Rapport sur les concours de l’année 1842

Le 30 juin 1842

Abel-François VILLEMAIN

RAPPORT

DE M. VILLEMAIN,

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1842,

30 juin 1842

 

 

MESSIEURS,

Parmi les distinctions, bien nombreuses peut-être, que l’Académie décerne dans ses concours annuels, il en est une qui, une fois accordée, devait être longtemps inamovible. La supériorité se renouvelle rarement; et quand l’Académie fit choix des Considérations et des Récits de M. Thierry sur l’histoire de France, pour y attacher l’espèce de majorat littéraire dont l’investiture lui a été confiée par un généreux fondateur, elle pouvait s’attendre, comme le public, à la longue durée de cette première et si juste destination. L’ouvrage de M. Bazin sur l’époque de Louis XIII n’était pas non plus facile à remplacer dans le rang qu’il avait obtenu. D’ailleurs, Messieurs les deux écrivains ne se sont pas reposés sur leur succès. L’illustre auteur de la Conquête de l’Angleterre, des Lettres sur les communes et des Récits mérovingiens a continué les savantes esquisses qu’il avait publiées sous cette dernière forme ; et dans un nouveau fragment sur Fredegonde et Chilperik, il a peint les mœurs barbares de la monarchie franke, avec ce coloris éclatant et vigoureux que donne l’imagination échauffée par l’étude et par l’amour du vrai.

L’historien de Louis XIII a également poursuivi sa tâche encouragée par vous. Il a tracé le Tableau de la minorité de Louis XIV ; et malgré la rivalité fort redoutable des mémoires contemporains, ne voyant dans ces mémoires que des plaidoyers qui rendaient d’autant plus nécessaire le jugement de l’histoire, il a su donner à ce jugement une impartialité non moins piquante et plus variée que la passion.

Il nous a donc semblé Messieurs, que les dotations académiques fondées par le baron Gobert demeureraient plus que jamais acquises au grand peintre d’histoire et à l’ingénieux écrivain qui les avaient méritées, il y a deux ans, par des travaux qu’aujourd’hui même ils viennent de fortifier et d’étendre.

A côté de ces prix maintenus si justement, le choix de l’Académie pour l’ouvrage le plus utile aux mœurs s’est partagé entre des écrits de forme très-diverse, une Histoire de la ville de Jérusalem, un Livre d’éducation. L’Académie, sans doute, a jugé que les grandes traditions religieuses étaient la plus puissante leçon morale ; et il lui a paru que l’histoire de cette Rome du monde oriental, toute pleine des monuments du christianisme, premier berceau de sa foi et but de ses croisades, offrait le sujet de méditations le plus instructif et le plus élevé. Des hommes de génie, de grands poëtes ont, de nos jours, visité cette terre antique, pour surprendre, à la source qui jaillit du Carmel, l’inspiration que Bossuet et Racine recevaient de la prière et des livres saints. La politique, le commerce et même le prosélytisme de l’Europe tendent de plus en plus à se rapprocher de Jérusalem ; et une grande place lui est réservée dans la future transformation de l’Orient. A ces points de vue divers, une description de Jérusalem commencée en présence des lieux mêmes, continuée par l’étude, mêlant les recherches à l’émotion, devait intéresser notre temps. L’auteur fut le compagnon de voyage et l’ami de notre regretté collègue M. Michaud ; et il a comme lui le don de sentir et de peindre. L’Académie partage inégalement le prix Montyon entre l’historien de Jérusalem, M. Poujoulat, et une personne encore inconnue dans les lettres, qui a publié un livre sur l’Éducation pratique des femmes.

