Réception de M. Max Gallo
M. Max Gallo, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de Jean-François Revel, y est venu prendre séance le jeudi 31 janvier 2008, et a prononcé le discours suivant :
Mesdames et Messieurs de l’Académie,
J’ai beaucoup écrit et souvent pris la parole.
Trop, ont dit certains, sans que cela n’interrompe le flux de mots qui m’a emporté depuis l’adolescence.
Or, j’ai craint que ce flux, dès que vous m’avez élu au 24e fauteuil de votre Académie, ne fût tari.
Je savais ce que je voulais vous dire, mais, avait déjà noté Jean-François Revel, mon prédécesseur à ce fauteuil, dans son discours de réception, le 11 juin 1998 :
« L’homme ému ne dispose pas d’une infinité de façons d’exprimer sa gratitude quand il entre dans votre académie. »
Quels sont donc les mots justes ?
Ceux qui me viennent de loin.
Car vous avez élu, Mesdames et Messieurs de l’Académie, un fils d’immigrés italiens, originaire de la Gaule cisalpine – le Piémont et l’Émilie – et, longtemps avant moi, d’autres choisis par vous arrivaient de terres bien plus étrangères.
Car vous avez élu le fils d’un ouvrier électricien et mon premier diplôme est un certificat d’aptitude professionnelle de mécanicien- ajusteur.
Vous affirmez ainsi, une nouvelle fois, que votre conception de l’unité et de l’identité nationale française, dont votre compagnie reste depuis Richelieu l’une des expressions majeures, est ouverte.
En m’élisant, et je mesure avec humilité et gravité l’honneur que vous m’accordez, vous m’invitez à une communion solennelle avec la France.
Cependant, Mesdames et Messieurs de l’Académie, si, me présentant devant vous, mon trouble est profond, c’est parce que je succède à Jean-François Revel.
En effet, comme vous, je porte le deuil de cet homme que j’aimais.
Tout au long de ma vie, Jean-François Revel m’a tendu la main.
Lorsque, au mois de juin 1968, je lui ai envoyé par la poste le manuscrit d’un essai sur les événements de Mai, que j’avais vécus comme professeur d’histoire à la faculté des lettres de Nice, il a répondu moins d’une semaine après à l’anonyme que j’étais et a publié ce petit texte dans la collection Contestation qu’il venait de créer.
J’ai mesuré, dès cette première rencontre, que le goût des idées, le respect de celles des autres, la volonté de les promouvoir si elles lui paraissaient utiles au débat, lui importaient autant que le succès des siennes, parce qu’il plaçait au-dessus de tout la liberté d’expression.
Jean-François Revel n’a cessé dès lors de m’ouvrir des portes.
Il était de ces amis qui vous aident sans que vous ayez besoin de faire appel à eux.
Avant même que je ne le sollicite, Jean-François Revel comprenait le souhait que je n’osais exprimer.
Il a ainsi changé le cours de ma vie.
Et lui succéder aujourd’hui m’étreint.
En apprenant que je pouvais être candidat à son fauteuil, je dois avouer que j’y ai vu comme un signe de sa part, une invitation à tenter l’impossible.
Je sais qu’il rirait aux éclats de ces propos « irrationnels », mais je me sens tenu de vous faire cet aveu.
Au vrai, je lui dois bien plus que l’aide spontanée, fraternelle et généreuse qu’il m’a apportée, et sans laquelle celui qu’aucun héritage n’a initié aux rituels sociaux s’égare et risque à chaque pas de renoncer ou de dépérir, voire de mourir étouffé par le désespoir, la colère et même la rage.
En fait, au-delà de son attention amicale, ses livres, ses articles, et surtout son indépendance d’esprit, son courage, sa clairvoyance m’ont guidé.
J’ai eu la sensation, en le côtoyant, d’être à la fois devant un homme bon et rigoureux, ouvert à mes analyses, mais intransigeant dès lors qu’il s’agissait de la vérité.
Il frappait alors à coups redoublés.
Il m’a évité la cécité et la bonne conscience que suscitent les origines modestes lorsqu’on se vit comme un humilié et un offensé.
Ainsi, durant toute mon enfance, j’avais écouté avec ravissement ma grand-mère Italina et ma mère Mafalda raconter, dans leur langue d’Émilie, leur Italie perdue en répétant Amarcord, Amarcord, je me souviens.
Par mon père Jè, j’étais le petit-fils d’un piquapeira, casseur de pierres piémontais.
J’étais donc partagé, victime de cette schizophrénie des immigrés, écartelés entre les images d’un pays qu’on n’a pas connu mais qui est la terre des souvenirs familiaux, et les leçons de l’instituteur républicain et patriote. On ne laissera pas « germaniser la plaine », mais c’est du côté de Turin et de Parme que votre mémoire familiale vagabonde.
Revel m’a aidé à explorer cette dichotomie.
Il avait publié en 1958 Pour l’Italie. Je l’ai lu. L’Italie, c’était donc cela ! Une terre, un peuple, une histoire à aimer, mais aussi, comme en toute nation, une étouffante accumulation de préjugés.
Derrière le décor des Amarcord nostalgiques, grâce à Jean-François Revel, j’ai découvert la réalité.
De même, alors que mon père, autodidacte, combattant de la Grande Guerre, me hissait sur ses épaules, en 1936, pour que je voie mieux les « lendemains qui chantent », Jean-François Revel, tout au long de son œuvre, avec sa bienveillante attention et l’exemple de lucidité intrépide qu’il donnait, m’a conduit à comprendre ce siècle, et non plus seulement à me laisser bercer par les émotions et la fraternité des réunions où l’on chante en chœur l’espérance et la « lutte finale ».
« Le grand malheur du xxe siècle, écrit Jean-François Revel, ce sera d’avoir été celui où l’idéal de la liberté aura été mis au service de la tyrannie, l’idéal de l’égalité au service des privilèges, toutes les forces sociales comprises à l’origine sous le vocable de gauche embrigadées au service de l’appauvrissement et de l’asservissement.
« Cette immense imposture a falsifié tout le siècle en partie par la faute de quelques-uns de ses plus grands intellectuels. »
Ainsi, c’est avec Jean-François Revel que j’ai depuis quarante ans dialogué.
