Discours sur la vertu 2004

Le 2 décembre 2004

Angelo RINALDI

Discours sur la vertu

 

 

Messieurs,

Lorsque, par un jeudi de printemps aussi maussade que ce jourd’hui, Mme le Secrétaire perpétuel eut à désigner un volontaire, et qu’elle abaissa sur ma personne son beau regard, je vis le directeur de séance se pencher à son oreille. Et, comme un sourd lisant sur les lèvres de son interlocuteur – un sourd qui, s’il y en avait un par hasard dans l’assistance, trouverait, par exception, cet après-midi, un avantage à son infirmité –, je crus déchiffrer la paraphrase d’une question posée par Hippolyte à Phèdre :

Chère Hélène, si vous le connaissez,
Est-ce donc sa vertu que vous récompensez ?

Certes, il est rebattu ce petit jeu consistant à puiser dans Phèdre un vers pour commentaire de chaque circonstance de la vie, mais comment n’y céderais-je si notre Racine se trouve à cet égard aussi commode qu’un Confucius ?

Si je n’avais pas l’esprit de l’escalier – le mien celui de Chambord – où mes pauvres idées montent et descendent sans se toujours rencontrer –, j’aurais pu rappeler à mon confrère que nous sommes en France, où jamais, que je sache, le fait d’être étranger à un sujet ait empêché d’en parler et de conclure. Le prouvent, à grand renfort de tribunes libres, certains intellectuels que nous tenons pour sensés, en raison de la facilité qu’ils auraient à le devenir. Leurs articles – qui les dispensent de faire œuvre personnelle – admonestent et sermonnent une planète entière, qui ne les entend pas. Peut-être ont-ils raison de cueillir dès maintenant les roses médiatiques de la vie ; mais tandis qu’ils en trient les pétales, M. Bush, adepte de la diplomatie transcendantale, poursuit son chemin au nom d’une vertu – la, sienne ; elle délivre un peuple pour le massacrer ensuite.

Observation qui, il est vrai, ne conclut rien, tout esprit vif pouvant relever que, pareillement, notre illustre confrère de jadis, si féru de la chose hellène, ne réussit jamais à déchiffrer les textes grecs sur lesquelles ses yeux inlassablement se posaient.

La Grèce de Racine n’en est pas moins vraisemblable.

Il ne s’agirait que d’un individu dans sa marche vers une perfection, qu’en ce qui me concerne j’ai tout lieu de craindre arrêtée, ce discours aurait à coup sûr la brièveté conforme à votre attente. Il me serait déjà possible d’en terminer, pour votre aise. Mais on a beau faire, et les mœurs être ce qu’elles sont, il est impossible que, dans notre esprit, ne fût-ce qu’une seconde, Vertu – mot chancelant de solitude, terme vacillant sous les coups de la dérision – ne soit rapporté d’abord aux affaires de la sensualité, dont Phèdre subit l’ultime bouffée de chaleur. Vieille erreur, où se mélangent à parts égales sexualité et religion.

Nous en avons un écho en nous glissant, par la pensée, dans le lit commun à Monsieur, frère de Louis XIV, et à Madame, son épouse, dite la Palatine, princesse très en avance sur son époque et son milieu par son absence de préjugés, qui attend encore, pour ses éblouissantes lettres, les honneurs des manuels de littérature. Dans son demi-sommeil, que perçoit cette nuit-là notre Allemande, devenue, sans l’avoir cherché, un grand écrivain français, bien qu’à jamais nostalgique des bords du Neckar, où, plus tard, Victor Hugo renouvellera ses promenades par la beauté de ses encres de seiche et de Chine ? Entre ces draps d’Altesses, où la presse du cœur fourre déjà son nez par l’intermédiaire de la Gazette de Hollande s’est répandu un tintinnabulement de médailles et de chapelets. Et ce qu’elle devine lui fait s’exclamer : « Monsieur, quelle étrange idée de promener des images de la Vierge aux endroits du corps qui servent à retirer la virginité » – « Taisez-vous, sotte, et n’en parlez à personne », lui est-il commandé. Cela n’allait du reste guère à Monsieur de prêcher la discrétion, puisque, selon Saint-Simon (lorsque lui-même se taisait), l’Orléans parlait encore autant que trois femmes – des femmes de ce temps-là, évidemment. La vérité est que Monsieur devait recourir à des miracles pour assurer sa postérité. La raison d’État seulement l’avait uni à Charlotte, alors qu’à la noce, son choix entre les demoiselles d’honneur d’un côté et les garçons de l’autre était couru d’avance.

