Discours sur les prix littéraires 2006

Le 30 novembre 2006

Yves POULIQUEN

Discours sur les prix littéraires

 

 

Messieurs,

Au moment de préfacer le palmarès qui va suivre, il me vient à l’esprit que seuls désormais les adultes que nous sommes reçoivent des prix. Notre Académie, liée à ses fortes traditions, les prépare en ses nombreuses sessions et les distribue en ces jours d’automne à de grandes personnes dont la valeur et les travaux, la grande notoriété ont particulièrement retenu son attention. Il nous est permis de penser que les lauréats en tirent toujours quelque émotion qui, pour les plus anciens, réveille en eux de bien doux souvenirs d’enfance quand, sur les bancs de leur école, leur maître avait prononcé solennellement leur nom devant leurs parents, le maire ou le préfet, avant qu’il leur soit remis un beau livre doré sur tranche qui ne quitterait jamais plus les archives de la famille. Il nous est permis de penser aussi qu’il se peut que, pour les plus jeunes des lauréats réunis en ce jour en ce lieu prestigieux, ce soit un acte initiateur, tant il est vrai qu’il a paru convenable aux éducateurs de notre temps de ne plus ostensiblement récompenser les plus brillants de leurs élèves. Il se peut alors que notre noble compagnie éveille en chacun d’eux la satisfaction que tout palmarès engendre, celle-là dont leur enfance fut privée.

Faut-il croire qu’ils ont raison, ceux qui refusent de critiquer, de juger, de noter, de comparer, de distinguer, lorsque sont distribués, à des adultes méritants, près de 2 000 prix chaque année en France ? Ce chiffre à lui seul semblerait conforter l’idée qu’il n’est pas indifférent, dans une société telle que la nôtre, de distinguer les plus généreux d’entre eux, dans la mesure où ils lui font le don de leur savoir, de leur compétence, de leur génie. Notre Académie, dès son origine, et dans ses traditions littéraires, sut en souligner le profit. C’est ainsi qu’au fil des ans elle est parvenue à distribuer chaque année plus de soixante prix qui, ce nous semble, trouvent quelque faveur dans le public. C’est ainsi qu’elle exige aussi de la part de ses membres un travail dont on méconnaît l’importance et dont il nous plaît de rappeler qu’il reste résolument indifférent aux pressions dont on assortit habituellement la désignation des prix littéraires. Ce qui n’élimine en rien les joutes internes, qui restent le secret de la salle quatre où se réunissent les différentes commissions qui soumettent au vote de l’assemblée plénière les noms des candidats qu’elles auront sélectionnés, afin que celle-ci en désigne le lauréat. Le choix des œuvres littéraires peut ainsi résulter de l’estime légitime portée à un écrivain confirmé mais tout aussi bien, comme celui du Grand Prix du roman par exemple, traduire un coup de cœur partagé pour l’œuvre d’un jeune auteur qui nous était jusqu’alors inconnu. La longue liste des lauréats de ce Grand Prix du roman, qui fut créé en 1918, en témoigne éloquemment.

Nous allons procéder présentement à la lecture du palmarès. Sa longueur exige une certaine discipline dans nos applaudissements. Convenons ensemble que seul le lauréat du grand Prix de la Francophonie voudra bien s’approcher de la tribune pour recevoir son prix, bien sûr, sous nos ovations. Les vingt-neuf autres titulaires des Grands Prix de l’Académie se lèveront à leur place au prononcé de leur nom, et seront salués individuellement. Après quoi, nous vous prions de réserver à la fin de la lecture du palmarès la salve d’applaudissements destinée à l’ensemble des autres lauréats cités.

Le Grand Prix de la Francophonie a été décerné, cette année, à M. Roland Mortier, de nationalité belge, né à Gand et professeur à l’Université de Bruxelles, émérite depuis 1985 après avoir tenu les chaires des universités catholiques de Louvain, et dont la grande réputation lui valut d’être associé aux enseignements de nombreuses universités étrangères, les nôtres, celle de Montpellier, de Paris Sorbonne, mais aussi les universités européennes et celles des États-Unis. Vice-président de l’Institut des hautes études de Belgique, il fut président, ou il l’est encore, de nombreuses sociétés ou de comités consacrés au XVIIIe siècle, à ses grands écrivains, tels Diderot, Voltaire dont il parraine la diffusion des œuvres complètes ; il est docteur honoris causa des universités de Montpellier, de Göttingen et de Jérusalem. Il reçut de nombreux prix parmi lesquels le prix Francqui, le plus important prix scientifique décerné en Belgique, le prix Montaigne, le prix Couson, décerné par l’Académie royale de langue et de littérature française de Belgique dont il est membre depuis 1969, de même qu’il l’est d’académies étrangères ; nous nous félicitons de son appartenance à notre Académie des sciences morales et politiques.

