Réponse au discours de réception de M. Jean-Christophe Rufin

Le 12 novembre 2009

Yves POULIQUEN

Réception de M. Jean-Christophe Rufin

 

 

Monsieur, me permettrez-vous d’exprimer, avant tout autre propos, l’étonnement que j’éprouve à vous retrouver parmi nous, sous cette imposante Coupole, solennellement installé dans une immortalité qui dispense, mais ce n’est qu’une apparence et vous l’avez deviné, un avenir infini autant que paisible. Vous qui paraissiez « incapable de vous arrêter à un destin et à un seul », comme vous l’avez pensé et souvent confié, vous me semblez être là, à la manière d’un nomade qui, las du monde qu’il a parcouru, aurait trouvé en ce lieu une ultime et confortable demeure. Avouez que j’ai le droit de m’en étonner alors que mille chemins vous furent ouverts, et que probablement beaucoup d’autres le seront encore.

Incapable de vous arrêter à un destin et à un seul, dites-vous ? doutant qu’un dieu pourtant, dès votre naissance, décidait à votre insu de fixer ce destin. J’évoque Asclépios qui vous fit affirmer, dès que vous fûtes capable de le penser, « que vous étiez né dans la médecine, comme d’autres voient le jour au bord de la mer, au flanc d’une montagne, ou dans les champs ». D’aussi loin que vous interrogez votre mémoire, « la médecine fut pour vous, un lieu, une condition, un état bien avant qu’elle devienne un vrai savoir ». En faudrait-il une preuve supplémentaire qu’Asclépios tint la main du chirurgien qui fendit le ventre de votre mère pour vous présenter au monde. Et qu’il confia votre éducation, par défaut de père, celui qui aurait pu pour quelque utile raison contrarier votre vocation, à votre grand-père maternel, qui fils d’employés avait choisi lui-même de devenir médecin et de fixer son officine à Bourges. « Ainsi les circonstances me fixèrent dans cet endroit étrange, – je vous cite – où rien n’était moins attendu qu’un enfant et où seule régnait une passion silencieuse : la médecine. »

Votre grand-père déjà n’exerçait plus, mais il offrait à votre imagination le roman de sa vie, celle d’un généreux médecin de province, possédant « ce mélange d’art, de sacerdoce et de magie » mais y mêlant aussi cet engagement de patriote qui le conduisit à Buchenwald, dont il revint en héros fatigué, mais vivant. « Le médecin et l’homme étaient à ce point confondus en lui que mon amour pour mon grand-père s’armait de toute la force avec laquelle la médecine exerçait sur moi son attraction […] Si bien, ajoutez-vous, que l’affection que vous lui portiez prenait la forme d’un culte lointain, respectueux et muet. » Cette affection que, faute de père, il fallait bien que vous la reportâtes sur quelqu’un d’autre, même si vous n’échangeâtes pas, durant votre enfance, plus de dix phrases avec ce grand-père admirable. La tendresse était ailleurs auprès d’une grand-mère, certes, mais surtout d’une mère qui, après son divorce, travaillant à Paris, ne partageait que des effusions éparses, trop rares à votre gré sauf quand elle fut malade et que votre grand-père l’accueillit pour la soigner.

Douterait-on que désormais votre destin fût scellé ? Tout le laissait penser, mais c’était sans compter avec la sève adolescente qui soudain vous fit découvrir que « votre ville de province, je vous cite encore, vos grands-parents, la médecine malgré tout ce que vous leur deviez et d’abord le respect, n’appartenaient pas à la vie ». Les magazines que votre mère apporte à chacune de ses visites, la télévision éveillent en vous des désirs jusque-là insoupçonnés, vous ambitionnez d’autres destins, vous vous imaginez dans cent rôles possibles. Vous avez dix ans, votre mère le comprend, elle décide de vous reprendre avec elle ; vous découvrez Paris, vous oubliez la médecine… « Incapable de vous arrêter à un seul destin », vous souhaitez devenir architecte, acteur, diplomate, que sais-je encore…

C’était sans compter avec Asclépios. Les dieux ne nous lâchent pas ainsi. Alors que votre vocation médicale pâlissait face à d’autres ambitions, il vous envoie l’image de Christiaan Barnard sous la forme d’un message télévisé ; vous en éprouvez un véritable choc. Ce message vous parvient du Cap ; ce Barnard, dont vous ignoriez tout la veille encore, semble n’avoir existé que pour vous. Il se livre à la caméra, tel qu’il accomplit son exploit, en casaque verte, si hautement symbolique, bavette rabattue, son grand œuvre terminé et va vous annoncer une chose inouïe. Il s’exprime en s’aidant de ses belles mains, celles qui vous fascinent car elles sont l’instrument d’un miracle. Il est très beau, il vous raconte avec un sourire charmeur, en même temps qu’au monde entier, comment et pourquoi il a osé ouvrir le thorax d’un homme voué à une mort imminente, pour en ôter son cœur et le remplacer par le cœur d’un autre homme en état de mort cérébrale – geste apparemment insensé – et il vous explique que celui qui porte ce cœur greffé est vivant.

Ce chirurgien fameux avouait qu’il avait osé tenter cela alors que ses maîtres américains hésitaient encore.

Bousculant quelque peu l’éthique et la déontologie, il offrait à la médecine du jour le clinquant d’un acte à peine croyable. Un acte qui non seulement vous porte à rêver une médecine tout différente de celle que vous aviez imaginée, non plus sous l’apparence humble et profonde de celle qu’exerçait votre grand-père tirant sa noblesse de la discrète efficacité de son office, mais sous celle que vous propose désormais ce brillant chirurgien du Cap, qui la lie désormais aux plus grandes audaces de l’humanité. Vous en êtes profondément troublé.