Ici, la tâche de l’auteur était difficile. Depuis Fénelon écrivant avec la sublime douceur de son âme et de sa foi depuis Rousseau donnant à des préceptes l’intérêt de la passion et du roman, des femmes supérieures, madame de Rémusat, madame Guizot, madame Necker de Saussure avaient traité pour notre siècle ce sujet, où l’innovation est si difficile, où le paradoxe est si dangereux. Leurs ouvrages, élevés et délicats, ont été lus par les philosophes et par les femmes. Il s’agit ici d’une œuvre plus modeste, de réunir d’utiles conseils pour les institutrices et pour les enfants, et de renfermer quelques vues nettes et quelques principes éprouvés dans un livre simple et d’une étude facile. C’est ce mérite que l’Académie a voulu reconnaître, et qu’elle couronne dans l’ouvrage judicieux et pur de mademoiselle Lajollais.

Cherchant, du reste, dans les récompenses dont elle dispose un encouragement pour le travail un supplément à ce que l’État ne peut faire, elle a réservé une autre médaille pour M. Pauthier, jeune savant plein d’ardeur, qui, dans une traduction collective des Livres antiques de l’Orient, a rassemblé comme en un foyer les vérités éparses de la morale primitive.

Enfin l’Académie a consacré une de ses médailles à honorer les recherches de M. Onésime Leroy, sur le plus touchant ouvrage que la morale chrétienne ait inspiré, l’Imitation de Jésus-Christ, cette suite de l’Évangile, composée par Gerson dans le bannissement et le malheur, et mise en vers quelquefois sublimes par Corneille vieillissant et méconnu.

L’étude approfondie, et pour cela même la traduction fidèle et expressive des monuments étrangers, est un travail que l’Académie a particulièrement recommandé : elle ne le borne pas aux grands génies de l’antiquité et des littératures modernes, elle y comprend tous les temps et toutes les œuvres remarquables de l’esprit humain. Le moyen âge avec ses souvenirs mêlés et ses pressentiments créateurs, n’en pouvait être exclu. Il y a telle vérité qui reçut, à cette époque, une évidence dont l’éclat ressort des ténèbres mêmes qui l’entouraient ; il y a telle grande âme qui parut alors d’autant plus digne d’admiration, qu’elle s’élevait seule et d’elle-même. Qu’un écrivain du XIIe siècle ait été le précurseur et le maître de Descartes dans la démonstration spiritualiste de l’existence et des attributs nécessaires de Dieu, qu’il y ait appliqué une forme de raisonnement admirée et presque enviée de Leibnitz, c’est un fait précieux dans l’histoire des lettres. Mais le travail même de ce philosophe du moyen âge, qui fut un saint archevêque, les deux traités d’Anselme de Cantorbéry, le Monologium et le Proslogium, ne méritaient-ils pas d’être éclaircis par la science moderne, et mis sous nos yeux dans une version intelligente, qui rendît avec clarté le langage de ces temps, où la pensée philosophique était souvent aussi subtile et aussi déliée que la vie commune était rude et barbare ? C’est là Messieurs, la tâche qu’un homme de talent, nourri dans les lettres et l’histoire, s’est proposée. L’Académie décerne à M. Bouchitté la première médaille du prix de traduction.

D’autres travaux de même ordre ont partagé les suffrages de l’Académie, qui, dans ses choix fort divers, n’est attentive qu’à un seul principe, l’encouragement des sérieuses études. A ce titre, une reproduction élégante de la belle histoire de Schiller, la Guerre de trente ans, une version moins ornée que savante du Timée de Platon une traduction énergique et souvent très-heureuse des tragédies d’Eschyle, ont, aux yeux de l’Académie, mérité des médailles qu’elle aurait voulu rendre plus riches, et que confirmera le suffrage public. Le nom étranger du traducteur de Schiller, le nom de madame de Carlowitz, déjà lié à la gloire de Klopstock, mérite faveur par le talent qu’elle montre dans notre langue adoptée par elle, pour y transporter avec goût les beautés des langues du Nord. Le traducteur du Timée, M. Martin, est un jeune et habile érudit, dont le zèle opiniâtre cherche les difficultés sur lesquelles ont hésité les maîtres, et qui réunit à la fois beaucoup de candeur et de sagacité. M. Pierron, déjà signalé dans un autre concours par un difficile essai sur la Métaphysique d’Aristote, a prodigué, dans une lutte non moins pénible contre le poëte Eschyle, un éclat naturel d’expression, une abondance de tours vifs et corrects, où l’Académie a dû reconnaître le talent d’un écrivain.

