Discours de réception, et réponse de M. René Rémond

Le 6 juin 2002

Pierre NORA

Réception de M. Pierre Nora

 

 

M. Pierre Nora, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Michel Droit, y est venu prendre séance le jeudi 6 juin 2002, et a prononcé le discours suivant :

     

    Messieurs,

     Prendre la parole en ce jour, en ce lieu, Mesdames et Messieurs de l’Académie, c’est pour un historien, et qui plus est, un historien de la France et de sa mémoire nationale, se sentir écrasé par le poids des ombres de ceux qui l’ont ici précédé, depuis les plus familières jusques aux plus illustres.

     Tout près, je sens la présence tutélaire de mon ami le plus cher, François Furet, que sa mort brutale, trois mois après que vous l’aviez fait vôtre, a privé de connaître l’émotion et d’exprimer la reconnaissance qui m’étreignent en cet instant. Je n’en suis que plus sensible au fait que ce soit son successeur au premier fauteuil qui me reçoive parmi vous. Un historien, lui aussi, à qui je dois ce que je sais, à qui je sais ce que je dois.

     Il y a, entre l’histoire, la France et votre Compagnie un lien d’intimité et de continuité essentielles. L’Académie n’est-elle pas la plus haute incarnation de la France et de son histoire, de toutes ses histoires, la seule des institutions survivantes de la monarchie, comme une relique, comme une archive ? N’avait-elle donc pas vocation à accueillir en son sein, à chacun des renouvellements majeurs de l’identité nationale — monarchique, révolutionnaire, républicaine, démocratique —, quelques-uns de ceux qui ont le mieux su ajuster le regard des Français de leur temps sur la France de toujours ?

     Elle l’a fait, depuis François Eudes de Mézeray, contemporain de la fondation de la Compagnie, jusqu’à Georges Duby, qui vous a récemment quittés.

     Voici donc, à l’époque où la coupure de la Révolution risquait d’amputer la France de dix siècles de son histoire, les deux hommes qui lui ont rendu les moyens documentaires d’étudier ces siècles et les moyens intellectuels de les comprendre — Guizot et Tocqueville. Le premier, par la création, au sein même de l’Institut, des institutions de mémoire aussi importantes que la Société de l’histoire de France et le Comité des travaux historiques et scientifiques, qui vivent encore. Le second, dont L’Ancien Régime et la Révolution, en démontrant qu’il y avait une histoire politique de longue durée, a recousu la robe déchirée de l’histoire de la France.

     Et puis, il y a juste un siècle, à l’époque où l’histoire et son enseignement scolaire étaient devenus les instruments principaux de la formation de la conscience nationale, voici Lavisse, instituteur public et maréchal de l’Université républicaine, l’auteur à la fois du «petit Lavisse » de nos ancêtres les Gaulois et du « grand Lavisse » en vingt-sept volumes qui a joué dans mon propre travail un rôle stratégique et déterminant.

     Toutes ces grandes œuvres nous l’apprennent : on n’est pas historien de la France innocemment. Le devenir, c’est répondre avec les moyens intellectuels du bord, en fonction de l’état des lieux et selon les besoins de l’époque, à une exigence intérieure et à une expérience intime, charnelle, souvent douloureuse et toujours passionnelle. Je ne connais pas d’histoire de France digne de ce nom qui ne s’achève ou commence par une déclaration d’amour. Depuis celle, déchirante, de Michelet — « et mon plus grand chagrin, c’est qu’il faut te quitter ici » —, jusqu’à celle de Braudel au début de L’Identité de la France : « J’aime la France avec la même passion, exigeante et compliquée, que Jules Michelet. »

     Celle de ma génération d’historiens aura été plus compliquée encore, moins affirmative et nourrie de plus lancinantes interrogations. Pour qu’elle trouve à s’exprimer dans une œuvre — puisque c’est l’histoire, chacun le sait, qui fait l’historien bien plus que l’inverse —, il aura fallu que se mette en place un modèle de France très différent du moule traditionnel, une conscience de soi plus sociale que politique, plus mémorielle qu’historique, plus patrimoniale que nationale. C’était à la fin des années soixante-dix. J’avais déjà près de cinquante ans. Et j’aurais pu dire à Clio, comme Renan à Minerve et à ses mystères dans sa Prière sur l’Acropole : « Je suis venu bien tard au seuil de tes portiques. »

     Une « certaine idée de la France », c’est bien aussi, à sa manière propre, celle d’un journaliste et d’un écrivain engagé, ce qui a donné son souffle et son âme au combat de l’homme dont il me revient maintenant d’évoquer devant vous la mémoire.

     Mesdames et Messieurs de l’Académie, le nom de Michel Droit est à jamais attaché à celui du général de Gaulle, pour avoir été le journaliste, le seul, avec lequel le grand homme a accepté de s’entretenir publiquement à un moment particulièrement dramatique de sa destinée : entre les deux tours des élections présidentielles de 1965.

