Discours de réception, et réponse de M. Jean-Marie Rouart

Le 16 décembre 2004

Valéry GISCARD d’ESTAING

Réception de M. Valéry Giscard d’Estaing

 

 

M. Valéry Giscard d’Estaing, ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Léopold Sédar Senghor, y est venu prendre séance le jeudi 16 décembre 2004 et a prononcé le discours suivant :

 

 

Mesdames et Messieurs de l'Académie,

puisqu’il est convenu de s’adresser ainsi à vous :

J’ai besoin de votre indulgence !

Je ne possède ni l’art, ni la manière, d’un discours académique !

Lorsque j’ai commencé à réfléchir, l’été dernier, à celui que je devrais prononcer, j’ai ressenti simultanément une angoisse et un grand bonheur.

Une angoisse d’abord.

Si mes évaluations sont exactes, cette séance de réception doit être la sept cent sixième de l’histoire de l’Académie française.

Tout ce que je pourrais dire a déjà été dit, redit, et mieux dit.

Après avoir lu les discours prononcés sous cette coupole, habilement rassemblés et présentés par Monsieur Jean-Denis Bredin, je vois bien comment je pourrais les commenter, avec admiration ou amusement. Je ne vois guère ce que je pourrais y ajouter.

J’ai entendu personnellement deux d'entre eux, du temps où ma fonction m'autorisait à franchir la porte de bronze : le discours d'accueil de la première femme admise dans votre Compagnie, Madame Marguerite Yourcenar, reçue par mon parrain d'aujourd'hui, Jean d'Ormesson, dont l'immense talent se déployait avec un bonheur visible, pour rendre hommage à un événement aussi innovant, et ressenti à l'époque comme provocant ; et le discours du ministre-écrivain Alain Peyrefitte, accueilli par le grand ethnologue Lévi-Strauss.

Ces discours m'avaient émerveillé. Je recevais avec délices le chatoiement des idées, la fine broderie de la rhétorique, les jeux de mots et le jeu des mots, l'ironie, dans son gant de miel.

Il était exclu pour moi de rivaliser avec ces exercices. Mais une phrase prononcée par notre exceptionnel Secrétaire perpétuel, la biographe inspirée de Catherine II, m'a tiré de mon embarras : « il s'agit, m'a-t-elle précisé, d'un discours de remerciements ».

Ainsi, grâce à l'Académie française, la reconnaissance, cette orpheline des sentiments modernes, prend place en tête de mon discours.

De même que Tacite affirmait qu’on ne peut pas gouverner sans laconisme, de même, me semble-t-il, on ne peut pas remercier sans sobriété. Sinon, la reconnaissance se diluerait dans l’abondance des mots.

Je suis heureux d'exprimer ma gratitude à chacune de celles et à chacun de ceux qui m'ont invité à présenter ma candidature, et à toutes celles et à tous ceux dont les voix m'ont permis de siéger aujourd'hui parmi vous.

Qu'ils permettent à quelqu’un à qui l’expérience de la vie a appris la portée de ce que le suffrage peut faire et défaire, de leur dire, avec toute la force du terme, merci.

Lorsque l’éventualité de mon entrée à l’Académie française a été évoquée, il y a dix-huit mois, je siégeais, pieds et poings déliés, tant mon énergie lui était consacrée, à la Convention européenne. Cette tâche me passionnait au point d’y consacrer toute ma capacité d’attention, car je voyais en elle la chance, unique dans une vie et unique dans une époque, de faire avancer l’organisation de ce continent porteur des plus brillantes civilisations qu’est l’Europe.

Deux arguments m'ont convaincu de donner suite à ce projet.

Le premier était la qualité de celles et de ceux qui se déclaraient prêts à engager la procédure de « présentation ». Leur attitude, dont je mesurais le désintéressement, et dont je n'ignorais pas les réflexes négatifs qu’elle pourrait susciter autour d’eux, m'a touché au plus profond de moi-même.

L'autre argument tenait au fait que le fauteuil dont il s'agissait de combler la vacance était celui de Léopold Sédar Senghor, ancien président de la République du Sénégal, dont le destin est riche d’enseignements de tous ordres.

Alors, après l'angoisse, surgissait un grand bonheur ! Dans la brume qui entourait encore ce projet, il m'a semblé que le soleil du Sud venait d'ouvrir une percée lumineuse : j’aurais la chance d’avoir à évoquer devant vous, Madame, devant les membres éminents de l'Académie française, et devant l'opinion publique sénégalaise et française, la mémoire du Poète-Président.

M'y voici !

Je ne sais pas exactement ce qu’on doit entendre par éloge.

L'éloge me semble être un exercice trop réducteur pour être convaincant. Il revient à appliquer la grille de ses propres valeurs et de ses préférences à l’action ou à l’œuvre de quelqu’un d’autre.

Il me paraît plus important de connaître que de juger.

C'est pourquoi je préfère, dans les moments qui me sont impartis, vous conduire à la rencontre et à la découverte de Léopold Sédar Senghor.

Sa vie et sa personnalité sont extrêmement complexes. On ne peut espérer les approcher qu’en les abordant à partir d’angles différents. Et les observations qu’on est ainsi conduit à faire se recoupent, se modifient, et se corrigent entre elles.

Je partirai d'abord à la recherche du petit gamin aux fines jambes noires, lisses comme deux traits d'encre, qui courait sur la plage de Joal pour y attendre le retour de la pêche des longues pirogues, gai et insouciant comme l'Afrique ; de l'élève appliqué, puis de l'étudiant déraciné ; du poète de la contestation anti-coloniale et anti-esclavagiste, puis du chantre de la négritude ; et enfin du poète apaisé par la francisation d'une partie de sa culture, à la recherche lointaine, et sans doute ambiguë, d'un métissage culturel mondial.

Et parallèlement, comme dans les partitions de piano, où les portées développent le chant simultané de la main gauche et de la main droite, Senghor conduit son action politique, le long d'une trajectoire rectiligne qui en fait le premier président de la République du Sénégal, celui qui en a exercé le plus longtemps le mandat, et le premier à avoir choisi librement de mettre un terme à sa carrière politique.