Il n’imposait pas son point de vue, mais il était comme ces joueurs d’échecs, les grands maîtres, devant qui l’on se sent désarmé, que l’on veut imiter, de qui l’on veut apprendre et qu’on ne peut contester qu’en quittant le jeu, trop exigeant, et en reprenant les parties de belote si rassurantes.
Mais, peu à peu, d’hésitations en errements, de livre en livre, de chroniques en éditoriaux, j’ai abandonné les jeux de cartes.
J’ai écrit comme si Jean-François Revel avait été penché sur mon épaule, compréhensif et impitoyable, approbateur ou déçu, voire accablé, mais toujours amical et affectueux.
Il l’a été pour moi, et pour tous ceux qui restaient enfoncés ou retombaient dans leurs erreurs. Ainsi son ami Louis Althusser.
Mais il n’a jamais dérogé à cette règle qu’il avait faite sienne : « J’ai de l’amitié pour Platon, mais plus encore pour la Vérité. »
J’ai donc partagé le jugement qu’il porte sur le xxe siècle qui, dit-il, « a surpassé tous les autres dans l’art et la technique d’enfermer les hommes et de les exterminer ».
J’ai rejeté avec lui et expérimentalement, en étudiant telle ou telle période de notre passé, ces « lois de l’Histoire » qui ne sont que le masque du renoncement à la liberté créatrice de l’homme.
« L’Histoire est un théorème indémontrable », écrit Revel dans Le Voleur dans la maison vide.
« Elle est l’enfant de notre seule pensée et de notre besoin d’interrogation, d’explication, de synthèse.
« Comment pourrions-nous éprouver ce besoin si l’Histoire, qu’elle soit collective ou individuelle, ne pouvait pas à tout instant devenir autre qu’elle n’est ? L’Histoire ne fixe aucun rendez-vous, elle ne pose que des lapins. Seul l’homme peut se fixer des rendez-vous à lui-même, et seul il a le pouvoir de s’y rendre. »
Revel place donc l’homme au centre du jeu, c’est-à-dire face à ses responsabilités individuelles.
C’est pour les fuir qu’on prétend que des mécanismes incontrôlables, économiques, sociaux ou politiques, ont le pouvoir de déterminer notre destin.
Nous sommes libres. Nous sommes comptables de notre vie. Notre volonté est le ressort du monde.
Instruit par Jean-François Revel, la seule loi de l’Histoire que je reconnaisse aujourd’hui est celle de la surprise, qui renvoie à notre indestructible liberté.
On comprendra, Mesdames et Messieurs de l’Académie, que je ne me livre pas ici, en prononçant l’éloge de Jean-François Revel, à un exercice convenu.
Comment d’ailleurs dresser le portrait « académique » d’un homme, philosophe, éditeur, pamphlétaire, éditorialiste, mémorialiste, écrivain de haute lignée, qui caresse, dévore, boit la vie ?
Qui, jeune lycéen – « lecteur précoce » des livres et des corps –, rédige ses dissertations, le jeudi après-midi, dans le salon-bar d’un lupanar de Marseille ?
Qui établit avec l’Autre, quel que soit son statut social, ce rapport d’égalité, de liberté qui est la vraie forme du respect d’autrui.
Et qu’hommage soit ici rendu à ses épouses, à ses enfants, que la personnalité de Jean-François Revel n’a jamais empêchés d’être, eux-mêmes, des personnes libres dans leur vie.
C’est son fils Matthieu qui, après des études de biologie, devient moine bouddhiste. Il dialogue avec son père, le philosophe athée, et on a le sentiment que Jean-François Revel s’interroge, au plus profond de lui, sur la signification de la foi, de la transcendance.
C’est Claude Sarraute qui, fidèle à la volonté de Jean-François Revel de prolonger, par-delà la mort, la rencontre avec les autres, sans préalable, vient de léguer toutes les archives de son époux au Département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France.
Ce don, ces archives, ces matériaux d’une pensée sont des semences nécessaires.
Car ce que Jean-François Revel transmet, inocule à ceux qui l’ont approché, lu, c’est le désir de liberté.
Et sa vie l’illustre.
Il constate, évoquant les croyances de ses enfants, et l’on devine son étonnement malicieux qu’un rire doit conclure, comme s’il s’agissait d’une farce ou d’une blague : « Moi, l’ancien élève des Jésuites, devenu athée, moi, disciple de Voltaire, animé depuis ma dix-huitième année de cet agnosticisme virulent que sait susciter la Compagnie de Jésus, je me retrouvais avec une fille orthodoxe grecque, un fils bouddhiste tibétain et un autre fils juif ! »
Et il ajoute, en vieux « jésuite voltairien », comme il se qualifie : « L’indifférence avait depuis quelques années atténué, puis exténué mon anticléricalisme. Le danger, au fond, ce n’est pas le clergé, mais la religion. »
Décidément l’éloge académique et consensuel est impossible à propos de Jean-François Revel.
La vie est là, imprévisible, entre drame, paradoxe et facétie, non seulement dans les joutes intellectuelles, dans les combats politiques, dans le courage du polémiste, dans la rigueur du penseur, le travail solitaire de l’écrivain et le retour sur soi du mémorialiste, mais aussi – voilà l’inattendu ! – sur le champ de courses de Longchamp !
Car Revel aime parier. Mais il n’est pas qu’un simple joueur : « Je suis de ceux, dit-il, qu’un trotteur attelé à un sulky et multipliant les battues en changeant de vitesse transporte par le rêve au flanc des vases grecs. »
On retrouve toujours, à l’œuvre chez lui, cette dialectique entre la jouissance, le plaisir, le jeu – faut-il oser nommer « la Chair » ? – et le savoir, la culture – faut-il dire « l’Esprit » ?
Jean-François Revel a retrouvé cette unité perdue, un instant réalisée au cours de l’histoire humaine dans la sagesse de certains philosophes grecs.
Jean-François Revel est leur héritier.
Il est un homme de la Méditerranée, de Marseille, la cité phocéenne, mais aussi de l’Italie et de l’Espagne.