     C’est la première élection du Président de la République au suffrage universel, décidée trois ans plus tôt par le Général lui-même. Et — ô stupeur, crime de lèse-majesté —, son rival, François Mitterrand, qui s’était audacieusement porté candidat unique de la gauche, a mis le Commandeur en ballottage. Quelque chose de son infaillibilité a été atteint. Le Général s’avoue blessé, mais il est décidé à se battre et à utiliser cette fois son temps de parole. Il a compris qu’une élection n’était pas un référendum. Son entourage lui conseille de descendre de son Olympe et de personnaliser son propos. « Quoi, vous voulez que je me montre aux Français en pyjama ? » — « Faites-vous interviewer » conseille Maurice Schumann, qui avait certainement en tête, sans le dire, l’expérience qui avait si bien réussi à John Kennedy, cinq ans auparavant. Un nom vient aux lèvres d’Alain Peyrefitte, celui de Michel Droit. Le Général ne le connaît guère, mais il sait que c’est un fidèle.

     Rendez-vous est donc pris avec le directeur du Figaro littéraire, qui a souvent raconté, avec force détails, l’extraordinaire aventure. Une première rencontre a lieu le vendredi 10 décembre où, dans un de ces longs monologues dont il a l’habitude, le Général propose trois thèmes : la France et le monde, les Français et leurs problèmes, la République et les institutions. Mais il annonce dans le même temps sa ferme intention de n’intervenir qu’une fois et de mélanger les trois thèmes pour en faire, dit-il, « un ragoût ». Le contact est bon, et Michel Droit, en bon professionnel, n’a plus qu’une idée en tête : amener le Général à trois entretiens successifs sur chacun des thèmes.

     On se retrouve le lendemain pour un essai, qui se passe bien. Le Général prévient que, s’il se décide, il ne veut pas savoir ce qu’on va lui demander. De son côté, Michel Droit lui fait valoir que, plus les questions de l’intervieweur seront « directes, voire embarrassantes », plus l’interviewé sera « convaincant ». Et il en profite pour avancer que deux émissions seraient indispensables pour traiter l’essentiel. On verra Sur quoi le Général s’engage à nouveau dans les confidences, envisage sa défaite, pronostique l’inévitable décadence du pays, joue son rôle bien connu du « vieil homme et la France ».

     Le dimanche, Michel Droit peaufine son questionnaire. Le lundi 13 décembre — l’enregistrement étant prévu à onze heures —, il reçoit à neuf heures un appel du directeur de cabinet : « Venez tout de suite Le Général ne veut plus entendre parler de rien. » Quand il arrive à l’Élysée, tout s’est arrangé. Le salon Murat est transformé en studio. Avant de descendre, le Général précise bien qu’il veut dialoguer dans les conditions du direct et, pour tromper l’attente, se lance dans de grandes évocations de l’avant-guerre, vitupère l’impréparation des états-majors, refait l’histoire de la France depuis 1870, parle de Clemenceau, de Pétain, de l’O.A.S. Un ton de liberté s’établit, si étonnant que Michel Droit « a peu à peu l’impression de pouvoir aborder n’importe quel sujet ». Les techniciens sont enfin prêts, et l’on s’installe devant les caméras, chacun sur son fauteuil Louis XV.

     Michel Droit attaque d’emblée. Il oppose l’ « idée de la France » que se fait l’auteur des Mémoires de guerre et celle qu’il paraît se faire des Français, moins brillante, et qui ne leur fait pas plaisir. Le Général se lance, se prend au jeu des répliques ; il s’anime, s’amuse, se libère, agite ses grands bras, se tape les cuisses, déploie tous ses effets de voix, stupéfiant de verve, de drôlerie, d’inattendu. On lui reproche de ne pas s’intéresser à l’intendance ? Il passe du budget des agriculteurs en difficulté au panier de la ménagère, jongle avec les kilomètres d’autoroutes et le nombre des téléphones, intarissable sur les catégories de logements et l’augmentation du nombre des professeurs. Quand, à la vingt-huitième minute, Michel Droit lui souffle qu’il n’a plus que deux minutes et lui propose de parler, la prochaine fois, de la France et du monde, sans faire allusion aux institutions. « Cher Michel Droit, dit-il, très volontiers, c’est entendu. » Et, caméra coupée, il lui lance, beau joueur et l’œil malin : « Alors, si je comprends bien, nous sommes partis pour trois ! » Bravo, l’artiste !

     On enchaîne aussitôt sur la seconde partie, consacrée à la politique étrangère, et destinée à être diffusée le lendemain soir. C’est là que le Général se déchaîne à propos de l’Europe : « Bien entendu, on peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant : " L’Europe ! L’Europe ! L’Europe ! " » — et de bondir lui-même comme un éléphant qui s’amuserait à faire le cabri.

     On se sépare pour le déjeuner. Quand le Général revient, l’après-midi, Michel Droit le trouve encore plus pétulant et détendu que le matin, lâchant en exclamation : « Ce n’est pas la gauche, la France ! Ce n’est pas la droite, la France ! », et confessant, au terme de cet ultime tête-à-tête : « D’ailleurs, si je suis élu dimanche, je ne resterai pas très longtemps. Mais quoi qu’il arrive, j’aurai rempli mon destin. »

     Voilà. C’est fini. Et c’est gagné. « Une fois lancé, confie le Général avant de remonter dans ses appartements, je continuerais bien à jaspiner comme ça pendant des heures. »

     Ce jour-là, l’incroyable performance a changé le personnage. Il s’imposait jusqu’ici par l’éloignement, maintenant par la proximité. Ce sont sans doute les deux figures types du chef d’État : celui qui règne par la distance et la supériorité, celui dont le charisme repose sur l’identification possible avec ses électeurs. De Gaulle était jusque-là l’incarnation du premier type, il s’est révélé le champion du second. Et le truchement de cette métamorphose, ç’aura été Michel Droit.

