Récepton de M. Jean Clair
Monsieur, cher Confrère, cher Ami,
Selon l’une des bizarreries les plus respectables de nos usages, c’est à nous, qui l’avons tous bien connu, que vous avez dû proposer, sans que vous l’ayez jamais rencontré, le portrait de Bertrand Poirot-Delpech dont vous occupez désormais le fauteuil ! Et cependant, d’après ses seuls écrits et d’après l’empreinte de lui-même qu’il y a laissée, miroir d’une génération qui précède de peu la vôtre, vous l’avez décrit fort ressemblant à celui que nous avons appris à deviner dans la familiarité de nos réunions et de nos travaux.
Du portrait que vous venez de tracer, un « état » antérieur, comme on dit en gravure, avait été buriné, d’une autre main, par Alain Decaux, qui l’accueillit sous cette Coupole, le 26 janvier 1987, occupant le fauteuil laissé par Jacques de Lacretelle, qu’il ne connaissait pas, et dont il venait de faire le portrait dans son discours de remerciement.
Alain Decaux connaissait bien Bertrand, et il le décrivit jeune encore, sportif, bourreau des cœurs et dans tout l’éclat du magistère qu’il exerçait alors, au titre de critique littéraire au Monde où il avait succédé, dans leur prestigieuse chronique aujourd’hui disparue, à Émile Henriot et à Pierre-Henri Simon. Très en verve, l’orateur mit la dernière touche à sa description du nouvel élu par ce trait quelque peu caustique : « Un contestataire élégant, a-t-on dit de vous. Et il est vrai que, même lorsque vous sortez de chez vous, un accordéon attaché à l’épaule, vêtu d’un chandail que vos amis ont vu parfois troué jusqu’aux coudes, vous restez le descendant de cette dynastie bourgeoise qui a donné deux secrétaires perpétuels à l’Institut. » Voilà une pique dont vous n’êtes pas menacé, mais qui toucha au vif votre prédécesseur. Moraliste acerbe, il ne s’épargnait pas lui-même.
À ce ricochet de deux portraits de circonstance et d’un autoportrait déployé par leur modèle pendant toute une vie, jeu de miroirs qui se renouvelle et se répète sous cette Coupole pour chaque nouvelle arrivée et pour chaque nouveau départ, nous n’en sommes aujourd’hui, pour vous accueillir, qu’au premier chapitre. Telle est en effet la sorte de survie, toute symbolique, que nous promet la devise de notre académie, « À l’immortalité », entérinée au xviie siècle par le cardinal de Richelieu, son fondateur, et confirmée involontairement au début du xixe siècle par Bonaparte, lorsqu’il assigna pour résidence à l’Institut et à sa deuxième section, des Belles-Lettres, le Collège fondé par Mazarin à sa propre mémoire. Une fois transporté dans la chapelle et derrière la façade conçues par Le Vau comme un modèle réduit de Saint-Pierre de Rome, c’est en deux étapes, rite d’accueil et rite d’adieu, que la liturgie académique procède à notre immortalisation. Elle s’est calquée, plus ou moins consciemment, sur les étapes et les étages de l’hagiologie de l’Église romaine, la béatification d’abord, la canonisation ensuite. Au xviie siècle, un degré de plus était réservé par Rome à ses propres saints, dont les reliques, transférées dans une église de la Ville éternelle, étaient vénérées dans une chapelle souterraine appelée Confessione, modèle inavoué du suprême degré de gloire laïc réservé par la République française à ses propres saints, la panthéonisation dans la crypte de Sainte-Geneviève. Dieu merci, vous n’êtes pas encore monté si haut, ni descendu si bas. Vous voilà bel et bien, cependant, en habit vert, l’épée au côté, dans le sein de ce Ciel national, vous qui n’aviez jamais prévu cette péripétie dans votre plan de carrière, et regardant depuis toujours cette magnifique fiction laïque, mais de style catholique, avec l’ironie un peu hostile des gens de lettres calvinistes ou jansénisants de la N.R.F. Récemment encore, de votre vivant, les Jean Paulhan et les Marcel Arland qui vous ont accueilli très jeune dans la Revue et dans sa Collection blanche étaient dans les mêmes dispositions que vous envers notre Compagnie. Or vous voilà parmi nous comme l’ont été vos deux patrons, et malgré les scrupules qui vous ont fait hésiter jusqu’au dernier moment, embarqué comme eux, avec nous, dans ce symbolique vaisseau qui, à l’instar de ceux de la Ville de Paris, de l’État et de l’Église, fluctue beaucoup, mais ne coule jamais, même si l’équipage immortel à la manœuvre se renouvelle souvent.
Vous avez glosé sur le double nom de votre prédécesseur, véritable haïku onomastique, à la française, inventé et répandu au xixe siècle bourgeois. Bertrand Poirot-Delpech, qui trouvait lourd à porter ce poème de bourgeoisisme, n’a pourtant pas jugé bon de s’en départir et de prendre un nom de plume. Vous avez une double identité, l’une reçue, l’autre choisie. Qui des deux recevons nous aujourd’hui ? La seconde est noble, Jean Clair, écrivain de la N.R.F. depuis 1962, et adoptant dès lors le nom de plume de l’un de nos plus illustres confrères, l’écrivain et cinéaste René Clair. À cette date, René Clair avait depuis longtemps jeté sa gourme dadaïste dans Entracte, où, sur un scénario de Francis Picabia, apparaissaient divers fantoches joués entre autres par un autre de nos futurs confrères, Marcel Achard déjà pourvu de ses célèbres lunettes rondes, et un couple de joueurs d’échecs interprétés par Man Ray et par l’un de vos futurs phares, Marcel Duchamp. De chef-d’œuvre en chef-d’œuvre, René Clair devint par la suite, avec Jean Renoir et quelques autres, l’une des gloires du cinéma à la française. En 1962, les portes de l’immortalité académique allaient s’ouvrir toutes grandes pour l’accueillir. Lui emprunter son nom d’artiste était déjà, de votre part, un acte involontaire de candidature !