« Ainsi, l’italianité, dit-il, me colla sans cesse davantage au cœur de l’intellect, comme l’hispanité d’ailleurs, celle-ci sous sa double incarnation, européenne et latino-américaine. »
On ne s’étonnera pas, avec de telles affinités, de l’union entre le festin et la parole – la chair et l’esprit – qu’est sa vie.
Il magnifie cette osmose dans cette Histoire littéraire de la sensibilité gastronomique de l’Antiquité à nos jours, qu’il intitule précisément Un festin en paroles.
« La sublimation par le langage, dit-il, est un facteur constitutif de la fête. »
Revel prolonge Brillat-Savarin, selon qui « l’homme d’esprit seul sait manger », en affirmant que l’homme de culture seul sait boire.
« Le vin, écrit Revel, est associé à l’amour et au manque d’amour, il accompagne la joie et la tristesse, le succès et l’échec, il préside à l’amitié, il imprègne profondément la culture de l’esprit, le négoce, la guerre et la paix, le repos du travailleur.
« Ne plus boire de vin, dans certaines civilisations, c’est quasiment devoir renoncer à penser, et les implications sociales, sentimentales et morales du vin font qu’il crée un réseau d’habitudes débordant largement le besoin d’alcool proprement dit. »
Jean-François Revel fut, avec panache, de cette civilisation-là, et il a pu conclure que « depuis trois mille ans, l’Europe méditerranéenne est bien moins une aire géographique plantée de vignes qu’un territoire suspendu à un vignoble ».
Il y a un « esprit du vin », et chaque jour Revel fut l’homme d’un festin en paroles où il le célébra en même temps que l’amitié.
Nombreux ici furent ses convives et certains parmi vous, Mesdames et Messieurs de l’Académie, ont fait sa connaissance il y a plus d’un demi-siècle.
Ainsi, quand on parle de Jean-François Revel, c’est un portrait avec groupe qu’il faut peindre. Je ne peux nommer tous ses commensaux. Je choisirai quelques-uns de ceux qui n’ont jamais siégé sous la Coupole : André Breton et Luis Buñuel, Mario Vargas Llosa et Octavio Paz, Simon Leys et Branko Lazitch, Louis Althusser, Olivier Todd et Claude Imbert, Vladimir Boukovski et Indro Montanelli.
En fait, c’est tout le siècle intellectuel qu’il faudrait convoquer, de Raymond Aron à André Fermigier, et je ne veux pas choisir parmi les intellectuels américains les plus prestigieux qui furent ses amis et ses correspondants.
Les amitiés de Revel en font le descendant direct de ces philosophes des Lumières, pour qui n’existaient que les frontières intellectuelles et morales qui les séparaient des dévots et de leurs cabales, mais qui avaient pour première patrie l’humanité tout entière.
Comme eux, Jean-François Revel le polyglotte était un cosmopolite. Il avait vécu en Algérie, au Mexique, en Italie, aux États-Unis, et parcouru la plupart des continents.
Il avait donné des dizaines de conférences, publié des centaines d’articles. Ses livres avaient été des succès mondiaux. Et, chaque jour, il nourrissait sa réflexion en dévorant les quotidiens de plusieurs pays.
Mais cet homme ouvert au monde demeurait enraciné dans sa civilisation, on pourrait presque dire son terroir.
Né Ricard, à Marseille en 1924, il avait choisi pour pseudonyme, en 1957, Revel. C’était là le nom d’un restaurant de la rue de Montpensier, en face des domiciles de Jean Cocteau et d’Emmanuel Berl, dont le chef, aux dires de Jean-François, cuisinait une « daube irréfutable ».
Énoncé étonnant !
Il confirmerait, s’il en était besoin, Mesdames et Messieurs de l’Académie, que Jean-François Revel, accueilli sous la Coupole par le discours fraternel et magistral de Marc Fumaroli, Revel qui fut heureux d’être parmi vous membre actif et attentif de votre commission du Dictionnaire, restait capable de toutes les audaces, de toutes les transgressions.
Il était, comme il aimait à le rappeler, « l’homme de toutes les marges », et, de ce fait, indépendant ; au cœur des affrontements intellectuels et politiques de la Cité, il chargeait ses adversaires avec la furia francese d’un polémiste incomparable.
Lucide, sincère, il n’hésite pas à reconnaître – dans la préface à une réédition de Pour l’Italie, en 1976 – que, dans l’âpreté des joutes, il a cédé à la colère et usé de toutes les armes.
« Mais peut-être, note-t-il, une certaine vérité n’est-elle atteinte que lorsque le tireur est assez peu regardant sur le choix des flèches. »
Et il précise que « les intuitions justes ont parfois pour véhicules des affirmations insensées ».
On conteste ce mot de Jean-François Revel. Car ce n’est pas de déraison qu’il s’agit, mais bien de la révolte de la raison d’un homme qui refuse d’accepter la règle du mensonge.
« Quand, dit-il, dans un pays, une civilisation, un individu, un groupe social, une école littéraire ou artistique, un journal, un parti, une religion s’adonnent à des pratiques intellectuelles ou morales en opposition complète ou partielle avec leurs principes ou avec leur réputation, alors la concession dont je suis incapable, c’est de m’abstenir de le constater et c’est d’édulcorer les termes dans lesquels s’exprime mon constat.
Les mots, les phrases, les images, les épigrammes surgissent et s’organisent alors dans ma tête quasiment malgré moi… »
Ce « malgré moi » de Revel est l’aveu de la force irrépressible de la vérité, de la nécessité de la dire, de la crier et d’agir, parfois au péril de sa vie – tel aura été son engagement dans la Résistance.
Cela aura supposé aussi la capacité d’affronter, pour chacun de ses livres, chacun de ses textes, l’incompréhension et souvent la bassesse et la calomnie.
Mais Revel ne peut se taire. C’est ce qu’on appelle le courage, spontané et instinctif.
« Je suis envahi, écrit Revel, impressionné (au sens d’une pellicule photographique) par la manifestation de cette évidence, fréquente sinon constante : l’humanité agit dans la réalité selon une norme qui est le contraire de celle qu’elle affiche et professe dans ses idéaux.