     Ces élections ont eu, dans notre vie collective et notre histoire nationale, une importance capitale. Elles n’ont pas seulement, ce qui serait déjà énorme, transformé du tout au tout le fonctionnement de nos institutions républicaines — pour le meilleur et pour le pire, nous le savons aujourd’hui —, et contribué à rétablir le lien perdu entre les citoyens et le premier d’entre eux. Elles ont représenté un tournant de beaucoup plus grande ampleur : rien de moins que la naissance de l’opinion au sens que nous lui donnons aujourd’hui.

     C’est à cette occasion, en effet, qu’ont fait leur percée les sondages auxquels la culture politique française traditionnelle avait été jusqu’alors réticente. La France les adopte brusquement, pour en faire l’usage ravageur que l’on sait.

     L’époque voit aussi, et surtout, la montée en flèche du nombre des récepteurs de télévision, qui, d’à peine un million cinq ans plus tôt, franchissent, avec plus de six millions de postes, la barre des cinquante pour cent de foyers desservis.

     Le sort de la campagne s’est joué, pour la première fois, sur les étranges lucarnes, comme on disait alors. C’est la légitimité politique de la télévision qui s’est soudain imposée, pour toujours, contre les partis. Mieux encore : ces élections marquent l’avènement du règne médiatique. Et au centre du phénomène s’est trouvé Michel Droit.

     A ce rendez-vous avec l’Histoire, Michel Droit était particulièrement préparé. Il l’était par son héritage familial, il l’était par son engagement dans la guerre, il l’était par sa notoriété journalistique et littéraire.

     Son enfance et sa jeunesse, Michel Droit les avait vécues dans une atmosphère de patriotisme exalté, sans complexe, exigeant, aussi granitique que sa foi catholique. Il est né en 1923 à Vincennes, encore à l’époque ville de garnison, en face du château demeuré le symbole de nos gloires nationales. Son père, Jean Droit, peintre et illustrateur de talent, principalement des scènes militaires de la guerre de 1914, était revenu du front capitaine, trois fois blessé, couvert de citations et de décorations. Sa mère, musicienne, s’était faite elle-même infirmière dès le début des hostilités. La fête de l’année, dans la famille, était le 11 Novembre. Un des plus grands souvenirs d’enfance est, à huit ans, l’Exposition coloniale de 1931. Les défilés d’anciens combattants auront toute sa tendresse. Son père s’était enrôlé, dès 1932, dans les Croix de Feu du colonel de La Rocque.

     Cet héritage, Michel Droit, à l’adolescence, aurait pu, comme beaucoup de jeunes gens, le récuser ; il en a, au contraire, entretenu la flamme avec une piété de tous les jours. Héritage double, d’ailleurs, et plus complexe qu’il n’y paraît : celui d’une France traditionaliste et chrétienne, respectueuse des valeurs classiques et des formes conventionnelles, mais mâtiné d’une tendance bohème à la vie d’artiste qui lui rendra en définitive l’adaptation facile aux situations les plus inattendues. Son père lui a tout appris, pendant les heures passées au pied de son chevalet ou au cours des promenades dans les bois de l’Isle-Adam. « On n’entend jamais plus, dira-t-il, ce qu’on n’a pas entendu de son père. » Il se verra toujours comme un inaccessible adulte et un impossible jeune homme. Cette enfance de Fils unique — c’est le titre de ses souvenirs — restera toujours son autel intérieur.

     Il n’a pas dix-sept ans quand, après l’école Massillon et le lycée Voltaire, la défaite de 1940 et l’effondrement de la France l’atteignent au plus profond. Grandi à l’ombre de la guerre, il avait vécu dans l’attente d’une autre, non pour la subir, mais pour s’y battre. Le voilà donc, un certain 18 juin 1940, sur la jetée de Saint-Quay-Portrieux, le port de vacances où sa mère et lui se sont repliés pour l’année. Il est décidé à s’embarquer pour l’Angleterre avec deux camarades. Il entend le bruit du moteur qu’il croit être celui du bateau de pêche venu les prendre. Hélas, c’est celui des motards allemands en avant-garde sur le port !

     Il faut renoncer, mais la résistance à l’occupant se fera chez lui d’un mouvement naturel. Il est de la première manifestation des étudiants à l’Arc de Triomphe, le 11 novembre 1940. À « Sciences-Po », il entre en rapport, par son camarade de boxe, Raymond Marcillac, avec Jean Guignebert, dit « Marc », autrefois directeur des services d’information de la radio nationale, chargé par de Gaulle de constituer les équipes qui se mettront en place à la libération du territoire. Le jeune Michel Droit s’entraîne à des missions clandestines, couvre, à bicyclette et le micro à la main, l’insurrection de Paris et, dans la joie et les larmes, il est celui qui fait vivre à la France, à travers sa voix de jeune homme, la grandiose descente des Champs-Élysées du 26 août 1944. De cette journée, il conservait une grande photo où de Gaulle avait écrit : « À Michel Droit, en souvenir du seul jour qui en valût vraiment la peine. »

     L’épopée ne s’arrête pas là. Michel Droit s’engage en septembre dans la Ire armée de de Lattre, à l’état-major de qui son père avait servi en 1939-1940, son premier grand homme et son futur témoin de mariage. Il est un des plus jeunes correspondants de guerre pendant la fulgurante campagne Rhin et Danube, pour finir frappé de deux balles, une au coude, l’autre près du foie, en avril 1945, près d’Ulm, à quinze jours de la capitulation du IIIe Reich et à trente kilomètres du lieu où, cent quarante ans plus tôt, son trisaïeul, Arnould Droit, soldat de la Grande Armée, dont il portait en second le prénom, avait été, lui aussi, grièvement blessé, à l’attaque du pont d’Elchingen. Trois mois d’hôpital et la médaille militaire. Il a vingt-deux ans.