« Ma vocation était donc double, pensez-vous alors ? D’un côté avec mon grand-père je rejoignais la médecine dans ses plus anciennes traditions, de l’autre avec Barnard, j’étais attiré par la médecine pionnière, à la pointe de la révolution. »

Vous avez seize ans, Barnard s’impose comme le modèle, celui auquel vous voulez ressembler, vous n’hésitez plus, vous ne serez ni architecte, ni acteur, j’allais dire ni diplomate, mais chirurgien.

Une seule voie de nos jours conduit aux disciplines médicales et chirurgicales. Devenir médecin est une rude épreuve et il n’est pas certain que ceux dont la vocation est la plus forte, et j’entends par vocation le goût d’aider l’autre, la passion généreuse de communiquer, celle de soigner avec compassion, soient les élus d’une sélection acrobatique et ségrégationniste, au prétexte qu’elle doit promouvoir les seuls titulaires d’un baccalauréat scientifique. Elle écarte les étudiants en lettres, même les meilleurs, en prétendant qu’ils n’accéderaient pas à la capacité de « comprendre » la biologie, la physique et la chimie, quand bien même ils comprennent les hommes ; ce que les générations anciennes, recrutées en toute liberté autrement que par des questions à choix multiple orientées, étaient capables de faire, tout en offrant aux hôpitaux et aux universités des maîtres qui firent la gloire de notre médecine. Qui pourrait se plaindre de l’heureux mélange de lettrés aux scientifiques, les uns n’excluant pas les autres, celui qui allierait avec avantage l’humanité d’un contact à l’efficacité de la science !

Quoi qu’il en soit, vous êtes doué, vous franchissez aisément les premières étapes, vous aimez l’enseignement clinique, vous supportez mal la hiérarchie médicale traditionnelle, que vous assimilez à une sorte de tyrannie, vous acceptez difficilement chez certains mandarins leurs manies, leur parade, leur pouvoir sans partage ; on sent poindre en vous une révolte latente, vous stigmatisez aussi l’apparente spécificité bourgeoise de la médecine, qui isole celui qui n’en possède pas totalement les marques. Mais vous êtes soutenu par l’espoir de rejoindre bientôt l’espace que vous avez choisi, celui de la chirurgie et plus précisément celui des émules de Christiaan Barnard, la salle d’opération de chirurgie cardiaque ; vous en rêvez.

À vous la casaque verte, la bavette collée sur le nez, le lavage des mains, l’enfilage savant des gants, l’habillage par la panseuse qui se moque durement de votre inhabileté, cette mise en condition pour le grand spectacle qui se prépare, quand bien même vous n’y aurez qu’un rôle accessoire. Un quatrième ou cinquième rôle que vous connaissez forcément mal, dans lequel vous êtes naturellement maladroit, ce dont vos aînés se gaussent à l’envi. Vous découvrez les coulisses de l’exploit, les images incongrues et terrifiantes que les gestes qui se veulent salvateurs créent sur un être que l’on opère.

Vous comprenez mal l’apparente indifférence avec laquelle l’équipe qui entoure le maître ressent ce spectacle dont la découverte vous agresse et vous ne pouvez dégager de votre esprit l’obsessionnelle image de celui qui, sous les champs qui le recouvrent, ne sortira peut-être pas vivant de cette aventure.

Vous vous découvrez candide en ce monde initiatique cruel, à l’image de tous ceux qui, comme vous, y frottent leur juvénile et tendre sensibilité au risque de ne s’en point remettre. Vous évaluez à son terrible prix la série d’épreuves qu’il vous faudra surmonter pour dominer vos réactions, durcir votre approche, faire en sorte que vos gestes aient plus de valeur pour votre patient que la compassion qu’il vous inspirera ; que vous parveniez à perdre pendant le temps de votre action toute la sensibilité de votre nature et faire que cette compassion n’ait qu’un exclusif motif : l’obligation de guérir. En un mot que vous endossiez cet état d’apparente inhumanité que vous reprochez à vos maîtres.

Vous en sortez meurtri dans votre corps et dans votre âme. Vous avez participé à cette grand-messe qu’est toute chirurgie, et davantage encore celle que vous venez de vivre, et vous en tirez une profonde désillusion. Vous découvrez au fil des jours que cet univers que vous avez désiré connaître comporte des enjeux cruels et exige un style que vous refusez. Vous comprenez que là n’est pas votre voie, mais que votre vocation médicale n’en reste pas moins intacte et vous prépare, quoi qu’il en soit, à l’internat. C’est votre nature qui finalement va conduire votre choix entre cette double vocation qui vous faisait hésiter entre la médecine classique, celle de votre grand-père et la médecine aventureuse de Barnard. Vous vous y résignez mais il en restera des traces sensibles dans vos écrits. Trente ans plus tard, vous nous confierez : « Entre ces deux modèles incompatibles, je me préparais à beaucoup d’émerveillement mais à beaucoup de souffrance aussi » et vous ajouterez qu’il vous « faudrait un jour payer le prix fort pour cette schizophrénie ».

Le concours d’internat inscrivit en votre mémoire un savoir que vous n’oublierez jamais et dont les réformes successives ont progressivement érodé la nature classique, celle qui nous faisait alors titulaires des mêmes manières de penser, receleurs de recettes éprouvées et à notre manière souvent des orateurs assurés. Vous y êtes reçu sans difficulté et l’on vous sent heureux d’être nanti désormais d’un rôle hospitalier gratifiant, qui vous libère de cette tyrannie médicale qui gâchait vos jeunes études. Pendant quatre ans que dure l’internat
« Vous avez fait, dites-vous, quotidiennement l’expérience de cette puissance dont il est d’autant plus légitime de jouir qu’on en fait usage pour le bien d’autrui. » Vous atteignez enfin le but que vous vous êtes fixé. Comme votre grand-père, vous dispensez le bien, vous consolez, vous guérissez et votre âme, si perméable à la souffrance de votre prochain, s’en émeut. Toutefois pour qui vous observe en cette époque déjà lointaine, un léger doute demeure. En fûtes-vous des plus heureux ?