Le hasard, grand ordonnateur de l'Histoire et de nos vies personnelles, m'a fait croiser à plusieurs reprises la trace - la piste dirait-on en Afrique - du président Senghor.

C'était le cas ici même, il y a vingt ans. Le président Senghor y faisait l'éloge de son prédécesseur au seizième fauteuil, le duc de Lévis-Mirepoix, l'un de mes oncles par alliance. Mon oncle était d’une extraordinaire politesse, d'une courtoisie souriante et fine, qui me donnait la nostalgie du temps où la politesse était française, comme l'eût écrit Marc Fumaroli, et qui me faisait imaginer que l'Académie, qui en protégeait la langue, mettait le même soin à en conserver les manières.

Le président Senghor vous avait rappelé, ce jour-là, ce qu’était l’histoire de France, en des termes souvent gaulliens.

J’avais eu, auparavant, l’occasion de le rencontrer lorsqu’il était secrétaire d’État auprès du président du Conseil, votre ancien confrère Edgar Faure, qui eut d’ailleurs à l’accueillir dans votre grande maison. Le bureau que j'occupais à l’hôtel Matignon comme directeur adjoint de Cabinet n'était séparé de celui du président du Conseil que par une étroite antichambre. Pour éviter d’y faire attendre Léopold Senghor, on l’invitait à venir s'asseoir dans mon bureau, où je pouvais l’observer. Ses lunettes, à la monture légère - jamais d’écailles m'a précisé sa famille - laissaient filtrer la vivacité et l’éclat jeune de son regard. Il était toujours habillé avec beaucoup de soin, et ressemblait à un adolescent malicieux prêt à s'amuser de mots d’esprit et d’espiègleries, comme les étudiants des écoles qu’il avait fréquentées. C'est ainsi que je le percevais.

Je me trompais sur lui, en me tenant trop à son apparence.

Par la suite, j'ai eu, dans l'exercice de mes fonctions, beaucoup d'autres occasions de le rencontrer et de l'apprécier.

Mais il me fallait le connaître mieux encore.

Pour cela, je suis allé le chercher en Afrique. J'ai passé une semaine au Sénégal sur les lieux de son enfance et de sa vie publique. Je remercie toutes celles et tous ceux qui m'y ont accueilli, et qui ont bien voulu, pour moi, raviver leurs souvenirs.

L'enfance de Senghor est particulièrement importante, s'agissant de celui qui se décrivait, dans l'élégie à Philippe-Maguilen Senghor, son fils tragiquement disparu en 1981, comme « le poète du Royaume d'enfance », ce poète, écrit-il dans Éthiopiques, « longtemps enfant » et « toujours enfant ».

Léopold Sédar Senghor est né à Joal, port de mer situé au sud de Dakar, sur ce qu’on appelle la petite côte. Son père Basile Diogoye Senghor appartenait à l’ethnie sérère. Cette ethnie, minoritaire au Sénégal, s'est vraisemblablement installée au bord de l’Atlantique, après avoir traversé l’Afrique d’est en ouest. Les Sérères portent trois noms : leur prénom, ici Léopold ; leur nom sérère, Sédar ; et leur nom de famille, Senghor. Le nom sérère a toujours une signification. Sédar veut dire « qu’on ne peut humilier », de même que le nom de son père Diogoye, signifie « le lion ».

Basile Senghor, le père de Léopold, appartenait à la bourgeoisie sérère, et était apparenté aux anciens souverains locaux. Il jouissait d'une certaine aisance financière, due à son activité commerçante. Bien que catholique, comme la plupart des Sérères, il avait cinq épouses et vingt-cinq enfants.

Dans la belle maison qu’il avait fait construire à Joal, soigneusement entretenue par la fondation Senghor, on peut encore voir sa photo, accrochée dans la pièce centrale : c'est celle d’un homme bien campé dans la vie, et sûr de lui, en costume européen, très semblable aux bourgeois provinciaux français de son époque.

Sur l'arbre généalogique, lui aussi affiché au mur, se retrouve le nom de la mère de Léopold. C'est la troisième épouse. Elle était musulmane, d'origine peule, et appartenait à l'ethnie tabor. Elle eut six enfants, dont deux garçons. Il me semble que sa relation avec son fils a été précieuse pour celui-ci. Je l'affirme davantage par intuition que par connaissance, car il en existe peu de témoignages, et son fils en parle rarement dans ses écrits.

Basile Senghor était sans doute accaparé par la gestion de ses intérêts commerciaux, par ses cinq femmes, et sa nombreuse postérité. Il ne devait pas prêter beaucoup d’attention à ce chétif petit garçon, « celui qu’on ne pouvait pas humilier ». Léopold passait ses vacances avec sa maman à Djilor, de l’autre côté de la forêt, dans une maison bâtie sur un plan identique à celle de Joal, en bordure d’un estuaire, où l’on peut espérer apercevoir le soir des lamantins qui remontent la rivière, pour venir boire à la source, selon l’expression des habitants du village.

Pour se rendre à Djilor, à pied, ou encore monté sur un âne, il faut traverser la forêt la plus belle du Sénégal, avec ses palmiers dégingandés, dont les têtes font entendre un frissonnement métallique sous les sautes du vent. On y croise de grands troupeaux de boufs à la peau claire. L'oncle de Léopold possédait un de ces troupeaux, de plusieurs milliers de têtes. Comme il éprouvait de l'affection pour son neveu, c'est lui qui a appris au petit garçon « le langage des animaux ».

Il n'existe pas, je crois, d’image de la mère de Léopold, celle qu’il appelle, dans ses Élégies « Nyilane la douce ». Mais on peut voir, encore aujourd'hui, sa chambre dans la maison de Djilor, meublée seulement d'un lit et d'une armoire, et, à côté, la chambre de ses enfants.

Dans Chants d'ombre, composé en France trente ans plus tard, il décrit cette pièce :

« Je veux revoir le gynécée de droite ; j'y jouais avec les colombes, et avec mes frères, les fils du Lion.

