Le métier de mécène. Discours prononcé lors de la remise des Grands prix des fondations de l’Institut de France

Le 10 juin 2009

Gabriel de BROGLIE

Le métier de mécène

PAR

M. Gabriel de BROGLIE
Chancelier de l’Institut de France

 

 

L’identité de Caius Cilnius Mæcenas n’est pas forcément familière à nos contemporains, sans doute en raison de l’époque où il vécut, au premier siècle avant notre ère. Il est plus connu sous le nom francisé de Mécène. Cet homme politique romain, proche de l'empereur Auguste, est célèbre pour avoir consacré sa fortune, considérable, et son influence, très grande, à promouvoir les arts et les lettres. Virgile, Properce et Horace lui rendirent en hommage ce qu'ils avaient reçu de lui en bienfaits.

 

Exemple rhétorique d’antonomase, Mécène est devenu un nom commun qui désigna dès le Haut Moyen Age les hommes qui accordent leurs bienfaits aux artistes. L'ultime étape de ce passage d’un nom propre à un nom commun eut lieu en 1935, lorsque l’Académie française transforma le m majuscule en minuscule.

 

Aujourd’hui, le mot mécène désigne une personne qui encourage et subventionne les lettres, les arts ou les sciences. Ceux qui nous font l’amitié d’être présents sous cette Coupole, et que je salue aujourd’hui, savent que leur grandeur ne réside pas dans la majuscule de leur appellation. Immenses sont leur désintéressement et leur générosité. Ils sont les dignes descendants de ces grands personnages qui, à travers les siècles, ont soutenu de leur influence ou de leur fortune un artiste ou une œuvre, permettant à leur époque de garder son éclat par delà le temps et les modes.

 

Cette pratique réservée, il n’y a pas si longtemps encore, à une élite, restreinte et cultivée, a connu une mue spectaculaire. D’un personnage historique prodigue, raffiné, recherchant la beauté et les œuvres d’art pour son plaisir ou sa renommée, le mécène s’est transformé en un personnage engagé, déterminé, souvent discret et surtout conscient des répercussions sociales de ses volontés généreuses.

 

La relation avec l’Institut de France s’inscrit dans l'histoire. La mission du mécénat lui est consubstantielle. Elle l’était déjà dans les Académies royales et ne s’est jamais démentie.

 

A l’orée du XXIe siècle, l’Institut de France a vu, grâce à l'engagement de Pierre Messmer, se créer en son sein d’importantes fondations et ce flux ne s’est pas tari depuis.

 

L'apparition, ces dernières années, d’une nouvelle philanthropie a vite pris le tour d’un phénomène social. Des particuliers et des entreprises se sont faits à leur tour mécènes en France, à l’instar des traditions vivaces dans les pays anglo-saxons.

 

On trouve certes, encore, des gens conscients des devoirs que leur confère leur richesse. Cette élite constitue le socle historique du mécénat.

 

Mais l’on voit apparaître au fil des ans des mécènes pour lesquels la philanthropie est le moyen d’accomplir une œuvre personnelle et qui investissent de leurs aspirations le destinataire de leurs libéralités.

 

Le nouveau mécène suit le déroulement de son projet en s’y impliquant personnellement, parfois physiquement. Il choisit le bénéficiaire de ses largesses et recherche une relation avec lui. Il n’entreprend pas une action isolée et ponctuelle qui ne lui survivra pas, il s'insère dans un contexte social, se joint à d'autres, intéresse ses proches de son vivant et leur transmet la charge de continuer son œuvre.

 

Là où, il y a peu, on ne voyait qu’une vocation altruiste, où la rentabilité n’avait pas raison d’être, le mécénat est en train de devenir un métier, au sens d’une pratique fondée uniquement sur des règles, visant à obtenir un certain résultat.

 

Nous disposons de peu de recul pour juger aujourd'hui des transformations du mécénat, mais il apparaît que l’un de ses traits est bien une rationalisation des méthodes. Quels que soient les domaines d’intervention, l’action du mécène recherche l’efficacité.

 

Les mécènes cernent de près les objectifs qu’ils poursuivent, apportent à la détection des besoins non satisfaits, souvent les plus pressants, leur perspicacité et leur énergie. Cette tâche demande une bonne connaissance du terrain, la possession de données que les mécènes acquièrent par des lectures, des déplacements, voire des études de marché, des contacts sur le terrain avec les responsables et bénévoles qui ont une grande force de conviction. Pour être plus efficace, il y a certes l’investissement personnel, mais surtout l’appel à des professionnels aussi bien de l’humanitaire que de la finance.