À cette indiscrète question je me suis efforcé de trouver la réponse dans l’une de vos « chroniques d’un médecin nomade » rassemblées sous le titre Un léopard sur le garrot que vous avez publié récemment. Vous dirai-je que sans ces chroniques j’aurais eu plus de difficultés à saisir bien des traits de votre caractère, de ceux qui m’ont permis de rapporter précisément ce qui précède.

Un léopard sur le garrot est un fort beau titre. Il est emprunté à Éthiopiques, poème de notre illustre ami et confrère Léopold Sédar Senghor. Vers énigmatique à vrai dire, dans son isolement, aussi ai-je cherché à le replacer dans son contexte : celui du chant de Chaka ce poème dramatique dédié aux martyrs bantous de l’Afrique du Sud que j’ai retrouvé dans l’un des volumes précieux que le cher Léopold Sédar Senghor m’avait offert, lors de l’un des beaux moments que nous passâmes ensemble. Je le cite :

« Mais ces longues années,
cet écartèlement sur la roue des années,
ce carcan qui étranglait toute action.
Cette longue nuit sans sommeil…
J’errais, cavale du Zambèze,
Courant et ruant aux étoiles,
Rongée d’un mal sans nom,
comme d’un léopard sur le garrot. »

Poème d’amour à vrai dire illustrant davantage la suite de votre errance que ces années parisiennes auxquelles l’allusion qu’elles furent longues, qu’elles vous écartelèrent, et qu’elles furent un carcan à la liberté que vous souhaitiez n’en est pas moins pertinente.

À le lire je n’échappe pas à l’impression que vous ne fûtes jamais pleinement heureux des contraintes hospitalières, que vous ne parvîntes jamais à dissocier votre devoir médical, d’une sensibilité exquise, celle qui vous associait à la souffrance de vos patients, à leur agonie, à leur mort, aux horreurs de la morgue.
Quand bien même aurez-vous bientôt choisi la neurologie, cette discipline qui, avant les développements de l’imagerie médicale, liait avec bonheur la finesse du diagnostic à celle de l’esprit, aux sources du savoir.
Quand bien même saurez-vous apprécier les subtilités de la psychiatrie qui vous attirera, cette discipline qui fait du langage le fin traducteur de son expression pathologique, qu’il vous semblera soudain que vous vous enferrez dans la routine, et que vous constaterez que la médecine, dont vous attendiez tout, vous avait cerné « d’une insupportable clôture. J’étais témoin, dites-vous, de tous les malheurs humains, mais sans qu’il m’arrivât rien à moi-même ou si peu de chose. Au cœur de la vie – des autres – et exclu de la mienne, je voyais déjà, par la même prescience que je mettais dans mes diagnostics, le terme de mon parcours : devenir professeur, arpenter d’autres couloirs, prendre ma retraite. Mourir « léopard sur le garrot ».

S’évader de cet hôpital qui a toujours suggéré en vous l’étreinte d’une angoisse, d’un malaise et rendu difficiles les années de sa pratique devient une obsession libératrice. Mais comment ? En lisant, bien sûr et en nous avouant que « Tout ce que [vous] apportaient les écrivains, tout ce qu’ils laissaient entrevoir de la vie était à la fois merveilleux, inaccessible » et que « [votre] esprit affamé d’aventures se prenait à rêver que des mousquetaires arrivaient au galop et [vous] emportaient avec eux ». Il en vint, un de ces mousquetaires. Il s’appelait Michel, un étudiant qu’une amie vous avait présenté. Ce Michel est votre antithèse, matheux alors que vous êtes poète, errant alors que vous êtes fixé, parasite alors que vous l’abritez, musicien alors que vous ignorez le solfège, fantasque alors que vous êtes trop sérieux, corrupteur un peu, joueur, que sais-je encore, mais si brillant qu’il est pour vous la lumière, le portier d’un autre monde, qu’une mort brutale emporte, mais qui soudain vous porte à croire que « la médecine non seulement ne remplissait pas un vide, celui de [votre] ignorance et de [votre] jeunesse, mais faisait écran à autre chose dont [vous étiez] plein : [votre] imagination, [vos] rêves, [votre] vraie personnalité ».

De l’imagination vous allez en avoir, des rêves aussi.
Vous quittez le monde étroit de l’hôpital dès que l’occasion vous en est donnée. D’une rencontre vous décidez de devenir convoyeur de voitures d’occasion. Vous découvrez l’Afrique, la difficulté de l’exercice qui consiste à imposer à des moteurs épuisés un parcours qui vous conduit jusqu’au Niger, mais vous appréciez l’aventure géographique qui vous est offerte avec des horizons nouveaux qui vous écrasent et ces peuples que vous découvrez dans leur originale nature et dont les criants besoins vous émeuvent. Il vous en restera dès cet instant ce goût de l’ailleurs et ce penchant pour ce qu’il comporte de potentielles actions. Une vague prémonition de ce que sera votre rôle à venir.