« En écrivant, je me borne à rapprocher la réalité effective de la réalité fictive, et leur contact provoque en général une explosion. »
Cette exigence intellectuelle est d’abord une morale ; Revel ne transige pas avec le mensonge. Il le traque. Il le montre. Il l’attaque. Et s’il parle fort, c’est parce que, dit-il, « devant certaines surdités volontaires, il faut travailler à l’explosif ».
Je dois confesser, Mesdames et Messieurs de l’Académie, que j’ai été malmené, choqué, renversé par certaines de ces déflagrations.
Jean-François Revel avait pris pour cibles de Gaulle, Malraux, Claudel, Péguy, Aragon, d’autres moins illustres mais qui étaient – et sont encore – de mes amis.
Il opérait sans anesthésie, avec l’assurance, la main ferme de celui qui ne se soucie ni des puissants, ni des modes, ni des conventions ou du conformisme.
Ses interventions contre des hommes que je révérais, qui m’avaient enthousiasmé, me laissaient pantelant.
Mais, après le choc opératoire, j’étais contraint de reconnaître qu’il avait porté le fer là où il fallait, et crevé des abcès que la complaisance, la prudence, l’aveuglement rassurant, l’admiration béate dissimulaient.
Revel obligeait à regarder, à mettre en cause ses certitudes, à rompre avec les idées reçues.
Si l’on voulait contester son diagnostic, il fallait trouver des arguments qui ne pouvaient plus être d’autorité, mais fondés sur une analyse et des raisonnements aussi pertinents que les siens.
La présence de Jean-François Revel dans le débat obligeait chacun de ses contradicteurs soit à fuir, soit à se murer dans le mensonge ou l’illusion, soit à calomnier faute de pouvoir répondre.
Dès lors, d’une confrontation avec Jean-François Revel on sortait, si on avait tenté d’être aussi rigoureux que lui, défait le plus souvent, mais enrichi par une polémique aussi exigeante.
On était contraint de l’écouter, de reconnaître la justesse de ses critiques quand il stigmatisait, par exemple, « la grandiloquence chevrotante et l’emphase creuse de rhéteurs prétentieux qui ne faisaient qu’encourager notre penchant national pour le verbiage historico-mondial de deuxième main et pour la vulgarisation ampoulée aux déclamatoires prétentions métaphysiques ; et ces patenôtres pâteuses, jalonnées de rapprochements vertigineux et d’enjambements racoleurs, flattaient malheureusement le public ivre de mots en lui communiquant l’illusion d’accéder aux cimes d’une critique visionnaire et transcendante, dédaigneuse du détail mesquin et de la sordide exactitude ».
Ici Élie Faure et André Malraux sont mis en cause.
Mais, avec la même verve pamphlétaire, il condamnera Aragon, ses poses, dira-t-il, de cabot mélodramatique, ses vers de mirliton qui font de lui un fabricant de faux meubles anciens.
Il n’épargne pas davantage Paul Claudel qui « braille », « hurle » : « Sa grandiloquence me semble une esthétique creuse, c’est l’antipoésie par excellence. »
Et lorsque Revel compose Une anthologie de la poésie française, il en exclut Aragon aussi bien que Claudel et Péguy.
Qu’on ne prétende pas, comme certains, que Revel n’a pas la tête épique. Il cite plusieurs poèmes de Hugo où gronde et crie l’histoire : « On n’avait pas de pain et on allait pieds nus » et « Ces femmes qu’on envoie aux lointaines Bastilles : Peuple, ce sont tes sœurs, tes mères et tes filles… »
Ce n’est pas la grandeur que récuse et rejette Revel, c’est sa caricature.
Il aime le marbre, pas le stuc.
Par ses explosions de colère, il veut briser le silence respectueux, le conformisme et l’unanimité qui suspendent tout jugement.
Il choque, il me heurte parfois, mais c’est d’abord pour contraindre chacun à prendre position, à sortir du chœur des bien-pensants, des satisfaits.
Il invite à s’interroger en esprit libre, quitte ensuite, examen effectué, à se laisser à nouveau emporter par les envolées de Malraux et les vers de Péguy, de Claudel et d’Aragon et à continuer d’admirer de Gaulle, l’écrivain et le politique.
Ce que je fais.
Mais, dans ses diatribes, Jean-François Revel n’exprime pas seulement le besoin de crier ce qu’il ressent, de manière d’autant plus déterminée qu’il choisit de heurter pour se faire entendre, parce qu’il est seul contre l’opinion commune. Il renoue en fait avec une tradition française, celle de la vigueur voltairienne, indignée, accusatrice, n’épargnant pas les mœurs nationales.
J’ai relu Le Discours aux Welches, puisque c’est par ce sobriquet que Voltaire désigne ces Français, ces Gaulois narcissiques et prétentieux. Et il m’a semblé entendre Jean-François Revel se moquant de notre vanité.
« Depuis le temps que la culture française rayonne, je me demande comment l’humanité entière n’est pas morte d’insolation », s’étonne-t-il.
Et Voltaire s’interroge : « Ô premier peuple du monde, quand serez-vous raisonnable ? » Et il dresse la liste de nos défauts, de nos réticences à adopter ce que d’autres nations ont accepté avec profit.
Voltaire fut accusé d’avoir écrit « une odieuse satire contre la nation ». Et de même certains ont mis en cause Revel, l’iconoclaste, qui a osé critiquer le style du Général et celui de Malraux.
En fait, dans la lignée voltairienne, Revel ne critique les Welches que par amour de cette France pour laquelle il a combattu.
Pour contraindre la nation à voir ses faiblesses, à en finir avec les complaisances, la fatuité, les iniquités, voire, en 1760 comme en 1960, avec l’usage de la torture.
Et c’est pourquoi Revel signe, pendant la guerre d’Algérie, Le Manifeste des 121 pour le droit à l’insoumission.
En patriote intransigeant, il veut la France lucide et irréprochable aussi bien dans l’ordre politique et judiciaire que dans l’ordre intellectuel.
