Rapport sur les concours de l’année 1841

Le 17 juin 1841

Abel-François VILLEMAIN

RAPPORT DE M. VILLEMAIN,

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1841,

17 juin 1841

 

 

MESSIEURS

Lorsque l’Académie française décernait, il y a un an, pour la première fois, la dotation littéraire destinée par un généreux citoyen à récompenser de grandes études sur notre histoire, elle s’attendait bien, en proclamant M. Augustin Thierry, qu’une palme si justement acquise ne serait pas transférée de longtemps à un autre nom et à d’autres ouvrages. Cette première épreuve avait eu presque le caractère d’un concours décennal. Le prix était annoncé depuis la mort déjà éloignée du jeune fondateur. Un grand nombre d’écrits historiques, quelques-uns très-remarquables, avaient paru dans l’intervalle. L’examen avait été laborieux ; le choix pouvait sembler difficile. Mais aujourd’hui nul doute n’a pu s’élever. Le court espace de temps écoulé depuis notre dernière séance annuelle n’a point produit d’ouvrage à comparer soit aux Considérations sur l’histoire de France, soit au Tableau correct et ingénieux du siècle de Louis XIII. La proportion entre ces deux ouvrages n’est pas changée sans doute ; mais le livre de M. Bazin conserve, avec autant de justice que celui de M. Thierry, la distinction qu’il avait obtenue, et qu’on ne pourra lui ravir sans beaucoup de savoir et de talent.

Les prix des Académies ne font pas naître les grandes vocations littéraires ; mais ils peuvent les aider, les servir ; et, dans notre société nouvelle, si distraite de la spéculation studieuse par les affaires, et si économe pour les lettres, combien n’est-il pas précieux que, sur une route pénible, quelques appuis soient ménagés au talent isolé !

Il y faut sans doute une condition c’est que la destination de ce talent soit utile, c’est que sa pensée soit pure et son but honorable. Assez d’efforts ont été tentés de nos jours contre les vérités sociales, pour que la défense de ces vérités ne semble à personne un lieu commun, mais une lutte courageuse et nécessaire. La morale, même la plus simple, le bon sens le plus vulgaire attaqués par des sophismes corrupteurs, grandissent en résistant. Comme il n’est rien d’évident qu’on n’ait contesté, il n’est rien de salutaire et de vrai qu’il ne faille soutenir.

C’est à ce point de vue, Messieurs, que deux ouvrages très-différents par le sujet, le caractère, la forme, ont également intéressé l’Académie et lui ont paru dignes de partager le prix fondé par un philosophe bienfaisant du dernier siècle. L’un de ces ouvrages, en effet, rappelle énergiquement les esprits à la modération et au bon sens, en leur montrant la fausseté de quelques théories sociales annoncées de nos jours, au nom du perfectionnement indéfini et de la complète égalité. L’autre ouvrage, moins savant en apparence, attire doucement les âmes à la religion, par la peinture d’une belle vie consacrée tout entière au service de l’humanité, dans un laborieux épiscopat. Les Réformateurs contemporains, par M. Louis Reybaud, la Vie de M. de Cheverus, archevêque de Bordeaux, par un prêtre qui ne s’était pas nommé, tels sont les deux ouvrages dont nous avons à marquer les mérites, les différences, et peut-être le secret rapport.

Un esprit ferme et juste, un écrivain habile a jeté les yeux sur un des incidents moraux qu’on avait vus se produire en Europe, à la suite de nos grandes commotions politiques ; il regarde ces expériences isolées, ces tentatives individuelles de réforme sociale qui ont succédé aux mouvements tumultueux des peuples, et ont voulu tantôt nier tous les cultes, tantôt prendre la forme d’un culte, et simuler l’enthousiasme d’une religion nouvelle. Pour mieux apprécier ces entreprises contemporaines, il parcourt d’abord les utopies sociales que des esprits élevés ou rêveurs avaient conçues dans tous les siècles, et en présence de toutes les formes de société ; il remonte jusqu’à Platon, avant de descendre à la nouvelle Atlantide cherchée de nos jours ; et il passe, pour y arriver, par les systèmes de Thomas Morus, de Bacon de Fénelon, des intelligences les plus fortes, des génies les plus purs. Mais si cette revue rapide des espérances du passé atteste le principe tout à la fois de progrès et d’illusion que l’homme porte en soi, la justice rendue à ces nobles précurseurs du perfectionnement social n’empêche pas le nouvel observateur de juger sévèrement ce qu’il y avait de vain dans leurs espérances, ce qu’il y a de vain et de coupable dans des théories plus récentes.