Votre autre identité est toute roturière. C’est celle de Gérard Régnier, enfant de paysans du Centre et de l’Ouest pluvieux de la France, immigrés avant votre naissance, dès avant la dernière guerre à Pantin. « Du côté de Pantin, a écrit Verlaine, c’est triste et sale, la campagne. » Jean Clair l’écrivain, le diariste, revient souvent sur l’enfance et l’adolescence de Gérard Régnier, dans cette banlieue sans joie et dans une après-guerre démunie. Il était beaucoup plus heureux pendant les mois d’été, passés aux pays que vos parents avaient dû quitter, entre les prés de la Mayenne et les plateaux du Morvan, dans les fermes des grands-parents, des oncles et des tantes. Mais le reste de l’année, à Pantin même, le futur Jean Clair encore en culottes courtes se promettait d’exercer un jour le plus précieux des droits de l’homme selon Baudelaire, le droit de s’en aller ; le passage des trains en partance vers l’Est des lignes S.N.C.F. ou celui des péniches sur le canal de l’Ourcq le remplissait d’une véritable fureur de courir le vaste monde. À 14 ans, chambré dans une colonie de vacances en Vénétie, vous avez fugué pour voir Venise, et vous l’avez vue, même brièvement, avant que la maréchaussée italienne et le consulat de France ne vous renvoient très gentiment à Pantin. Cet appétit violent de découvrir le monde, Jean Clair, enfin déclaré, ne s’est pas privé de l’assouvir. Non seulement il s’est rassasié à loisir de Venise, mais il a parcouru en tous sens l’Ancien et le Nouveau Monde, séjournant dans les pays les plus divers et apprenant plusieurs langues. En Flandres, au Québec, en Suisse romande, dans les marches de la francophonie, Jean Clair, emmenant dans ses bagages le petit vacancier de la Mayenne et du Morvan, Gérard Régnier, s’est réjoui avec lui d’y retrouver des caractères et un langage apparentés à ceux de l’ancienne France. Cet attachement à la langue maternelle ne l’a pas empêché de devenir un véritable nomade moderne et cosmopolite, tenant son journal de bord, où il avoue ne pas connaître d’otium plus délicieux qu’assis dans un fauteuil, en classe affaires, à bord d’un long courrier Airbus ou Boeing, à destination d’une ville lointaine. Et cependant, Gérard Régnier qui passait ses vacances dans les champs et dans les bois de la France rurale, se fait entendre dans la voix de l’écrivain polyglotte et globe-trotter, lorsque celle-ci déplore que les aéroports aient « perdu tout odeur » et se félicite qu’au moins à Venise et à Salzbourg [c’était vrai dans les années 80, ce n’est plus le cas aujourd’hui !], « il y a, je cite, au sortir de l’avion, il y a toujours cette vague de fumier frais et de luzerne coupée qui dévale des montagnes pour accueillir le voyageur surpris ». Ce genre de notation vous aurait fait traiter par Barrès de déraciné mal guéri de ses racines, et il vaut à Jean Clair, outre deux voix alternées, une double vision, l’une résolument moderne, l’autre non moins farouchement critique de la modernité.
Vos racines n’étaient certainement pas à Pantin, non-lieu peuplé, alors comme aujourd’hui, de personnes déplacées. Mais des vacances dans la France rurale et des voyages rêvés à travers le monde n’étaient pas les seules échappées du futur Jean Clair. Vous appartenez à une génération pré-télévisuelle et pré-numérique. La lecture, une ardente et abondante lecture, trompait l’ennui et l’impatience qui travaillaient le jeune Gérard Régnier. Cette forme studieuse d’otium a fait de lui l’élève attentif des derniers « hussards noirs » de la République et l’a métamorphosé en Jean Clair, lequel se plaît à témoigner que les plus attachants de ses instituteurs, communistes militants hors de la classe, étaient d’excellents curés laïcs plutôt que des hussards. Sensibles à votre intelligence, ils vous ont donné les moyens, comme l’auraient fait dans l’ancienne France des régents jésuites ou oratoriens, de poursuivre vos études secondaires dans des lycées parisiens, où vos dons vous firent pardonner plus d’une fois votre caractère ombrageux. Du lycée, vous êtes passé au Quartier latin et à la Sorbonne, où vous avez été remarqué et pris en amitié par des professeurs du calibre d’Étiemble, d’André Chastel, de Jean Grenier, puis rue Sébastien Bottin, où vous êtes introduit dans le monde littéraire et où vous devenez, pour vingt-cinq ans, le chroniqueur d’art de la N.R.F., tour à tour dirigée par Marcel Arland, Georges Lambrichs et Jacques Réda, autant d’aînés et d’amis.
Mais il vous faut un second métier, vous hésitez. Finalement vous le trouvez en passant, en 1966, le concours de conservateur des musées, par où commence votre brillante et singulière carrière dans l’administration du patrimoine national.
Le choix du pseudonyme Clair, en 1962, était le reste d’une velléité de devenir cinéaste. Vous avez même passé victorieusement le concours de l’IDHEC. Mais à l’industrie cinématographique, pour laquelle vous n’aviez aucune introduction, vous avez préféré l’artisanat littéraire, dont la maison Gallimard était le saint des saints, et, pour le vivre et le couvert, l’artisanat muséal, auquel vous conviaient, outre vos amitiés avec des peintres, votre admiration pour votre professeur d’esthétique Jean Grenier et votre professeur d’histoire de l’art, André Chastel.
Jean Clair n’a donc jamais été pour vous l’habit de lumière dissimulant le fils de paysans délocalisés Gérard Régnier : c’est en écrivain, dans votre Journal, sous le nom de Jean Clair, que vous revenez le plus volontiers, et même avec prédilection, sur l’éveil des cinq sens que vous devez à vos séjours d’enfant et d’adolescent dans les fermes et dans les campagnes que vos parents avaient quittées, ou à vos plongées précoces dans des villes lointaines et étrangères plus hospitalières que le triste Pantin ou le Paris de l’existentialisme. Votre génération de jeunes lettrés a eu vingt ans après guerre, dans un « ère du soupçon » partagée, pour aller vite, entre le poète Francis Ponge, cherchant, dans ses poèmes-objets, à identifier les mots et les choses, et le philosophe Sartre, identifiant à la prolifération de mots délestés de responsabilité une liberté moins soucieuse d’élégance que l’ancienne disponibilité gidienne. Ce n’est point par hasard si Brice Parain, l’auteur des Recherches sur la nature et les fonctions du langage, paru la même année 1942 que Les Fleurs de Tarbes de Jean Paulhan, a été votre introducteur, vingt ans plus tard, en 1962, dans la collection blanche de la N.R.F., favorisant la publication de votre premier livre, un roman, Les Chemins détournés.
