Discours sur la vertu. Séance publique annuelle

Le 27 novembre 2008

Max GALLO

Discours sur la vertu

 

 

Madame le Secrétaire perpétuel,
Mesdames, Messieurs,

 

Je n’avais pas choisi, à l’occasion de ce discours rituel consacré à la Vertu, de parler d’elle avec gravité.

Mais on vient, en ce mois de novembre, de célébrer le 90e anniversaire de l’armistice de 1918 et, comme à chaque fois qu’on évoque la Première Guerre mondiale, je n’ai pu échapper à l’émotion.

Je regarde cette photographie fanée sur laquelle posent, un jour de juillet 1914, quatre jeunes gens de la classe 13.

Ils viennent donc d’avoir vingt ans en cette veille de guerre. Pour trois d’entre eux, c’est le dernier été.

Ils vont mourir dès le mois d’août.

Le survivant, mon père, m’a parlé d’eux toute sa vie.

Ils ont été mes héros.

 

Lorsque, bien plus tard, j’ai lu La Guerre et ce qui s’ensuivit ce sont leurs visages, leurs vies à peine commencées et aussitôt interrompues, que les vers d’Aragon ont fait surgir quand il écrit :

 

« Déjà la pierre pense où votre nom s’inscrit
Déjà vous n’êtes plus qu’un mot d’or sur nos places
Déjà le souvenir de vos amours s’efface
Déjà vous n’êtes plus que pour avoir péri. »

 

Je n’ai pas voulu qu’il en soit ainsi. Ces trois jeunes gens et mon père, l’ancien combattant qui les a rejoints, ont incarné, tout au long de ma vie, la Vertu.

Et dès lors que je parlais d’elle en ce mois de novembre, je n’ai pu le faire qu’avec une gravité sans doute pesante.

Mais je marche auprès de ces fantassins « aux pas lourds dans les labours » que célèbre Péguy.

 

Et la Vertu, pour moi, prend place aux côtés des soldats sur ces monuments aux morts qui rappellent, dans chacun de nos villages et de nos villes, les quatre années de carnage de la Première Guerre mondiale.

Cette guerre, c’est la mère barbare du xxe siècle. Elle a enfanté, comme sur un étal de boucherie, le communisme et le nazisme et donc le Goulag et Auschwitz.

Elle ne s’est pas terminée le 11 novembre 1918.

Elle a ouvert un cycle historique qui ne s’est achevé qu’avec les années 1990, quand le mur de Berlin est tombé et que la ville de Pierre le Grand s’est à nouveau appelée Saint-Pétersbourg.

Qu’est devenue la Vertu durant ces décennies où elle s’est souvent conjuguée avec le mot Terreur, comme ce le fut déjà à la fin du xviiie siècle, au temps où, citons Chateaubriand, « les béats de philanthropie faisaient couper le cou à leurs victimes avec une extrême sensibilité pour le plus grand bonheur de l’espèce humaine ».

Cette vertu qu’est la lucidité, des hommes aussi différents que Jaurès et Lyautey la partagent.

Ils ont, en juillet 1914, la vision du désastre.

« Horreur que la vie ! s’écrie Jaurès.

« Tous les gouvernements de l’Europe répètent que cette guerre serait un crime et une folie. Et les mêmes gouvernements diront peut-être, dans quelques semaines, à des millions d’hommes : « C’est votre devoir d’entrer dans ce crime et cette folie. »

Et Lyautey confie à ses proches : « Ils sont complètement fous ! Une guerre entre Européens c’est une guerre civile, la plus monumentale ânerie que le monde ait jamais faite. »

Ce discours de la raison n’est pas entendu parce que, à la vertu de la lucidité, s’opposent ces vertus que sont le sens du devoir, la vertu d’enthousiasme, et cette vertu qui ces années-là rassemble toutes les autres : la vertu patriotique.

Les quatre jeunes gens de la classe 13, déjà sous les drapeaux lorsque éclate la guerre, n’imaginent même pas qu’ils pourraient se dérober à l’avenir qui les attend, dont ils ne mesurent pas la cruauté, mais dont ils pressentent tous les dangers.

Autour d’eux, aux portes des casernes, devant les arsenaux, on n’agite pas de drapeau, on ne chante pas, mais on se presse, visage grave, pour soutenir ceux qui vont faire leur devoir.

C’est la vertu modeste et résolue des humbles.

Celle d’un Lazare Ponticelli, le « dernier poilu », mort cette année, engagé volontaire en 1914, à 16 ans, qui déclare : « J’ai voulu défendre la France parce qu’elle m’avait donné à manger. »

D’autres, souvent des étudiants, sont fascinés par le mot même de guerre.

Quand on les interroge, ils répondent que la vie quotidienne les prive de toute la beauté du monde dont ils sont épris.