Ah ! de nouveau dormir dans le lit frais de mon enfance

Ah ! bordent de nouveau mon sommeil les si chères mains noires. »

Au-dessus du lit, le mur est percé d'une fenêtre, une fenêtre sans vitre, évidemment, pour mieux accueillir l'air frais de la nuit.

Nous connaissons en Europe des nuits paisibles, des nuits fraîches, des nuits étoilées, mais nous ne connaissons pas la vraie douceur de la nuit.

La vraie douceur de la nuit, on ne la découvre qu’en Afrique, telle qu’elle entrait par la fenêtre de la maison de Djilor, la douceur d’un souffle puissant et calme, jalonné au loin par quelques hoquets rauques d’animaux, un souffle qui fait pressentir au-dessus de soi l’immense coupole de l’espace africain, semblable à une demi-sphère au rayon démesuré, dont on ne peut jamais apercevoir les bords.

C'est là que Léopold Senghor a passé sa petite enfance. C'est là qu’il a accumulé le trésor de ses perceptions africaines, orales, musicales, visuelles, et qu’il reviendra, du moins en esprit, puiser inlassablement à la fontaine de ses premiers souvenirs.

Si j'ai insisté sur l'enfance africaine de Senghor, c'est pour souligner que, parmi les écrivains fondateurs de la négritude - Damas, le Guyanais, et Césaire, l'Antillais -, il est le seul à porter en lui les sensations vécues du continent africain, les odeurs, la poussière sèche, et le rythme des koras et des balafons.

Senghor va désormais s'éloigner des siens.

D'abord en entrant au collège voisin de Ngasobil, malgré les réticences de sa mère, qui le juge encore trop petit pour qu’on lui inflige cette contrainte, collège où les missionnaires catholiques, impressionnés par son intelligence et son application, vont le destiner au séminaire.

Puis en poursuivant ses études à Dakar, où il est reçu au baccalauréat. Il obtient une bourse pour la Sorbonne. Et il part s'installer à Paris pour la rentrée d'octobre 1928.

Notons que l’administration française de l’époque, qu’elle soit privée ou publique, a accompagné et facilité le parcours du brillant élève sénégalais.

C'est alors que commencent pour lui ses « seize années d’errance » - c’est ainsi qu’il les appelle -, qui vont le voir étudiant, professeur, puis prisonnier de guerre. Il se pénètre de la langue et de la culture françaises, avec lesquelles il entretient une relation passionnée.

C'est l'époque des années de khâgne à Louis-le-Grand, de ses candidatures à l'École normale supérieure, de son admissibilité, puis de son admission au concours de l'agrégation de grammaire.

C'est aussi l’époque de son amitié avec Georges Pompidou, celui qu’il appelait son « plus-que-frère », puis avec Claude Pompidou. Une amitié superbe, chaleureuse, exemplaire.

Rien ne l’illustre mieux qu’une photo, présente à la fondation Senghor, où on les aperçoit tous les trois en vacances, au bord d’un lac de l’ouest de la France, jeunes, heureux, souples, comme enveloppés dans une brume bleue.

En 1933, il est naturalisé français. Deux ans plus tard, il devient le premier Africain titulaire de l'agrégation, et il est nommé professeur de grammaire et de lettres au lycée René-Descartes à Tours.

Une photo de classe, qui m'a été transmise par ses anciens amis tourangeaux, nous le montre au milieu de ses élèves. Il est assis de biais, soigneusement habillé, et il ne regarde personne.

Il se décrit lui-même dans Chants d'ombre : « Bon collègue, poli, élégant - et les gants ? - souriant, riant rarement, vieille France, vieille université, et tout le chapelet déroulé. »

Puis survient la guerre, qu’il effectue dans la 59e division d'infanterie coloniale, la captivité, et le retour.

C'est de cette accumulation d'événements, sévères ou tragiques, que jaillissent à la fois une idée-force, la négritude, et les premières expressions poétiques de Léopold Senghor, cette idée et ces expressions paraissant comme entrelacées les unes aux autres. Je vais, si j'ose ainsi dire, les délacer un moment pour mieux faire comprendre cette ouvre singulière.

L'idée de négritude est née de la rencontre de trois personnalités noires : le Guyanais Léon Gontran Damas, le Martiniquais Aimé Césaire, et le Sénégalais Senghor. Ils fondent ensemble une revue contestataire L'Étudiant noir. Puis ils lancent la formule qui va bouleverser le concept de la culture négro-africaine : l'affirmation et la défense de la négritude.

Ce mouvement d’affirmation s'organise dans les années 1935 à partir de données multiples : l’anticolonialisme ambiant, car la quasi-totalité des États négro-africains vit encore sous le régime colonial ; la révolte contre l’esclavagisme, dont les cruautés marquent en profondeur la conscience des Noirs d’Amérique et des Caraïbes ; la montée idéologique du communisme ressenti alors comme libérateur, qui donne aux Noirs l’espoir de s'affranchir de leur carcan d’humiliation. Mais la donnée la plus originale, la plus novatrice, c'est l’affirmation que les Noirs d’Afrique disposent d’une identité fondée sur une culture commune, un groupe de valeurs et de comportements qui leur est propre, et qui appelle la reconnaissance et le respect. Il est évident que, pour chacun des acteurs, le dosage de ces composants n'est pas le même, et qu’il va évoluer avec le temps.

C'est cette négritude qui inspire les premières ouvres poétiques de Léopold Sédar Senghor dans l'immédiat après-guerre : Chants d'ombre, Hosties noires et la célèbre Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache d'expression française, publiée en 1948, et qui va placer d'emblée la pensée noire au centre du débat.

Ces poèmes sont fortement marqués des tensions post-coloniales, bien que l'évolution soit déjà engagée, puisque Senghor vient d'être élu en novembre 1945 député du Sénégal à l'Assemblée nationale française.

Dans Hosties noires - relevons au passage la beauté des titres que Senghor donne à ses ouvres -, celui-ci veut rendre témoignage aux soldats sénégalais qui ont combattu en France.