Vous aviez vingt-deux ans. Brice Parain était fils d’un instituteur de souche paysanne et provinciale, on l’appelait « philosophe paysan », par opposition à Sartre, son camarade de Normale, « philosophe urbain » par excellence, né dans les mots et s’estimant leur suzerain, alors que Parain ne cessait de s’interroger sur sa propre répugnance à tenir les mots pour de naturels vassaux et à s’en servir allègrement pour intimider et éblouir. Moraliste et métaphysicien, mais aussi romancier et dramaturge (dont, soit dit en passant, Bertrand Poirot-Delpech critique a dit beaucoup de bien dans ses chroniques du Monde), Brice Parain n’a cessé de sonder la béance qui permet aux mots de se libérer des choses et de se substituer illusoirement à elles. Une affinité immédiate vous a rapprochés. Votre roman lui plut. Il y était question d’une première, extatique et silencieuse expérience amoureuse entre adolescents, sans lendemain, mais qu’il fallait à tout prix, par toutes sortes d’exercices spirituels, arracher à l’oubli et graver sur la page comme l’étalon du réel. On y lit des phrases comme celle-ci, qui ne pouvaient que convaincre Parain de votre vocation littéraire : « Je ressens de plus en plus le besoin d’aller au fond des choses, c'est-à-dire, en fait, de revenir sans arrêt vers elles, de ne pas les laisser perdre, s’enfuir, se détériorer, devenir peu à peu inutilisables à force d’éloignement. »
À la différence de son ami Paulhan, grand avocat du peintre Fautrier, Brice Parain, votre Mentor, n’a jamais écrit sur les arts visuels. Or il est évident, dès votre premier roman, qui culmine sur la description de l’Adam et Ève du retable de Gand des frères Van Eyck, que l’art énigmatique et silencieux des peintres vous attirait dès lors comme une approche du fond des choses moins exposée à la prévarication que l’art d’écrire. Mais dans l’ordre des images, vous avez très vite rencontré la même dérive que dans l’ordre des mots. L’art de peindre, comme l’art d’écrire, est capable lui-même de s’interposer devant le visage des êtres et des choses, au lieu de se prêter à leur secret, et il trouve alors d’autant plus d’exégètes bavards pour faire de ce vice une vertu. Dans les lettres, comme dans les arts, votre pente vous poussait dans le camp opposé à la sophistique, et à son envahissante version contemporaine, renommée culture et communication.
Je vais revenir sur votre double vocation d’écrivain et de conservateur de musée. Pour l’instant, retrouvons-nous sous cette Coupole. Ce n’est pas à l’historien de l’art que vous êtes devenu que je l’apprendrai, les effigies peintes, au xviiie siècle, et sculptées, au xixe, concoururent, en pied ou en buste, à l’immortalité impartie à chaque académicien par leurs portraits oraux et écrits. Nouvelle analogie avec les offices pontificaux de béatification et de canonisation dans Saint-Pierre, selon la liturgie instituée par Sixte Quint en 1588, qui faisaient du portrait du béat ou du saint l’image par excellence de la face humaine rachetée du péché et de la mort : l’effigie durable du nouvel élu, fixée par le peintre ou par le sculpteur sur les murs de l’Académie, allait de pair avec son éloge par l’orateur, soustrayant de concert à l’oubli les traits des bons serviteurs du Verbe appelés à siéger dans notre Compagnie. Vous avez vu, dans nos murs, les portraits d’académiciens peints au xviiie siècle. Vous avez entrevu aussi, la semaine dernière, dans nos salles de séance et notre bibliothèque, de nombreux bustes et statues des nôtres sculptés au xviiie et au xixe siècle. La tradition du portrait peint et sculpté s’en est perdue au xxe siècle, et ce ne sont pas quelques profils de médaille et nos rares photographies de groupe qui peuvent prétendre en tenir lieu. Même ces lieux dédiés à la glorification et à la remémoration ont été atteints par la défaillance française des arts visuels. Rien d’équivalent dans notre pays, où le monde entier venait encore dans l’entre-deux-guerres se faire portraiturer, à la National Gallery of Portraits et à la Royal Society of Portrait Painters de nos amis anglais.
Autobiographe atrabilaire et grand regretteur de la disparition de l’art du portrait peint ou sculpté, nul mieux que vous ne peut apprécier, et la fidélité de l’Académie française à l’art du portrait verbal, et le soin avec lequel l’Institut de France, faute de pouvoir en poursuivre la lignée, s’est voulu du moins un musée de la peinture et de la statuaire de portraits. Vous avez fait valoir, dans votre livre Éloge du visible, mais aussi dans la mémorable exposition du Centenaire de la Biennale de Venise, intitulée Identité et Altérité, que l’absence parmi nous de l’art du portrait signale à notre insu un rétrécissement d’humanité et de vraie culture comparable à celui qui assombrit les siècles sans portraits qui courent de la fin de l’Empire romain aux débuts de la Renaissance. Goethe aimait à dire : « Ce que je n’ai pas dessiné, je ne l’ai pas vu. » Cet éloge de la main attentive à faire aller l’œil au fond des choses vaut pour les visages autant que pour les paysages. Faire un portrait n’est pas un geste instantané, fixant au passage l’ectoplasme fugitif de son modèle. Le va-et-vient répété du regard et de la main du peintre, de la toile à son modèle, est un acte de connaissance, souvent d’amour, qui engendre lentement un être tiers portant autant l’empreinte de la singularité du modèle dont il procède, que celle du regard perspicace qui l’a réfléchi et pourvu d’une vie indépendante du temps. Dialogue, conversation, entretien, malentendu, étreinte à distance, l’histoire de l’art du portrait décline tous les modes humains et religieux du face à face fertile avec l’autre. L’éclipse de cet art, au cours du xxe siècle, sa réduction à la caricature par les artistes modernistes et sa reddition au cliché photographique sont contemporains du déclin des égards dans les relations humaines entre vivants, et dans les relations religieuses entre vivants et morts. Une ère a commencé où la brutalité expéditive est la norme, la civilité et la piété, l’exception. Avec le portrait peint ou sculpté, en effet, disparaît aussi la fonction posthume, antique et moderne, du portrait, véhicule de l’âme dans l’autre monde et présence durable des ancêtres dans celui-ci. La photo, en accord avec la cadence rapide de la vie urbaine, ne fixe autre chose au passage qu’une ombre de nous-mêmes, provisoire et destinée à s’effacer. Il vous est arrivé de comparer ces ombres photographiques au portrait de Dorian Gray ou de la placer sous le signe de Méduse. De l’image télévisée, menue monnaie labile de la photographie, vous avez osé écrire, en la comparant aux caractères du livre qui restent du côté du verbe et de l’esprit, qu’elle se tenait du côté de la corruption et de la mort. Reportage surabondant et superlatif du temps perdu, elle est en effet incapable de ce temps retrouvé qui fait s’écrier à l’apôtre Paul : « Mort, où est ta victoire ? », et à Marcel Proust, à la fin de la Recherche : « La loi cruelle de l’art est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourions en épuisant toutes les souffrances, pour que l’herbe pousse, non de l’oubli, mais de la vie éternelle. »
Du moins l’art du portrait verbal, tout veuf qu’il soit aujourd’hui de sa contrepartie visuelle, est resté vivant sous cette Coupole où Claude Lévi-Strauss a retrouvé avec plaisir, en ethnologue averti des dommages de la modernité, le culte des ancêtres, le respect des rites, le goût du costume et du plumage, l’amour du langage et des mythes, tous traits communs aux sociétés disparues, peuples sans écriture ou paysannerie européenne. Votre propre science d’historien de l’art et votre sens aiguisé des symboles qui perdurent vous appelaient en définitive à goûter la pompe conservatrice et l’ironie secrète de nos cérémonies.