La guerre est à leurs yeux l’occasion des plus nobles vertus humaines, de celles qu’ils mettent le plus haut : l’énergie, la maîtrise de soi.

L’idée de sacrifice les exalte.

Naturellement ils sont patriotes.

« On ne m’envoie pas me faire casser la figure, dit l’un d’eux en août 1914, je fais don de ma vie à la France. »

Les mille jeunes saint-cyriens de la promotion Croix du drapeau clament : « Nous jurons que, pour aller au feu, nous serons tous en grande tenue, casoar et gants blancs. »

Combien de survivants à la fin de l’année 1914 ?

Après cinq mois de guerre, on comptera 300 000 soldats français tués et 600 000 blessés.

Une hécatombe.

« En un clin d’œil il apparaît que toute la vertu du monde ne prévaut point contre le feu » écrit le jeune lieutenant Charles de Gaulle, blessé sur la Meuse dès le 15 août.

Mais on arrête l’ennemi à la bataille de la Marne, et c’est à l’abnégation, à la vertu modeste des « soldats paysans » qu’on le doit d’abord.

« Les gars qui cultivent la terre, c’est leur devoir de la défendre » écrit l’un de ces poilus agrippés aux parapets de leurs tranchées.

Ce patriotisme instinctif, que l’école républicaine a conforté, se fond avec toutes les autres formes d’engagement.

Si, sur le plan tactique et stratégique, « toute la vertu du monde ne prévaut point contre le feu », la vertu patriotique explique la résistance de ces hommes en pantalon rouge, cibles offertes dans les blés dorés.

« Calme affecté des officiers qui se font tuer debout, écrit le lieutenant de Gaulle. Baïonnettes plantées aux fusils par quelques sections obstinées ; dons suprêmes d’isolés héroïques. »

Sans doute les trois jeunes conscrits de la classe 13 sont-ils tombés ainsi dans ces blés qu’on n’avait pas moissonnés.

Que faire de ces morts ?

Rappeler leurs jeunes vies pour vanter les vertus de la paix ?

Et dénoncer les horreurs de la guerre, ce suicide collectif d’une civilisation. Pour stigmatiser ces souffrances, ces deuils, ces gueules cassées ? À l’évidence.

On peut aussi, avec l’amère et sombre lucidité de Voltaire, dire que la guerre montre « les hommes tels qu’ils sont : des insectes se dévorant les uns les autres sur un petit atome de boue ».

En fait, en se contentant de cela, on trahit les morts, on défigure leur histoire et donc notre Histoire.

Les respecter, c’est évoquer sans la glorifier, c’est rappeler sans grandiloquence cette vertu patriotique qu’aujourd’hui on semble avoir honte de mentionner, alors que sans elle on ne peut comprendre que des millions d’hommes aient combattu, c’est-à-dire accepté, quatre années durant, de prendre le risque de mourir et de tuer.

D’être à la fois meurtrier et victime.

On décèle alors, malgré l’aberration de ce sacrifice collectif, malgré la folie de cette guerre, l’expression de vertus majeures, détournées et perverties peut-être, mais révélatrices de la grandeur de l’homme.

Au cœur de la gangue meurtrière, il y a, indestructibles, les vertus humaines.

On se sacrifie pour aller aider un camarade blessé.

On peut un instant côtoyer dans un trou d’obus un ennemi, on échange avec lui des regards, on pose les armes, on s’assoit côte à côte, on ouvre sa musette, on brise le pain en silence.

Puis on se sépare et chacun rejoint les siens.

La fraternité et la fidélité se mêlent ainsi, vertus entrecroisées, l’une ne devant pas dissimuler l’autre.

La fraternisation d’un instant n’est ni renoncement, ni trahison.

Écoutons, sous cette Coupole où tant de maréchaux illustres se sont exprimés, la voix de l’un de ces soldats, accrochés à la colline du Mort-Homme, à Verdun.

« Nous avons tout supporté, dit-il, des obus, des éclats, des gaz, des liquides enflammés, des lambeaux de chair qui volent en l’air, du sang qui éclabousse. Nous tenons cependant. Comment ? C’est un miracle. Et nous nous battons. »

Un jeune universitaire, devenu officier, dira : « La guerre actuelle n’a rien de glorieux, nous sommes les moines de couvents nomades dont la règle est l’honneur, et notre honneur à nous, c’est de souffrir d’être perpétuellement vainqueurs de notre souffrance. »

Cette manière de vivre la guerre, cette vertu, on peut ne pas les partager.

On peut ne pas vouloir entendre les propos de Clemenceau et de Foch – tous deux accueillis dans notre Académie en 1918.

Le président du Conseil salue la France : « autrefois soldat de Dieu, aujourd’hui soldat de l’humanité, soldat de l’Idéal toujours ».