 

Faut-il, comme en d'autres métiers, redouter les effets d'une excessive professionnalisation, pire d'une financiarisation du mécénat ? La question n’est pas anodine. Si les mécènes s’entourent de personnes spécialement formées pour rendre leur don le plus rentable possible, ne risquent-ils pas de perdre de vue l’élan initial ? Je ne le pense pas, bien au contraire. La démarche reste la même, l'impulsion première demeure qui conduit le mécène à donner une direction nouvelle à son avoir, au service des autres. La décision intime qui a transformé le possédant en donateur fut bien exprimée dans cette formule de Winston Churchill : « l’on vit de ce que l’on obtient, mais l’on construit sa vie sur ce que l’on donne ».

 

Au surplus, le mécène se prémunit contre toute sclérose en se tournant vers ceux qui, sur le terrain, prolongent son engagement, incarnent sa vision. Il est bien naturel que, de cette tribune, après avoir salué les mécènes, je salue et félicite les lauréats, avant la remise de leurs lauriers.

 

Dans les laboratoires, dans les banlieues ou dans les déserts, ces bénévoles sont le plus souvent des veilleurs, des rêveurs, des utopistes au sens noble du terme, peut-être les derniers aventuriers. Ils ont décidé de donner leur temps, une partie de leur carrière, une partie de leur vie pour changer, pendant une heure, une année, une vie, l’existence de leurs semblables.

 

Enfin, les nouveaux outils du mécénat ne sont pas des fins. Toute aide obéit à des règles. Il ne s’agit pas seulement de débloquer des fonds ou de signer des chèques. Comment agir le mieux possible, comment rentabiliser ses actions, comment remplir les buts fixés, comment obtenir le meilleur retour sur investissement afin d'accroître encore au cycle suivant les sommes engagées ? Les modalités sont multiples : financières, bien sûr, mais aussi en nature, technologique, par transfert de savoir et de compétence.

 

Les mécanismes financiers et les techniques d’assistance vont continuer de se diversifier, devenir plus complexes et exiger des compétences accrues. Le recours à des spécialistes devient parfois indispensable.

 

Ce n’est donc pas le mécène qui devient un professionnel. Ce sont les personnes qui l’entourent, ses collaborateurs, ses conseillers et les acteurs, transformant sa démarche en réalité, qui s’engagent dans un processus de plus en plus rationnel.

 

Il n'est nullement à craindre que les mécènes perdent leur âme, qu’ils se désincarnent derrière des techniques ou des produits. Il n’est question que de nouveaux moyens pour rendre l'inspiration plus utile. Et de cette transformation c’est un nouveau mécène armé qui surgit. L'efficacité n'est d'ailleurs pas seule en cause. Il y a, dans cette évolution, un gage de responsabilité qui est la contrepartie nécessaire de la reconnaissance officielle du mécénat.

 

Cette reconnaissance fut d'abord législative, avec la loi de 2003 relative au mécénat et aux fondations puis la loi dite TEPA de 2007. Elle est également fiscale. Les éditions juridiques produisent des guides spécifiques sur la collecte de fonds et la philanthropie. Les grandes écoles, commerciales notamment, lancent des enseignements spécialisés. Les entreprises accompagnent le mouvement : table ronde consacrée à la philanthropie institutionnelle et entrepreunariale, création de postes de responsables du mécénat dans les grandes sociétés ou de directions de la philanthropie dans les banques, salon de la philanthropie. Jusqu’au Collège de France qui a confié cette année sa Chaire annuelle, intitulée « Savoirs contre la pauvreté » à Mme Esther Duflo, professeur d’économie au Massachusetts Institute of Technology (MIT) et membre fondateur d’un laboratoire d’action contre la pauvreté.

 

Quel est dans ce contexte le rôle de l’Institut de France ? L’Institut de France conserve, lui aussi, avec confiance et fierté, sa vocation traditionnelle irremplaçable : l’indépendance, la pérennité, l’expertise de ses membres.

 

Le moment est venu de saluer mes confrères qui siègent dans les conseils et les jurys, donnent leur temps, sans compter, et se penchent sur les projets proposés à leur évaluation.

 

Les fondateurs sont certains de trouver à l’Institut des interlocuteurs compétents et indépendants qui sauront les conseiller sur la définition de leurs objectifs et sur les moyens de les atteindre. La rencontre du mécène et de l’académicien est une rencontre fructueuse. Cette expertise peut concerner nombre de domaines, car grâce à la réunion des cinq académies, le spectre des compétences des membres de l’Institut est vaste. Nous pouvons éprouver par l’exercice quotidien de nos fonctions dans les conseils et les jurys, satisfaction et fierté lorsque nous mesurons l’ampleur et la valeur de l'action engagée et exprimer, au nom de mes confrères, aux donateurs, notre profonde gratitude pour la confiance et l’estime qu’ils nous témoignent.

 

Si le mécénat engendre autour de lui des métiers, le mécène, lui, reste en son for intérieur mu par une mission, dont il est l’instrument et qui parfois le dépasse. Une mission qui réunit autour d'elle le conseil des académiciens et l'action des lauréats, transformant en une réalité généreuse et fraternelle notre utopie commune.