L’œuvre du professeur Roland Mortier est pour l’essentiel consacrée au siècle des Lumières françaises et européennes. Elle est considérable. L’un de ses premiers ouvrages, La Poétique des ruines en France, a été reçu d’emblée comme un grand classique. Les livres et recueils d’articles, très nombreux, qu’il a publiés depuis et qui portent sur l’histoire des idées aussi bien que sur l’étude des formes, ont fait de lui, comme l’affirme notre confrère Marc Fumaroli, « le patron des dix-huitièmistes du monde entier, et le vrai successeur de René Pomeau ». Infatigable, Roland Mortier entreprend depuis quelques années la publication des œuvres complètes du prince de Ligne, jusqu’ici connu seulement par quelques écrits fragmentaires, alors que les manuscrits d’une œuvre plus vaste que l’on ne le supposait dormaient dans les archives du château de Belœil en Belgique. M. Roland Mortier s’est attaché à mettre en pleine lumière l’écrivain à part entière qu’on ignorait jusqu’alors. Son exceptionnelle implication dans la traduction qu’il fit de ce qu’il dénomme « la richesse et la complexité du XVIIIe siècle européen » au travers de la langue française méritait qu’il nous retrouvât, ici, aujourd’hui.

L’Académie française a attribué cette année la médaille de la Francophonie à M. Alberto Arbasino.

Figure majeure des lettres italiennes d’aujourd’hui, M. Alberto Arbasino, romancier, essayiste, incarne aussi, selon notre confrère Angelo Rinaldi, « l’intelligence mercurienne qui fait passer les livres d’un pays à l’autre et nous déprovincialise. La littérature française n’a pas eu de lecteur plus vigilant que ce chroniqueur qui triomphe aussi dans les analogies entre les arts. De ses séjours parisiens il a rapporté, à un quart de siècle de distance, deux livres de souvenirs où son ludisme de nomade a éclairé quelques-uns de nos contemporains représentatifs. Fratelli d’Italia, « Frères d’Italie », une allusion à l’hymne national de son pays, est le roman emblématique de ce fondateur de l’avant-garde des années 1970. N’hésitons pas à le considérer comme notre cousin de Rome, indulgent à nos défauts, généreux devant nos qualités, toujours passionné et prompt à déceler les idées que nous aurons demain ».

Le Grand Prix de Littérature Paul Morand a été attribué à M. Jean Echenoz.

En couronnant l’auteur de Ravel, le dernier roman de Jean Echenoz dans lequel, nous dit notre confrère Pierre-Jean Rémy, « la musique se conjugue à l’art du romancier pour en faire l’un des plus beaux livres, sinon le plus beau de la saison littéraire qui vient de s’achever, l’Académie française n’a pas voulu courir derrière le succès mais, bien plutôt, souligner que c’est une œuvre entière d’une importance capitale dans le paysage littéraire français que l’auteur a déjà écrite avec la virtuosité d’un Raymond Queneau et d’un Georges Perec, tout en affirmant haut et fort qu’il n’a jamais écrit que ce qu’il souhaitait lire. Il se trouve que ce qu’Echenoz a envie de lire, c’est aussi ce que nous aimons lire ».

Le Grand Prix de Littérature Henri Gal est un prix de l’Institut créé en souvenir de M. Henri Gal, qui était un amoureux des lettres, et soutenu par la générosité de son exécuteur testamentaire M. Michel Laurent. Ce prix décerné sur proposition de l’Académie française a été attribué cette année à M. Olivier Germain-Thomas.