Il décrit leurs corps allongés :

« Ils sont étendus par les routes captives, le long des routes du désastre

Les sveltes peupliers, les statues des dieux sombres drapés dans leurs longs manteaux d'or

Les prisonniers sénégalais ténébreusement allongés sur la Terre de France. »

La percée de l'idée de négritude s'effectue à partir de la publication de l'Anthologie de la poésie nègre d'expression française. Dans cet ouvrage, publié à l'occasion du centenaire des textes de 1848 abolissant l'esclavage, Senghor rassemble les écrits de treize jeunes poètes noirs, écrits brillants, et souvent violents, qui s'inscrivent, au sens propre, dans le combat pour la négritude.

Et il a l'audace de demander à Jean-Paul Sartre, alors en pleine ascension philosophique et littéraire, de rédiger la préface de cette Anthologie. Celui-ci accepte, et compose une introduction qu’il baptise Orphée noir. Elle assure aussitôt la célébrité de l'ouvrage, et oriente dans un sens nouveau le débat sur la négritude.

Sartre met en garde les anciens colonisateurs, en leur disant : « Qu'est-ce donc que vous espériez quand vous ôtiez le bâillon qui fermait ces bouches noires ? Ces têtes, que nos pères avaient courbées, pensiez-vous, quand elles se relèveraient, lire l'adoration dans leurs yeux ? Voici des hommes noirs, debout, qui nous regardent. »

Et il trace, dans son langage particulier de philosophe engagé, le parcours futur de la négritude : « Elle apparaît comme le temps faible d'une progression dialectique : l'affirmation théorique et pratique du Blanc est la thèse ; la position de la négritude comme valeur antithétique est le moment de la négativité. Mais ce moment de la négativité vise à préparer la réalisation de l'humain dans une société sans races. Ainsi la négritude est pour se détruire, elle est passage et non aboutissement, moyen et non fin dernière. »

À partir de cette analyse, passionnément débattue à l'époque, on voit apparaître les deux natures, ou plutôt les deux vocations de la négritude. Elle peut être un socle culturel « en soi », comme eût dit Sartre, composé de « l'ensemble des valeurs du monde noir ». C'est la définition de Senghor.

Ou bien elle peut être une démarche, visant à nier l'infériorité du Noir pour contester la supériorité du Blanc. Et elle devient alors un instrument de libération.

Jusqu’à la publication d’Éthiopiques en 1956 - période où Senghor vient de passer une année comme membre du gouvernement français -, il fait appel aux deux approches. Mais plus il avance dans sa création poétique, plus sa préférence incline vers la lecture culturelle : les valeurs du continent noir, de l’homme noir, telles qu’elles se sont constituées bien avant la colonisation, telles qu’elles ont réussi à survivre aux empiètements de la présence coloniale, telles qu’elles peuvent fournir dans l’avenir un support identitaire à l’homme noir.

Même lorsque Senghor fait appel au pouvoir de libération de la négritude, il ne la conçoit pas comme antagoniste à une certaine forme de présence ou d'influence française. Ses deux premiers recueils, Chants d'ombre et Hosties noires, sont écrits en France, avant la fin de sa « période d'errance ».

Et si le sujet d'Hosties noires est particulièrement rude, voire conflictuel, puisqu’il s'agit du sort des tirailleurs sénégalais, il chante sa solidarité avec eux, il ressent leur cruelle nostalgie, mais il y mêle d’autres messages : le poème qu’il leur dédie s’achève non sur l'idée de rupture mais au contraire sur celle de fraternité, quand il écrit :

« Que l'enfant blanc et l'enfant noir - c'est l'ordre alphabétique - que les enfants de la France confédérée aillent main dans la main. »

L'ouvrage s'achève sur la Prière de Paix, prière chrétienne, car Senghor est resté toute sa vie un fervent catholique, prière qu’il dédie à Georges et Claude Pompidou, et où il affirme :

« Ah ! Seigneur éloigne de ma mémoire la France qui n'est pas la France, ce masque de petitesse et de haine sur le visage de la France.

Bénis ce peuple qui m'a apporté Ta Bonne Nouvelle, et ouvert mes paupières lourdes à la lumière de la foi. »

Dans l'ouvre poétique de Léopold Sédar Senghor, la négritude n'est jamais conflictuelle. Elle est mémoire, inspiration, solidarité, et aussi recherche d'avenir.

Oui, quel avenir pour la négritude ?

Quel avenir pour l'homme noir, qui a tant de passé et qui se connaît si peu de futur ?

Cette interrogation va animer la réflexion de Senghor durant son parcours poétique, comme pendant l'action politique, qui va remplir son espace de vie pendant trente-cinq ans.

Je voudrais aborder maintenant, continuant de détacher ce qui est entrelacé, aborder l'ouvre poétique de Senghor en tant que telle, dégagée de sa préface et de son contenu historiques.

Cette ouvre est intense, mais relativement réduite. Elle n'a pas l’abondance des poètes romantiques, ni celle de Péguy ou d’Eluard. Elle tient en trois cent cinquante pages. Senghor, lui-même l’a rassemblée et publiée en 1990, dans ce qu’il a appelé la version définitive de ses poèmes.

J'aimerais vous présenter cet art poétique de Senghor en relisant avec vous Éthiopiques, publié en 1956.

Si je vous propose cette relecture, c'est parce qu’elle s'adresse à vous, membres de l’Académie, qui constituez la « Société savante de la langue française », et qui aimez et défendez la poésie.

La poésie de Senghor est noire, mais son vocabulaire et sa grammaire sont blancs.

Le titre lui-même d'Éthiopiques, venu du grec classique, cette langue grecque à laquelle Senghor est passionnément attaché, langue où le mot aithiops désigne ce qui est noir, fournit une première indication. Ce titre sera repris par la Revue négro-africaine de littérature. Il indique que la poésie de Senghor est nègre, ou plus exactement négro-africaine. Mais le fait qu’elle utilise exclusivement la langue française lui fait subir une mutation interne.