     Pareil départ dans la vie explique bien des attitudes et des réactions ultérieures. Michel Droit sera toute sa vie un de ces hommes qui détestent la guerre sans la trouver tout à fait détestable ! Elle exercera toujours sur lui une mystérieuse attraction. Elle a représenté, très jeune, une expérience totale, physique et morale. Il y a probablement une frontière infranchissable entre ceux qui ont connu cette expérience et le reste de l’humanité. D’où son décalage de sensibilité avec les générations suivantes de Français, celle de 1968 en particulier, la première en France à n’avoir jamais connu la guerre, et à ne se rappeler que des défaites. » Parmi les hommes, comme dit Teilhard de Chardin dans un texte inattendu de 1917, celui qui est passé par le feu est une autre espèce d’homme []. Ces heures plus qu’humaines imprègnent la vie d’un parfum tenace, définitif, d’exaltation et d’initiation. « Ce parfum d’absolu a imprégné la vie de Michel Droit. De la guerre, il a aimé les valeurs de courage, de fraternité et d’aventure. Il en a recherché la saveur dans les safaris africains comme dans son métier de reporter. C’était un guerrier.

     Journaliste, Michel Droit l’a été pleinement et dans tous les registres, presse, radio, télévision, documentaires cinématographiques. Il en a labouré tous les domaines : actualités, politique, faits divers, littérature. Il en a gravi tous les échelons, du fantassin au colonel.

     Sa carrière avait commencé au Monde, où il avait été attiré par un de ses parents, André Chênebenoit, dès 1946, et où il avait créé, de 1950 à 1956, la première critique de télévision. Passé alors, un peu malgré lui, de l’autre côté du petit écran, il avait fait partie de l’équipe pionnière du journal télévisé et produit lui-même des émissions jusqu’en 1962. L’année précédente, il avait été nommé rédacteur en chef du Figaro littéraire, où il restera dix ans.

     Mais l’aventure journalistique, la vraie, c’est dans le grand reportage qu’il l’avait vécue. « L’avais-je assez attendu, dira-t-il, ce temps d’évasion à la recherche d’autres pays et d’autres peuples que le nôtre ? » Il avait sauté à pieds joints sur toutes les occasions qui s’étaient offertes de découvrir le monde : une virée de quarante mille kilomètres aux États-Unis en 1951, avec Serge Groussard ; un périple en Amérique du Sud en 1955, à la recherche des entreprises industrielles françaises ; Alger, bien sûr, dès 1956 ; l’Extrême-Orient, enfin, en 1957, sur les pas de son cher Joseph Kessel, le grand Jef, qui a joué un si grand rôle dans sa vie et son imaginaire, son modèle, auquel il finira par succéder à l’Académie française en 1980. Comme lui combattant, comme lui coureur de bouts du monde et d’exceptionnel, comme lui amoureux des nuits de Hong Kong et de Macao, et, pourquoi pas, de Montmartre.

     C’est en journaliste que Michel Droit était entré en littérature. De chacun de ses reportages, il avait tiré un livre, Jours et nuits d’Amérique, Visas pour l’Amérique du Sud, J’ai vu vivre le Japon, Panoramas mexicains. Il écrivait déjà comme il écrira toute sa vie, pour que ne soient pas tues les choses vues et vécues. Du journaliste, il a le récit net, exact, entraînant, l’écriture sans graisse ni bavure, un style qui vise plus à la rigueur qu’à l’éclat, plus au naturel qu’à la recherche et l’invention. En 1965, il a déjà trois romans à son actif. Plus rien au monde (1954), prix Max Barthou de l’Académie française, qu’il republiera dix ans plus tard sous le titre L’Écorché, est le récit plus ou moins autobiographique des états d’âme d’un jeune homme de famille, au sortir de la guerre, qui rate à la fois sa carrière de journaliste et sa carrière sentimentale. Pueblo s’inspire de l’amour inabouti qu’il avait éprouvé pour une jeune Indienne passée par Berkeley et devenue physicienne au centre atomique de Los Alamos, mais qui, après Hiroshima et Nagasaki, était retournée se faire potière dans son village natal. Quant au Retour, il raconte, au lendemain de la guerre d’Algérie, les difficultés d’adaptation d’un jeune avocat pied-noir au barreau de Paris. L’ouvrage venait de recevoir le Grand Prix du roman de l’Académie française quand le général de Gaulle avait fait appel à son auteur.