Sans doute la qualité des émissions radiophoniques de M. Olivier Germain-Thomas lui auraient-elles valu ou lui ont-elles valu quelque distinction, mais c’est l’écrivain qu’aujourd’hui l’Académie française récompense. Elle le fait car, comme notre confrère Michel Déon nous le confie, « La Tentation des Indes, Retour à Bénarès sont d’admirables promenades d’un homme sensible au merveilleux et au sacré, d’un voyeur plein de pitié qui s’enrichit chemin faisant autant qu’il enrichit son lecteur ». Il en est de même de ses méditations mystiques de Bouddha, terre ouverte et Mosaïque de feu tout aussi bien que de ses rêveries dans les ruines de Byblos autour du Livre. « Olivier Germain-Thomas, ajoute Michel Déon, a l’érudition légère et poétique, il contrôle admirablement son lyrisme naturel et reste un sage délégué par l’Occident pour voir et comprendre la pensée et la philosophie de l’Orient. »

Le Prix Jacques de Fouchier, grâce à la générosité de la Fondation BNP-Paribas, est destiné à un ouvrage remarquable par son sujet, sa composition, son style, dont l’auteur n’appartient pas aux professions littéraires. Il revient à M. Paul Belaiche-Daninos, pour Les Soixante-Seize Jours de Marie-Antoinette à la Conciergerie. Il s’est passionné pour le personnage de Marie-Antoinette et pour le sort tragique qui marqua la fin de son règne. Attentif aux complots qui voulaient ou la sauver ou la perdre, il reconstitue sous une forme romanesque « la conjuration de l’œillet » à partir d’une lecture attentive des témoignages et des archives, et à partir de sa vaste érudition, la première partie de la tragédie qui se termina comme l’on sait. « Ce roman écrit avec passion et talent, écrit Mme Carrère d’Encausse, nous relate, jour après jour, semaine après semaine, le calvaire de la reine, les manipulations de ses partisans et de ses adversaires et, à travers des dialogues particulièrement bienvenus, nous restitue une sorte de chronique vécue de cette histoire effroyable. Le médecin qu’est l’auteur sait aussi brosser le portrait pathétique d’une femme malade et à bout de forces. »

Le Grand Prix du Roman a été décerné à M. Jonathan Littell pour Les Bienveillantes, masse impressionnante de neuf cents pages. L’ouvrage a été rédigé en français par son auteur américain qui s’est glissé dans la peau d’un SS du nom de Max Aue. « C’est un compendium des horreurs du siècle écoulé, nous dit notre confrère Jean d’Ormesson. Défilent successivement sous les yeux du lecteur terrifié les massacres des Juifs en Europe de l’Est, les camps de concentration et d’extermination nazis, l’atroce bataille de Stalingrad, la chute de Berlin sous les coups de l’Armée rouge. L’inceste, le parricide, toutes les espèces de dépravation, toutes les furies de l’histoire et du crime — les Euménides d’Eschyle — se mêlent, en un cortège d’enfer, à un amour dévoyé de la musique et de la littérature. Les Bienveillantes de Littell sont le monument de ce mal qui s’est déchaîné de notre temps. »

Le Prix de l’Académie française Maurice Genevoix, fondé par Mme Maurice Genevoix pour récompenser un ouvrage illustrant les valeurs morales et humaines qui ont guidé le Secrétaire perpétuel de l’Académie, est décerné cette année à Mme Brina Svit pour Un cœur de trop. Précisons d’emblée que Mme Brina Svit est slovène et qu’elle est venue achever ses études à Paris. Son premier livre Con Brio n’a pas été écrit en français, mais il fut traduit en notre langue. Les suivants, par contre, elle les a écrits en français. Pour M. Michel Déon : « On n’y voit aucune trace d’une première langue et même, dit-il, on y découvre une écriture si naturelle, si hardie, si embellie d’humour et de grâce qu’on en reste profondément surpris et heureux. Voilà en même temps une romancière et une belle intelligence très humaine. Il nous reste à souhaiter, ajoute-t-il, que son agilité à écrire dans deux langues ne la tente pas d’écrire dans une troisième et qu’elle reste avec nous ; bel exemple de l’attraction qu’exerce encore le français pour les originaires des Balkans. »

M. Jacques Darras, pour l’ensemble de son œuvre, se voit attribuer le Grand Prix de la Poésie. Il était temps de saluer ce grand poète qui, dans un premier temps, s’est situé au nord de la littérature française, en digne descendant de son ancêtre Adam de la Halle, et en qualité d’enseignant à l’université de Picardie. Des poèmes en plusieurs chants sont nés sur les rives de la Maye, petite rivière mourant dans la Manche. Des livres l’ont conduit sur les traces de L’Agneau mystique de Van Eyck, et par là même l’ont fait quitter le Nord, mais dans Les îles gardent l’horizon il nous confie que c’est à la poésie et au roman anglais qu’il a emprunté l’ouverture au grand large maritime et couru au-devant des poètes américains. Pour Mme Florence Delay : « Darras est avec Deguy et Roubaud, un de ceux qui nous ont fait partager leur éblouissement, en traduisant Ezra Pound, par exemple, dont il accompagne le déplacement vers le Moyen Âge, ou Walt Whitman, dont il a splendidement traduit le recueil mythique, Feuilles d’herbe, lequel a fait de lui Jacques Darras un poète à haute voix, celui du « poème parlé, marché » et du « roman chanté compté ».