Il est des illusions paisibles qui charmaient quelques imaginations, sans agiter le monde ; il en est de menaçantes qui ne tromperaient aujourd’hui la société que pour la corrompre, la posséder violemment et la détruire. C’est là ce que l’historien des nouveaux Réformateurs a voulu combattre, sans prévention injuste, sans animosité personnelle, mais avec une logique inexorable pour les faux principes. Ce qu’il repousse, ce qu’il attaque comme une stérile et dangereuse chimère, c’est l’excès d’indépendance dans l’ordre moral, l’excès d’égalité dans l’ordre civil : il montre qu’à ce prix, ni la famille ni l’État n’existeraient, et que les tentatives pour y substituer la communauté sans abnégation religieuse, et dans la seule vue de l’intérêt personnel, sont contradictoires avec elles-mêmes, et n’aboutissent qu’au désordre et au néant.

C’est dans l’ouvrage de M. Reybaud qu’on trouvera l’histoire impartiale et piquante de ces plans de sociétés et de religion nouvelle, que nous avons vus passer près de nous, comme un spectacle : c’est aussi là qu’il faut lire la vie plus sérieuse d’un réformateur étranger, auquel n’a manqué ni la force d’esprit, ni la ténacité d’espérance, ni la foi en lui-même, et qui, depuis longues années, multiplie, dans l’ancien et dans le nouveau monde, ses efforts toujours impuissants pour établir une éducation sans culte, une société sans famille et sans propriété, un peuple sans gouvernement, L’orgueil, un orgueil illimité est le droit divin de ces nouveaux apôtres, comme l’humilité était la vertu des premiers chrétiens et cependant les premiers chrétiens ont transformé le monde ; et le réformateur moderne, M. Owen, lui qui se proclame le favori de l’univers, n’a pu, dans la contrée le mieux choisie de la libre Amérique, loin de tout obstacle et de tout préjugé, fonder son système sociétaire et bâtir une ville sous le beau nom de Nouvelle-Harmonie, sans voir aussitôt toutes les passions déchaînées faire de sa création un chaos, d’où lui-même s’est enfui des premiers.

Sur un autre point des vastes États d’Amérique, dans une de ces grandes villes démocratiques et commerçantes où l’activité du travail et l’amour du gain ont transporté tous les arts de l’Europe, se préparait un autre missionnaire, dévoué plus utilement au bonheur des hommes. Jeté hors de son pays en 1793, un jeune prêtre français avait trouvé à Boston, au milieu du libre concours de toutes les sectes chrétiennes, une église catholique, faible et peu nombreuse. Bientôt il l’accroît, il la ranime par l’ardeur de son zèle et sa vertu persuasive. Il est à la fois le plus fervent, et le plus tolérant des hommes. Simple et modeste dans ses manières, spirituel, brillant, gracieux par la parole il charme les protestants américains, en leur prêchant l’Évangile dans la langue de leurs pères.

Cet apostolat dans une ville ne suffit pas à sa charité. Aux confins des six États nommés autrefois la Nouvelle-Angleterre, au delà du Connecticut erraient encore des tribus sauvages, du nombre de celles que l’implacable progrès de la civilisation américaine fait successivement disparaître de la face du globe. Le jeune prêtre les regarde comme dévolues à sa mission catholique de Boston. S’aidant du jargon d’une vieille esclave sauvage qui parlait un peu l’anglais, il apprend la langue de ces peuplades ; puis, seul comme le missionnaire dont M. de Chateaubriand a tracé l’immortelle peinture, avec son bâton et son bréviaire, il s’enfonce dans la profondeur des bois, et va chercher des âmes à sauver, des hommes à convertir et à humaniser. Dans cette poursuite, il a le bonheur de retrouver quelques restes d’une ancienne mission chrétienne ; il les rassemble, il les vivifie de nouveau par l’ardeur d’une charité dont le souvenir ne s’effacera plus dans le cœur oublieux du sauvage. Vivant sous les huttes de ces pauvres tribus, traversant les fleuves dans leurs frêles pirogues, les sauvant, par ses prières et son autorité, de la contagion des marchands qui leur apportaient des liqueurs enflammées de l’Europe, il passa là plusieurs mois à instruire, à consoler, à guérir ; et, dans la suite, il revint souvent visiter son diocèse du désert. Mais il lui fallut alors le quitter, pour retourner à Boston ; une épidémie de fièvre jaune l’y rappelait : il accourt, et, dans le trouble général, quand les affections de famille, quand le zèle religieux même reculait effrayé, il est partout l’assistant des abandonnés et le consolateur des mourants.