Il est d’autant plus impitoyable que son information, son érudition cosmopolites lui donnent ce qu’il appelle un « regard multilatéral » sur le monde et la France.
Et qu’il se refuse à l’autocensure, qu’il combat toutes les limitations à la liberté d’expression.
Ce qui implique aussi une défense de la langue, une manière d’écrire limpide.
Pour lui, la clarté, la rigueur, le refus des envolées prétendument poétiques, des obscurités ou des préciosités, prétentieusement qualifiées de « beau style », sont les conditions d’une pensée capable de comprendre et de faire comprendre.
Ce que Jean-François démasque chez les faux grands poètes, les historiens de l’art qui cachent leur ignorance sous les déclamations, les politiciens emphatiques, c’est le trucage, le mensonge dont la forme achevée est l’idéologie, cette imposture érigée en système.
Voilà son adversaire principal !
« Qu’est-ce que l’idéologie ? » s’interroge-t-il ici même, lors de sa réception, Mesdames et Messieurs, dans votre Académie.
« C’est une construction a priori, élaborée en amont et au mépris des faits et des droits, c’est le contraire à la fois de la science et de la philosophie, de la religion et de la morale.
« L’idéologie n’est pas la science pour laquelle elle a voulu se faire passer ; ni la morale dont elle a cru détenir les clés et pouvoir s’arroger le monopole tout en s’acharnant à en détruire la source et la condition : le libre-arbitre individuel ; l’idéologie n’est pas la religion à laquelle on l’a souvent comparée. »
Et lui qui ne cède jamais à l’apitoiement ajoute : « Nous autres, pauvres hommes du xxe siècle, avons subi l’âge de fer des idéologies. »
Il s’est dressé contre elles dès les années quarante.
Il a seize ans quand la nation est brisée par l’« étrange défaite » qui livre le pays aux nazis.
Il vit à Marseille, alors située en « zone libre ».
Cet élève des Jésuites, dont le père accepte et soutient le régime de Vichy, choisit la Résistance.
D’abord à Lyon où il prépare le concours d’entrée à l’École normale supérieure, puis à Paris après y avoir été reçu.
Sa Résistance n’est pas un « drôle de jeu ».
Il risque chaque jour sa vie.
Années cruciales où se conjuguent en lui « la tension due à la charge de travail des examens et concours, avec l’anxiété secrétée en permanence par la tragédie sanglante, par la hantise d’une mort pure et simple de notre civilisation ».
La défendre, voilà le sens de son engagement.
Il a choisi la vérité contre le mensonge. Il se bat pour « une certaine idée de la France ».
Ce sont ces années qui vont orienter toute sa vie.
Non qu’il utilise sa Résistance comme un « marchepied » pour accéder à une carrière politique, journalistique ou administrative.
Son héroïsme ne lui aura servi qu’à obtenir la libération de son père, emprisonné à Marseille pour avoir affiché ses sympathies et son engagement collaborationnistes.
Cette période est donc celle des premières ruptures.
Avec le père, avec l’ordre imposé, avec le conformisme.
Le choix de la Résistance au péril de sa vie est découverte de soi, de ce dont on est capable.
C’est la cristallisation définitive de ce que l’enfance et l’adolescence ont apporté de meilleur. L’habitude de se forger seul son jugement par le recours aux textes et non aux commentaires.
Il s’approvisionne, dit-il, « à d’autres sources intellectuelles que celles où les Jésuites amenaient leurs brebis se désaltérer ».
Il lit les Essais de Montaigne.
Il confie qu’il acquiert la conviction, « aux alentours de la douzième année, qu’on ne parvient à la culture que par des voies obliques ».
C’est ainsi qu’on se trempe le caractère, qu’on s’éprouve, qu’on prend confiance en soi.
On a été reçu en 1943, dès la première tentative, à l’École normale supérieure. On a mis sa vie en jeu pour sauver une forme de civilisation contre les erreurs et les aveuglements du père.
On a survécu et on a vaincu.
On se sent indestructible.
Mieux : on ne cherche pas hors de soi des modèles, des certitudes. On les puise dans son être.
Et d’avoir traversé la tragédie, d’avoir été plongé à chaque instant, chaque jour, dans l’inattendu, d’avoir été confronté à l’évènement fait naître le besoin d’échapper aux répétitions, aux hiérarchies, au prévisible.
Dans ces conditions, on ne peut être d’abord un raisonneur.
« Je crois être un intuitif, dit Revel, je vois avant d’induire et de déduire. »
On croit à la liberté.
« Chaque homme, affirme Revel, dispose en lui de plusieurs jeux de cartes. Il conduit simultanément plusieurs parties, les unes privées, voire dérisoires, les autres capitales pour son destin ou celui d’une cause, voire pour la fameuse Histoire ; d’autres, enfin, jouées par amour d’un art, d’un être ou d’une simple distraction. »
Écrivant ces lignes, Revel évoque sa vie durant l’hiver 1943-44.
Elle est une « succession de rendez-vous, jour après jour, tantôt dans des cafés qui changeaient naturellement tout le temps, tantôt dans des appartements glacés que nous prêtaient des sympathisants ».
À chaque carrefour, chaque fois qu’on pousse une porte, on peut rencontrer la mort.
Mais la vie rebondit. Une manière d’exister prend naissance.
« Je n’ai jamais pu me contraindre à ce que ma vie se réduisît à une seule vie, confie Revel.
« Je n’ai pas cessé d’être en plusieurs lieux matériels et moraux à la fois.
« Je l’ai fait non par calcul ou par duplicité, mais par inclination spontanée à fuir la monotonie. »
Mais il s’agit de bien plus qu’un simple goût pour ce que Jean-François Revel appelle « la caracole ».
Et c’est encore une fois devant vous, Mesdames et Messieurs de l’Académie, que, faisant l’éloge de son prédécesseur, Étienne Wolff, Revel a dressé son autoportrait.
Quel biographe n’est pas l’auteur plus ou moins conscient d’une autobiographie, sa vie rêvée ?
Revel va ainsi révéler l’essentiel de ce qui s’est dessiné dans les premières années de la vie.