L’Afrique, vous allez d’ailleurs la retrouver bientôt. On ne peut écarter un lien entre ce choix que vous allez faire d’accomplir en coopération le temps de vos obligations militaires et cette première aventure africaine. Vous vous retrouvez à Sousse en qualité d’interne en neurologie. Un centre tout neuf vous y attend. Mais c’est à la vétuste maternité que l’on vous affecte. Vous devenez accoucheur malgré vous ; vous êtes horrifié par l’attitude sinon cruelle, voire indifférente que vos confrères russes ou roumains, conviés par le gouvernement tunisien en ses universités, adoptent face aux conditions effroyables dans lesquelles les parturientes sont traitées.

Paradoxalement ce constat donne un sens à votre présence ; il ressuscite en vous cet intense besoin de secourir, d’assister, de consoler. Aussi allez-vous vous sentir proche de ces femmes musulmanes, muettes en votre langue, qui vous émeuvent par leur résignation, leur simplicité, leur abandon, la confiance qu’elles vous témoignent. « Elles étaient, dites-vous, ce que j’étais vraiment venu chercher : un ailleurs, une différence radicale. À Paris pendant que j’exerçais dans le cadre immuable et rassurant de mon hôpital il me semblait que tous les êtres humains étaient semblables et que seules leurs maladies étaient distinctes et variées. En Tunisie je compris au contraire que les maladies sont universelles et que ce sont les humains qui différent. »

Votre engagement médical sortit profondément modifié de ces expériences, élargi, et de singulier il devint universel. Désormais ce désir de communion humaine, que votre culture médicale vous portait à dispenser à chacun des patients que vous rencontriez, s’est ému des malheurs collectifs de ceux que bousculent, que déciment les conditions naturelles ou politiques fatales qui les oppriment.

Serait-il osé d’affirmer qu’à votre retour de Tunisie vous ne pouvez plus dissocier de votre pratique médicale une arrière-pensée politique, une réflexion qui comporte un taraudant défi ? Celui de transformer des situations que l’on juge inacceptables. Vous en resterez marqué et il n’est guère imprudent d’avancer que l’aventure tunisienne, à certains égards source de sérieux tracas politiques à votre retour, conditionnera vos engagements futurs.

À ce retour, vous retrouvez le chemin de l’hôpital et la pratique de la neurologie, avec le sentiment d’assouvir encore une part essentielle de ce à quoi votre nature aspire, mais d’autres sirènes désormais vous en détournent. Elles ne tardent pas à se manifester et c’est par la télévision une fois encore qu’elles vont le faire. Comme pour Barnard, elle vous présente un personnage au discours duquel vous vous révélez extrêmement sensible. Il est médecin, il parle d’un sujet qui vous intéresse, des malheurs du monde, de guerres cruelles, de solidarité, d’intervention humanitaire. Il se nomme Bernard Kouchner. Vous entendez pour la première fois parler de Médecins sans frontières et d’un exercice de la médecine à la manière de celui dont vous rêvez. Vous décidez de rejoindre ces médecins qui partagent votre idéal et par là même de devenir un missionnaire du bien, même si nous comprenons déjà que votre ardent besoin d’agir vous fait négliger les luttes politiques internes dont vous êtes le témoin et qu’à vos yeux seul compte le secours porté « aux faibles, aux oubliés, aux autres ». « Dès lors, dites-vous, je ne calculai rien et entrai, sans réserve dans l’action. » D’ailleurs les années qui suivirent furent les plus fécondes de votre vie, même si, paradoxalement, vous considérez qu’elles furent plutôt des années d’échec et d’errance. On pourrait s’étonner d’une telle contradiction mais n’existe-t-il pas fondamentalement dans votre caractère, Monsieur, un constant combat entre vos impulsions généreuses et votre raison ?

Vous êtes toujours neurologue mais vous prenez du large. Pour prendre du large, vous reniez toute possibilité d’un destin avantageux dans la sphère hospitalière, au prétexte que les postes n’étaient réservés qu’aux fils de patron. Une génération nous sépare et en votre temps le népotisme médical avait largement vécu, mais il vous est agréable d’imaginer un avenir médical sans espoir alors que s’offre à vous l’Aventure.

Et vous avez raison car ce que vous allez découvrir va transformer votre vie et faire de vous ce que vous êtes et ce que, depuis toujours sans doute, vous désiriez être.

Vous partez pour le Soudan et ce fut pour vous une rencontre déterminante : « un hasard providentiel ». Vous y retrouvez certes les motifs de votre mission, gagner les zones insoumises d’Érythrée, là où règne une guérilla meurtrière, et vous vous singularisez dans l’approche politique d’une situation dangereuse où seul, compte pour vous l’utilité de votre présence, quel qu’en soit le prix.

Mais surtout vous découvrez une terre dont l’impression vous marque à jamais. C’est votre première grande mission en ce pays et le trajet qui vous mène au travers du Soudan jusqu’aux hautes terres d’Éthiopie vous révèle un nouveau monde « riche d’autre chose ». Ses vastes espaces, ses terres colorées vous séduisent au-delà de ce que vous pouviez imaginer. Vous êtes fasciné par ces pluies torrentielles qui les transforment, celles qui « frappent, grondent, claquent sur le sol et sur les toits et qui l’instant d’après murmurent dans les ruisseaux et les caressent, avec ces vapeurs bleutées qui montent du sol au retour du soleil », par ses piscines naturelles d’eau chaude en ce Wondo Guennet, paradis terrestre pour vos yeux éblouis.