Avec ces réflexions sur l’art du portrait et sur son éclipse, j’ai insensiblement commencé à esquisser le vôtre, opération que l’amitié me rend agréable, mais que votre personnalité hors du commun, vos époques successives et vos différentes identités, symbolisées mais non épuisées par vos deux noms, rendent difficile. Né Gérard Régnier, vous avez choisi, dans cet état civil, après avoir été tenté par le cinéma et alors que votre vocation d’écrivain sous le nom de Jean Clair se déclarait déjà, de poursuivre les études d’esthétique, d’histoire littéraire et d’histoire de l’art qui préparèrent votre féconde carrière de commissaire d’expositions. Vous avez écrit de nombreux essais-préfaces pour des expositions personnelles ou rétrospectives d’artistes contemporains, le plus souvent vos amis, Zoran Music, Sam Szafran, Raymond Mason, Avigdor Arikha. Vous avez conçu et organisé de nombreuses expositions qui ont fait date, à Paris, mais aussi à Venise, à Montréal, à Ottawa, en Suisse romande. Pourquoi ont-elles fait date ? Vous vous êtes refusé au simple alignement chronologique, aussi bien qu’à l’installation provocatrice ou tapageuse. Vous avez littéralement inventé l’exposition-essai encyclopédique, qui éclaire un parcours artistique, un grand mythe ou un grand thème moral, en replaçant les œuvres d’art dans leur contexte scientifique, social et littéraire, et cela dans une scénographie polyédrique qui instruise le visiteur tout lui ménageant surprise et délectation. C’est ainsi que vous avez révélé aux Français toute les facettes du sphinx Marcel Duchamp, dans l’exposition inaugurale du Centre Pompidou en 1977, consacrée à ce dandy transatlantique dont le testament, de son propre aveu, a été trahi. Vous avez, dans les mêmes lieux, mais en sens contraire, fait connaître l’œuvre peint et dessiné, puissant et triste, du plus grand artiste anglais vivant, petit-fils du fondateur de la psychanalyse, Lucian Freud. Surtout, vous y avez organisé la grande et mémorable rétrospective de l’œuvre du peintre Balthus en 1983, dont vous êtes devenu l’un des confidents jusqu’à sa mort en 2001. Vous avez montré en lui un autre dandy, aussi singulier que Duchamp, aussi fin duelliste avec la modernité, mais mettant dans son jeu la tradition de son art au lieu de la subvertir. En éclairant tour à tour ces deux extrêmes, vous avez posé les jalons du drame de l’art de peindre au xxe siècle et déplacé de vive force les lignes qui voudraient l’inscrire dans une succession et un progrès incessants de l’Art avec un grand A. Toujours à Beaubourg, vous avez fait découvrir à un très nombreux public étonné la Vienne de François-Joseph, devenue aussi encyclopédique, dans les années 1880-1914, que Paris l’était depuis le règne de Louis XIV, capitale de la musique certes, mais aussi cette fois de l’architecture, de la peinture, des arts décoratifs, de la philosophie, de la littérature. Vous avez fait valoir à Paris cet extraordinaire été de la Saint-Martin viennois de la Mitteleuropa, dont le docteur Freud perçut d’autant mieux le malaise secret que ses beautés ne l’attiraient pas. Mal vous en prit de tant d’érudition et d’empathie, car le directeur du Musée national d’art moderne, s’estimant le gardien de la pensée unique contemporaine sur l’Art, avec un grand A, jugea que votre exposition rompait le progrès linéaire des avant-gardes de Paris à New York et vous fit payer son succès par une mise à pied ! Bénéfique disgrâce, qui vous conduisit à la direction du musée Picasso, et vous donna aussi le temps de préparer, pour les galeries du Grand Palais, l’ambitieuse exposition l’Âme au corps, qui attira l’attention du grand public sur les interférences entre arts visuels et sciences de la nature depuis le romantisme. Plus récemment, et dans les mêmes galeries nationales, vous obteniez, contre toute attente, un succès encore plus complet, sous le titre Mélancolie, génie et folie en Occident, en présentant au public une anthologie de chefs-d’œuvre des arts européens qui semblait l’exégèse des vers de Baudelaire :
« Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité. »
Directeur du musée Picasso, vous en avez notablement enrichi les collections et démontré, dans une exposition thématique et interrogative, la place obsessionnelle qu’occupe, dans l’œuvre du plus catalan des artistes parisiens du xxe siècle, la Passion du Christ.
Un tableau de chasse professionnel aussi vaste, aussi éclectique, aussi varié qu’audacieux, créant chaque fois un effet de surprise et dévoilant un nouvel aspect méconnu du modernisme, de ses prédilections et des vôtres, vous désignait pour siéger à l’Institut, mais dans les rangs de l’Académie des beaux-arts, sous le nom de Gérard Régnier. En fait, et on le sent bien au seul énoncé succinct de votre bilan de conservateur de musée, de commissaire d’exposition, de compilateur d’épais catalogues, toute votre érudition moderniste et ses contrastes ne sont que la partie émergée et visible d’une lave tellurique en fusion, dont les oscillations cachées ne se révèlent et ne se mesurent qu’au sismographe de l’œuvre parallèle de l’écrivain Jean Clair, absous du devoir de réserve imposé à Gérard Régnier.