Ce caractère est voulu par Senghor : il s'adresse d'abord aux siens, à toute la race noire, celle dont il dit :

« La noblesse au sang noir interdite

Et la Science et l'Humanité, dressant leurs cordons de police aux frontières de la négritude. »

Cette négritude, avant de la chanter, il en avait indiqué certaines valeurs, qui précisément inspirent Éthiopiques : « Un rare don d'émotion, une anthologie existentielle et unitaire, aboutissant à un art engagé et fonctionnel, dont le style se caractérise par l'image analogique et le parallélisme asymétrique. »

Il donne ainsi un contenu à l'expression simplifiée, et parfois contestée, selon laquelle « l'émotion est nègre, et la raison est hellène ».

Le caractère négro-africain apparaît également dans l'oralité de son expression poétique. Il n'écrit pas, il parle. Je suis le « Dyâli », dit-il, le troubadour mandingue.

Le conteur africain s'inspire le plus souvent d'un thème, composé de quelques mots, et à partir de là, il développe, il brode, il revient.

Cette oralité est musicale : elle est rythmée et chantée.

Au début de chacun des poèmes d'Éthiopiques, Senghor indique l'instrument qui doit l'accompagner : pour « L'Homme et la bête », ce sont trois tabalas ou tam-tams de guerre. Pour le dernier chant, il s'agit de khalams, de flûtes, et de balafons.

Dans aucun écrit, il ne fait référence à un instrument de musique occidental.

Le rythme est fourni par le tam-tam, dont l'écoute et la perception sont strictement africaines. Senghor s'en explique : « Les poètes gymniques de mon village ne pouvaient composer, ne composaient que dans la transe des tam-tams, soutenus, inspirés, nourris par le rythme des tam-tams. »

Par son recours voulu à l'oralité, à la référence à la musique et au rythme, la poésie senghorienne ramène le lecteur à l'Afrique, dont elle s'efforce de faire un objet poétique : splendeur des paysages, variété des espèces animales, omniprésence des fleurs et des couleurs. L'Afrique de Senghor ressemble aux « verts paradis » de Baudelaire. C'est un espace infini, offert à la satisfaction des sens, un somptueux décor, chatoyant, bigarré, parfumé, qui restitue à l'Afrique sa nature de continent maternel.

Et en conclusion de son ouvre poétique, il lui proposera une captivante et mystérieuse généalogie, celle de la reine de Saba :

« Il me faut chanter ta beauté pour apaiser l'angoisse, vers la colline, entrer au Royaume d'enfance pour accomplir la promesse.

Moi je te chante comme le roi blond Salomon, faisant danser dansant les cordes légères de ma kora,

Car tu es noire, et tu es belle. »

La singularité, on pourrait dire l’étrangeté, de ces chants de la négritude, je le disais à l’instant, c'est qu’ils ont été composés exclusivement dans une langue qui n’est pas la leur, la langue française.

Et c'est vrai de l'ensemble de l'ouvre de Léopold Sédar Senghor.

Pas un seul poème en sérère, sa langue d’enfance, pas un seul écrit important en wolof, qui est la langue d’expression la plus utilisée au Sénégal. Dans le livre de son « ouvre poétique », il a introduit un petit lexique pour indiquer le sens français des mots africains qu’il emploie : quarante et un mots au total, dont onze désignent des instruments de musique !

Certes, il est facile de comprendre pourquoi il s'exprime en français. C'est la langue, la seule langue, de ses études, depuis l'âge de sept ans. C'est aussi celle de sa formation classique, au lycée Louis-le-Grand, puis lors de la préparation de son agrégation de grammaire. Pendant ses « années d'errance », avant de commencer à écrire, il s'initie à la poésie par la lecture. Dans son Dialogue sur la poésie francophone, il énumère ses premiers auteurs formateurs : Hugo, Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, Valéry, Claudel, Saint-John Perse.

Il n'en reste pas moins surprenant qu’il ne se soit pas essayé à quelques exercices dans sa langue. Le premier poème d’Éthiopiques, « L'Homme et la bête », qui retrace l'installation de l'homme sur le continent noir, est d'une inspiration totalement africaine. On aurait pu imaginer un vers, une strophe, un refrain en sérère ou en mandingue. Pas un mot. C'est un mystère que l'on retrouve dans les phases successives de sa vie.

Car la substance de son ouvre, dans son contenu et dans son écriture, subit l'effet d'une alchimie interne.

On y voit, par exemple, apparaître des sujets non africains : les « Épîtres à la Princesse » s'adressent à une femme blanche, de souche viking. Un peu plus tard dans Nocturnes, quand il parle de Sopé - et vous avez toutes les raisons, Madame, de savoir qui l'inspire - il la situe en France :

« Ce clair voyage, ma Sopé !

Ce doux déchirement des cours, ce long sifflement au départ des gares. »

Quels que soient les thèmes ou les personnages, la constante demeure : l'usage de la langue française et de sa syntaxe, ce qui conduit Senghor, parfaitement lucide à cet égard, à s'interroger sur l'expression poétique de la négritude.

Il a débattu longuement et savamment de ce sujet lors du « Dialogue sur la poésie francophone » organisé à Dakar sur l’initiative d’Alain Bosquet. Celui-ci s'était émerveillé de la découverte qu’il avait faite en Afrique : « Il m'est apparu que l’espèce humaine, chez vous, donnait au langage un rythme de chair et de sang, de vertèbre et de peau lisse, de sorte que se refait la greffe de la parole sur l’anatomie. »

Dans son intervention, Senghor développe l’idée qu’une évolution est en cours dans la poésie française, et que le sens de cette évolution la rapproche de l’expression poétique africaine.

Il en attribue le mérite à Rimbaud, qui se référait avant la lettre aux valeurs essentielles de la négritude : à l’instinct, c'est-à-dire à l’intuition ; à sa puissance d’imagination symbolique, qui colore les voyelles, et définit la forme et le mouvement de chaque consonne et qui s'accorde au symbolisme rayonnant du nègre, où tous les sens, depuis les sons, les odeurs, jusqu’aux couleurs et aux mouvements, entretiennent de mystérieuses correspondances.