     Ces entretiens ont donc fait la gloire de Michel Droit, mais n’ont-ils pas fait surtout son malheur ? Du jour au lendemain, il est devenu une célébrité nationale, et même internationale. Mais il est devenu aussi, du même coup, la cible choisie de l’antigaullisme, de tous les antigaullismes. Celui de gauche, largement répandu dans la presse. Celui de droite, profondément ancré dans l’opinion. Notre hebdomadaire satirique national, amateur de tête de Turc et de bouc émissaire, en a fait sa bête noire préférée. Son nom, qui convenait si bien à son caractère, est devenu l’objet de tous les mauvais jeux de mots. Sans compter les jalousies dans son propre camp.

     Michel Droit a fait aussi les frais de la politique gaulliste en matière d’information télévisée, qui ne brillait pas par son libéralisme. On en a oublié la rigueur. Estimant toute la presse écrite hostile à sa personne, de Gaulle n’était pas prêt à abandonner une once de l’autorité qu’il détenait sur la télévision. « Je ne veux pas brader la télévision, qui est à moi. » Rédacteur en chef de l’actualité télévisée depuis 1961, Michel Droit allait en payer le prix aux yeux de l’opinion.

     Trois ans avant ces fameux entretiens, en juillet 1962, il avait eu lui-même l’occasion de subir les remontrances du Général pour avoir laissé un journaliste américain, David Schoenbrunn, s’exprimer librement sur de Gaulle. Alain Peyrefitte, alors ministre de l’Information, s’était vu convoquer le lendemain à l’Élysée. « Où êtes-vous allé le chercher, ce Schoenbrunn, pour qu’il m’insulte sur mes propres ondes ? Et ce Michel Droit, où êtes-vous allé le chercher ? » Et Peyrefitte profitant de l’occasion pour lui suggérer un statut plus libéral de la télévision, à l’anglaise, le Général s’était déchaîné : « Libéral, libéral, qu’est-ce que ça veut dire ? Un libéral, c’est quelqu’un qui croit que ses adversaires ont raison. »

     Michel Droit a été désormais en première ligne. La mesquinerie même qu’on n’osait pas avoir vis-à-vis de de Gaulle, préservé au moins du mépris, s’exprimait plus facilement sur celui qui apparaissait comme son faire-valoir officiel. Tel du moins parut-il dans les deux autres entretiens télévisés qu’il eut avec le Général : l’un en juin 1968, après les évènements et avant les élections législatives ; l’autre en avril 1969, avant le référendum sur la réforme du Sénat et la régionalisation, dont l’échec provoqua sa démission du pouvoir. Les circonstances expliquent assez que, estimant son héros outragé et menacé, Michel Droit ait davantage laissé percer ses convictions personnelles. Il n’est plus apparu que dans cette lumière qui n’était pas la sienne. Sa vérité personnelle en a été dissimulée, son image défigurée, caricaturée, injustement accablée.

     Et sans doute porte-t-il une part de responsabilité dans cette incompréhension. Il n’a jamais pu se défaire de cette réputation d’homme raide et dédaigneux qui l’a poursuivi jusqu’au bout : comment ne pas confondre rigueur et rigidité ? Hauteur et dédain ? Fierté et orgueil ? À fréquenter les importants, bien des journalistes en acquièrent l’allure. Michel Droit avait naturellement de l’allure, mais il était de ces hommes qui ont l’air de s’accompagner eux-mêmes. L’admiration des autres était chez lui un sentiment spontané. Mais, du même coup, comment ne serait-il pas passé, aux yeux d’une partie de l’opinion, comme trop respectueux pour être toujours respecté ?

     D’autant qu’à partir des années soixante-dix, Michel Droit, orphelin du gaullisme, s’est radicalisé dans ses attitudes, de plus en plus désaccordé de l’évolution sociale et nationale.

     Or c’est précisément le moment, 1965-1975, où s’opère une mutation décisive de la société française. Les sociologues ont pu la comparer à une seconde et silencieuse Révolution française. Vatican II, le renversement de la natalité, la loi sur l’avortement, les seins nus sur les plages et la fin de la messe en latin, la naissance des grandes surfaces, autant de signes d’apparition de la société consommatrice et permissive, autant d’indicateurs d’une transformation en profondeur dont nous ne sommes pas encore sortis.

     C’est peut-être là, d’ailleurs, que nos destins respectifs — celui de Michel Droit et le mien —, avec une différence d’âge de dix ans entre nous, des tempéraments, des formations, des expériences et des métiers tout autres, que nos destins, donc, se croisent sans le savoir, se fixent chacun, et s’éloignent l’un de l’autre.

     Devant cette mutation du modèle social et national, j’ai eu, moi aussi, le sentiment aigu d’un achèvement d’histoire, de l’effacement rapide d’une France demeurée longtemps une puissance militaire, chrétienne, paysanne, étatique, impérialiste et messianique devant un autre type de France qui se cherchait, et se cherche encore dans la douleur. Métamorphose qui faisait à l’historien un devoir d’inventaire et l’obligeait à modifier du tout au tout son regard, son approche, sa méthode. Et je me suis mis au travail.