Le Grand Prix de Philosophie a été décerné au R. P. Roland Meynet pour L’Évangile de Luc, dont notre confrère Michel Serres vante l’audace : « celle qui lui a permis de quitter une fois pour toutes les cadres de la critique indo-européenne, et grecque en particulier, afin d’en lire avec un œil neuf et une particulière acuité les textes sacrés qui sont issus des cultures sémitiques ».

Le Grand Prix Moron récompense M. Pascal Picq pour Nouvelle histoire de l’Homme, qui retrace l’aventure humaine avec les moyens de la paléo-anthropologie et qui, grâce à ses travaux et à ceux de ses collègues, nous confirme M. Michel Serres, ne nous parle plus de l’homme de la même façon.

Le Grand Prix Gobert a été attribué à M. Joël Cornette pour L’Histoire de la Bretagne et des Bretons et l’ensemble de son œuvre. M. Joël Cornette est l’un de nos plus grands historiens de la monarchie du xvii e siècle. Son œuvre est monumentale. M. Marc Fumaroli précise : « il est d’autant plus admirable qu’il ait, quittant le point de vue du centre pour celui de la périphérie, édifié un monument à l’histoire du duché de Bretagne. Sur une très longue durée, depuis ses origines jusqu’à nos jours, en passant par la transformation du duché en province et de la province en départements. Cette gageure est à l’origine d’un chef-d’œuvre à la fois de science et de style ».

M. Jean-Jacques Lefrère a reçu le Prix de la Biographie littéraire pour son ouvrage Jules Laforgue. Brève fut la vie de Jules Laforgue, dont Claudel disait qu’il avait l’esprit, la gaminerie d’un elfe et le don magique de faire jaillir la poésie au sein de la conversation courante. Il est mort à vingt-sept ans. « Copieuse, documentée, soucieuse de l’arrière-plan est sa biographie qui, nous dit notre confrère Angelo Rinaldi, dégage avec fermeté du foisonnement du symbolisme cet artiste hésitant entre Hamlet et Pierrot. Il vient grâce au talent de son biographe écraser sa figure contre les carreaux de notre époque, qui reconnaît un jeune frère dans ses vers disloqués. »

Le Prix de la Biographie historique a été décerné à M. Thibault Tellier pour Paul Reynaud. Un indépendant en politique. « Comment a-t-on pu croire durant quelques années que la biographie était un genre à proscrire ? » s’écrie M. Alain Decaux en refermant le beau livre de plus de 800 pages de M. Thibault Tellier dans lequel celui-ci traite, à travers la vie de Paul Reynaud, toute l’histoire du xx e siècle. « Étrange destin, poursuit notre confrère, que celui de cet homme dont l’intelligence était exceptionnelle, que la nature avait doté d’autant de qualités que de possibilités et dont l’histoire ne retiendrait peut-être que deux phrases : « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts » et « La route du fer est coupée ». Ce qu’aucun d’entre nous, témoins de cette époque, ne pourrions lui pardonner si M. Thibault Tellier ne venait nous apporter les preuves qu’il fut toutefois un très grand homme politique, d’une indépendance d’esprit telle qu’il fut souvent seul à prendre des positions courageuses, aux côtés du général de Gaulle, dont il fera, en l’envoyant à Londres, un héros national et contre lui, après la guerre, quand celui-ci préconisera l’élection du président de la République au suffrage universel. Tant de sources brassées par notre lauréat constituent un apport considérable à la compréhension de ces moments de l’histoire de notre pays. »

Le Prix de la Critique a été attribué à M. Antoine Compagnon pour Les Antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland Barthes, cet essai critique qui tend à démontrer « que le courant majeur des lettres françaises depuis la révolution résiste au fatalisme ou à l’enthousiasme du progrès même lorsqu’il se garde de leur opposer un contre-courant régressif et obtus ». Ce que pense notre confrère Marc Fumaroli, qui ajoute : « les Anti-Lumières ont leurs thèmes et leurs modes d’expression « de famille » (pessimisme, doctrine du péché originel, noblesse, vitupération) et elles ont leurs « phares », dont la visibilité et le génie sont éclatants de Maistre à Barthes, le dernier d’entre eux, et entre lesquels se retrouvent Chateaubriand, Baudelaire, Renan, Bloy, Péguy, Thibaudet (le joyau du recueil), Benda et Gracq ». Ouvrage d’un maître, à tous égards, qui mérite amplement ce Prix de la Critique.