À l’évidence, c’est votre œuvre d’écrivain et d’essayiste qui vous a valu les suffrages de notre Compagnie, même si votre carrière si originale dans le monde des musées et le savoir que vous mettez au service de vos goûts n’ont pas nui à votre cause. J’ai pu suggérer les goûts de Gérard Régnier, mais pour connaître vos dégoûts, vos tempêtes, vos exigences et les ressources puissantes de votre personnalité, il faut au portraitiste se tourner du côté de Jean Clair, essayiste, polémiste, diariste, et en toutes choses, autoportraitiste et autobiographe en duel avec lui-même autant qu’avec le monde comme il va.
Une de vos lectures d’enfant préférée a été le Voyage au centre de la Terre, de Jules Verne. Vous y revenez souvent dans vos écrits, métaphore de la plongée dans l’inconscient, mais aussi de l’exploration des souterrains ignés de la vie végétale et animale. À la différence de votre immédiat prédécesseur, enfant d’ancienne bourgeoisie se retrempant en vacances dans le grand large maritime, vous êtes un terrien, vous revendiquez une parentèle paysanne, mais malheureuse, car immigrée dans une banlieue triste de Paris, assez pour que l’enfant doué que vous étiez soit appelé par l’école républicaine à gagner le centre intellectuel et urbain de la capitale, pas assez cependant pour que l’ancien terroir morvandiau et mayennais ne vous ait appris à rêver de la Terre mère, de ses odeurs, de ses saveurs, de ses végétaux, de ses animaux, de ses humeurs. La terre, pour vous, ce n’est pas, ou ce n’est plus le terroir du laboureur, du bûcheron, du vigneron, du chasseur ni même le paysage cézannien dont votre vieil ami, le comte Klossowski de Rola, a été le dernier des grands maîtres, dans la période où il habita le Morvan de vos vacances d’enfant. C’est Gaïa, dont vous hantent les entrailles fécondes et redoutables et d’où, selon Pline l’Ancien, l’un de vos auteurs favoris, les peintres grecs tiraient leurs meilleurs pigments. Vous ne vous contentez pas d’en rêver, vous étudiez, à l’instar de Goethe, les sciences qui s’emploient à scruter ses secrets organiques, la géologie, la minéralogie, la biologie.
De votre ascendance, vous tenez ce que vous appelez vous-même le côté « taiseux », économe de paroles inutiles, ennemi du bavardage, endurant aux longs silences, mais d’autant plus respectueux envers les contraintes du langage quand vous l’arrachez par écrit au mutisme. De vos origines terriennes, vous héritez une douceur susceptible, de votre propre aveu, de soudaines éruptions de colère, violence volcanique que vous avez avoué n’avoir pu dompter qu’en la transformant en vis polemica écrite. Comme le satirique Juvénal, vous pourriez dire Facit indignatio versum. Citadins qui maudissaient les villes, les premiers chrétiens ont qualifié de « païens », pagani, les paysans attachés aux cultes de fertilité. Aussi ont-ils fixé à la peinture le rôle de bible des illettrés, apte à convertir ces adorateurs têtus et sensuels des forces de la nature. Vous comptez parmi ces païens convertis qui ont toutes les raisons d’observer en intrus le siècle des mégapoles prophétisées par l’Apocalypse de saint Jean. Ce qui ne vous empêche pas, selon un autre droit de l’homme lui aussi revendiqué par Baudelaire, celui de se contredire, de célébrer dans New York la Jérusalem céleste où tous les expulsés de l’antique Terre maternelle convergent et se sentent d’emblée entre eux.
Les affinités immédiates qui vous firent adopter et publier par Brice Parain chez Gallimard, vous les avez résumées dans un portrait bref de votre ami : « En fait, paysan, il aspirait au silence. Il voulait respecter le silence. Il souffrait que les mots vinssent toujours briser le silence, parfois le fracasser. S’il n’avait été philosophe, par devoir, il aurait peut-être été poète, par désir. » Votre mère, dont vous faites un admirable portrait en plusieurs entrées de votre Journal atrabilaire, tout en croyant en païenne aux maléfices et aux rebouteux, héritait de plusieurs siècles de missions catholiques qui avaient enseigné de longue date, à elle et à ses ancêtres terriennes, à baisser les yeux et à ne pas sortir sans fichu, conformément à leur condition et aux devoirs attachés à leur sexe. Mais au fond de cette humilité et de ce silence que nous, et vous tout le premier, trouvons pour le moins excessifs, vous voulez deviner, avec la pénétration d’un Charles Péguy, le respect insondable d’un ordre sacré.
« Ma mère, écrivez-vous dans le dernier volume en date de votre Journal, marchait les yeux baissés. Elle ne voyait du monde que le sol autour de ses pieds. À la fin de sa vie, je l’avais emmenée, elle qui craignait de jeter un regard par-dessus la haie du voisin de peur de récolter un sort, visiter quelques endroits que je pensais propres à provoquer son admiration ou sa surprise. Petite paysanne, qui ne s’était jamais remise d’être montée à Paris, elle avait finalement vu les châteaux de la Loire, Bruges, Amsterdam. Mais en aucun de ces lieux elle n’avait levé la tête, quel que fût mon empressement à lui demander de regarder. Elle jetait un coup d’œil, surprise, étonnée, ou bien plutôt craintive et désarmée – puis replongeait vers ses pieds, songeuse ou simplement absente. Elle était trop humble pour envisager plus d’un court instant la grandeur du monde qui l’entourait. “Cela n’est pas fait pour moi”, disait-elle comme un aveu. »
Vous avez consacré au surréalisme un livre qui met à mal la prétention, de la part d’une avant-garde parisienne, de reconstituer artificiellement et à grand fracas, par jeu, les superstitions, la magie blanche et noire, les arts sorciers des sociétés agraires. Ce qui ne vous empêche pas d’être nourri d’ethnologie, de mythographie, d’histoire des mentalités, toutes sciences dans le même sillage de modernisme antimoderne, accrues au fur et à mesure que les peuples de chasseurs et d’agriculteurs disparaissaient eux-mêmes, et d’abord en Europe, au profit de la société industrielle et de services, leurs outils artisanaux au profit de machines, leurs arts manuels au profit de technologies de l’image, leurs langues et leurs croyances au profit de la communication globale. Ce sont ces sciences réflexives de la mémoire et du deuil qui vous ont ramené, lettré adulte, moderne et à la page, à ce fonds paysan d’un culte de la Grande Mère que votre enfance n’avait fait que pressentir, mais qu’invoquent, contre l’atrophie moderne de la féminité du monde sensible, des auteurs tels qu’Eliade, Devereux ou Jünger. À Paris, ce sont les ateliers d’artistes à l’ancienne qui ont vos préférences. Surclassés par les plasticiens chefs d’entreprise d’ « Art contemporain » et dédaignés par la publicité, ils sont les survivants de la ruche du plus brillant essaim d’artisans et d’artistes manuels que le monde ait connu, dans une nation dont chaque village avait ses forgerons, ses maçons, ses cordonniers, ses menuisiers. Le conservateur singulier que vous fûtes du temple du « contemporain » à Beaubourg disputa, avec Georges-Henri Rivière, de la notion d’écomusée. Vous avez prévu, contre son inventeur, qu’elle menaçait de sacrifier la conservation d’un patrimoine d’art populaire, qui pourtant tenait à cœur à Rivière, esthète raffiné et excellent ethnologue, à la muséification prématurée des objets de série fabriqués en usine pour la consommation urbaine moderne. Vous êtes le type même de ces modernes qui le sont assez pour voir en face et pour combattre les dommages collatéraux de la modernité.