C’est à ce moment-là qu’il devient celui qui refuse d’être un simple rouage de la machinerie humaine, mais qui veut au contraire affirmer sa liberté, son originalité :
Il écrit : « On n’est jamais original que parce qu’on ne peut pas s’empêcher de l’être. L’originalité suppose l’incapacité de penser, dire ou faire autre chose que ce qui semble juste et vrai, parce que l’on est incurablement réfractaire aux mimétismes, infléchissements et métamorphoses que suggérait une adaptation sans conviction aux circonstances ou aux interlocuteurs. L’originalité repose sur une forme d’ingénuité, même chez une vaste intelligence. »
Comment un tel jeune homme de vingt et un ans pourrait-il, en 1945, quand, dit-il, « le couvercle de souffrance et d’angoisse s’envole », choisir la voie tranquille d’une carrière « normale », universitaire, à laquelle sa réussite au concours de l’École normale le destinait ?
Comment, alors qu’il vient de vivre dans la tension épuisante et stimulante de ces années de guerre, « immoler » sa vie dans la préparation de l’agrégation, puis dans l’écriture contrainte d’une thèse ?
« Réfractaire à ce calvaire d’ennui, dit-il, et trop affamé de la vraie vie, je commençai à dévier dès le début de 1945… J’explosai, tel le poisson des grandes profondeurs amené à la surface de la mer. »
« Ces années d’escapade », entre 1945 et 1950, durant lesquelles Revel « détruit et piétine », selon ses propres termes, sa carrière universitaire (il ne passera l’agrégation qu’en 1956, à 32 ans), sont des années d’une importance tout aussi capitale que celles de la Résistance.
Il s’élance avec la même fougue dans cette nouvelle vie, mariage, paternité, fruits de la sincérité et de l’amour, bohème, incertitudes, voyages et exploration du monde, Algérie, Égypte, Mexique, bientôt Florence et l’Italie. Et surtout, découverte des abîmes qui peuvent s’ouvrir en soi lorsqu’il succombe à la fascination d’un gourou, Gurdjieff.
Mais de ses voyages, de ses errances, que de profits !
Revel s’immerge dans la civilisation mexicaine. Il écrit ses premiers textes d’analyse politique et sociale en révélant la duplicité du Parti révolutionnaire institutionnel qui gouverne à Mexico.
Après l’oppression de l’idéologie nazie, voici le mensonge, la corruption qui gangrènent la démocratie, devenue simple paravent d’une autre forme de domination.
Il ne l’oubliera pas. Il redoutera pour la France une évolution « à la mexicaine ».
La période Gurdjieff lui a fait mesurer sur son « propre cas, dit-il, l’aptitude des hommes à se persuader de la vérité de n’importe quelle théorie, de bâtir dans leur tête un attirail justificatif de n’importe quel système, fût-ce le plus extravagant, sans que l’intelligence et la culture puissent entraver cette intoxication idéologique ».
Le voici armé pour combattre « l’envoûtement totalitaire qui peut plonger dans la nuit temporaire ou définitive des esprits supérieurs aussi bien que des abrutis, et des consciences honnêtes autant que des scélérats ».
Revel, qui a rejeté le nazisme, refusé la servitude volontaire, ne succombera pas à la fascination du communisme.
Il est immunisé contre La Tentation totalitaire. L’essai qu’il publiera sous ce titre en 1976 et qui fera de lui, avec Raymond Aron, l’un des quelques intellectuels échappant au marxisme, prend sa source dans ses expériences personnelles des années quarante-cinquante.
Sa vie est un exemplaire roman de formation.
Il a vécu au Mexique. Il vit à Florence. Il y devient expert en histoire de l’art et, plus tard, il fera connaître les travaux décisifs des historiens étrangers de la peinture ignorés du public français.
Il écrit. Un roman, en 1957 : Histoire de Flore, son premier livre, mais surtout quatre ouvrages qui, entre 1957 et 1962, marquent d’abord sa rupture avec la philosophie telle qu’elle règne en Sorbonne et à Saint-Germain-des-Prés.
Dans Pourquoi des philosophes (1957) et La Cabale des dévots (1962), il condamne une philosophie soucieuse seulement de ses propres systèmes, coupée de la science et ayant abandonné son territoire propre, la morale et l’art de vivre.
Elle ne produit plus que de l’idéologie : « la funeste invention de la face noire de notre esprit qui a tant coûté à l’espèce humaine ».
Avec de tels livres qui obtiennent une vaste audience, on se coupe du milieu philosophique officiel.
Et comme, avec Pour l’Italie (1958) et son essai Sur Proust (1960), il bouscule à nouveau les idées reçues, il devient la cible de tous les conformistes. Et de ceux, innombrables, qui ne supportent pas le succès d’autrui.
Il ne lui reste plus qu’à ridiculiser Le Style du Général (1959) pour apparaître comme un pamphlétaire par qui le scandale arrive.
On lui concède le talent du provocateur, mais on le récuse comme philosophe ou même comme intellectuel digne d’être lu et discuté avec sérieux.
Revel est bien l’homme de toutes les marges, ayant réussi à imposer sa personnalité, le style et la pensée Revel, mais il est sans illusion sur ce que signifie la célébrité : « Cette indication quantitative et non qualitative, c’est une grandeur, ce n’est pas une valeur… c’est un désir de dupe. »
Au vrai, il est différent parce qu’il a échappé, en vivant à l’étranger, à son milieu culturel d’origine.
« Mon regimbement éclectique m’a épargné l’orthodoxie, analyse-t-il. Je ne devins pas le jeune professeur de philosophie modèle, doublé de l’intellectuel parisien typique des années cinquante, flatté de voir paraître une chronique de sa plume dans Les Temps modernes et juché avec une béate componction sur les trois colonnes de la vulgate du moment : l’existentialisme, la psychanalyse, le marxisme. »
Il n’a pas participé à la « bigoterie parisienne ».
« Je tâchai toujours, dit-il, d’écrire mes livres pour moi seul, collé à une source située en moi seul, dans l’état bienheureux d’une apesanteur sociale. »
S’il fallait, Mesdames et Messieurs de l’Académie, une définition de l’écrivain, il me semble que Jean-François Revel vient de nous la donner.