C’est à M. Charles Dantzig pour son Dictionnaire égoïste de la littérature française que l’Académie a décerné le Prix de l’Essai. Elle a voulu souligner ainsi les mérites exceptionnels de cet ouvrage de près de mille pages. Avec M. Félicien Marceau, remarquons que « dans son titre le mot dictionnaire marque une volonté de réelle érudition de l’auteur auquel on prête la possibilité d’avoir lu tous les livres, et qu’égoïste, cet adjectif, suppose un choix critique de sa part, éclairé par ses préférences ou plus exactement par la conception qu’il s’est faite de l’œuvre d’art, d’où ses jugements, ses coups d’éclat, ses malices. Un dictionnaire altruiste pourtant et généreux parce qu’il nous rappelle que lire est un bonheur et que le livre est le meilleur ami de l’homme ».

À Mme Gabrielle Rolin pour Rappels à l’ordre revient le Prix de la Nouvelle. « Si l’on oppose, comme autrefois à la Renaissance, l’angle aigu de l’intelligence à l’angle obtus de la mémoire, aucun doute, l’œuvre de Gabrielle Rolin, autant critique que romanesque, est à situer sous l’angle aigu. Sa vive curiosité du présent et des autres, son talent à capter leur secret, à capturer par le son, le geste, l’image, ce qui en dira le plus long sur des vies banales et dures, ont fini par composer en art bref un témoignage de notre temps. » C’est ainsi que Mme Florence Delay s’exprime sur l’auteur dont nous couronnons aujourd’hui Rappels à l’ordre, dont la dernière nouvelle, Le Dernier Chien, nous apprend que Gabrielle Rolin sait comprendre le langage des animaux avec autant de saveur que celui des hommes.

Au titre des Prix d’académie, cinq médailles de vermeil ont été décernées.

- À M. Claude Duneton : « S’il est dans la salle des lecteurs du Figaro, en entendant prononcer le nom de Claude Duneton, ils auront la puce à l’oreille ! pour reprendre le titre de l’un des livres les plus célèbres de ce chroniqueur des expressions populaires qui, plongé dans l’air du temps, en dit la vérité avec une sensibilité et une justesse de baromètre. » C’est ainsi que notre confrère Angelo Rinaldi en juge, lui qui ajoute : « Défenseur et accompagnateur de la langue française dans le meilleur de son évolution – qui est le bon sens – à travers ses ouvrages s’ajoutant à ses articles, M. Duneton oppose à l’austère figure du grammairien un visage de franc jouisseur, attablé au festin des mots, aux plats duquel la rue et le terroir apportent des condiments dans toute leur diversité. »

- À M. Michel Grodent, pour sa traduction du Roman de Xénophon de Takis Théodoropoulos.

Takis Théodoropoulos, auteur de Nous sommes tous gréco-latins, écrit directement en français, avait reçu, il y a peu, une médaille de la francophonie. C’est pour la traduction de son ouvrage Le Roman de Xénophon, écrit en grec cette fois, que nous récompensons Michel Grodent. C’est sur la qualité de cette traduction que s’exprime M. Michel Déon : « Elle est rare à la fois par la fidélité à l’esprit de ce roman qui fait revivre la vie et l’œuvre de Xénophon, mais aussi parce qu’elle donne à lire un français très pur qui semble calqué sur le grec démotique de l’auteur. Rarement le passage d’une langue à une autre a été aussi brillamment et savamment réussi. »

- À M. Axel Maugey, dont le parcours est à la fois celui d’un universitaire et d’un écrivain et dont les activités sont partagées entre le Québec et la France. Auteur de très nombreux ouvrages, c’est une trentaine d’entre eux qui sont consacrés à la langue française et à la francophonie.

- À M. l’amiral Laurent Mérer, préfet maritime pour l’Atlantique, pour Alindien. L’amiral Mérer, qui commandait l’escadre française de l’océan Indien en pleine crise internationale, a noté avec talent ses réflexions et ses rencontres, dans un « journal de bord » particulièrement intéressant. Document sur « la vie en mer » mais aussi sur les responsabilités d’un officier de haut rang.