Ce n’est pas une position commode parmi vos contemporains, plus disposés à suivre tout uniment le courant, ou à se braquer à l’aveuglette. Il arrive qu’elle vous dresse contre vous-même. Vous laissez entendre, dans vos chroniques de voyage, vos journaux, vos récits de rêve, les révoltes, les impatiences, les colères, les humeurs, les tristesses dont vous avez été déchiré, bien au-delà de l’adolescence, sur cette Frontière où l’ancien est dévoré par le moderne, en Europe comme dans le reste du monde, et que vous avez observée, l’esprit averti de tous les savoirs modernes, le cœur et les sens éveillés à l’agonie des choses dont ces savoirs se nourrissent. Il vous a fallu beaucoup de temps et de nombreux livres, non seulement écrits, mais soufferts, pour parvenir au mélange d’ironie et de compassion qui caractérise aujourd’hui votre point de vue et votre style. À quel moment avez-vous quitté la région intérieure des éruptions, des orages, des tourments, et êtes-vous entré dans cette Vita nuova qui vous rassérène sans éteindre le moins du monde votre pugnacité. Il ne me faut pas chercher loin cette précision biographique. Comme celle de Dante, votre vie nouvelle n’a vraiment commencé qu’avec votre rencontre avec une Béatrice, italienne, portant de surcroît le nom de la Laure de Pétrarque, aussi charmante et intuitive que savante, avec laquelle vous formez l’un des couples les plus harmonieux que je connaisse et à laquelle vous avez raison de dédier désormais vos livres...
Vous n’êtes pas le premier fils de terriens à avoir été reçu sous cette Coupole. Si je consulte, sous leur beau brochage vert, dans la noble typographie Firmin-Didot où figure la longue suite de nos discours amoébées de réception et d’adieu, les portraits datant d’un demi-siècle de vos prédécesseurs, j’ai l’impression que mille ans nous en séparent, mille ans que les deux dernières générations ont franchi d’un saut. Retrouvons-nous ici le 13 novembre 1947. Vous aviez alors 7 ans, vous étiez en cinquième de l’école primaire de Pantin, à des années- lumière de nos fastes académiques. Maurice Genevoix est reçu en séance publique. « Auteur de plein air », comme le qualifia, ce même jour, André Chaumeix qui le recevait, il fait un superbe portrait de son prédécesseur, le comte Joseph de Pesquidoux. Qui se souvient de ce nom qui fut célèbre dans l’entre-deux-guerres ? Il a disparu du Larousse. Sur Google, il ne figure qu’au titre de père de Jean Taillemagre, collègue jusqu’en 1983, au journal Le Monde, de Bertrand Poirot-Delpech, où il tenait avec un grand talent littéraire, sous ce pseudonyme, la chronique disparue du monde rural. Maurice Genevoix décrit son prédécesseur sur fond de paysage d’une France rurale encore intacte, dont il ne soupçonne pas la dépopulation rapide qu’elle est sur le point de subir, mais dont vos parents, paysans « montés à Pantin », étaient depuis dix ans les avant-coureurs ignorés. Le comte de Pesquidoux était l’auteur de La Harde, du Livre de Raison, géorgiques d’autant plus goûtées du public de l’entre-deux-guerres qu’elles étaient fondées à la fois sur une expérience personnelle de gentilhomme campagnard, à la tête du beau et ancien domaine viticole de sa famille en Armagnac, et sur une forte culture latine, qui lui assurait une seconde généalogie chez Virgile, Horace et Columelle. Aristocrate paysan et soldat, à la romaine, M. de Pesquidoux était aussi un héros, meurtri mais survivant, du massacre de 14-18, où il avait été jeté, officier de cavalerie, à l’âge de quarante-cinq ans.