Que pouvait un titre pour tant de vertus ? Rome cependant, qui voyait alors (c’était en 1798) le culte catholique menacé dans une partie de l’Europe, apprit avec une vive joie les miracles de charité qu’un prêtre français exilé suscitait en Amérique ; et elle se hâta de les honorer, en le nommant évêque de Boston. Ce titre, sans pouvoir, sans crédit temporel, au milieu d’une ville étrangère et dissidente, devint pour M. de Cheverus, comme pour un évêque de l’Église primitive, un instrument de charité universelle, un signe public de conciliation et de paix au milieu de la division des sectes envenimée par la division des partis. Dans la rudesse souvent si injurieuse de la liberté américaine, son nom toujours béni par le pauvre, n’était jamais prononcé qu’avec respect son secours était partout invoqué ses dons semblaient inépuisables, tout pauvre qu’il était sa voix faisait partout élever des églises et des écoles. L’âpreté du zèle sectaire tombait devant sa douceur ; et souvent les pasteurs des différents cultes le priaient de prêcher dans leurs temples, comme si sa parole, vraiment apostolique, fût venue rendre aux chrétiens leur unité première.

C’est ainsi qu’il fut occupé près de trente ans en Amérique, étendant son influence et sa vertu depuis Boston jusqu’à Baltimore.

L’Europe avait bien changé dans cet intervalle ; elle avait été bouleversée et reconstruite. Les républiques, les empires avaient passé ; une restauration était debout pour la seconde fois. Parmi les préoccupations souvent aveugles de ce pouvoir entouré d’obstacles, il lui vint la sage idée de rappeler en France le pieux et tolérant évêque de Boston, et de lui confier un siège épiscopal. Cette simplicité tout apostolique, cette longue habitude des mœurs d’un État libre, cette indulgence d’un esprit aimable et supérieur, cette piété qui se marquait toujours par les œuvres, tous ces traits du caractère de M. de Cheverus lui gagnèrent les cœurs à Montauban comme à Boston. La division des sectes, qu’une fausse politique avait ranimée, céda sans peine au saint évêque, qui venait, en 1825, apporter, dans une de nos villes du Midi, la tolérance américaine avec l’effusion d’âme et la douceur de Fénelon.

Bientôt vint s’offrir à lui une de ces occasions déplorables où la charité, où le dévouement ont besoin d’être immenses comme le malheur. Une inondation désola le département du Tarn et, sans entraîner autant de maux que les ravages du Rhône, il y a quelques mois, elle frappa des villages entiers de misère et de désespoir. Donnant alors un exemple qui s’est récemment renouvelé, M. de Cheverus se mêle partout au péril, encourage les travailleurs, assiste les victimes, recueille et nourrit dans sa propre demeure plus de trois cents personnes, pendant que ses démarches actives et sa charité impérieuse obtenaient des secours de toutes parts pour réparer les pertes de deux faubourgs inondés.

M. de Cheverus est appelé du siège épiscopal de Montauban à l’archevêché de Bordeaux, les dignités de l’État lui sont prodiguées : sa modération, son humilité, sa tolérance, sa popularité même n’en éprouvèrent pas la plus légère atteinte. Dans des jours de réaction politique et de défiance, il restait pour tout le monde bienveillant et respecté.

