de cette unité dans l’avenir. Né dans un siècle de décadence, et lui-même mélange singulier du rhéteur et de l’apôtre, il aura la gloire d’inspirer les plus grands hommes d’un siècle éclairé, et de contribuer à la philosophie de Descartes, à l’éloquence de Bossuet.

Le tableau de cette vie forte et bienfaisante dont les travaux étaient de grandes choses, et les repos même de bonnes œuvres, ne peut lasser un siècle comme le nôtre. L’admiration de l’histoire est peut-être, non pas trop vive, mais trop générale et trop arrêtée d’avance. Elle semble un article de foi plutôt qu’une libre conviction de l’étude. Quelques-unes des digressions qui s’y mêlent peuvent être contestées. Enfin, si l’auteur fait connaître heureusement, par de fidèles extraits d’Augustin, la société chrétienne d’alors, il est loin de peindre avec la même exactitude ce qui restait encore de l’ancien monde de la vie romaine. Mais l’ouvrage entier instruit et attache ; on y entend comme l’écho des premiers siècles du christianisme au milieu des bruits de notre temps. En nous faisant assister aux conciles, aux conférences, à la vie théologique de ces anciennes cités, il nous montre ce que le génie moderne, armé de la religion et des arts, pourra faire de ce pays arraché à la barbarie par la guerre.

L’Académie décerne, aux ouvrages que nous venons de caractériser trop faiblement, ses deux premières médailles.

D’autres livres offrant soit un mérite général de moralité, soit un objet spécial d’instruction, se sont recommandés à ses suffrages. Un recueil d’observations et de conseils, sous le titre de Morale militaire, a frappé par la fermeté judicieuse du sens et la simplicité du langage. Que le titre paraisse un cadre plus ou moins exact, il n’importe ; ce que renferme le livre est utile et vrai. Sous une forme très-différente, dans un style ingénieux et pur, l’auteur de Fables nouvelles, M. la Chambeaudie, a mis en action d’excellentes maximes et retracé quelques piquantes peintures de mœurs. Une médaille de 2,000 francs est décernée à chacun de ces deux ouvrages.

Un travail inspiré par la plus respectable sollicitude, le résultat des recherches de madame Mallet sur les prisons des femmes, réclamait la plus scrupuleuse attention. L’auteur, uniquement préoccupé de la vérité à dire et du bien à faire, a revu soigneusement son ouvrage, pour n’y laisser dans le langage que cette exacte modération qui seule est utile parce qu’elle persuade. L’expérience même de l’administrateur peut profiter de cet ouvrage ; le zèle de l’humanité s’en aidera ; et tout esprit éclairé doit y apprendre quelque chose.

Deux autres essais d’une forme très-simple, quoique le dernier soit un roman, ont intéressé par le but moral : l’un par madame Saunders, sous le titre de Direction maternelle de la jeune fille, décrit avec une vérité pleine d’émotion le bienfait d’une influence que la nature indique elle-même, et que Dieu bénit. Montjouy, de mademoiselle Boyeldieu d’Auvigny, épisode détaché du long récit des misères sociales, présente l’histoire d’un enfant qui, malgré l’abandon de ses premières années remonte du malheur et des délits qu’amène le vice à une activité utile et à un rang honorable dans la société. Les prix décernés à ces deux ouvrages sont, pour les femmes dont le cœur les a dictés, un gage de la bonne action qu’elles ont faite.

A côté de ces essais inspirés à des âmes pures et bienveillantes par la vue présente du malheur, et aussi par l’habitude de le secourir et par la science acquise de la charité, l’Académie avait encouragé des études plus exclusivement littéraires sur quelques monuments célèbres des sciences morales. Deux traductions remarquables répondent à cet appel. L’une fait passer dans notre langue l’ouvrage de Herder sur la poésie sacrée. Ce livre, qui plaît et attire d’abord par une heureuse imitation du dialogue platonique, mais qui attache surtout par l’alliance éclatante et rare de l’enthousiasme et de l’érudition, est un livre éloquent quoique diffus, plein de passion et d’idées, et, dans la forme de sa critique, offrant un tour d’imagination heureusement assorti aux beautés orientales qu’il traduit et qu’il commente. L’original allemand perd sans doute, dans la version française, un grand charme, l’éclat des fragments versifiés que Herder avait écrits sous l’inspiration des prophètes hébreux. Mais il reste l’accent de son admiration fidèlement répétée. L’autre ouvrage qui a tenté le zèle d’un traducteur habile est un des derniers beaux monuments du génie antique, et l’expression la plus touchante de ce stoïcisme romain qui fut, sous l’empire, la religion des âmes élevées. C’est le recueil des pensées de Marc-Aurèle, le livre de lui-même à lui-même, comme il le dit. Dépôt de maximes et de souvenirs tantôt gravés avec une force originale, tantôt jetés avec une négligence elliptique, examen de conscience d’un empereur et d’un sage, journal rapide des méditations d’une grande âme au milieu des accidents de la guerre et des difficultés du pouvoir absolu ce recueil unique ne saurait être trop lu ; car il a des conseils et des exemples pour toutes les conditions de la vie, et du courage contre tous les malheurs. Mis autrefois en français sous l’inspiration de la reine Christine, plus tard traduit par le savant Dacier, il vient d’être rendu avec une exactitude plus expressive par un jeune professeur, M. Pierron, déjà distingué dans un de nos concours annuels. L’Académie décerne une médaille de 1,500 francs au traducteur de Marc-Aurèle, comme à celui de Herder.

Un autre travail, appliqué par M. Hinard avec autant de savoir que de goût à un des monuments les plus curieux du moyen âge, obtient aussi une médaille de l’Académie. C’est la traduction complète du Romancero espagnol, de cette vive image d’un peuple qui fut grand par la foi et le courage, avant de l’être par l’esprit de découverte et de conquête. Le recueil de ces vieux chants populaires depuis le XIe siècle jusqu’au XVe est une des plus belles chroniques de nos nations modernes : naïve histoire de religion, de chevalerie et d’amour, poésie sans fiction, comme elle est sans grand poëte, mais par cela même incontestable et éloquent témoignage des mœurs et des sentiments de tout un peuple, dont la destinée, plusieurs fois glorieuse, se renouvelle aujourd’hui sous les yeux et avec la puissante amitié de la France.

 

 

[1] Une concurrence inattendue et sortie du passé a fait briller encore les qualités éminentes de l’ouvrage qui a servi de titre spécial au jugement de l’Académie couronnant M. Thierry. Un grand travail qu’avait encouragé Malesherbes, et que le plus rare mélange d’érudition et de sagacité inspira dans la longue solitude d’un château de Bretagne à une personne d’un esprit original, a été récemment publié sur le manuscrit complet laissé par elle. Ce livre de Mme Lezardières, par le caractère même des assertions souvent paradoxales, quoique tirées de recherches vastes et précises, par la méthode trop sévère de la composition et la gravité uniforme du style, atteste d’autant mieux tout ce qu’il y a de haute intelligence historique dans les Considérations de M. Thierry, et en même temps l’art délicat et profond qui, dans les Récits mérovingiens, anime la science par l’imagination, et fait, des deux ouvrages réunis, un ensemble plein d’instruction et de charme. On étudiera très-utilement l’ouvrage de Mme Lezardières ; on relira toujours celui de M. Thierry.