Son portraitiste posthume passe sur les quatre ans de guerre, il met tout l’accent sur le terrien d’ancienne souche que la guerre n’a pas détourné de sa vocation. Il le fait avec une admiration et une affection quasi fraternelles, tant cette belle et noble figure d’écrivain du terroir lui paraît attester, par ses vertus, ses cicatrices et sa longévité, la continuité d’une France paysanne immobile que ni la Révolution de 89, ni plusieurs guerres, n’ont ébranlée, et qu’il oppose aux « usines à blé du Middle West américain ». « Ses enfances [je cite] il les a dites lui-même, toutes campagnardes, libres sous le ciel libre, avec pour compagnons les fils des métayers voisins et des enfants du village. Quel enfant de province n’a, comme lui, trotté en sabots vers l’école, passé la haie, pêché les grenouilles dans les joncs, taillé des “canons” de sureau. » « Mais, poursuit Maurice Genevoix, il était déjà, aussi, épris de solitude et de rêve. Dans le grand parc familial, comme la fleur, l’oiseau, la bête, il s’enivre de lumière et d’air […]. Il y suit les allées, attentif au bruit des feuilles et des ailes […]. Il y attend le renouveau où ses plaisirs se multiplient avec le pullulement de la vie. “Je restais en extase, dit-il, devant le sourire de la nature. Ce ravissement ne m’a point quitté.” »
Il a pour père un lettré, longtemps critique d’art à l’Union. Sa mère, une grande dame, d’une ascendance apparentée au président Jeannin, à la marquise de Sévigné, à Bossuet, publia sous pseudonymes des essais, des nouvelles, deux romans. « Ils vivaient, écrit Joseph de Pesquidoux cité par son portraitiste, avec une insouciance joyeuse. Ici, le soleil sent l’Espagne. » L’abondance était telle, la sécurité si parfaite qu’on pouvait croire, et qu’on croyait, avant 1914, et même pendant un sursis de vingt ans après, « à la pérennité de cet âge d’or ». Chasses, chiens, chevaux, banquets pantagruéliques, les volières pleines, les viviers garnis. Une ancienne tradition littéraire, allant de pair avec l’enracinement terrien, se transmet des parents à leur fils, qui a fait d’excellentes études chez les dominicains d’Arcachon, puis à Toulouse et à Paris. La tentation l’a plusieurs fois traversé de « s’en aller ». Une puissance trop forte l’a retenu : « La terre est jalouse, a-t-il écrit. Elle ne pardonne pas. Elle réclame l’attention, la surveillance, les soins continus, une sorte de tendresse qui ne souffre ni tiédeur ni absence. C’est une union à vie. »
Aussi a-t-il succédé à son père à la tête du patrimoine héréditaire, où son talent littéraire va faire de lui le chantre et le symbole d’une France immuable, depuis les Heures du duc de Berry jusqu’aux Méditations de Lamartine en passant par Bergeries de Racan, un fleuve ininterrompu jusqu’à ses propres proses savoureuses. Maurice Genevoix décrit ainsi son cabinet de travail, dans le manoir familial : « Au bout de la maison, où nul bruit ne parvient, sous les tableaux dévotieusement choisis, le Corot, le Géricault, le Philippe de Champaigne, et où la flambée de l’âtre fait courir de brusques lueurs au pétillement du bois d’aulne à flamme bleue. » La peinture est chez elle au milieu du vignoble, des étables, de l’écurie et du parc.
Le chant qui jaillit de ces heures d’otium, soustraites aux travaux et aux jours de la campagne, ne saurait être que « chaleureux et pur ». Maurice Genevoix voit en Pesquidoux l’interprète d’un univers fondamental que les citadins hostiles, Balzac en tête, ont décrit avec de noires couleurs et que l’écrivain du terroir a voulu restituer à sa vérité profonde. « D’aucuns, écrit le portraitiste, surpris de ne pas trouver dans ses livres l’âpreté, la brutalité, la rapacité paysannes dont ils avaient puisé l’image chez des informateurs moins sûrs, ont parlé de convention, de parti pris.[…]. Aussi bien que quiconque, il sait l’égoïsme des ruraux, leur main fermée à la misère, leur dureté trop habituelle à l’égard des bouches inutiles. Il a fait allusion à des drames « brefs et sauvages, au fond d’une grange, sans écho dans ces terres reculées ». Mais, à l’instar de Montaigne, un voisin, il a préféré porter la lumière sur « la gentillesse, la constance, l’opiniâtreté laborieuse, la patience devant le sort, la sagesse lucide et volontiers railleuse, la sûreté tranquille du jugement, la fidélité dans l’estime lorsque l’estime est méritée » du peuple cultivateur, où il voit les assises toujours rajeunies de l’otium littéraire et du sens commun français.
Ce fut la dernière géorgique heureuse qui se soit fait entendre sous cette Coupole. On n’en avait pas fini avec la paysannerie, mais il n’en sera plus question que sur le mode des souvenirs d’enfance et d’une fidélité toute littéraire et morale à un monde disparu. Le 20 janvier 1983, Pierre Moinot, faisant l’éloge de son prédécesseur René Clair, est accueilli par le père Carré, qui cite l’hommage rendu par le nouvel élu à son grand-père : « Tout ce que je sais de la campagne, des bois, des champs, des mœurs des animaux, de la façon dont on peut prévoir le temps, utiliser le noisetier pour faire des paniers ou la ronce pour faire des palissonnages ou des tressages, tout cela, c’est lui qui me l’a appris.[…]. C’est avec lui que j’ai tiré mon premier coup de fusil. » Et le portraitiste de saisir l’œuvre romanesque de ce grand commis de l’État, dont l’indépendance d’esprit autant que la loyauté intimidaient son ministre, André Malraux, dans la continuité adulte de cette enfance rurale : « La sensualité dont vos œuvres répercutent les tressaillements participe d’une fête dionysiaque. Une sorte de déchaînement des éléments primitifs la traverse ; de simples paysages dont le peintre ne peut nous livrer que le silence prennent pour elle des formes et font entendre des appels qui, jusqu’à la souffrance, surexcitent vos désirs. » Déjà la ruralité remémorée ne pouvait plus compenser la modernité urbaine de Moinot écrivain que dans un rapport tout imaginaire et érotique avec la Terre mère.
Le 28 janvier 1988, c’est au tour de Georges Duby d’être reçu par Alain Peyrefitte. Le grand historien du Moyen Âge vient de faire l’éloge de son prédécesseur Marcel Arland, tête chercheuse de jeunes talents pour la N.R.F. Vous comptiez parmi eux. Georges Duby, nous dit son portraitiste, est né dans une famille d’artisans de province immigrés à Paris. Lui-même doit sa vocation de médiéviste, émule de Michelet, aux vacances qu’enfant il passait chez sa grand-mère, près de Bourg-en-Bresse. Son premier mouvement, lorsqu’il s’est agi de choisir une chaire, fut pour l’université d’Aix-en-Provence, où, même après son élection au Collège de France, il continua à passer le meilleur de son loisir studieux face à la Sainte-Victoire.