M. Bouchitté, M. Henri Martin, M. Pierron appartiennent tous trois à l’enseignement public ; je le dis avec orgueil. Les ouvrages que nous venons de nommer sont la distraction qu’ils mêlent aux devoirs de leur laborieuse et noble profession et dans ces ouvrages, qui n’attestent pas moins l’élévation des sentiments que l’austère gravité des études, il nous est doux de voir et de montrer comment les professeurs de l’Université de France emploient leurs loisirs.

A côté de ces libres résultats d’une sérieuse étude, l’Académie se félicite d’avoir, par la proposition d’un sujet spécial d’histoire littéraire excité d’utiles recherches et donné naissance à deux bons écrits. Quelle a été sur la littérature française, au commencement du XVIIe siècle, l’influence de la littérature espagnole ? Telle était la question assez nouvelle que l’Académie avait indiquée, en y joignant même une question plus générale sur la manière dont notre littérature, à diverses époques, a profité du commerce des autres nations, sans perdre en rien son caractère original. La réponse a tardé quelque temps, et le prix a été d’abord ajourné. Pouvait-on, en effet, saisir la part d’influence que la littérature espagnole avait eue sur notre XVIIe siècle sans étudier toute cette littérature dans son origine, dans ses progrès, dans l’histoire sociale et politique du peuple espagnol ? Pouvait-on montrer sur quel point le génie français a été temporairement modifié par un autre plus grave et moins exact peut-être, sans analyser avec soin les traits originels de notre littérature, et les insurmontables différences qu’elle devait heureusement garder ? pouvait-on, enfin étudier ce vaste sujet, qui renferme, à quelques égards l’histoire comparée de deux langues et de deux peuples, sans toucher à la théorie des arts, à ces questions du naturel et du goût, de la vérité vulgaire et de la vérité poétique, qu’on a si fort débattues de nos jours ? Érudition curieuse et jugement délicat, étude détaillée des livres et intelligence des siècles, vive sensibilité littéraire et connaissance approfondie de l’histoire et des mœurs, imagination et philosophie, voilà bien des qualités que le sujet proposé réclamait, en quelque sorte, pour être dignement traité. Les travaux à consulter sur cette question, les modèles de critique à suivre étaient rares et parfois trompeurs, par leur éclat même. Le hardi et brillant Schlegel, dans son Cours de poésie dramatique, le savant et ingénieux Sismondi dans son Histoire littéraire de l’Europe méridionale, lord Holland dans ses Essais sur Guillen de Castro et Lope de Vega, avaient un peu exagéré la partialité pour l’Espagne, ce côté du Midi moins classique et moins romain que l’Italie, et dans lequel ils croyaient pouvoir saluer avec reconnaissance une hâtive aurore, une révélation anticipée de l’école nommée plus tard romantique.

Aujourd’hui dans la question proposée, il ne s’agissait plus de lever un drapeau novateur, de plaider vivement pour une cause douteuse, d’évoquer Caldéron contre Racine, mais d’exposer un fait important dans l’histoire de notre littérature, et pour cela, de pénétrer et de faire comprendre toute une littérature étrangère non moins féconde qu’inexplorée, et qui fut longtemps aussi puissante sur l’Europe que le peuple dont elle était la forte et vive expression.

C’est là Messieurs, la tâche qui nous semble réalisée dans un ouvrage inscrit sous le n° 1, et portant pour épigraphe cette phrase de Quintilien : « L’imitation des choses excellentes en fait trouver de semblables. » L’auteur, intéressant et méthodique, trace un cadre étendu, et le remplit avec soin. De l’origine commune des deux grands idiomes, diversement modifiés par le climat et le génie national, il descend à leurs affinités secrètes, à leurs développements successifs et distincts, à leurs rapprochements, à leurs séparations ; il les suit dans leurs nombreux détours, parmi tous leurs affluents étrangers, et de leur confusion apparente il dégage et fait sortir le cours limpide et pur du génie français.