Le souvenir de ses bosquets odorants de cire, de ses arbres à encens, des plants de cinnamome, de ses nuits blanches de lune et des doux yeux de ses femmes, vous ne l’oublierez jamais, vous y puiserez les couleurs et les contours de vos romans. Mais vous n’en êtes pas encore là. Vous agissez, contournez les obstacles que l’on vous oppose. « Le marigot politique érythréen et le spectacle des divisions » qui lézardent votre organisation humanitaire ; mais vous y retrouvez la vie, la vraie. « Le prix à payer pour pouvoir être utile dans ces terres habitées » à condition « d’ouvrir les yeux, d’observer sans dégoût et de comprendre sans condamner ». Votre réflexion sur l’aide humanitaire se forge au vécu de cette épreuve. Vous en reparlerez.
Malgré vos surprises, vous maintenez à vos retours en France le contact avec le bureau de Médecins sans frontières, mais vous ne tardez pas à vous opposer bientôt à des engagements qui heurtent vos propres convictions et dont vous soupçonnez qu’ils sont « manipulés ». On ne tolère pas votre indépendance et l’on vous exclu sans autre forme de procès.

Vous retrouvez la pratique de la médecine, frustré mais ressassant avec jubilation les souvenirs merveilleux que vous gardez de vos missions. Aussi reviendrez-vous plus tard à l’action humanitaire, mais différemment. À votre foi primitive, exaltante il est vrai, succède un engagement que vous voulez plus rationnel, moins vulnérable. Des amis étudiants en sciences politiques vous engagent à vous présenter à l’examen de la rue Saint-Guillaume et comme vous êtes doué vous y êtes reçu. Ceux-là m’ont rapporté que vous y parliez brillamment, très brillamment même, et que vous en tiriez l’avantage de masquer une assiduité très relative. Vous rédigez une thèse de conception hybride mêlant votre science médicale à votre toute neuve science politique autour d’un thème purement fictif celui de la politique sanitaire et sociale de la Communauté européenne, dont le principal et heureux impact sera de vous déterminer à exposer bientôt, dans plusieurs écrits, vos opinions sur l’engagement humanitaire. Un engagement qui d’ailleurs vous poursuit ; vous vous retrouvez bientôt directeur médical au sein de l’Association contre la faim. Après un intermède philippin décevant, vous retrouvez soudain l’occasion de l’engagement dont vous rêviez, car il est aussi urgent qu’impérieux : il ne s’agit rien moins que de sauver une population entière qu’une famine atroce décime. Et cela se passe sur les lieux de votre première mission, dans cette Corne de l’Afrique dont vous dites qu’elle est restée pour vous « comme un premier amour, le thème d’une nostalgie récurrente ». Les autres missions vous paraîtront mineures, comparées à celle-ci, et la famine éthiopienne sera en votre esprit le plus marquant de vos engagements humanitaires. Délivré temporairement de la contrainte hospitalière, vous vous y impliquez totalement et vous prenez toutes dispositions pour mener à bien la mission que vous montez à Rama. « J’y mis toute mon énergie, toute ma foi, tout mon cœur, dites-vous. Les impressions, les émotions me submergeaient et je me sentais bien incapable de les traduire en récits, en mots. C’est beaucoup plus tard, par le détour du roman qu’il me serait possible de m’en libérer. » Ce sera l’objet de votre premier livre L’Abyssin.Vous y découvrez aussi la vraie fraternité qui règne en votre groupe et son partage devant le danger. L’hostilité aussi de vos anciens partenaires, qui jettent sur votre attitude pragmatique un discrédit diffamant mais auquel vous opposez la force de votre action, l’efficacité de celle-ci et l’amour que vous portez à ce peuple dont Azeb, la jeune femme que vous y rencontrez, celle qui deviendra votre épouse, symbolise au travers de la passion qu’elle vous inspire l’enjeu de votre obstination. Vous y démontrez une détermination à laquelle votre expérience médicale n’est pas étrangère, celle qui vous conduit à transposer sur le terrain politique ce qu’elle vous a appris : à savoir la nécessité de vaincre, c’est-à-dire de guérir, en médecin, serait-ce au prix de l’éternel compromis qui oppose au danger de la maladie les risques possibles de l’action thérapeutique qu’on lui oppose. Un bon sens à la fois humble et audacieux.

De tout cela enfin, vous en tirez la décision d’écrire Le Piège humanitaire. En réalité la thèse que vous souhaitiez rédiger et qui ne sera que le premier de vos écrits politiques, ceux qui pendant dix années se succèderont en une série remarquée. En philosophe désormais, il vous plaît de démontrer comment à la charité chrétienne s’est substituée une charité laïque prenant l’apparence d’une aventure universelle abolissant les frontières, faisant de l’action humanitaire une « poursuite de la diplomatie par d’autres moyens que la guerre », là où tortures répressions, génocides sont instrumentalisés par des régimes féroces. Philosophe ? Moins cependant que notre ami André Glucksmann, qui avec Thierry Wolton vous ravit la vedette avec Silence, on tue, évoquant les dérives humanitaires en cette même Éthiopie, publié au même moment et qui vous fait douter que l’on puisse encore écouter de nos jours, sur un même objet, les médecins que nous sommes, lorsqu’ils s’expriment hors de la compétence qu’on leur accorde.

Mais vous aurez votre revanche. Édité en livre de poche sous son vrai titre en non pas sous celui de Le Piège comme votre éditeur l’avait imposé, il vous vaudra la reconnaissance de certains de vos amis et surtout des universitaires, et votre retour en grâce auprès de Claude Malhuret, devenu dans l’intervalle secrétaire d’État aux Droits de l’homme dans le gouvernement dirigé alors par Jacques Chirac. Vous entrez en politique en devenant membre de son cabinet. Vous vivez auprès de lui deux années passionnantes qui vont se terminer brutalement.