Les militants de la négritude appelaient déjà en 1930 Claudel et Péguy « nos poètes nègres », en raison de leur style proche de l’oralité. Les poètes surréalistes ont prolongé cette tendance, si bien que les poètes africains d’expression française ont eu le sentiment que l’horizon avançait à leur rencontre, et qu’ils n'avaient qu’une partie du chemin à parcourir.

Senghor refuse l'emploi du mot cérébral, abstrait, conceptuel de la poésie française historique. Pour lui, le poème est fait de « paroles plaisantes au cour et à l'oreille ». Les mots expriment non des idées pures, ou des sentiments, mais des idées-sentiments qui cachent le signifié sous le signifiant.

D'où l'importance du « secret » dans la poésie senghorienne, c’est-à-dire de l'écart entre le signifiant et le signifié.

Selon lui, le poète, qu’il appelle le Maître-de-la-Parole, utilise des images analogiques qui décrivent un noud de rapports avec la réalité des autres êtres et des autres choses.

Le mot, en langue mandingue, ne se contente pas de représenter l’être à l’esprit de l’auditeur : il a la prétention d’être cet objet. Le monde invisible n’est pas composé d’idées abstraites, mais constitue un prolongement concret du monde visible.

Dans sa discussion sur l'ouvre des poètes français du xxe siècle, Léopold Senghor détecte les signaux qui indiquent un mouvement en direction de l'expression poétique nègre : celle-ci, outre l'usage de la parole analogique, repose sur l'économie des moyens, et sur le recours à la mélodie et au rythme comme forces créatrices. Qui de nous, en effet, ne ressent l'importance croissante prise par le rythme dans nos différentes formes d'expression culturelle ?

Bien que Senghor répudie toute forme de retour à la « juste cadence », l'étude de ses textes poétiques met en lumière une sorte de frémissement autour de règles plus classiques. Il fait appel aux moyens les plus raffinés de la poétique. S'il refuse la contrainte de la rime, il en reproduit l'effet sur son lecteur par l'usage de plus en plus fréquent de la répétition, du rejet et du contre-rejet, ou le recours aux sonorités des « homoïotéleutes ». Et on voit onduler, comme de longues herbes sous la surface des étangs, des mots regroupés en ensembles de douze pieds, ou de huit pieds, cherchant à tâtons le rythme classique de la poésie française.

Léopold Sédar Senghor est alors devenu un grand poète français d'inspiration africaine !

Et comme s'il pressentait qu’il avait achevé son itinéraire, de Djilor à Verson, il écrit ses Élégies majeures, dédiées à son épouse Colette. Le dernier, le plus beau sans doute de ses écrits, l’« Élégie pour la Reine de Saba », parait être un ultime regard jeté en arrière sur la négritude, la négritude dans sa splendeur originelle, celle de son Royaume d’enfance, celle qui a créé, alimenté et porté sa sensibilité, et qu’il accompagne du son d’un balafon et de deux koras, dont il aimerait pincer les cordes :

« Mais nous voici tout neufs ressuscités au jardin de l'enfance

Moi à tes pieds, dans la ferveur de mes genoux, devant ma statue de basalte noir, mais de grès rouge. »

Mesdames et Messieurs,

Je me suis laissé absorber. Fallait-il parler aussi longtemps de l’ouvre poétique de Senghor ? Oui, j'en suis convaincu, car Senghor, lorsqu’on l’interrogeait, disait de lui-même : « Le plus important, c'est la poésie ! Je suis avant tout un poète. »

Mais il était aussi un homme d'État !

Je n'ai pas le moyen, dans le délai qui m'est imparti par l'usage académique, de décrire la carrière politique fulgurante et exemplaire de Léopold Sédar Senghor, ni de détailler le contenu de sa politique.

Ce n'est pas non plus le sujet qui convient à ce lieu, puisque vous l'aviez appelé à vous rejoindre comme écrivain et comme poète.

Je demande à mes amis africains de m'en excuser, et de n'y voir ni omission, ni indifférence.

Je crois être le seul homme politique contemporain à avoir déclaré, dans un discours à Kinshasa : « J'aime l'Afrique, et les Africains. »

Et j'ai côtoyé de près l'action politique du président Senghor.

Trois jours après mon installation à l'Élysée, il a été mon premier invité à déjeuner. Je l'ai souvent revu.

Le 18 mai 1978, la veille du jour de notre intervention à Kolwezi, lors d'une réception donnée à l'occasion de sa visite officielle en France, je lui ai rendu hommage en disant : « Par votre personnalité, par votre action politique et par votre ouvre poétique, vous êtes un de ces rares hommes en qui s'incarne tout un peuple, et même, à beaucoup d'égards, tout un continent. »

Nous avons géré en étroite entente les convulsions qui ont secoué le continent africain, et qui appelaient de notre part des réactions rapides et déterminées : les deux crises du Zaïre, le conflit tchadien, et la déposition de l'empereur de Centrafrique.

Je m'en tiendrai donc aux trois aspects de son action politique qui nous concernent ici : ce qu’il a écrit, sa priorité pour la culture, et les informations que sa vie publique nous apportent sur sa personnalité.

A côté de la poésie, la deuxième partie de l'ouvre écrite de Senghor est consacrée à sa réflexion politique, car il appartenait à la race des hommes d'État « conceptuels ».

Ses actes étaient le fruit de ses réflexions. Il aimait en expliquer et en débattre la démarche.

Ses écrits s'organisent autour de cinq ouvrages, qui s'échelonnent de Liberté 1 à Liberté 5. Chacun d'eux se concentre sur un sujet.

Le dernier, publié en 1993, porte sur « le dialogue des cultures ».

Son option personnelle est le socialisme. Il entre dans la vie politique comme candidat de cette tendance, faisant équipe avec Lamine Guèye. Il conservera cette étiquette toute sa vie, et sera membre influent de l'Internationale socialiste.