L’Espagne, qui, de bonne heure, eut la gloire populaire du Cid, mais qui n’eut pas de Dante ; l’Espagne, plus tardive que l’Italie, en reçut une influence littéraire doublement réfléchie sur la France. Mais l’Espagne ne fut jamais italienne ; et, de même qu’elle avait apporté déjà dans la Rome des empereurs son originalité indépendante, sa forme d’imagination et de goût, ses Lucain et ses Sénèque, ainsi dès le moyen âge, elle montra son tour particulier de génie méridional, sa gravité, sa pompe, et cette ardeur plus orientale qu’enflammaient encore le belliqueux contact et le mélange d’une population et d’un culte apporté d’Afrique et d’Asie. La gloire enfin, cette grande dominatrice des hommes, vint donner à la langue, au génie, aux idées de l’Espagne, un ascendant momentané, mais immense, sur les autres nations de l’Europe ; et nous ne doutons pas que la France, qui en reçut l’impression, ne l’eût ressentie bien davantage, n’en eût souffert peut-être, si une Providence, gardienne de l’équilibre des peuples, n’eût alors suscité le prince qui, par le bon sens, le courage et l’esprit, faisait le mieux éclater en lui le caractère de sa nation, cet Henri IV, le représentant français du Midi vif, brillant et gai, contre le Midi sombre et dur de l’inquisition de Philippe II.

Cette résistance naturelle de l’esprit français à l’esprit espagnol n’a pas assez frappé peut-être l’auteur de l’ouvrage que couronne l’Académie. Mais quelle instructive variété dans son travail quelle nette et vive peinture du XVIe siècle espagnol, de ses grands écrivains, parmi lesquels on regrette seulement de ne pas voir cités ou assez loués Christophe Colomb et Cortès, si éloquents dans leurs journaux de voyages et dans leurs lettres, et sainte Thérèse, si sublime dans. ses mystiques ouvrages ! Notre habile critique s’est attaché surtout aux lettrés de profession, indiquant avec justesse et étendue les écoles diverses, les révolutions du goût, les variations de la langue et de l’art, sans négliger toutefois quelques esprits originaux qui mêlèrent le talent d’écrire à l’action l’élégant Garcilaso de la Vega, guerrier redouté de l’Italie ; Hurtado de Mendoza, génie triste et fier, qui a composé, dans sa jeunesse, le meilleur modèle du roman bouffon, Hurtado de Mendoza, l’implacable gouverneur de Sienne, tyran qui écrit l’histoire comme Tacite ; enfin l’aventurier, le soldat espagnol dans le Nouveau Monde, Alonzo de Ercilla, poëte nerveux et simple, auquel pour approcher de la palme épique, il n’a manqué peut-être qu’un sujet plus connu et des malheurs plus célèbres.

Mais ce n’est pas à ces hommes puissants, presque ignorés hors de l’Espagne, qu’il fut donné d’agir sur l’esprit français. Deux influences seulement nous arrivèrent d’Espagne : l’une subtile et tout artificielle, l’autre bruyante et populaire ; l’une tenant au travail du style, aux combinaisons du langage, l’autre à la puissance facile de l’invention et de la fantaisie ; l’une gâtant ou façonnant quelques esprits ingénieux, Balzac, Voiture, et le père Bouhours, l’autre éveillant la poésie de Corneille, et la portant de Médée jusqu’au Cid et à Polyeucte, au delà desquels l’esprit humain ne s’élève pas.