Comme une musulmane du Proche-Orient (mais cette violence s’observe également dans les banlieues d’une République en train de perdre la laïcité en route), Charlotte avait été mariée de force. C’était alors vertu que d’obéir à ses parents.

Vertu dérive d’un mot hébreu qui signifie « branche » ou « bout de bois », branche et bout de bois que l’on enfonce dans la terre pour symboliser la pierre où sont gravés les Dix Commandements.

Profitons-en, et de l’approche de Noël, qui, toujours en hébreu, veut dire « ce qui vient clore », pour remercier Israël de son apport à la richesse de notre lexique : il contient une vingtaine de milliers de mots qui sont d’origine hébraïque, dont il suffit d’enlever les préfixes et de jouer sur les voyelles qui restent pour retrouver le mot qui fut dans la bouche des prophètes.

Je profite aussi de cette parenthèse pour indiquer à quoi tient à mon sens la supériorité de notre langue, étant assuré que nous sommes entre amis et que cela ne sortira pas de cette salle, car, dehors, la moitié d’un pays en voie d’anglicisation se moquerait de nous. Le français est une langue romantique par sa sonorité même. La sonorité, à savoir le corps et le destin des vocables français, cette sonorité n’est jamais brusquement et nettement tronquée, comme c’est le cas, par exemple, quand on prononce les vocables italiens ; la sonorité finale du mot français se prolonge telle une sorte de guitare, elle se prolonge si le mot s’achève par une voyelle, elle s’étend d’avantage encore s’il se termine par une consonne (poison, espoir), et que dire de l’écho si le vocable s’achève par un e muet (espérance, inexorable nous venant en mémoire)... Telle manière de se prolonger sans cesse et de se perdre dans l’infini est la marque musicale de ce qu’a de romantique la langue française, en quoi réside sa primauté. Mais vous n’ébruiterez pas la chose. Vous m’avez promis le secret. Merci.

Nous sommes-nous éloignés du sujet ? Pas tant que cela. Avant la parenthèse, à propos de vertu, nous avons écarté des accessoires qui sont désormais en vente dans les boutiques d’érotisme, vers lesquelles les ménagères de moins de cinquante ans – mais pourquoi une limite d’âge à toute consommation ? – n’ont plus honte de pousser leur chariot. Nous les en retirons sans avoir remarqué que la gaillardise, le sarcasme et les équivoques que pareil thème inspire d’abord, traduisent la persistance d’un malaise. Ces gaillardises, sarcasmes et équivoques ne semblent-ils pas exorciser une peur qui tient peut-être à l’espèce elle-même, parce que nous n’aurons jamais un corps tranquille ?

Et la licence qui s’étale autour de nous, dans chaque domaine d’expression, ne serait-elle pas, au fond, la forme de l’immaturité d’une époque qui fait de l’adolescente et de l’adolescent son idéal, et singe le langage des cours de récréation ? Loin d’être un progrès en naturel, ne serait-elle pas au contraire une régression, le resurgissement en nous du bébé pervers polymorphe qui bredouille avec Apollinaire : « Comme un poupon chéri, mon sexe est innocent. »

Mais la vertu ? direz-vous. Elle est ailleurs. Elle est édictée par la loi sociale, qui varie selon les siècles. Et c’est la loi du plus fort. Elle ne se confond pas avec cette créature d’allure androgyne qui, depuis l’Antiquité, batifole dans les eaux glacées des traités de morale, à l’instar du monstre du Loch Ness en son lac d’Écosse où, sur les rives, la foule des touristes le guette en vain, alors que des témoins dignes de foi – mais toujours seuls quand il apparaît, en ont compté jusqu’aux écailles.