Son socialisme paraît plus affectif que doctrinaire. Il le tourne vers la satisfaction des besoins des plus démunis. Il se situe plus près de Victor Hugo et de Jaurès que de Marx. « Son objectif, dit-il, est de rendre l'homme concret plus heureux. »

Ses textes sont marqués cependant par les influences du moment : la culture marxisante qui imprègne dans la décennie 1950 tout le haut établissement français ; la préférence pour la planification et les formes de production coopératives, rejetant la domination du marché, et écartant d'un revers de main la malheureuse « économie informelle », fustigée par les économistes internationaux, et qui représente pourtant, me semble-t-il, une multitude de services et d'échanges qui anime, en dehors de toute doctrine, la vie économique et sociale de l'Afrique.

Mais la préoccupation essentielle du président Senghor était ailleurs : elle résidait dans la culture, qu’il jugeait une condition préalable du développement.

Observons ici que les deux personnalités les plus remarquables de la période post-coloniale en Afrique de l'Ouest, le président Senghor et le président Houphouët-Boigny, effectuent des choix de sens contraire : pour Houphouët-Boigny, qui décrivait malicieusement le président Senghor comme « un Français peint en noir », le développement économique doit nécessairement précéder le développement culturel. Pour Senghor, c'est l'inverse.

Il propose aux Sénégalais des objectifs particulièrement audacieux : scolarisation des garçons et des filles à 100 % pour l'an 2000 ; développement de l'enseignement technique et professionnel pour y accueillir la moitié des élèves du secondaire.

Il rêve de faire de Dakar la capitale intellectuelle de l'Afrique subsaharienne. Il fait construire le théâtre Daniel-Sorano. Toute occasion lui est bonne pour organiser des expositions et des colloques.

Quand il a quitté le pouvoir, j'ai cru ressentir chez lui le désir d'une reconnaissance culturelle. Bien que cet homme discret ne me l'ait pas formulé explicitement, il aurait été heureux de se voir confier un poste de responsabilité à l'Unesco, ou de recevoir la consécration d'un prix mondial de littérature.

Mais il a eu beaucoup plus : vous en avez fait l'un des vôtres.

Enfin, la manière dont Senghor a exercé sa fonction présidentielle nous renseigne sur son caractère : celui d'un travailleur acharné et minutieux.

Lorsque, pour mieux le connaître, j'ai interrogé les dirigeants politiques sénégalais, je leur ai proposé un choix d’adjectifs : ceux qu’ils ont retenu le plus souvent étaient « travailleur », « méticuleux », « attentif aux détails ». À Thiès, ville dont il a été maire dans les années 1960, ses anciens collaborateurs se souviennent encore de la rigueur et de la minutie de sa gestion. L'un d’entre eux m'a écrit une longue lettre, émouvante par son authenticité, où il affirme : « Notre maire, Monsieur Senghor, ne tolérait ni indiscipline, ni laxisme ; il exigeait de nous conscience, travail et ponctualité. Un jour il a remarqué qu’un de nous était bien habillé. Il s'est exclamé : " Tu es si bien habillé que je ferai de toi un ambassadeur. "

Cette dualité de talent, poète et homme d'État, cette dualité de culture, qui l'a conduit de la négritude à l'Académie française, amènent à se poser, non la question habituelle : « Qui étiez-vous, Léopold Sédar Senghor ? », mais une question tournée vers l'intérieur, et que je formulerai en recourant à la force de son expression poétique : « Qui penses-tu être, Léopold Sédar Senghor ? »

 

Lorsque j'ai interrogé son ancien Premier ministre Mamadou Dia, en lui demandant : « Des deux Senghor, le poète et l'homme d'État, lequel était-il réellement ? », celui-ci m'a fait une réponse finement africaine : « Il n'y avait pas deux Senghor, il y en avait trois : le poète Senghor, le président Senghor, et l'homme Senghor. »

Pour finir, c'est donc de lui, de l’homme Senghor, que je voudrais maintenant vous entretenir. Qui était-il ? Est-il demeuré identique à lui-même ? Est-il resté fidèle jusqu’au bout au message de la négritude, ou s'est-il progressivement francisé sous la pression de la culture et de la langue ?

La réponse est importante, car elle dépasse les personnes, touche à la question de savoir ce que nous entendons par « assimilation » et donc, d'une certaine manière, concerne l'avenir des relations entre l'Afrique et la France.

Senghor, je le crois, est effectivement resté jusqu’au bout fidèle à la négritude, mais sa vie en a fait évoluer la signification. Alors qu’à l’origine la négritude était un socle sociétal sur lequel se bâtirait l’avenir des hommes noirs, elle est devenue pour lui une sorte de source originelle à laquelle se réfère l’évolution du groupe des hommes noirs.

Puis-je exprimer ici un regret, qui n'est pas une critique, mais l'expression d'une occasion perdue ?

La négritude valait sans doute mieux que ce qu’elle est devenue ! L'intuition initiale d’un ensemble de valeurs, de perceptions, de savoirs, de modes de communication propres à l’homme noir pouvait conduire, non à une simple insertion dans le modèle culturel développé en Occident, mais à une démarche autonome, volontairement différente, visant à l’épanouissement propre de la pensée africaine.

C'est ce que Senghor avait exprimé très tôt en affirmant : « L'assimilation, oui ! Être assimilé, non ! »

L'usage permanent, intime, d'une autre langue, sa pratique quotidienne, et même la recherche intellectuelle conduite au sein d'une autre culture, sont-ils compatibles avec ce refus d'être assimilé ?

L'expérience vécue par Léopold Senghor et son itinéraire culturel resteront une référence - et une source d'interrogation - pour ceux qui se posent cette question.

Il était devenu un pont, une passerelle entre les cultures.

C'est ainsi, me semble-t-il, que le peuple sénégalais a évalué son parcours. Ce peuple vif, alerte, conscient de sa valeur, perçoit sa relation avec la France comme naturelle et amicale.

Il constate la différence des cultures, et il était reconnaissant au président Senghor d'apporter la démonstration de ce que l'on pouvait vivre dans l'une en restant fidèle à l'autre.

Après avoir quitté le pouvoir, Senghor s'est installé en France. En vingt ans, il n'est retourné que cinq fois au Sénégal pour des séjours relativement courts. Je me suis interrogé sur les causes de cette surprenante prise de distance.