C’est surtout, Messieurs, cette richesse d’invention, ce torrent inépuisable du drame espagnol que les auteurs des Mémoires envoyés à l’Académie se sont plu à décrire, depuis la comédie de la Célestine, qui courut toute l’Europe, jusqu’à ces Actes sacramentaux([1]) de Caldéron, comparés par un savant moderne aux plus sublimes accents de la tragédie grecque. Peut-être l’auteur du n° 1 aurait-il dû rappeler que cette veine puissante du théâtre espagnol avait agi même sur le théâtre anglais, qu’on a cru si spontanément original. Le mariage de Philippe II avec la reine Marie, cet empiétement peu durable de l’Espagne sur l’Angleterre, fut cependant la date et l’occasion d’un rapprochement intellectuel entre les deux peuples. Pareille influence ne s’exerça pas sur la France, pendant le XVIe siècle, et ce n’est qu’au moment où l’Espagne déclinait de sa grandeur, où Richelieu abaissait partout la maison d’Autriche, que la France accueillit, par curiosité, et comme une mode de cour, les inventions poétiques de cette nation dont elle avait gêné les desseins et adopté l’alliance. L’esprit français connut dès lors et goûta vivement la raison l’éloquence, et l’incomparable plaisanterie de Cervantes ; mais il n’emprunta d’abord au drame espagnol qu’une irrégularité sans force, un chaos, au lieu d’une création. Ce fut seulement par un retour puissant sur lui-même et en se rapprochant des règles plus sévères qui lui sont naturelles, que plus tard, dans le Cid, dans Wenceslas, dans le Festin de Pierre, dans Héraclius, il enleva quelques-unes des beautés neuves de la scène espagnole. De là cette grande leçon qu’un peuple ne profite bien des pensées d’un autre qu’en restant lui-même, et sous la condition de créer beaucoup plus qu’il n’imite.

Cette heureuse loi de nos deux grands siècles littéraires est habilement appréciée par l’écrivain qui nous montre une connaissance si étendue de la littérature espagnole ; et je regrette seulement que, parmi les assimilations de l’esprit étranger avec le nôtre, il n’ait pas assez marqué ce qu’emprunte au naturel exquis de Cervantes et à la moquerie de Quevedo l’originalité comique de Lesage. Mais comment tout dire dans un vaste sujet ? C’est beaucoup d’avoir, comme l’auteur couronné, M. Adolphe de Puibusque, fait sur une question difficile un ouvrage presque complet, quelquefois trop développé, et toujours instructif pour ses juges et pour le public.

Une grande part de ce même mérite pourrait être réclamée pour l’ouvrage inscrit sous le n° 3, et dont l’auteur, M. Viguier, reçoit de l’Académie une mention d’honneur. Moins étendu tout à la fois et moins régulier que le précédent, mais semé de passages remarquables sur la philosophie des langues, sur l’antiquité, sur les principaux caractères de la littérature du XVIIe siècle, respirant à toutes les pages le goût des sentiments élevés, ce discours semble un titre de plus pour le corps enseignant, dont M. Viguier est un des représentants les plus honorables et les plus instruits. Son ouvrage réuni à celui de son heureux concurrent forme une belle étude sur l’Espagne en elle-même, et dans ses rapports avec la France, jusqu’à l’heure mémorable où, sous une plus haute influence, le génie français, émancipé par Descartes, devenait, avec Pascal, si original et si pur.