L’épreuve même d’une révolution soudaine ne troubla ni cette vertu si sûre d’elle-même, ni cette autorité si douce exercée sur les âmes. Plaignant le malheur, mais jugeant les fautes, inaccessible aux passions de parti, et préférant à tout la religion et la France, M. de Cheverus seconda de sa libre et fidèle adhésion le pouvoir tutélaire qui s’élevait par le vœu public. Son cœur d’ancien émigré était attristé ; il n’en fut que plus tendre et plus secourable à tous. Sa maison épiscopale était appauvrie ; il redoubla de simplicité pour lui-même, et de charité pour le malheur. On le vit plus souvent à pied dans les rues pour aller visiter les pauvres et faire parfois le catéchisme dans les écoles d’enseignement mutuel. Quand le fléau du choléra s’étendit, et que, dans le trouble public, on se préparait partout à le combattre, M. de Cheverus fit aussitôt de son palais un hospice et il n’en sortit que pour aller chaque jour visiter, dans les dépôts publics, les malheureux frappés de contagion, ou pour monter en chaire et prêcher contre ces bruits funestes d’empoisonnement qui troublaient l’imagination du peuple et ajoutaient la sédition au fléau. Le mal dura peu et le peuple de Bordeaux puisa dans cette prompte délivrance plus de dévouement encore à son saint archevêque. Pour lui, son âme vive et pure, en jouissant avec délices des témoignages de l’affection publique, n’en tirait aucun orgueil ; et il poursuivait seulement avec plus d’ardeur sa tâche de chaque jour, infatigable dans les moindres devoirs, comme il était admirable dans les plus grands.

Une vertu si constante et si approuvée ne pouvait échapper à l’attention du Roi. S. M., dès qu’elle en eut l’occasion, désigna M. de Cheverus pour la pourpre romaine. Toutes les opinions applaudirent avec une égale faveur ; et jamais, de nos jours, élection ne fut plus populaire que cette promotion d’un cardinal. C’est qu’il y a dans la bonté du cœur unie à la pureté religieuse un charme et un ascendant que nulle prévention ne peut méconnaître ; c’est qu’aimer les hommes, et leur faire du bien au nom de Dieu, sera toujours un grand titre dans le monde. Ce fut la puissance de M. de Cheverus, et le secret de sa vie heureuse et honorée.

Cette vie approchait du terme, sans se démentir un moment. Lorsqu’il rentra dans Bordeaux, avec sa dignité nouvelle de cardinal, un sinistre de mer venait tout récemment d’engloutir quatre-vingts pauvres pêcheurs sortis du port de la Teste. M. de Cheverus, au milieu des acclamations de la foule qui se pressait sur son passage, n’a d’attention et de cœur que pour le désastre qu’il vient d’apprendre. Il tourne en pitié et en aumônes tout l’enthousiasme qu’on a pour lui. Les malheureux qui avaient péri laissaient sans ressources leurs veuves, leurs vieux parents et cent soixante et un petits orphelins ; c’est là ce qui trouble, ce qui fait pleurer l’archevêque. Il envoie aussitôt, pour porter des secours aux familles désolées, un de ses dignes élèves, celui qui sera plus tard le charitable et courageux évêque d’Alger. Il reste à Bordeaux, afin de multiplier les quêtes et de les prêcher lui-même ; il célèbre dans sa cathédrale un service solennel pour les pauvres noyés, comme pour des grands de la terre. Des dons passagers ne suffisent pas dans son ingénieuse charité, il forme, au profit des orphelins de la Teste, une association durable de tous les enfants des familles aisées de la ville, ayant à leur tête quelques riches orphelins. Par les soins des jeunes protecteurs, une école est établie dans Bordeaux pour leurs pauvres pupilles ; et l’archevêque soulage ainsi les uns, en apprenant aux autres l’exercice éclairé de la bienfaisance et de la vertu.

Ainsi se succédaient incessamment ses bonnes œuvres et ses édifiantes paroles. Fatigué de longs efforts, malade et déjà frappé d’un funeste avant-coureur, M. de Cheverus continua sans interruption de travailler à sa tâche épiscopale, partout inspirant le bien, ou le faisant lui-même ; et il ne se reposa que pour mourir, en laissant comme un dernier bienfait l’exemple même de ses derniers moments.

Quels hommages solennels aurait mérités M. de Cheverus ! quel prix de vertu serait digne de chacune de ses belles actions ! ce prix qu’on n’eut pas osé lui offrir, nous le décernons de loin à sa mémoire, en couronnant son modeste historien.