Était-elle liée au fait d’avoir quitté la fonction qu’il exerçait depuis vingt ans, et qui avait façonné ses habitudes au point qu’il ne pouvait plus vivre différemment au Sénégal, faisant de son départ une forme d’exil ?

Était-ce au contraire l'expression d'un choix, celui qui lui permettrait de connaître une liberté culturelle sans contrainte, délivrée de toute forme trop précise d'appartenance ?

Vous connaissez peut-être la réponse à cette interrogation, puisque c'est le moment de sa vie où vous l'avez accueilli parmi vous.

À partir de cette date, Senghor était devenu, si je puis dire, seulement lui-même, ouvert sur deux cultures, libre du choix de sa langue et de son mode de pensée, accueilli en Normandie non comme dans un terroir précis, mais parce que ce lieu, outre la présence attentive de son épouse, représentait pour lui une sorte de nulle part et partout.

Léopold Sédar Senghor était sorti de son parcours identitaire par le haut. Il n'avait pas brisé les cloisons entre les cultures, il s'était seulement aperçu que ces cloisons ne montaient pas jusqu’au ciel.

C'est ce qu’il a cherché à exprimer par une formule ambiguë, celle du métissage universel. Ce thème n'a cessé de l’obséder. Il était déjà présent dans l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre de langue française, publiée en 1948.

Si la formule est ambiguë, c'est qu’elle recèle une contradiction. S'agit-il du métissage culturel, ou du métissage ethnique, ou encore des deux ? Quand Sartre évoque une société sans races, celle-ci repose sur un métissage ethnique, unissant tous les groupes humains. Mais Senghor, lorsqu’il analyse le socialisme, affirme en 1977 que « les vérités du socialisme ne sont pas exportables d’un espace socio-culturel précis vers un autre univers. Elles s'appliquent à des hommes définis par leur histoire et leur géographie, leur ethnie et leur culture ».

Ainsi l'horizon lointain du métissage universel est trouble : vise-t-il à la création d'un groupe humain unique, ou à un mode d'échange entre des « espaces socio-culturels précis », et différents ?

Senghor reste tiraillé, déchiré entre ces deux concepts.

Sa sensibilité poétique, son enracinement dans le Royaume d'enfance, le concept même de négritude l'attachent à l'identité du groupe.

En revanche, l'aisance avec laquelle il passe d'une culture à une autre, sa perception aiguë des échanges multiples que facilite l'évolution du monde moderne, son amour pour son épouse Colette, et la naissance de son fils Philippe l'invitent à s'interroger sur la possibilité d'une civilisation de l'universel, animée par un universel métissage. Si l'usage du terme n'était pas décrié, on pourrait parler en son nom d'une mondialisation de la culture et du métissage.

N'allons pas plus loin ! Arrêtons-nous sur cette interrogation, car lui-même n'a pas dénoué la contradiction - je dirais plutôt le contraste - qui existe entre la passion vécue de l'identitaire, et l'intuition de l'universel.

Nous vivons, nous continuerons de vivre dans la tension entre l'une et l'autre de ces notions.

Faut-il souhaiter que la trame savante, compliquée, rustique, raffinée des différentes cultures des groupes humains s'effiloche, sous la pression aveugle d’une force d’entropie et de la primauté de l’argent, jusqu’à devenir une toile lisse et grise ? La vie de notre planète appelle, au contraire, le respect de la diversité qu’elle a créée.

Dans la proposition de Senghor d’un métissage universel, on trouve la projection instinctive, jusqu’à la ligne d’horizon, du parcours qu’il a accompli lui-même. Des trois composantes de l’identité : l’appartenance à un groupe ethnique, le lieu de vie, et la pratique d’une culture et d’une langue, seule la première est restée fixe pour Senghor. Mais cette généralisation est hâtive. Il est passé d’une culture à une autre, par une sorte de transhumance. En s'installant dans sa seconde culture, il a gardé la nostalgie de la première, celle de son précieux Royaume d’enfance. Il n'a pas voulu se dissoudre dans un conglomérat sans structure. Il s'est constamment identifié comme nègre, poète, et francophone.

Son rêve d'universel est une tentative, sans doute, pour éliminer, pour réduire à néant, tous les obstacles qui l'ont fait souffrir durant ses années d'errance : les préjugés raciaux, les rigidités sociales, les manifestations multiples de l'intolérance.

Et pourtant, cette démarche ne le conduit pas à une forme d'universelle errance, en effaçant l'identité et la solidarité des différents groupes humains, dont celui dans lequel il se reconnaît.

Le mot manquant, le maillon absent, n'est pas celui d'universel, c'est celui de civilisation.

Le point d'arrivée de l'errance et de la recherche de Léopold Sédar Senghor n’est pas, me semble-t-il, le paradis de l’uniformité. C'est un univers dans lequel les paradis communiqueraient librement entre eux, où chacun pourrait aller cueillir la plante et la culture de son choix, où le blond Salomon s’éprendrait de la reine de Saba, et où le métissage serait une quête d'amour.

Senghor a avancé sur un des chemins qui mènent à la civilisation de l’universel, ces chemins qu’il a décrits lui-même, par une intuition fulgurante, comme des « parallèles asymétriques ».

Mesdames, Messieurs de l'Académie,

Par votre choix, Léopold Sédar Senghor s'est vu reconnaître le don d'immortalité.

Mais quand, à quel instant, en quel lieu, la vocation d'immortalité s'est-elle introduite dans sa vie ? Pendant ses études d'agrégation ? Lors de la publication de son anthologie de la poésie nègre ? Ou pendant le long et sage exercice de ses mandats présidentiels ?

Il me semble que c'est beaucoup plus tôt.

L'immortalité est entrée dans sa vie par la fenêtre petite, moyenne, immense, de sa chambre d'enfant de Djilor, au-dessus du lit où il attendait d'être « bordé par des mains noires ».

Il l’a aspirée, respirée, telle que venait la lui apporter le souffle de l’Afrique, qu’il écoutait comme une respiration infiniment lente, porteuse d’éternité, le souffle de ce continent maternel de l’humanité, de la négritude, et de Léopold Sédar Senghor.