S’arrêter à ce nom de Pascal analyser, non pas une époque, une littérature, mais un homme en qui s’est montrée toute la force de l’esprit humain, c’était un travail que l’Académie devait proposer aux intelligences sérieuses de nos jours. L’éloge de Pascal par Condorcet marque bien la prodigieuse révolution des idées, à cent ans d’intervalle ; mais il ne fait pas connaître le profond génie qui prévoyait en partie une telle révolution, et qui la contre-pesait d’avance par ses pensées religieuses, en même temps qu’il y travaillait par ses découvertes et ses hardiesses involontaires. Quelle méditation plus grave que d’étudier impartialement cet homme tout entier, de chercher dans sa puissance scientifique une des conditions mêmes de l’esprit français, cette loi de justesse éclatante et de précision sévère qui domine pour nous l’art de penser et d’écrire ! Quel objet plus digne de la philosophie de notre temps que de s’attacher à bien comprendre à la fois la grandeur des travaux de Pascal, et la passion qui les inspirait ! Quel spectacle plus touchant et plus tragique dans l’ordre des réflexions, que de contempler cette sublime intelligence aux prises avec les douleurs physiques, et avec le tourment moral d’une conviction tour à tour ébranlée ou menaçante ! Quelles plus grandes luttes étaler aux regards de l’homme que les deux luttes qui consumèrent la force, et auxquelles ne suffit pas la vie si tôt dévorée de Pascal : la lutte pour le libre examen, pour le droit de penser, pour le droit d’inventer dans la science, de juger dans la morale, de protester même dans la foi ; puis la lutte plus longue et plus rude encore pour le maintien de la règle et de la vérité contre l’invention illimitée du scepticisme, et contre cette extrême indépendance qui n’est que la puissance de nier et de détruire ! Et si l’on cherche encore Pascal dans les amis qui l’entouraient, quel intérêt plus historique et plus durable que la peinture de ces fortes mœurs et de ces grands caractères sur lesquels notre curiosité se reporte maintenant avec plaisir, et que d’ingénieux et récents travaux ont rapprochés de nous, par l’imagination du moins ! Enfin, quel souvenir plus instructif aujourd’hui même, et quelle polémique plus intelligible pour notre temps que la résistance passionnée de tant d’hommes éclairés et vertueux dont Pascal était l’âme et la voix, contre cette société remuante et impérieuse, que l’esprit de gouvernement et l’esprit de liberté repoussent avec une égale méfiance ! Quelle puissante variété dans un homme quel intérêt général dans une seule cause ! et combien de grandes questions dans un seul sujet ! Aussi, Messieurs, ce sujet a-t-il suscité de remarquables efforts. Rarement semblables recherches, rarement si graves et si nobles essais furent envoyés à l’Académie. C’est une satisfaction pour nous d’avoir proposé cette épreuve, qui a rencontré des esprits dignes d’elle. Parmi les ouvrages réservés, deux discours ont fait hésiter l’Académie. Elle partage entre eux le prix, qui vient d’être augmenté par un ordre du roi. Très-divers par l’étendue, la forme, les détails, mais se rapprochant sur deux points, l’élévation morale et le talent, ces discours sont un signe éclatant du progrès de la philosophie spiritualiste et de l’histoire impartiale.

Parlons d’abord du discours inscrit sous le n° 13, avec cette épigraphe de saint Paul : Oportet hœreses esse. C’est le travail vigoureux d’un esprit libre, nourri de réflexions et de solitude, qui lui-même a vivement saisi les sciences mathématiques, première originalité de Pascal, et qui, par cela même peut-être, ne l’admire pas assez sous ce rapport, trompé qu’il est par la facilité des méthodes actuelles. Mais cet esprit de mathématicien moderne s’est, en même temps, plié aux fortes études de langue et de philosophie anciennes, de littérature comparée, et même de scolastique. L’ordre de son discours n’est pas assez marqué; on pourrait y retrancher, sans l’affaiblir mais l’ouvrage est savant, impartial, et parfois éloquent. L’auteur aime avec passion les choses dont il parle, la pensée libre, la religion austère, les profondes études et la poursuite indéfinie des problèmes de l’existence humaine. En expliquant la question de la grâce et du libre arbitre, de manière à donner théoriquement raison sur ce point aux adversaires de Pascal, il ne fait que mieux attester leurs erreurs sur tout le reste, et la pureté comme le génie de leur puissant vainqueur. Sectaire des vertus de Port-Royal, mais juge indépendant des passions qui s’y mêlent, il décrit, il célèbre cet irréparable asile de la science et de la foi avec une chaleur d’enthousiasme, une vérité de talent que je n’ai pas besoin de louer, quand tout à l’heure vous allez l’applaudir. Interprète habile de l’art profond et passionné qui règne dans les Provinciales, et qui en a fait les Philippiques de la conscience et de la raison, il ressuscite pour nous ces débats éteints, et leur rend la grandeur pleine d’anxiété qu’ils avaient pour les jésuites et pour Arnault lui-même. Moins fort et moins précis dans l’analyse de ce que Pascal n’a pas achevé, inexact, suivant nous, dans le parallèle qu’il établit entre le doute expérimental de Descartes et les agitations violentes de l’auteur des Pensées, injuste quand il suppose que le premier de ces deux grands hommes n’a pas été compris par l’autre, M. Demoulin, c’est le nom de l’auteur du n° 13, n’en exprime pas moins avec énergie des considérations remarquables sur la grandeur de l’ouvrage que poursuivait Pascal mourant, et sur la beauté des débris mutilés qui nous en restent.