Quand elles s’achèvent de même que votre provisoire emploi, vous ne retrouvez pas l’hôpital, mais vous acceptez un poste de conseiller culturel, au Brésil. Notre confrère Pierre-Jean Rémy ne fut pas étranger à ce que vous rejoigniez Recife, alors même qu’il pensait que ce consulat n’était guère à la hauteur de vos talents, mais n’est-ce pas encore l’aventure qui préside à votre choix ? Quand vous y débarquez dans l’air humide et chaud de la nuit : « Il y flottait – je vous cite – des odeurs de Kérosène et de canne à sucre. » Mais ce fut cependant, après l’Éthiopie, le deuxième grand choc culturel de votre vie. Est-ce parce que pour la première fois vous y goûtez une oisiveté totale ? Sur la plage, votre véritable demeure, vous lisez, vous rêvez, vous oubliez même la médecine. Vous êtes un homme heureux. Vous vous initiez à la pratique de l’ordinateur et à l’écriture, ce qui vous vaut d’imaginer un premier roman qu’on vous refusera, mais le regard de peintre qui est en vous enregistre des images qui seront plus tard comme toutes celles que votre mémoire aura retenues, l’or de vos futurs récits. Et bien sûr de La Salamandre qui plaque si pathétiquement sur ce décor de rêve la cruauté que recèlent la misère et la perversité des hommes. Roman qui restera quinze ans dans vos cartons.

Le médecin, le politique, le philosophe laissent ainsi peu à peu la place au romancier. Mais vous vous lassez de ce paradis impur, vous rentrez en France. Vous renouez avec la médecine, timidement en remplaçant une neurologue de province, sans enthousiasme. Cette médecine-là ne vous plaît pas, aussi allez-vous vous consoler de n’avoir point d’emploi, en écrivant un essai inspiré par votre récente expérience ; ce sera L’Empire et les nouveaux barbares qui, riche d’allusions historiques antiques, tente d’analyser alors les conditions qui opposent l’opulent Nord au misérable Sud, alors que n’existent plus guère les tensions Est-Ouest qui en masquèrent jusqu’à la chute du communisme et les moteurs et les tendances. Réédité en 2001, votre essai prend actuellement une valeur prophétique. Vous y stigmatisez la différence fondamentale qui sépare les chemins que prennent le Nord, qui procède à son unification, même besogneuse, mais substituant à la pluralité passée l’unicité présente, et le Sud, se divisant en de multiples entités que séparent traditions tribales, religions, révolutions, se refusant à tout pouvoir central. Une économie de prédation y domine, qui d’individuelle se fait collective. Citant Tacite parlant des Germains : « Ces peuples [qui] ne veulent pas acquérir par la sueur ce qu’ils peuvent obtenir par les armes », vous regrettez profondément cette dérive si généralement rencontrée dans les pays émergents. « Guérillas, guerre civile, insurrection, vous le soulignez, activités désormais ouvertes à tous » constituent autant d’énigmes difficilement accessibles à nos systèmes de pensée. Ce livre eut, quoi que vous en disiez, un franc succès ; il fut commenté, traduit, vous valut de nombreuses auditions et vous ramena vers l’action et, s’en étonnerait-on, vers Médecins sans frontières. Vous en serez bientôt le vice-président, apprécierez sans doute quelques-unes des missions qui vous y furent confiées, mais vous ne refusâtes pas l’occasion qui vous fut offerte de quitter définitivement ce que vous qualifierez alors de trouble marécage. Au risque d’en faire crier « les grenouilles qui y pataugeaient » – je vous cite – car vous rejoignez le ministère de la Défense, dont a priori on peut penser qu’il n’offrait pas à vos amis l’image d’un concurrent valable dans le domaine de l’action humanitaire.

Et pourtant c’est à Sarajevo qu’il vous conduit, en pleine tourmente, et que vous y retrouvez le climat que vous aimez, celui de l’action, médicale tout d’abord, politique aussi, évacuant ici telle fillette, libérant là tels otages, naviguant entre tous ces protagonistes guerriers et démontrant à la fois courage et détermination, un vrai talent de diplomate, celui que l’on va tester bientôt sur un autre terrain combien plus dangereux, celui du Rwanda, où vous parvenez à nouer des contacts que l’on croyait impossibles entre ceux qui se combattaient.

Vous viviez une vie dangereuse et exaltante, mais le danger ne vint pas d’où vous le pensiez. Non pas d’un tireur isolé mais de la décision de dissoudre l’Assemblée nationale, qui mit fin à vos fonctions. Fin somme toute prévisible d’une façon ou d’une autre et contre les conséquences de laquelle vous vous étiez prémuni en passant le concours de médecin des hôpitaux.

Un poste vous est promis à Saint-Antoine, mais il vous faut l’attendre six mois. Pendant ceux-là, vous rejoignez Xavier Emmanuelli, son SAMU Social et l’âpre et subtile approche des S.D.F. qu’il veut sauver et que vous testez à ses côtés une fois par semaine. Mais vous goûtez aussi le bonheur d’être libre de tout emploi et de disposer d’un temps que vous allez consacrer à l’écriture. Cela fait des années que vous en rêvez. Certes vos écrits politiques vous ont démontré que vous en étiez capable et que vous aviez su exprimer plus ou moins directement le sel de vos aventures, mais vous percevez comme une pesante rétention, celle des images que vous avez enfouies en vous, celle des climats que vous avez découverts, des peuples que vous avez rencontrés, des femmes que vous avez croisées et que votre imagination s’impatiente de ne pas avoir encore fait revivre, à votre manière, à votre gré.