     Tout autre a été, devant les mêmes faits, la réaction de Michel Droit. Il est entré en résistance, comme à vingt ans. Il est parti en guerre contre une hydre aux mille visages, la minijupe et le Dernier tango à Paris, la pilule, les petites annonces du Nouvel Obs., mai 68, le Pop Art et les maisons de la culture. Là où j’ai trouvé mon sujet, il a trouvé sa cause. Là où j’ai réagi en historien, il a réagi en combattant. Là où je me suis dressé, par-delà mes réflexes de citoyen, à une forme de neutralité affective et de distance critique — ce « regard éloigné » de Claude Lévi-Strauss dont je ne me suis jamais voulu que le modeste élève —, Michel Droit s’est engagé dans des opinions qu’il s’amusait à proclamer lui-même celles « d’un fieffé réactionnaire qui se refusait à devenir démissionnaire », mais qu’il faut bien qualifier d’ultra, et dont les prises de position contre l’arrangement reggae de La Marseillaise ou la défense de l’apartheid sud-africain n’ont été que les plus fracassantes. « Le courage, aujourd’hui, prétendait-il, c’est de résister au courant comme jadis de résister à Hitler. » Il l’a fait avec panache, à coups d’articles, de chroniques à la radio que la gauche arrivée au pouvoir lui a supprimées, de pamphlets comme La Coupe est pleine, en 1975, et, dix ans plus tard, Lettre ouverte à ceux qui en ont plus qu’assez du socialisme, qui n’ont plus fait voir en lui que le militant, et même le croisé, au détriment de l’écrivain, dont on n’a plus guère parlé.

     C’est dommage, parce que c’est pendant ces vingt-cinq ans-là, précisément, de 1966 à 1993, que Michel Droit a donné le meilleur de son œuvre, et qu’elle donne de lui une image bien différente.

     Un trait frappe dans la production abondante et régulière de ces vingt-cinq années. C’est, si l’on met à part deux romans-récits latéraux sur l’Afrique, la succession des genres, roman, puis journal, puis mémoires, et le même nombre d’ouvrages dans chacun de ces genres : de 1966 à 1974, quatre romans qui composent le cycle du Temps des hommes ; de 1977 à 1984, quatre volumes de journaux qui remontent la chronique de la République gaullienne, de la mort du Général à sa prise de pouvoir ; de 1988 à 1993, quatre volumes de mémoires qui s’achèvent, eux aussi, à la mort du Général. L’œuvre de Michel Droit est tout entière fixée, comme lui, sur l’âge gaullien de la conscience française.

     Ce trait se complète d’un autre : la circularité interne de la matière. Comme si, romans, journaux ou mémoires, Michel Droit ne cessait d’arpenter le même territoire, d’explorer son domaine, faits de lieux, d’hommes, de moments de prédilection. Des villes comme Rome, Alger, New York, pour lesquelles il éprouve un attachement charnel. La forêt de l’Isle-Adam, dont il connaît chaque arbre et chaque oiseau. L’Afrique, pour sa faune ivre de liberté, vraie fête de la création. Et, de tous les lieux, la forteresse dont il s’était promis de faire la conquête, cette Coupole sous laquelle nous siégeons, objet suprême de ses désirs ! Et puis les hommes : Jean de Lattre de Tassigny, André Maurois, auxquels il avait consacré ses deux premiers livres, et, au second, un film ; Joseph Kessel, François Mauriac, qui lui était si précieux au groupe du Figaro ; les grandes rencontres de sa vie professionnelle, Guignebert, le premier à lui avoir fait confiance dans la clandestinité, Vital Gayman, son patron de la R.T.F., un ancien communiste qui a fait sa carrière, Pierre Brisson, le directeur du Figaro. Ici même, le coauteur du Chant des partisans, son ami le plus proche, Maurice Druon. Au cœur enfin de son panthéon, son père, et, au sommet, de Gaulle, qui fut pour lui beaucoup plus qu’un héros politique : l’homme de qui tout part et à qui tout revient, qui donne sens à sa vie et la colore tout entière.

     Dans cet ensemble, il faut faire un sort aux quatre volumes du cycle romanesque : après Les Compagnons de la Forêt-Noire, L’Orient perdu, La Ville blanche et La Mort du connétable. C’est, sur vingt-cinq ans, à travers des caractères représentatifs confrontés aux péripéties de l’histoire politique et nationale, la saga d’une génération, celle des hommes qui avaient eu vingt ans en 1944 ou 1945, et dont la coïncidence entre le passage de l’adolescence à l’âge adulte et le passage de leur pays de l’Occupation à la Libération a fortement marqué la vie et le destin. Un roman qui n’est pas sans rappeler L’Été 1914 et Les Hommes de bonne volonté.

     Le personnage central en est François Gauthier, qui ressemble comme un frère à l’auteur. Dans Les Compagnons de la Forêt-Noire — dont c’est Maurice Druon, dit l’auteur, qui lui a soufflé le titre —, il va connaître, avec les ultimes soubresauts de la guerre, la peur, le courage, l’ivresse du combat et de la victoire, la découverte horrifiée d’un camp d’extermination, les blessures. Il rencontre aussi des chefs : Garraud, le colonel de l’armée d’Afrique, héros de la campagne d’Italie ; Bernard, le F.T.P. de l’insurrection de Paris ; Aubert, vétéran de la guerre de 1914 ; et surtout Vigny — dont le nom rappelle Servitude et Grandeur militaires —, le jeune capitaine de tradition qui ne reconnaît rien à la guerre qu’il rêvait à Saint-Cyr. Il s’y fait aussi des camarades : Simon Hayem, à la recherche de ses parents déportés ; Guérin, le militant communiste. Moins un roman de guerre qu’un roman dont le cadre est la guerre, qui travaille les consciences et forge les caractères.