Mais avec le temps, ajoute-t-il, « cette innocence me devint de moins en moins accessible ».
Il est, autour des années 1965, un quadragénaire au physique de lutteur, au visage carré, à la nuque épaisse, au regard perçant, et l’un des acteurs majeurs du débat intellectuel et politique.
Chroniqueur, éditorialiste, essayiste, éditeur, pamphlétaire, il critique le présidentialisme à la française, regrette la fin de l’opposition au gaullisme.
Il occupe même le poste de ministre de la Culture dans le contre-gouvernement constitué par François Mitterrand qui, au second tour de l’élection présidentielle de 1965, a été le candidat de tous les adversaires du général de Gaulle.
Jean-François Revel se tient donc, durant quelques années, à la frontière de l’enfer. On le suspecte d’hérésie, mais il continue d’habiter sur la rive gauche.
On ne l’a pas encore damné. Il n’a pas été contraint d’abandonner toute espérance.
« Lorsque je parcours mes écrits d’avant 68, dira-t-il, je m’aperçois qu’ils sont parsemés de panneaux de signalisation qui, à côté de positions solidement étayées et auxquelles je souscris aujourd’hui encore, ont pour seul office de crier au passant : “ Coucou, je suis de gauche ! Je suis de gauche ! ” »
Mais, dès 1970, il change de rive.
La publication et le succès de Ni Marx ni Jésus marquent sa rupture avec l’antiaméricanisme.
Les États-Unis sont à ses yeux le pôle démocratique et l’acteur majeur de la transformation mondiale.
Il s’écarte ainsi de l’idéologie de la gauche et donc de la bien-pensance intellectuelle.
Sans regret, puisque Revel constate que ces donneurs de leçons n’ont « rien compris à l’enjeu du siècle, à savoir la lutte à mort entre les totalitarismes et la démocratie ».
Le voici, aux côtés de Raymond Aron, d’Orwell, de David Rousset, de Koestler, de Simon Leys, de Boris Souvarine, à nouveau en résistance.
Ses livres, ses éditoriaux sont les armes de ce combat.
Ils mettent en garde contre La Tentation totalitaire, rappellent Comment les démocraties finissent (1983), condamnent le programme commun aux socialistes et aux communistes.
En 1981, Revel écrit La Grâce de l’État, premier essai, après l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République, à critiquer les orientations du gouvernement.
Celles que j’ai défendues.
Et j’ai été d’autant plus sensible au questionnement majeur de Revel quand il s’interroge sur l’attitude des intellectuels et des artistes face au totalitarisme.
« Si le fascisme et le communisme, écrit-il, n’avaient séduit que des imbéciles et des canailles, il eut été plus simple de s’en débarrasser. »
La connaissance n’est-elle pas inutile, se demande-t-il dans un essai de 1988, puisque la réalité du totalitarisme soviétique est connue depuis les années trente, qu’on a décrit la Grande Terreur, et que, cependant, le communisme continue d’attirer, de fasciner ceux dont la fonction est de connaître, d’analyser, de dire ?
Or le Grand Mensonge, malgré Soljenitsyne et les dissidents, est toujours efficace et menaçant.
« Les pacifistes sont à l’Ouest et les missiles à l’Est. » Cette phrase qui fait mouche a-t-elle été glissée par Revel à François Mitterrand ? Certains l’affirment.
Jean-François Revel occupe ainsi, alors qu’il est directeur de L’Express de 1977 à 1981, puis éditorialiste au Point, un poste de combat en première ligne, constamment exposé.
Il ose se proclamer anticommuniste alors qu’il s’agit là de l’un de ces « gros mots » que la pudeur, la prudence, les complaisances et la complicité interdisent de prononcer.
Revel va plus loin encore. Il dénonce avec éclat « l’identité d’essence des trois totalitarismes du xxe siècle : fascisme, nazisme, communisme », auxquels il ajoutera bientôt le maoïsme, ce nouvel opium des intellectuels.
Ni Raymond Aron, ni François Furet, ni Simon Leys, engagés dans la même bataille, n’ont été attaqués avec autant de violence qu’il le fut.
« Et d’abord vous, Revel, vous êtes une canaille », lui lancera un secrétaire général du Parti communiste, ne suscitant qu’une réprobation timide des journalistes présents.
C’est que Revel brise les tabous, aucune prudence ne retient sa plume. Il est de ces hommes qui s’engagent. Il l’a montré sous l’Occupation, puis il a combattu le colonialisme, a critiqué le gaullisme triomphant.
Comment pourrait-il épargner le communisme, le maoïsme, ces utopies meurtrières ?
Il intervient toujours en intellectuel qui accumule les données de fait, mais aussi en polémiste impitoyable qui refuse toutes les connivences, et en politique déterminé qui ose dire que le secrétaire général du parti communiste français a travaillé en Allemagne nazie ou que son parti est financé par l’Union soviétique.
Cela est contraire aux usages ! Pourtant il le fait. Il choque la gauche, qui n’a pas rompu avec le communisme pour des raisons idéologiques et électorales. Il est le mal-pensant. Il trouble le jeu.
Il conçoit même, en 1979, le « devoir d’ingérence » des démocraties dans les régimes dictatoriaux qui, en Afrique, se proclament socialistes.
Au terme d’une analyse rigoureuse, il rappelle les grandes famines provoquées par les régimes marxistes africains et, avant eux, par Staline et Mao, et il ose écrire que le « grand affameur du xxe siècle, c’est le socialisme ».
De tels propos le mettent au ban de la communauté intellectuelle qui régit les bonnes mœurs et préfère divaguer sur les bonheurs de la Révolution culturelle chinoise !
Jean-François Revel a donc franchi les portes de l’enfer.
Les dévots feront silence sur cet écrivain qu’on ne peut prendre en défaut d’information, qui dénonce, preuves à l’appui, les mensonges, et qui publie en même temps une Histoire de la philosophie occidentale, de Thalès à Kant (1994), son Histoire littéraire de la sensibilité gastronomique de l’Antiquité à nos jours (1979), puis qui, échappant à l’actualité politique, dialogue en philosophe avec son fils, moine bouddhiste.