- À Mme Caroline Pigozzi pour Jean-Paul II intime. Connue pour ses portraits et ses interviews, Mme Pigozzi fait preuve d’un professionnalisme exigeant, d’un souci d’exactitude ne sacrifiant jamais la décence au sensationnel. « Ce sont ces qualités, assez rares dans la presse, qui lui ont valu la confiance du pape Jean-Paul II et de l’entourage de ce dernier, souligne M. Maurice Druon. Autorisée à observer la vie quotidienne de ce Souverain Pontife, à le suivre dans certains de ses voyages, et ayant bénéficié de nombreux entretiens avec lui, elle a donné un Jean-Paul II intime qui restera comme une référence précieuse pour l’histoire de ce très grand pape. »

Le Prix du Théâtre a été décerné à M. Michel Vinaver pour l’ensemble de son œuvre.

L’œuvre de Michel Vinaver détonne dans l’histoire du théâtre contemporain. Né de parents originaires de Russie, il est très rapidement attiré par le théâtre, mais il doit aussi gagner sa vie. Président de grandes entreprises, il en tirera l’inspiration. Par dessus bord et À la renverse évoqueront l’entreprise capitaliste américaine. Puis il s’engage dans « le théâtre des idées ». Dans son Iphigénie Hôtel, « derrière des gens ordinaires, des touristes et le personnel d’un hôtel à Mycènes se profilent les figures immenses et cachées du Mythe, nous dit M me Florence Delay qui précise que, pour Michel Vinaver, les petites affaires ne sont pas vulgaires, les grandes affaires ne sont pas nobles, et le théâtre des idées est aussi un « Théâtre du quotidien », une exploration des travaux et des jours, une mise à plat et en abîme de la banalité. En témoignent La Demande d’emploi, Dissident, il va sans dire ou Nina c’est autre chose ». Traducteur, adaptateur des plus grands, passant des affaires à l’enseignement du théâtre, éditant son Théâtre complet, on y retrouvera cette trajectoire si singulière.

Le Prix du jeune théâtre Béatrix Dussane-André Roussin a été décerné à M. Antoine Rault pour sa pièce Le Caïman. Jeune auteur certes, puisque Le Caïman est sa deuxième pièce, mais exigeant et rare. C’est une forme de huis clos qu’il installe : l’affrontement sans merci d’un philosophe marxiste au crépuscule de sa carrière et de son épouse et inspiratrice. « Drame conjugal ? Apothéose tragique d’une longue histoire d’amour ? Intense réflexion sur la religion, le parti communiste, la folie, la famille ? Deux héros directement inspirés par Louis Althusser qui, un soir, dans un accès de démence, tua son épouse. Une pièce à clé donc ? Peut-être » mais, dit Frédéric Vitoux : « Il y a plus ici. Il y a le miracle du théâtre, c’est-à-dire l’autonomie de ses personnages, au-delà de leurs modèles, et d’abord la riche complexité d’une pièce parmi les plus ambitieuses que nous a proposées le théâtre contemporain. »

M. Jacques Audiard a reçu pour l’ensemble de son œuvre cinématographique le Prix du Cinéma René Clair. Jacques Audiard a collaboré à plusieurs films avant de se lancer lui-même en qualité de réalisateur. Il en a signé quatre : Regarde les hommes tomber, Un héros très discret, Sur mes lèvres et De battre mon cœur s’est arrêté. Production rare, il le reconnaît lui-même, mais chaque fois un événement d’une qualité exceptionnelle où le message s’inscrit dans les images de façon subtile et forte, pudique et inoubliable. Ce qu’affirme M. Jean François Deniau en disant de lui que, dès aujourd’hui, « il a une œuvre ».

En décernant la Grande Médaille de la Chanson française à Mme Françoise Hardy, c’est non seulement une carrière d’auteur et d’interprète, c’est toute une vie dédiée à la chanson que l’Académie française a voulu couronner. Mme Françoise Hardy écrit, compose, chante depuis plus de quarante ans, depuis qu’elle s’est produite au « petit conservatoire de la chanson » de Mireille et à la télévision. Le succès mondial de Tous les garçons et les filles, la consécration en « nouvelle idole de la chanson », en 1963, ne lui ont jamais fait perdre son style, son inspiration et son charme personnel qui lui valent durablement d’être admirée et écoutée.