Si une confidence supplémentaire m’était permise, je m’y risquerais. En cancre à blason habitué à lire par-dessus l’épaule la copie des plus forts de la classe, j’ai tenté de me reporter à la collection des discours récemment inspirés par ce problème, dont le baron de Montyon nous impose chaque année l’examen, comme si, dans sa sagesse ou son scepticisme, il en eût prévu la plasticité. Telle consultation me communiqua vite le sentiment de panique s’emparant du provincial qui, à six heures du soir, espère l’arrivée de la rame sur le quai du métro. Il n’a pas l’habitude de jouer des coudes. Aussitôt, le flot des voyageurs, qui vont droit leur chemin comme des fourmis rouges dévorant l’obstacle sur leur passage, l’emporte, et tous qui le bousculent, indifférents à sa misérable demande d’un simple renseignement. Aristote me marchait sur les pieds ; Montesquieu en faisait de même ; La Bruyère était aussi distrait que son Ménalque ; sous son bonnet d’Arménien, Rousseau courait de ce pas poster sa réponse à un concours lancé par une académie de Corse, à laquelle je ne brûle pas d’appartenir, qui avait posé cette question : « Quelle est la principale vertu du héros ? » ; Machiavel m’écartait par un « via ragazzo » qui me rajeunissait démagogiquement ; ployant sous le poids de la Somme théologique, en dépit du soutien de deux anges sous contrat indéterminé par essence, saint Thomas d’Aquin se refusait à une expérience de radio-trottoir ; de Nietzsche, je recevais une bourrade ; il n’était pas jusqu’au doux saint François de Sales, auteur d’un Traité de l’amour de Dieu où la charité est placée au sommet de toutes les qualités, qui ne me fît comprendre que j’importunais. Bref, je reconnus le génie à ses mauvaises manières. Et l’incommunicabilité du savoir me réduisit au pragmatisme du paysan qui, à la tombée du jour, privé de télescope, ne distingue qu’une étoile au-dessus de sa tête, et la nomme.

La vertu que j’ai dans l’œil me paraît être tout simplement le respect de la loi du moment, la loi d’une société donnée, qui a changé, change et changera, mais où ce sont toujours les vainqueurs qui écrivent l’Histoire. Les Gaulois – nos ancêtres de prédilection – en ont su quelque chose, et aussi les millions d’Indiens qui, en Amérique du Sud, disparurent avec leur civilisation à l’arrivée des colonisateurs et dont les théologiens doutèrent longtemps qu’ils eussent une âme. Il fallut un bref du pape pour trancher.

Et si, partant toujours du même point fixe qui est la loi du moment que nous traversons, nous considérons ces variations, nous nous trouvons comme à l’intérieur de ces monuments de l’art baroque où l’on ne parcourt pas dix mètres sans qu’un évènement esthétique ne bouleverse la perspective. L’architecte de l’Univers nous a lui-même habitués à ces changements d’optique, d’après ce que je sais, et qui n’est pas beaucoup, on s’en doute bien.

Il est désigné par le tétragramme Yaweh, signifiant « Peu importe qui je suis ». Au chapitre VII de la Genèse, verset 21, Dieu, après le Déluge, s’engage à ne plus châtier les hommes pour leurs imperfections, admettant, dans son œuvre, dirait-on, les bavures d’un débutant. Dans le verset 51, chapitre 32 du Deutéronome, il charge Moïse de ramener son peuple d’Égypte en Eretz Israël. Puis il se ravise au motif que Moïse ne l’a pas assez loué à son gré, alors que Moïse s’y est employé au-delà de toute mesure. Aussi peut-on, comprendre que devant les volte-face du Très-Haut, Freud affirme qu’« il y aurait un indubitable avantage à laisser Dieu tout à fait hors du jeu et à admettre honnêtement l’origine purement humaine de tous les dispositifs et prescriptions culturels ».

Et les autorités édictent des lois qui les arrangent, leur permettent de jouir du pouvoir.

En 1940, elles sont à Vichy. À Londres, le général de Gaulle n’a que sa voix, moins heureux en l’espèce que Jeanne d’Arc, celle-ci en ayant eu trois.

Pêle-mêle, aujourd’hui, la loi, c’est la Pax americana imposant la démocratie – la sienne – à coups de bombes en Irak. Toute doctrine tendant à étouffer l’humain, par une perte naturelle, et à se rigidifier, c’est la psychanalyse maniée par certains, qui à son tour établit son ordre moral, oublieuse de l’enseignement de son fondateur. La psychanalyse qui, selon Borges, n’aurait dû être qu’une forme provisoire de psychologie, la psychanalyse aujourd’hui régnante mais concurrencée par les sciences cognitives et la neurobiologie. Mes sentiments ne sont peut-être que des flirts de neurone. Si je vous aime Mesdames – moi, c’est peut-être la faute d’un court-circuit.