D’autres livres remarquables ont frappé vivement l’attention de l’Académie, sans qu’elle ait cru pouvoir les comprendre dans le concours, ou les associer aux prix. Tantôt c’est le caractère du sujet qui lui a paru résister au choix qu’elle aurait voulu faire ; tantôt c’est le but même de l’ouvrage qui lui a semblé n’admettre d’autre récompense qu’une mention publique. C’est ainsi qu’en appréciant les laborieuses recherches et les brillants récits consacrés à l’Espagne par M. Rossew Saint-Hilaire, l’Académie a regretté de n’avoir pas, pour les études d’histoire étrangère, un prix spécial à décerner, comme pour les travaux sur notre histoire nationale. C’est ainsi qu’un écrit rapide et excellent de Charles Dupin, adressé, sous le titre de Bien-être et concorde, aux classes laborieuses qui souvent ont entendu la voix de l’auteur, n’a paru à l’Académie qu’une suite de ses leçons du Conservatoire, placées en dehors de toute autre récompense par leur succès même. Le Cours de Morale que M. Rendu a composé pour l’instruction de la jeunesse, avec la pieuse tendresse d’un père et l’expérience d’un maître habile, devait également recevoir une mention à part ; et les Mélanges littéraires de M. Patin en replaçant sous les yeux de l’Académie plus d’un remarquable discours déjà couronné par elle, lui rappelaient combien d’estime est due à cette érudition choisie, à cette raison piquante, à ce goût ingénieux et pur.

Après des éloges trop faiblement exprimés, mais si justes, l’Académie réserve, pour quelques ouvrages utiles, des médailles d’encouragement et d’honneur. Le nombre même de ces ouvrages témoigne du vif intérêt qui s’attache aujourd’hui à l’éducation morale de l’enfance. Tous ceux que l’Académie a distingués sont écrits par des femmes et, dans celui qu’elle place le premier, le Livre de l’enfance chrétienne, par Mme de Flavigny, on reconnaît à chaque page, avec les grâces de l’esprit le plus délicat, la vigilance inquiète et l’attention passionnée d’une mère. Dans ce livre sérieux et charmant, la leçon est un entretien intime ; le langage élégant et noble décèle les plus heureuses traditions du bon goût, en même temps qu’il est approprié à la raison du premier âge, par sa simplicité, et intéressant pour tous les âges, par les sentiments vifs et purs qu’il exprime.

D’autres essais moraux, sous une forme romanesque, Marianne Aubry, par Mme Julie Gouraud, Bernard ou le Gagne-Petit, par Mlle Ulliach de Trémadeure, Julien, par Mme Fanny Richomme, la Jeune Aveugle, par Mme Tannay, ont offert à l’Académie ce même caractère de vérités utiles mises en scène dans un récit touchant et naturel. Un sentiment toujours pur, et parfois un honorable besoin de travail, a dirigé le talent dans ces ouvrages nous devons d’autant plus l’accueillir. Si la culture des lettres honore dans la prospérité, il est juste aussi qu’elle soit un appui dans une fortune moins heureuse, et qu’elle la soutienne, en la rendant respectable.

L’Académie décerne également une médaille au dernier écrit qu’a publié M. Azaïs sur les idées bienveillantes et conciliatrices, distinctes de ses systèmes, et qui ont animé sa vie entière.

En honorant tous les travaux qui portent un caractère d’utilité morale, l’Académie, quand elle le peut, tâche que ces travaux se confondent avec les fortes études, et servent à reporter l’attention publique vers les grands modèles de la science et de l’art. C’est dans cette pensée qu’elle a demandé et plusieurs fois couronne des traductions. Trois ouvrages, cette année, ont, à ce titre, fixé son choix, par l’importance, la grandeur des originaux, et le talent des traducteurs.

L’un est un des monuments les plus élevés et les moins accessibles de l’antiquité, la Métaphysique d’Aristote, que nulle traduction n’avait fait encore passer dans notre langue, et dont quelques parties seulement avaient été, de nos jours, dans une savante Académie et sous la plume d’un maître illustre ([1]), l’objet d’une étude aussi neuve que profonde. En profitant des vues rapides et lumineuses que M. Cousin avait jetées sur l’ouvrage entier, deux jeunes hellénistes ont intrépidement abordé cette vaste tâche, et porté, autant qu’il était possible, la clarté française dans les obscurités ou plutôt dans les profondeurs de ce grand esprit d’Aristote, dont les versions latines du moyen âge avaient souvent obscurci la lumière. Une introduction méthodique et substantielle précède ce travail, en prépare l’intelligence, et en augmente le prix. Il ne nous appartient pas de le discuter ici ; mais il nous est doux d’en reporter l’honneur à deux élèves d’une école célèbre, qui a beaucoup fait déjà pour la gloire des lettres, des sciences et de l’enseignement en France. L’Académie couronne la traduction de la Métaphysique d’Aristote, par MM. Alexis Pierron et Charles Zévort, anciens élèves de l’École normale.