C’est romancier que vous voulez être. Vous écrivez votre premier roman, du moins le premier que vous oserez offrir à vos lecteurs. Vous découvrez que laisser courir votre imagination vous est secourable : « J’étais dans un complet désarroi, avouez-vous. Alors l’imaginaire est venu à mon secours. » Toutefois cette imagination va replacer vos pas dans votre propre histoire car, si Les Causes perdues ne seront publiées que plus tard, c’est bien ce roman qui fut votre premier essai, un essai d’inspiration autobiographique, car ce journal d’Hilarion Gringorian tenu à Asmara, en cette Éthiopie qui vous est chère, nous livre l’aventure d’un jeune Français, Grégoire, âgé de 27 ans, qui sans vous ressembler physiquement nous rapporte ce que vous y avez vécu. Vous l’écrivez vite car, au fil des pages que vous remplissez de votre écriture, vous désirez davantage, comme si transposer votre expérience humanitaire de cette façon vous avait permis d’en exorciser la déception, même s’il en restait la grandeur sans toutefois vous satisfaire tout à fait. Combien seriez-vous plus libre si vous abordiez vraiment la fiction ? Et pourquoi pas celle que vous inspire cette anecdote par laquelle vous terminez votre livre, celle qui conte l’aventure d’un apothicaire que le roi Louis XIV envoya auprès du négus d’Abyssinie ? Une aventure qui vous transporte et vous fait écrire L’Abyssin, en cinq semaines seulement, à la manière d’« un traitement à usage personnel, ce livre [n’ayant] d’autre prétention que de m’aider à vivre », ajoutez-vous.

Autodiagnostic du psychiatre que vous êtes ? ou précaution d’auteur peu sûr de lui-même ?
Jean-Baptiste Poncet, cet apothicaire français, qui se disait médecin – ce qui était une imposture fréquente au siècle du Grand Roi – vivant au Caire, sera le héros de votre histoire. Une catharsis plaisante de presque 600 pages pour que se restituent devant nous les couleurs, les odeurs, les violences, les séductions des paysages que Jean-Baptiste (j’allais dire Jean-Christophe) traverse pour se rendre en Abyssinie, l’adversité de ceux qui s’opposent à sa mission, mais aussi et surtout l’amour qui en constitue la trame profonde. Une aventure riche en rebondissements, de celles qui pourrait vous classer selon notre confrère Jean Dutourd, les appréciant, parmi : « Les romanciers à tiroirs [qui, je le cite] bénéficient d’une grâce et Lesage plus qu’un autre ; c’est que leurs tiroirs, mystérieusement, contiennent des aventures qui, tout en ayant l’air de couper artificiellement le récit principal, l’enrichissent, lui donnent des éclairages et des harmoniques. » Mais vous classer aussi parmi tous ceux que fascinèrent les soleils d’ailleurs, les terres où ils allument des aurores somptueuses, réveillent des senteurs inconnues et auxquelles ils aiment lier l’aventure des hommes et les caprices de l’histoire. Ce que je me permettrai d’évoquer avec cette histoire d’Alix et de Jean-Baptiste, mais qui concernera aussi vos romans futurs. L’Abyssin va recevoir du public un accueil si bienveillant qu’il vous vaudra le prix Goncourt du premier roman et le prix Méditerranée en cette année 1997. Ces couronnes vont encore une fois bouleverser votre vie. Vous exercez à nouveau la médecine, mais l’écrivain qu’honore désormais la presse, la liberté que son succès lui laisse entrevoir vous parurent être paradoxalement un désaveu à votre vie présente ; celle du médecin enfermé entre les murs de l’hôpital, avec laquelle vous aviez naguère déjà rompu, et avec laquelle vous allez de nouveau rompre.

Vous ne voulez plus être un médecin qui écrit mais un écrivain, celui qui se souvient du jubilatoire enfermement en lequel il trouva l’occasion bienheureuse de son évasion. Vous quittez ce poste hospitalier que vous aviez désiré, la sécurité qui lui est liée et faites le pari d’écrire d’autres livres. Vous liez votre liberté d’écrire à votre liberté d’être. L’Abyssin aura une suite moins heureuse, mais les doutes qui auraient pu ébranler vos convictions s’évanouiront rapidement lorsque Les Causes perdues seront couronnées par le prix Interallié et votre Rouge Brésil par le Goncourt, en 2001. Un large public s’enthousiasme pour les aventures du chevalier de Villegagnon, de Just et de Colombe. Vous y gagnez la consécration du style que vous avez choisi, la maîtrise du récit et cette agilité à transcrire l’histoire, que vos lecteurs apprécient et qui vous font dire avec déférence qu’il vous rapproche d’Alexandre Dumas. Ce style que vous retrouverez aussi dans votre conte futuriste Globalia, ou votre écologique Parfum d’Adam. Différent cependant de celui qu’emprunte une forme plus personnelle de votre talent dans La Salamandre, ou Un léopard sur le garrot, dans lesquels le temps présent reprend ses droits.

L’écrivain consacré que vous êtes désormais vous fait dire que « jamais [vous n’avez] été aussi peu médecin qu’aujourd’hui. Et pourtant, que jamais [vous n’avez] été plus proche de la vocation qui [vous] a fait choisir ce métier... ». Dans votre dernier livre, autobiographique, que j’ai cité, vous discutez longuement de ce qui vous lie à votre formation médicale et de ce qui vous en sépare dans votre activité littéraire. Vous prétendez que votre activité médicale s’est figée en vous de telle sorte qu’elle vous est apparue plutôt comme un obstacle à votre désir de fiction. Et cependant vous revendiquez l’action, celle dont le temps réel, dites-vous, embrume votre vue mais alimente votre pensée d’après celle qui vous inspire. Mais ce désir d’action qui domine votre vie n’est-il pas d’essence médicale, quelle que fût l’expression que vous lui donnâtes ?