     Dans L’Orient perdu, qui couvre les années indochinoises de la IVe République, François Gauthier, énarque, est devenu chargé de mission du ministre de la France d’outre-mer, Hervé Bruneval, démocrate chrétien. On passe de Hanoï, où se retrouve Vigny, où l’on attend de Lattre, aux coulisses politiques de Paris, qu’il décrit en homme qui les connaît. C’est le contrepoint entre un garçon qui se fait et un pays qui se défait. Un roman de formation sentimentale et politique : la première sous la conduite amoureuse d’une familière des secrets d’alcôve et de cabinets ministériels ; la seconde sous l’égide d’un politique d’envergure, Vertès, qui n’est autre que Mendès-France. Le tout s’achevant sur la stabilisation personnelle d’un mariage bourgeois et le drame collectif de Dien Bien Phu.

     La Ville blanche va du forum d’Alger, le 13 mai 1958, au dernier bateau emportant vers la France sa cargaison d’exilés malgré eux. De toute la série, c’est celui qui, par son sujet, est chargé de plus de passion déchirée. D’autant que François Gauthier, devenu député mendésiste de Seine-et-Oise, rompt avec son parti et subit le coup de foudre pour Alger, où il retrouve une jeune femme qu’il avait connue comme infirmière militaire pendant la guerre ; où il retrouve aussi Vigny, son double intérieur, qui, d’officier humilié, est en train de devenir soldat révolté. La Ville blanche est un roman d’amour de l’Algérie et un roman de deuil. Pour avoir vécu moi-même en Algérie à cette époque, je m’y suis, à chaque page, retrouvé.

     La Mort du connétable est le seul des quatre volets qui n’ait pas pour centre la guerre, coloniale ou nationale, mais un thème chargé d’un sens encore plus lourd. Le titre ne couvre que les trois dernières pages où François Gauthier, qui n’a jamais été gaulliste et qui a abandonné la politique pour le journalisme, se rend aux obsèques de Colombey. Mais il y a, dans la chronique de ces années-là comme dans la vie du héros, la présence forte de la mort. Au début, dans une scène saisissante, François Gauthier, quarante ans, en vacances avec sa femme, alors que tout va bien, est sur le point de se noyer dans un accident de plongée sous-marine et il éprouve, dans ces instants extrêmes, la tentation de ne pas lutter, de céder à la mort. Puis survient, déchirante, la mort du père, puis la mort du patron de presse, Émile Bertrand, auquel François Gauthier va se décider à succéder.

     Il y a, dans cet ensemble, une façon honnête d’incarner des conflits d’idées dans des oppositions un peu forcées et des dialogues peut-être un peu trop maintenus au niveau d’une conscience trop claire de soi-même. Mais il y a, dans ce grand classicisme équilibré, quelque chose de fort, de simple, de vrai, qui le rend souvent profondément émouvant.

     Chacun de ses personnages représente une partie de l’auteur, et son opposé. Michel Droit n’a jamais été ni jeune parlementaire mendésiste, gardant ses distances avec le gaullisme ; ni maire d’une commune rurale ; ni directeur d’un grand quotidien politique.

     Mais, le livre refermé, on s’aperçoit que tous ses protagonistes ont un trait commun : la fidélité à eux-mêmes. Et l’on se dit que le thème sous-jacent du dernier volume — comment rester fidèle aux promesses de son adolescence — livre la clé d’une œuvre et la vérité d’une vie. Le Temps des hommes, c’est celui que l’auteur a vécu et celui qu’il n’atteindra jamais. C’est le titre d’un apprentissage impossible.

     Rapprochez-le, je vous prie, de deux autres titres forts, Le Fils unique et Le Temps d’apprendre à vivre, emprunté à Aragon, et vous aurez, je crois, la formule vitale assez inattendue de cet homme aux allures si viriles : « Tel que Dieu m’a fait, je crois pouvoir affirmer que j’aurai vécu et que je mourrai enfant. »

     Peut-on dire vraiment que ce fut le cas ?

     Les quinze dernières années de Michel Droit ont été une succession de malheurs. Les précautions de circonstances, les prudences de convention conseilleraient peut-être de les passer sous silence et de m’arrêter ici. Je ne le ferai pas. Je ne le ferai pas parce que c’est dans l’épreuve, dans la souffrance physique et morale qu’il est des hommes pour prendre leur véritable dimension et confirmer leur fermeté de courage et de cœur.

     Ces épreuves, Michel Droit les a connues sous plusieurs formes. Deux ans après sa réception à l’Académie française, qui mettait le point d’orgue à sa carrière, le voilà délégué à la Commission nationale de la communication et des libertés (C.N.C.L.), ancêtre du Conseil supérieur de l’audiovisuel, alors présidée par votre confrère récemment reçu, Gabriel de Broglie. Michel Droit, en cette période de première cohabitation musclée, est entraîné dans un imbroglio politico-judiciaire et inculpé de forfaiture. Un non-lieu est au bout de l’affaire, trois ans plus tard. Mais forfaiture ! Imagine-t-on comment le mot claque au cœur d’un homme qui avait un pareil sentiment de l’honneur ? Imagine-t-on ce que furent ces trois ans de rebondissements perpétuels et de calomnies incessantes pour lui-même, sa femme et ses deux enfants ? Si violente avait été la campagne qu’un journaliste de gauche inventa, pour la décrire et pour la fustiger, l’expression devenue familière de « lynchage médiatique » : « Ainsi, dit Jean-Claude Guillebaud, le viol sans vergogne du secret de l’instruction vous désigne désormais à la foule, vous assoit pour quelques jours au banc d’infamie, sous les sunlights de la télévision et vous détruit corps et âme avant même que la cause ne soit examinée. »

     À peine sorti de cette interminable polémique, Michel Droit part, comme chaque année, se ressourcer dans les derniers sanctuaires de la vie sauvage. Et là, au lieu de la parenthèse d’oubli, le cauchemar l’attend. Un accident de chasse, une balle qui part toute seule, un compagnon qui s’abat à trente mètres et qui meurt dans ses bras. C’est l’horreur, et le fusil remisé pour toujours au magasin des accessoires.