Le maréchal Foch, dans son ordre du jour du 12 novembre 1918, déclare à ses soldats : « Soyez fiers ! D’une gloire immortelle vous avez paré vos drapeaux. La postérité vous garde sa reconnaissance. »

Cette langue d’il y a quatre-vingt-dix ans est-elle devenue aussi difficile à comprendre qu’une langue étrangère ?

Mais alors comment rester fidèle au souvenir de ces millions de jeunes hommes, et parmi eux à ces trois jeunes soldats de la classe 13, qui entendaient cette langue-là ?

Ils pouvaient la contester, se mutiner même ; mais à la fin, c’est la vertu patriotique qui permet de comprendre l’Union sacrée, et donc la Victoire.

Maurice Genevoix, secrétaire perpétuel de notre Académie de 1958 à 1973, qui fut blessé aux Éparges près de Verdun, n’évoque-t-il pas cette vertu lorsqu’il écrit, dans Ceux de 14 :

« Ce que nous avons fait, c’est plus qu’on ne pouvait demander à des hommes : et nous l’avons fait. »

Certes il est plus conforme à l’esprit du temps de nier le rôle décisif de la vertu patriotique dans la longue et héroïque ténacité des combattants de la Première Guerre mondiale.

On remplace l’amour de la patrie, le sens du devoir, la fraternité des combattants, l’attachement au sol national par la contrainte, la peur de la répression, les conseils de guerre, les exécutions sur le front des troupes.

L’historien doit reconnaître que cela a compté.

Et rien de ce qui a eu lieu ne doit être exclu de la mémoire nationale et naturellement de l’Histoire.

Mais il faut, sans rien ignorer, revenir à l’essentiel.

C’est parce que les Français étaient patriotes que la guerre de 14-18 n’a pas été perdue. Voilà l’explication majeure, même si oser prononcer ce mot de patriote, peut paraître une provocation.

Je le répète, non pas seulement par attachement personnel au souvenir de ces trois jeunes hommes tués en août 1914, mais parce que c’est la vertu patriotique qui a permis à chaque combattant de « tenir » à sa place, alors que, d’un bout à l’autre de la guerre, l’ennemi est à moins de cent kilomètres de Paris.

Et pour mesurer ce que cela signifie, pensons à L’Étrange Défaite de 1940, où aucune bataille de la Marne n’a pu rétablir le front après la percée ennemie.

Est-ce la vertu patriotique qui a manqué ?

Et au-delà, est-ce la nation qui s’est désagrégée ?

Car la vertu patriotique est une vertu collective.

Elle naît donc d’une communion.

On communie en 1914, dans l’idée de nation, dans la volonté de voir la patrie survivre et dans la résolution de ne pas accepter qu’après l’Alsace et la Lorraine on l’ampute de nouveaux territoires.

On communie dans l’espérance d’un monde plus juste, dont la France serait la figure de proue, la vertueuse et prophétique nation.

« Nous sommes partis, soldats de la République, écrit le fantassin Charles Péguy, pour le désarmement et la dernière guerre. »

Il est tué dès le 4 septembre 1914.

Mais la vertu patriotique ne meurt pas.

Dans les tranchées, la communion des corps est l’incarnation de la communauté nationale.

Et la vertu patriotique existe par cette communauté nationale soudée, représentée par l’Union sacrée.

La guerre dès lors est l’ordalie de la nation.

Chaque citoyen sait qu’il est convoqué à ce jugement.

Il s’y rend.

C’est son devoir.

Il est l’héritier de cette histoire nationale millénaire qui a fait d’un « agrégat inconstitué de peuples désunis » une nation.

Il en est fier.

Certes il se reconnaît davantage dans tel ou tel épisode de cette Histoire, mais il en assume la totalité.

Les valeurs cardinales sont partagées.

Et ce partage vaut citoyenneté, même si l’on vient d’ailleurs.

Les étrangers s’engagent par dizaines de milliers en 1914, pour « défendre » leur patrie d’adoption.

Ils sont Français de préférence.

Et il y a ces dizaines de milliers de soldats venus d’outre-mer, qui donnent leur vie sur ce sol qu’ils découvrent, le plus souvent malgré eux, et que leur sang irrigue.

Hommages et reconnaissance pour leur sacrifice.

L’amalgame entre les combattants si divers, c’est la vertu patriotique qui le réalise.

Elle rend solidaires, face à la mort, des millions d’hommes en dépit de leurs différences d’origine, de situation, malgré leurs ressentiments contre certains de leurs chefs, malgré leur souffrance et même leur révolte.

Maurice Genevoix exprime ce qu’est cette vertu lorsqu’il écrit :

« C’est une sorte d’âme collective, élémentaire, mais admirablement lucide, courageuse, à tout événement fraternelle, souffrante certes, engagée dans la chair douloureuse : mais c’est son émouvante beauté et sa grandeur, à la mesure de notre humaine condition. »

Cela pourrait s’appeler le Patriotisme français.

Une vertu nécessaire.