Hommage prononcé lors du décès de M. Bertrand Poirot-Delpech

Le 16 novembre 2006

Yves POULIQUEN

Hommage à M. Bertrand Poirot-Delpech*

 

 

Bertrand Poirot-Delpech n’est plus. Notre confrère, notre ami, celui qui fut en un temps le benjamin de notre compagnie, celui qui siégea vingt années parmi nous, s’est éteint avant-hier au milieu des siens comme il l’avait souhaité, aussi paisiblement qu’on puisse l’espérer. Nous pouvions craindre qu’il en soit ainsi après sa longue absence, celle qui nous priva de lui depuis notre rentrée. Mais nous gardions l’espoir de son retour, nous qui avions été les témoins de son long combat, nous qui avions surpris depuis quelques mois sur ses traits les signes d'une intime détresse. Un espoir vain dont la fin nous bouleverse. Comment imaginer qu’il nous soit ravi à jamais, lui qui portait si beau, à soixante-dix-sept ans, ses grâces de vieux jeune homme, lui dont le regard portait, dans une couleur bleue qu’il aurait empruntée à la mer qu’il aimait tant, à la fois la malice et la gravité, lui dont « les mots ne disaient que ce qu'il pensait » mais avec tant d'humour ou de maligne saveur, lui dont la présence parmi nous exprimait le goût profond de l’orphelin qu’il avait été de « se retrouver tous les jeudis après-midi au milieu de plein de pères », comme il le disait, lui enfin que tant de dons habitaient et dont la présence nous était si chère.

Il ne nous appartient pas de pouvoir en ces instants rappeler tous les aspects de son exceptionnelle carrière. Vous la connaissez mieux que moi-même. Elle s’est accomplie sous vos yeux, sous ceux de ses aînés, et plus précisément sous ceux de ses amis du journal Le Monde auquel il a donné, exemple frappant de sa fidélité, plus de cinquante ans de sa vie. Tout d'abord chroniqueur universitaire, judiciaire, il y assurera, à la suite de Robert Kemp, pendant douze années la critique théâtrale avant de succéder à Pierre-Henri Simon comme feuilletoniste du Monde des livres. Il en exaltera ce goût profond qu’il avait de ce journalisme de culture, cette passion du livre « ce tête à tête avec quarante ouvrages, [qui] en apprend plus sur un homme, disait-il, que toutes les conversations, notamment sur ce qui ne s’avoue qu’à la longue, à la dérobée ». Journaliste à part entière, chroniqueur apprécié, il nous est permis de dire que le journalisme fit aussi de Bertrand Poirot-Delpech l’homme de théâtre le proche de la Comédie-Française, mais surtout l’homme de lettres ; lui qui fut l’auteur de vingt-quatre livres dont le premier, Le Grand Dadais salué par François Mauriac, le fit lauréat du prix Interallié et dont La Folle de Lituanie reçut notre Grand Prix du Roman, et dont chacun garde l’empreinte du monde qu’il savait scruter ou de ce qu’il cultivait intimement à la manière de ce si gracieux J’écris Paludes, qu’il nous offrait encore il y a peu de temps.

Mais s’il est un trait de la personnalité de Bertrand Poirot-Delpech qu’il convient de souligner, c’est celui qui le liait à notre Académie. Il n’a jamais caché que d’y être élu était un vieux rêve d’enfant et qu’elle avait été pour lui une seconde famille. Il y fut d’un attachement exemplaire, un acteur administratif au sein de notre Académie et de l’Institut, un fidèle de la commission du Dictionnaire et, parmi nous, l’un des plus éloquents sous la Coupole. Il y reçut Jacques-Yves Cousteau, Michel Serres, Érik Orsenna et René de Obaldia, et, relisant pour cette triste circonstance quelques extraits de ses discours, j’en goûtais ce matin encore l’intelligence, l’humour, la liberté de ton qui imposaient tant au style que nous lui connaissons et qui avait séduit pendant si longtemps les lecteurs du Monde.

Mais plus encore, les liens qu'il avait avec notre Académie l’aidaient à défendre la langue française, pour laquelle il avait une vraie passion. Son Vivre avec les mots, prononcé à l'occasion du 300 e anniversaire de la première publication du Dictionnaire de notre Académie, vibre des échos entretenus à la commission du Dictionnaire. Dans Le Prêt à parler à l’humour si féroce, nous y retrouvons avec bonheur le pamphlétaire aimé qui stigmatise à souhait l’usage dévoyé de notre langue par ceux qui, hélas ! en ont l’usage le plus écouté. Je ne voudrais pas omettre enfin la célébration du bicentenaire de la naissance de Victor Hugo, dont Bertrand Poirot-Delpech fut l’organisateur brillant que l’on sait, alliant l’admiration qu’il avait du grand homme à l’amour qu’il avait de la langue française, du théâtre et de la mer.

Mes chers confrères, désormais il nous faudra vivre avec ce fauteuil vide, là devant nous, ce mal que l’on ignore avant que d’être de votre compagnie, mais aussi cruel pour les membres de la commission du Dictionnaire, où un autre siège sera vacant, celui où nous retrouvions la silhouette de Bertrand si fidèlement dans le passé, puis avec inquiétude quand au cours de ces derniers moi, il restait parfois vide, sachant la sinistre raison qui l’en écartait.

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* décédé le 14 novembre 2006.