J’en viens maintenant aux prix que l’Académie réserve aux personnalités qui ont contribué à assurer, à travers le monde, le Rayonnement de la Langue et de la Littérature françaises.

Cinq médailles de vermeil ont été attribuées.

- À M. Reginald F. Amonoo, professeur au Department of Modern Languages de l’université du Ghana, puis de l’université du Zimbabwe. Il a été successivement président de la Fédération internationale des langues et littératures modernes, trésorier puis vice-président du Conseil international de la philosophie et des sciences humaines de l’UNESCO. Dans l’Afrique francophone, il a constamment défendu les positions de la langue française. Enfin, il a soutenu en Sorbonne en 1995 une thèse sur Corneille : La Rome de Corneille : mythes et réalités.

- À Mme Pei-wha Chi Lee, qui, taïwanaise, s’inscrivit dans l’un des très rares départements de français des universités de son pays. Licenciée en langue et littérature françaises et en raison de ses mérites, elle obtient une bourse d’études du gouvernement français grâce à laquelle elle obtient un DEA, qu’elle complète par un doctorat à l’université de Tamkang. Professeur de français en son pays, elle prend la tête de l’Association des professeurs de français de Taïwan, et s’efforce dans un environnement anglophone de susciter un intérêt croissant pour notre langue, en organisant un marathon de français pour les étudiants, la journée internationale de la francophonie, le premier congrès Asie-Pacifique de la Fédération internationale des professeurs de français, et surtout elle œuvre pour imposer en seconde langue le français dans les lycées taïwanais. Elle effectue par ailleurs un travail de recherche sur des sujets de linguistique comparée français/chinois.

- À Mme Benedetta Craveri, petite-fille du grand philosophe et critique italien Benedetto Croce et épouse de l’ambassadeur de France Benoît d’Aboville Professeur à l’université Suor Orsola de Naples, Mme Craveri d’Aboville, par son enseignement et ses ouvrages, n’a cessé de défendre et illustrer notre littérature et notre tradition morale. Ambassadrice, elle a contribué par sa grâce et sa haute culture aux succès diplomatiques de son époux.

- À M. Xavier Deniau qui, ancien ministre, maître des requêtes au Conseil d’État, est l’un des fondateurs de la francophonie. Avec le soutien du général de Gaulle et celui de feu notre confrère Léopold Senghor, il lance l’idée dès 1962 d’un rassemblement des pays utilisant la langue française et il ne cessera de défendre le français. Des institutions spécialisées, des « sommets » au niveau le plus élevé, des projets financés en commun font qu’aujourd’hui plus de cinquante pays dans le monde se considèrent en tout ou en partie comme francophones.

- À M. Ronald Tobin, professeur à l’université de Santa Barbara en Californie. Il est l’un des plus ardents et autorisés chefs de file des études françaises aux États-Unis. Les ouvrages qu’il a consacrés à nos auteurs classiques, mais aussi la revue French Review qu’il a dirigée pendant plusieurs décennies, ont entretenu la diffusion du français dans le monde.

Cette proclamation de nos grands prix n’épuise pas notre palmarès. D’autres prix ont été institués par des Fondations qui portent le nom des mécènes qui les ont créées. Afin de ne pas prolonger indûment notre séance, je vous demanderai désormais de réserver vos applaudissements à la fin de la lecture de notre palmarès. Les lauréats pourront alors se lever tous ensemble et recevoir ainsi les hommages qui leur sont dus.

Le Prix Théophile Gautier a été décerné à M. Henri Droguet pour Avis de passage.

Le Prix Heredia revient à M. Jacques Ancet pour Diptyque avec une ombre (il reçoit une médaille de bronze).

Une seconde médaille de bronze pour le même prix a été attribuée à M. Philippe Martial pour Récital.

Le Prix Pascal Fortuny (médaille de bronze) est décerné à M. Jean-François Migaud pour Le Semeur de minuit.

Le Prix François Coppée (médaille de vermeil) a été attribué à M. Yvan Berrebi pour Éloge de l’antichambre.

Le Prix Paul Verlaine (médaille d’argent) revient à Mme Marie-Claire Bancquart pour Avec la mort, quartier d’orange entre les dents.

Le Prix Henri Mondor est décerné à M. Michel Murat pour Le Coup de dés de Mallarmé. Un recommencement de la poésie.