Il semble toutefois que ce spectacle mélancolique de ruine et de grandeur ait mieux inspiré, c’est-à-dire, ait touché davantage l’auteur d’un autre discours inscrit sous le n° 24, et ayant pour épigraphe quelques simples paroles de la sœur de Pascal. Ce choix même peut indiquer le caractère plus attendrissant et plus intime de ce second ouvrage. Il y a moins de science, moins de lecture, moins de force ; mais on sent une âme qui, émue d’un respectueux effroi devant celle de Pascal, a cherché, a souffert avec elle, et qui s’en approche par cette égalité d’une pure et humble douleur. Le jeune homme qui a écrit ces pages, remplies d’une tristesse naturelle et sans effort, est M. Faugère, déjà couronné par l’Académie pour un beau travail sur Gerson. Il a fait plus cette fois ; il est entré dans cette étude du cœur, où est la vie de la parole humaine. Peut-être s’est-il exagéré le doute qu’il déplore dans Pascal, et n’a-t-il pas assez vu le repos après le combat. Mais cette prévention même, naïvement sentie par lui, répand sur ses paroles plus de pathétique et d’éloquence. En voyant à quel point les Pensées de Pascal, ces fragments de méditations épars entre quelques chapitres achevés, agitent une intelligence vive et généreuse, on regrette d’autant plus l’infidélité dont Pascal fut l’objet, et qui couvre encore un coin de son génie on regrette que les panégyristes de ce grand homme n’aient pu connaître les recherches toutes récentes qui dans le manuscrit original mutilé par de timides éditeurs, ont découvert de la main tremblante de Pascal mille traits primitifs d’une incomparable énergie, devant lesquels souvent pâlit et s’efface le texte vulgairement admiré jusqu’ici. Ce travail de restitution et d’exactitude, qu’un penseur éloquent vient de communiquer à l’Académie, est un autre éloge consacré à la gloire de Pascal, et qui nous rendra du moins sa ruine tout entière.

Pour être justes, nous avons encore à citer deux discours remarqués dans la foule de ceux qu’avait reçus l’Académie. L’un, le n° 28, portant pour inscription une pensée de Pascal, est l’ouvrage trop rapide et trop court d’un homme de talent, et d’un esprit sévère qui s’élèvera par l’étude; l’autre, le n° 31, que l’Académie a préféré pour la première mention, est l’ouvrage élégant et délicat d’une femme. Nulle part, la vie de Pascal n’a été pénétrée d’une vue plus perçante et plus prompte, nulle part le côté fin et spirituel des Provinciales n’a été mieux saisi et plus vivement apprécié. Mais ce travail brillant est incomplet, et n’embrasse pas la sombre et vaste profondeur des Pensées de Pascal. « Herminie, raconte le poëte, n’a pas craint l’appareil de la guerre, et s’est armée comme pour le combat ; mais, effrayée à l’aspect de la solitude et de la nuit, elle se détourne et s’arrête. »

Nous avons indiqué les talents divers qui sont entrés dans le concours : votre suffrage va les juger et les couronner.

 

 

[1] Drames du Saint-Sacrement.