Permettez-moi de ne pas vous trouver si dissemblable de tous ces médecins qui vous précédèrent en notre Compagnie. Nombre d’entre eux, certes, restèrent intimement liés à leur discipline mais tous conférèrent, au regard si singulier qu’ils portèrent sur les hommes et sur la véritable condition de ceux-ci, la vision qu’ils eurent du monde et qu’ils nous livrèrent dans leurs écrits. Une vision que Cureau de La Chambre, le premier d’entre nous, traduisit si bellement et en français, quoique médecin latinisant de son siècle, dans les cinq volumes qui lui permirent de définir les caractères des passions, lesquelles gardaient sans doute les parfums du salon de Madeleine de Scudéry et des précieuses qu’il y rencontrait. Une vision neuve et peut-être dérangeante qui disparut avec lui et dont il fallut près d’un siècle et demi pour qu’elle réapparût en notre Compagnie avec Félix Vicq d’Azyr, encyclopédiste autant que brillant anatomiste et visionnaire en notre discipline. Jean-Georges Cabanis, lui-même, si proche ami de Mme d’Helvétius, développait encore, en ce XIXe siècle naissant, de larges préoccupations médicales en ses démarches politiques ou philosophiques. Ce qui ne concerne guère je vous l’accorde Émile Littré, qui, quoique interne des hôpitaux, ne passa jamais sa thèse de médecine et préféra enseigner le grec et le latin et s’enfouir, avec la précision que l’on sait, pendant près de vingt années dans la définition des mots. Que dire aussi de Clemenceau ? Qui ne fut médecin que le temps de sa jeunesse et qui lui préféra le brillant rôle politique qu’on lui connaît ?

C’est le XXe siècle qui ouvrit largement notre Compagnie aux médecins. On y relève pas moins de sept élections. L’accueil en 1935 par notre compagnie de l’auteur de la Chronique des Pasquier, Georges Duhamel, comporte encore une large connotation littéraire. 1935, c’est cependant l’époque où la médecine découvre son premier grand remède : les sulfamides, ce qui fit dire à notre maître Jean Bernard qu’ils offraient aux médecins la première occasion d’être enfin efficaces. Avant, ajoutait-il, ils n’avaient que les mots, désormais ils avaient le pouvoir réel de sauver des vies. Ils devenaient des atouts essentiels en nos sociétés, ce que sans doute notre Compagnie remarqua.

Jean Bernard tout comme Louis Pasteur Vallery-Radot, porte-parole d’une médecine désormais triomphante, rejoignirent celle-ci parce qu’ils paraient leurs écrits, tout en restant profondément imprégnés de leur savoir médical, de propos humanistes ou poétiques. Jean Delay, véritable révélateur de la part chimique de nos humeurs, subtile confesseur des âmes, sachant en calmer les orages aussi bien qu’en exprimer les souffrances, sut assouvir avec bonheur le besoin d’écrire auquel il aspirait depuis l’enfance. Jean Hamburger, qui à la manière de Barnard sut offrir un rein neuf à celui qui allait mourir, fit de Clio une assidue compagne. Et pour clore la liste de ceux qui ne sont plus, Henri Mondor, le premier chirurgien que notre Compagnie, depuis sa création, daignât enfin accueillir, avait su lui prouver qu’il lisait Mallarmé comme personne. Convenez qu’avec eux, et François Jacob, le plus éminent d’entre nous, nanti du même bagage et doté d’une vision qui nous est propre, vous partagez le même besoin d’écrire.

Mais je vous accorde une singularité qui vous inscrit parmi les plus romanesques d’entre nous, et vous fait écrivain, fussiez-vous médecin, plutôt que médecin ayant le goût d’écrire.

En cela vous vous rapprochez de celui dont vous venez de faire l’éloge. Celui qui fut notre doyen d’élection, Henri Troyat, qui fut présent plus de cinquante ans dans le fauteuil que vous occupez désormais et dont l’œuvre immense, puisée dans ses origines, sut mêler avec bonheur les images rémanentes de son enfance russe à sa prodigieuse imagination. Comme vous il connut la gloire du Goncourt. Comme vous il sut concilier, et avec quelle ampleur, le réel et la fiction. En son fauteuil je suis sûr, Monsieur, que vous méditerez le jeu de ces similitudes.

Avant de clore ce long discours, permettez-moi, Monsieur, de vous poser une question. Homme d’action, vous avez voué à la fiction un rôle majeur en votre vie. Au temps de l’action, vous nous avez dit préférer la fiction tout en ne vous écartant guère longtemps, il faut bien l’avouer, de l’action. Dans l’un de vos romans, j’ai relevé cette description du métier de diplomate : « Il ne remplissait jamais si bien son rôle que dans ces moments où, n’ayant rien à faire, il pouvait s’y consacrer tout entier [....] il rendait des visites à un nombre de personnages [....] auxquels il n’avait rien à dire, et dont il ne consentait à rien entendre [....] Ce rien, il parvenait alors à l’élever à la dignité d’une grâce d’état, nimbée comme il se doit de secret et parfumée de mépris à l’endroit de celui qui aurait eu l’audace de lui demander des comptes sur l’emploi de son temps. » Votre imagination, en l’occurrence fort narquoise, prête à M. de Maillet, consul au Caire dans votre roman L’Abyssin, un rôle dont j’aimerais savoir s’il s’accommode de la réalité que vous vivez à Dakar ou s’il est de pure fiction ? Ou faut-il que nous-mêmes nous nous portions à imaginer qu’elle en diffère sûrement et avec grand avantage ? C’est ce que vous nous direz bientôt car, Monsieur, je vous souhaite bienvenue en notre Compagnie.