     Cette progressive descente aux enfers donne au personnage une autre profondeur. Elle fait d’un académicien comblé, d’un Parisien discuté, d’un écrivain mésestimé un personnage tragique, car le chemin de croix ne faisait que commencer. Après le martyr médiatique, après l’infamie juridico-politique, après le sinistre accidentel, devait venir au bout du voyage le pire, cette nuit d’avant la nuit que nous redoutons tous, trois ans de calvaire où il s’est vu entrer avec le courage de ceux qui ont la foi. De quel crime ce chrétien a-t-il dû se croire coupable pour se voir infliger un pareil châtiment ? « Je n’ai pas eu de chance », a-t-il seulement murmuré à l’un de ses plus vieux amis.

     C’est au début de cette ultime épreuve que je l’ai croisé, une dernière fois. Je me dirigeais comme tous les jours vers la rue Sébastien-Bottin par la rue de l’Université, et lui, comme tous les jeudis, sans doute vers vous. Son pas était lourd, son grand corps d’athlète, épuisé. Il avait bien un regard d’enfant, mais d’un enfant perdu.

     La main que, ce jour-là, je n’ai pas su traverser la rue pour lui tendre, je suis heureux de la lui offrir aujourd’hui.

     Oui, Mesdames et Messieurs de l’Académie, je suis heureux que, non contents de m’appeler à vous, ce soit ce fauteuil-ci, le vingt-septième, le sien, que votre faveur m’ait attribué.

     Comme j’aurais aimé vous en raconter l’histoire et celle de ses douze autres titulaires : un fauteuil à travers les siècles ! Elle m’aurait permis, par exemple, m’arrêtant sur son troisième titulaire, Fontenelle, qui l’a occupé soixante-six ans — « l’esprit le plus universel du siècle de Louis XV » pour Voltaire —, de vous citer au moins une des phrases de son abondante production, particulièrement adaptée à la circonstance : « Toute ma vie, je me suis efforcé d’obtenir ce que j’ai fait semblant de désirer. »

     Ou bien, descendant jusqu’au prédécesseur de Michel Droit, vous rappeler l’exorde historique du grand Kessel, succédant en 1962 au duc de La Force, et dont je pourrais faire mienne une partie : « Pour remplacer le compagnon dont le nom magnifique a résonné glorieusement pendant un millénaire dans les annales de la France [] qui avez-vous désigné ? Un Russe de naissance, et juif de surcroît. »

     Elle vous eût raconté à sa manière, cette histoire d’un fauteuil, celle de chacun des vôtres, le mystère de l’Institution, son génie de persévérer dans son être, son dur désir de durer, cette indéfinissable vocation qui fait sa définition, le secret de sa grandeur et de sa noblesse, qui consistent à réunir tous les contraires et à mélanger tous les destins.

     Je me suis beaucoup demandé, depuis un an que vous m’avez fait l’un des vôtres, en quoi consistait cette métamorphose instantanée qui vous douait d’une vie nouvelle, vous introduisant à un univers à part de la commune humanité. Et je suis arrivé à la conclusion que cette magie se concentrait, sans peut-être s’y résumer, dans un seul mot : immortel.

     Immortel ! L’expression ne peut qu’intriguer un historien de la mémoire. Je l’avais crue spontanément dérivée de la devise même de l’Académie à laquelle le cardinal de Richelieu avait dédié sa création : « À l’immortalité ». Sans doute l’est-elle bien. Mais jusqu’au XIXe siècle, on ne voit guère les académiciens qualifiés d’ « immortels ». Ils exercent un office, ils occupent une fonction, ils assument une dignité. Il a fallu que le romantisme, puis le naturalisme, ces deux mouvements littéraires que l’Académie a précisément combattus et largement refusés, en fassent un brocard, une plaisanterie, pour que l’expression soit reprise et intériorisée par ceux-là mêmes qu’elle était destinée à railler pour devenir leur essentielle identité. Le cas n’est pas rare de ces renversements de sens. Celui-ci va très loin. Il est des plaisanteries qu’il faut prendre très au sérieux. Le recouvrement tardif de la notion et de la formule, associées mais longtemps sans rapport, donne toute sa plénitude à votre singularité, et tout son prix à l’entrée dans vos rangs.

     Pour m’avoir offert cet accroissement d’identité ; pour m’avoir fait partie prenante d’une histoire dont je n’étais jusqu’alors que le récitant ; pour avoir fait de cet anniversaire du jour le plus long — 6 juin — le jour pour moi le plus beau, je vous dis, Mesdames et Messieurs de l’Académie, ce que prendre la parole en ce jour, en ce lieu, avait pour seul et unique objet de vous exprimer : mon remerciement.