Mais qui est-il donc, ce Jean-François Revel ?
Un écrivain égal aux plus grands.
Un écrivain français nourri par la sève rabelaisienne et voltairienne. Un lecteur de Saint-Simon et de Montesquieu, de Chateaubriand et de Tocqueville, de Taine, de Montaigne et de Proust.
Un humaniste engagé dans les combats contre les totalitarismes, qui a toujours défendu la liberté d’expression et affirmé que « le seul barrage au fanatisme meurtrier est de vivre dans une société pluraliste où le contrepoids institutionnel d’autres doctrines et d’autres pouvoirs nous empêche toujours d’aller jusqu’au bout des nôtres ».
Car, au centre de la pensée de Revel, il y a l’idée qu’il faut défendre l’homme de son pire ennemi : l’homme.
Ce qui signifie : reconnaître que l’homme peut errer, mentir, se mentir et préférer le mensonge et l’illusion à la vérité, la cruauté à la bonté.
Mais faire cet implacable constat ne conduit pas Revel au fatalisme.
Il fait le pari que l’homme est libre et que, dès lors, chacun de nous peut choisir entre la face noire et la face claire de son esprit.
Et cela engage notre responsabilité.
Lucidité, liberté, responsabilité, courage, refus du cynisme et de la passivité, bonté, tels sont les piliers de la pensée et du comportement de Revel.
Jamais il ne se dérobe à leurs exigences.
Écoutez, Mesdames et Messieurs de l’Académie, ce que Jean-François Revel nous confie, et je ne connais rien de plus émouvant, de plus révélateur de sa sensibilité, de ses vertus :
« Il n’est guère de jour où, à table, dans mon lit, dans la rue, sur la grève, je ne pousse un rauque gémissement de repentir et de honte. C’est que revient me mordre le souvenir d’une bêtise fatale, d’une réaction vulgaire, d’un mensonge dégradant, d’une fanfaronnade ridicule dont je me suis rendu coupable, jadis, naguère ou avant-hier. »
Ne reconnaissez-vous pas, dans ces lignes extraites du Voleur dans la maison vide, ses mémoires publiés en 1997, année où vous l’avez appelé dans votre Compagnie, l’écho des Confessions, celles de Rousseau, celles de saint Augustin que Jean-François Revel appelait son « épiscopal prédécesseur » ?
Car c’est à cette hauteur qu’il faut situer son ambition lorsqu’il écrit ses Mémoires, son livre majeur, celui dont tous les autres ne sont que des ingrédients nécessaires, moments d’une vie, de combats indispensables et valeureux, témoignages pour l’Histoire, mais qui, en définitive, n’existent que pour ce festin en paroles qu’est le Voleur dans la maison vide.
Ce titre a surgi au Népal lors de l’élaboration, avec son fils Matthieu Ricard, de ce dialogue entre Le Moine et le Philosophe. C’est un intitulé allégorique qui illustre un thème majeur de la doctrine bouddhiste. C’est un titre d’une lucidité poignante qui ne dépeint pas seulement le sentiment de « contingence personnelle » que Jean-François Revel éprouve au souvenir de ses faits, gestes et pensées, après avoir occupé ce « logement sous-loué qu’on appelle une vie ».
Il désigne aussi, explique Revel, « le xxe siècle tout entier où l’humanité est entrée et qu’elle a traversé en l’imaginant rempli de nouvelles richesses matérielles, spirituelles et morales, et dont elle va ressortir sans rien emporter de ce qu’elle espérait y trouver, mais même dépouillée d’une part de ce qu’elle possédait avant de l’aborder ».
Soit.
C’est là l’exacte vérité des choses, telle qu’un historien peut et doit la constater. Le xxe siècle européen est celui de la Shoah.
Et cependant, alors même qu’il pense et énonce cela, Revel se laisse emporter par le flux de la narration.
Il entre dans la Maison vide et la repeuple.
« Tout récit n’est pas fiction, dit-il, mais tout récit naît de la recomposition imaginaire. »
Lui qui s’est opposé à son père, qui ne s’est jamais réconcilié avec lui et qui, pourtant, au moment de son décès, pleure dans le fond d’un taxi et se noie dans « un égarement de chagrin », se souvient de ses leçons.
Joseph Marie Théophile Ricard, industriel et lettré, lui parlait littérature au temps de l’enfance ensoleillée, « dans la grande villa patricienne de deux étages et de 23 pièces, dans cette demeure provençale à la face trapue, d’une douce modulation d’orangé, d’ocre et de safran, rutilance solaire voilée de cyprès et de magnolias, de platanes et de pins ».
« Est écrivain, avait exposé le père à son jeune fils, celui dont on peut affirmer que s’il n’avait pas existé, ce qu’il a dit n’aurait pas existé, ni sa façon de le dire. Et même on n’aurait jamais su que cela pût exister. »
En composant Le Voleur dans la maison vide, Jean-François Revel renoue avec le père dont il exauce les vœux.
Il a en effet, comme les plus grands, « fait exister ce qui sans lui n’aurait pas existé. »
Alors, laissons Jean-François écrire, et, l’émotion au bord des yeux, lisons les dernières pages du Voleur dans la maison vide : « Le présent livre ne comporte pas de conclusion puisque, par définition, c’est la fin de ma vie qui sera cette conclusion. »
Partageons avec lui une certitude : chacun atteint tôt ou tard le moment de la vie où il se rend compte soudain que « demain est arrivé », que plus rien de cardinal ne modifiera désormais l’histoire générale de sa destinée.
Et alors, lorsqu’il se retourne, il ne voit, c’est Jean-François Revel qui l’écrit, « qu’un peu d’eau sur la terre sèche : elle stagne un instant, puis disparaît ».
Mais il l’écrit, seul à pouvoir le faire ainsi, et dès lors il devient immortel.
C’était l’utopie créatrice de son père. C’est celle de Jean-François Revel.
Mesdames et Messieurs de l’Académie, je vous remercie de m’avoir permis de le relire, de lui rendre hommage sous cette Coupole où, après lui, vous m’avez si généreusement accueilli.