La médaille d’argent du Prix Montyon revient à M. Renaud Girard, pour Pourquoi ils se battent. Voyages à travers les guerres du Moyen-Orient.

La médaille d’argent du Prix La Bruyère revient à M. Louis Van Delft pour Les Spectateurs de la vie. Généalogie du regard moraliste.

La médaille d’argent du Prix Jules Janin a été attribuée à M. Benito Pelegrín pour son édition de Baltasar Gracián, Traités politiques, esthétiques, éthiques.

La médaille d’argent du Prix Émile Faguet a été attribuée à M. John E. Jackson pour Baudelaire sans fin. Essai sur Les Fleurs du mal.

Le Prix Louis Barthou a été décerné à M. Jean-Michel Maulpoix pour Adieux au poème.

La médaille d’argent du Prix Anna de Noailles revient à Mme Béatrice Mousli pour Max Jacob.

Le Prix François Mauriac a été attribué à M. Jérôme Fronty pour Cavale-toi, Barrès.

La médaille d’argent du Prix Georges Dumézil revient à M. Alain Fleischer pour L’Accent. Une langue fantôme.

Le Prix Roland de Jouvenel a été décerné à M. Jean Canavaggio pour Don Quichotte, du livre au mythe.

Le Prix Biguet a été attribué à M. Maxence Caron pour Heidegger. Pensée de l’être et origine de la subjectivité.

Le Prix È ve Delacroix a été décerné à M. Jean-Paul Sermain pour Le Conte de fée du classicisme aux Lumières.

Le Prix Jacques Lacroix a été attribué à M. Bruno Corbara pour Constructions animales.

Le Prix Raymond de Boyer de Sainte-Suzanne a été décerné à M. Jean-Marie Salamito pour Les virtuoses et la multitude. Aspects sociaux de la controverse entre Augustin et les pélagiens.

Le Prix Sivet a été attribué à M. Franck André Jamme pour l’ensemble de son œuvre.

Le Prix Guizot a été décerné à M. Olivier Chaline pour Le Règne de Louis XIV.

Deux médailles d’argent, pour le même prix, ont été attribuées, l’une à Mme Véronique Larcade pour Les Cadets de Gascogne. Une histoire turbulente, l’autre à M. Marc Boyer pour Le Thermalisme dans le grand Sud-Est de la France.

La médaille d’argent du Prix Thiers revient à M. Philippe d’Hugues, pour Les Écrans de la guerre. Le cinéma de 1940 à 1944.

Le Prix Eugène Colas a été attribué à Mme Emmanuelle Loyer pour Paris à New York. Intellectuels et artistes français en exil (1940-1947).

Le Prix Eugène Carrière a été décerné à Mme Catherine Monbeig Goguel pour Dessins toscans XVIIe et XVIIIe siècles (t.II, 1620-1800).

Le Prix Georges Goyau a été attribué à M. Michel Vergé-Franceschi pour Paoli, un Corse des Lumières.

Le Prix Louis Castex récompense M. Grégory Quenet, pour Les Tremblements de terre aux XVII e et XVIIIe siècles.

Le Prix Monseigneur Marcel récompense M. Louis Valcke pour Pic de la Mirandole. Un itinéraire philosophique.

Une médaille d’argent, au titre de ce prix, a également été décernée à M. Guy Lobrichon, pour Héloïse. L’amour et le savoir.

Le Prix Diane Potier-Boès a été attribué à Mme Danielle Jouanna, pour Aspasie de Milet, égérie de Périclès.

La médaille d’argent du Prix du maréchal Foch revient à M. Pierre Jardin, pour Aux racines du mal. 1918, le déni de défaite.

Le Prix François Millepierres a été attribué à M. François Hartog, pour Anciens, Modernes, Sauvages.

Deux médailles d’argent ont été en outre décernées au titre de ce prix, l’une à M. Cyrille Debris pour « Tu, felix Austria, nube. » La dynastie des Habsbourg et sa politique matrimoniale à la fin du Moyen-Âge (XIIIe- XIVe siècles), et l’autre à M. Bruno Dumézil, pour Les Racines chrétiennes de l’Europe. Conversion et liberté dans les royaumes barbares Ve- VIII e siècles).

Dans le cadre des prix de soutien à la création littéraire, le Prix Henri de Régnier a été décerné à Mme Catherine Pinguet.

Le Prix Amic a été attribué à M. Jacques Houbert.

Et enfin le Prix Mottart a été décerné à M. Raphaël Lahlou.