Les souvenirs du Goulag sont trop frais encore pour qu’il soit inutile de rappeler où aboutit une autre illusion messianique. La loi, à présent, c’est un humanitarisme apte à obtenir la reconnaissance et la gratitude d’autrui. Il tendrait à nous persuader que l’époque ruisselle de bonté, mais nous n’avons pas oublié, sous ce rapport, que les larmes dont Rousseau imprégna un siècle comme on mouille un linge, conduisirent à un usage sans modération de la machine mise au point par le docteur Guillotin.

Des religieuses gravirent les marches de l’échafaud au chant du Veni Creator, convaincues que les portes du Ciel cèdent à un coup de tête. Si dignes d’admiration qu’elles soient, elles relèvent de la loi précédente, qui envoyait au bûcher Giordano Bruno.

Aujourd’hui, au Marché aux fleurs de Rome, la statue de l’auteur supplicié du Banquet des cendres, au-dessus de laquelle les pigeons ne se gênent en rien, nous fait songer, avec l’impunité des columbidés, au changement des attitudes à l’égard des bêtes et des oiseaux. Leurs dépouilles et leurs plumages nous paraient il y a peu encore ; nous sommes devenus soucieux de leur protection, du haut en bas de l’échelle sociale. Même la classe ouvrière, pourtant assez peu intéressée dans son habillement par l’emploi de la fourrure, s’émeut du massacre des visons. Ne serait-ce pas le seul changement que l’on espère définitif, surtout s’il aboutissait à la suppression de la corrida, que défendent encore les dernières arènes, où d’ailleurs furent dévorés des martyrs chrétiens, au nom de précédentes habitudes culturelles ?

Les habitudes, en quoi consistent-elles à la cour de Versailles, où ce ne sont que fanfreluches, rubans, pierreries et dentelles, tandis que résonnent les musiques de Lully et que les chars fleuris tournent autour du bassin de Neptune ? « Si l’on voulait détester tous ceux qui aiment les hommes, on ne pourrait ici en aimer que bien peu », note dans sa correspondance la princesse Palatine qui, en décrivant ce qu’elle voit autour d’elle, accorde à son pays d’adoption l’antériorité dans l’invention de la Gay Pride : elle ne fut pas créée en Amérique.

Mais attendez un, peu que Mme de Maintenon arrive au gouvernement... Sous ses coiffes de prude. En repentie du très gai et libertin Marais de son premier mari, le poète Scarron.

Eternel mouvement de balancier que le pouvoir accélère ou ralentit à son gré.

Par bonheur, il demeure sans prise sur l’Académie française, qui mériterait la devise de la maison d’Orange : « Je maintiendrai ». Une devise en français, dans une Europe où, dès que l’on savait écrire, on s’exprimait dans notre langue, au lieu d’en limiter, et même d’en proscrire, l’usage dans les règlements et conférences, comme on le constate à Bruxelles, qui forge en politique les instruments de la nouvelle vertu.

Dans l’idiome local, les marchands de fleurs à Rome conservent, au XXIe siècle encore, un adage datant du règne des derniers Césars : « Ne te plains pas de Néron, conseille-t-il, son successeur pourrait être pire. » Par leur scepticisme, ils s’apparentent au paysan que nous évoquions tout à l’heure, qui ne voit que ce qu’il voit, et se limite à un constat. Pour lui, la loi indique exactement ce qu’il convient de contourner dans l’intérêt d’un bonheur personnel qui, a besoin d’être inventé chaque jour. Comme le prisonnier d’un camp entouré de fils de fer barbelé et électrifiés, il sait que la sagesse est d’éviter le contact direct, qui, foudroie. Survivre, tel est son impératif.

Depuis quelques minutes, Mesdames et Messieurs, n’est-ce pas aussi le vôtre, puisque vous vous êtes pliés à une loi du Quai de Conti, si gracieusement, mais si imprudemment ? Nous disions en commençant qu’il y a un vers de Phèdre pour illustrer toute situation. Vous me laissez redouter que la mienne, par un discours, n’ait fait monter à vos lèvres : « Ah ! Que je ne suis assis à l’ombre des forêts... »