Avec cette variété qui appartient au domaine des lettres, nous passons tout d’un coup d’Aristote à Klopstock, et même à saint Augustin. Le poëme de Klopstock, s’il n’est pas la plus attachante des épopées, est certainement la plus pure et la plus sublime dans l’ordre moral. Hormis quelques pages assez fidèlement imitées par le vertueux philosophe Turgot, rien jusqu’ici, dans notre langue, n’avait reproduit la chaste douceur et la gravité mélodieuse du poëte allemand. Il a paru, Messieurs, qu’une élégante et complète version de la Messiade était un bon livre moral à couronner ; et nous décernons une médaille d’honneur de 2,000 fr. à l’auteur de ce beau travail, à madame la baronne de Carlowitz, naturalisée depuis longtemps en France par ses malheurs et par le talent d’écrire.

Le plus original et le plus touchant ouvrage d’un Père de l’Église, le monument intermédiaire entre l’antiquité et les âges modernes, où, près du paganisme mourant et de la foi chrétienne qui grandit, on voit apparaître le malaise et la mélancolie des civilisations avancées, les Confessions de saint Augustin sont faites pour intéresser notre siècle, encore plus qu’elles n’édifiaient le siècle de Louis XIV. Bien des lecteurs sont aujourd’hui préparés aux Confessions de saint Augustin par celles de Rousseau et par les agitations éloquentes de René. Ils ne pourront les étudier, sans admirer beaucoup le grand évêque d’Hippone, qui, des mêmes inquiétudes rêveuses, fit sortir une vie si active et si utile au monde. Une traduction fidèle et animée de cet ouvrage est un livre qui nous manquait. Port-Royal lui-même avait altéré, par respect, le naturel passionné d’Augustin. M. Moreau, moins scrupuleux, a été plus vrai et l’Académie en décernant à sa traduction une médaille d’honneur, l’encourage à d’autres travaux, où le talent s’unisse à la pureté du goût.

L’Académie décernera de nouveau des prix semblables dans le prochain concours ; et à côté de l’éloge de Pascal, difficile sujet proposé, dès l’année dernière, à la demande de notre illustre et regretté collègue, Lemercier, elle espère avoir à couronner quelque bonne et forte étude sur un monument de l’antiquité philosophique ou chrétienne.

Aujourd’hui, Messieurs, il nous reste à proclamer celui de tous les prix académiques qui rencontre souvent le plus de contradictions et de doutes, et qui cependant a été le début heureux de plus d’un talent célèbre, le prix de poésie. L’Académie avait proposé l’Influence de la civilisation chrétienne en Orient, sujet prématuré peut-être, mais dont il est facile d’entrevoir les principaux aspects et la grandeur. Nous ne mêlerons pas, aux pensées qu’il fait naître, de minutieux détails d’analyse. Deux pièces de vers ont occupé l’attention de l’Académie. Dans l’une, l’auteur, bornant, pour ainsi dire, l’étendue encore incertaine du sujet, a pris pour symbole de l’influence chrétienne en Orient le monument que, par une patriotique et royale pensée, Louis-Philippe a fait élever à saint Louis sur le sol de Carthage, en vue des vastes possessions que le drapeau français a conquises et conserve en Afrique. De nobles sentiments et de beaux vers recommandent cette ode de M. Bignan. L’Académie, en accordant beaucoup d’éloges à l’art brillant et pur qu’on remarque dans cet ouvrage, a préféré cependant un autre poëme, dont le cadre est plus vaste, les formes plus hardies et plus libres. L’auteur, M. Alfred des Essarts, prodigue les grands souvenirs et les images ; il sent avec chaleur, il peint avec force. Mais je ne veux pas trop louer des vers que l’auteur va lire : il sera lui-même son meilleur interprète. Sa voix, forte d’émotion et de jeunesse, n’a pas besoin d’autre appui que de cette faveur aimable et juste qui, dans une telle assemblée, s’attache au premier succès, et pour ainsi dire à l’avènement public d’un nouveau talent.

 

 

[1] Rapport de M. Cousin à l’Académie des sciences morales et politiques, sur le concours de 1835.