Dans le portrait que vient de tracer Georges Duby de Marcel Arland, les goûts d’amateur de peinture de son prédécesseur et l’inspiration de son œuvre de nouvelliste sont attribués à l’enfant dont celui-ci s’est toujours réclamé, « s’en disant à la fois le fils et le père, petit campagnard studieux pour qui, comme son maître d’école et pour tous ceux qui l’entouraient, le “tableau” par excellence, c’était le paysage ». « Je veux, déclare le récipiendaire, l’écouter parler d’un univers aujourd’hui fort étrange : la campagne française telle qu’elle était au début de ce siècle, lorsqu’il y fit ses premiers pas. Dans l’œuvre de Marcel Arland, la part qui me touche au plus près, celle en tout cas qui m’enseigne, est la première, les nouvelles écrites avant 1940, presque entièrement bâties sur les souvenirs du pays natal. Rien ne me distrait lorsque, plus pénétrant que l’ethnographe le plus perspicace, il décrit comment l’on vivait il y a quatre-vingts ans à Varennes et dans la contrée qui l’environne, austère, rugueuse, et comme égarée aux frontières de quatre provinces, la Lorraine, la Champagne, et les deux Bourgognes, le duché et la comté. » Dans des pages splendides, que j’eus le bonheur d’entendre et que je n’ai jamais oubliées, Georges Duby évoque, dans des termes qui font écho sans qu’il le sache à Joseph de Pesquidoux, et qui réveillent ses propres souvenirs, la « joie silencieuse » qui remplissait le jeune Arland sur les chemins, « respirant l’air vif, humant l’odeur de fruit mûr ou d’herbes fraîchement coupées », et se risquant gravement dans des bois qui éveillaient en lui le même sentiment de mystère que dans les romans courtois du xiie siècle. « J’entends parler Marcel Arland, dit Georges Duby, des hommes, des femmes qui peuplaient ce terroir, admirable témoin d’un monde à tout jamais détruit, et depuis si peu de temps. Ces formes de relations sociales je les ai moi-même connues à peine modifiées ; or elles paraissent aux jeunes gens d’aujourd’hui plus étonnantes qu’elles n’eussent paru, je l’affirme, aux contemporains de saint Louis. »
Le nouvel élu d’alors, et son prédécesseur, avaient en commun l’amour de la peinture, comme si cet art qui s’appuie sur la vue, mais pour faire appel aux quatre autres sens, était fait par et pour des sensibilités et des sensualités éveillées et éduquées dans une nature où, tout naturellement, « les parfums, les couleurs et les sons se répondent ». Vous appartenez à la même lignée, pour laquelle l’amour de la Terre mère et celui de la peinture se confondent. Mais alors que Marcel Arland avait été mêlé à ce dernier âge d’or que furent pour la peinture parisienne les années 1945-1975, cherchant dans les tableaux, ce que lui reproche Duby, une sécurité et un message moral, son successeur refuse de prendre en considération le « sujet » du tableau, et veut n’y goûter, qu’il s’agisse de Piero della Francesca ou de Fernand Léger, qu’un bonheur formel sans attache avec le sujet traité. Ainsi s’esquisse ici même, dans cette courtoise dispute posthume, un drame dans lequel vous avez pris une part capitale.
En 1983, l’année où le comte Arnaud de Pesquidoux, alias Jean Taillemagre, fils de l’académicien du même noble nom, abandonne sa chronique de la vie rurale du Monde, dans un tout autre ordre, vous publiez un chef-d’œuvre, sans équivalent dans aucune langue, Considérations sur l’état des beaux arts, dédié à votre mère. C’est le fruit de vingt ans de voyages, d’expositions, de recherches érudites qui ont déjà fait de vous l’un des meilleurs connaisseurs du panorama mondial des arts, c’est un acte critique d’exceptionnel courage et c’est une merveille d’intelligence, de mesure, et de grande émotion contenue, dont le retentissement se fait encore sentir aujourd’hui, même si ce grand et beau livre n’a en rien changé, malgré les timides espérances que vous esquissiez alors, le cours des choses. Encouragé sans doute par l’article publié deux ans plus tôt dans Le Débat par Claude Lévi-Strauss, « Le Métier perdu », vous faisiez observer que la querelle du début du xxe siècle entre historiens de l’art autrichiens, Semper tenant l’art pour un savoir faire et une connaissance, Riegl le tenant pour un vouloir faire, avait été conclue en faveur du second, justifiant la pente des avant-gardes à casser le métier et à substituer à l’œuvre un geste ou un concept. En toile de fond, vous décriviez le phénomène de multiplication exponentielle de musées et écomusées, et l’espèce de glaciation ou désertification culturelle et touristique qu’il répandait jusque sur le passé immédiat et sur le présent, sous les prétextes sociaux apparemment les plus généreux. Phénomène connexe à l’expansion illimitée de la photographie et de la reproduction photographique, ombres spectrales données pour la proie vive.
Cette critique acerbe de la religion culturelle substituée à la religion tout court, avec son idolâtrie et ses pèlerinages de masse, était aussi un vigoureux plaidoyer en faveur d’une renaissance de l’art des peintres et des sculpteurs, dont la frénésie des avant-gardes du xxe siècle pour la nouveauté à tout prix a appauvri puis ruiné la vocation d’école du regard sur le monde sensible et sur la vérité intime des êtres. Vous dénonciez « l’entropie » des matériaux, du métier et de la culture des artistes, l’asepsie sémantique qui les avait détournés du visible et du sens pour spéculer sur l’invisible, et le nivellement global d’arts plastiques que leur frénésie du nouveau privait de mémoire et de ressource dans les traditions nationales. Vous insistiez sur la différence d’inspiration entre la « Renaissance », ressourcement, et le « néo-classicisme », clonage, entre Donatello et Canova, entre Mantegna et David, et vous réfutiez d’avance les accusations de passéisme en faisant remarquer que les régimes totalitaires du xxe siècle, de droite et de gauche, avaient dissimulé leur furieuse volonté de puissance industrielle et militaire « d’avant-garde », sous le masque d’un néoclassicisme ou d’un néoréalisme factices.
Cette critique du fait accompli par un de ses témoins les plus incontestables vous valut de puissantes, nombreuses et vocales inimitiés. C’est au contraire une conspiration du silence qui feignit d’ignorer votre Court traité des sensations de 2002. Je le tiens pour votre second chef-d’œuvre. Vous y réécrivez à la première personne, vingt ans après, la critique formulée dans vos Considérations au nom du bien public, vous y révélez votre vie profonde, je dirais même votre religion intime, les goûts et les dégoûts qui vous éloignent du cauchemar climatisé où prospère l’Art contemporain, contre lequel vous aviez prévenu vos lecteurs et les artistes eux-mêmes. Par-delà votre souci des arts en voie de disparition ou d’usurpation, par-delà votre constat d’extinction de la beauté triomphant du chaos, vous déclariez votre passion pour une Terre condamnée au désert par une Cité aveugle, « laideur des villes, laideur des habitations, laideur des objets, laideur des campagnes arasées, déboisées, déplumées, sur lesquelles plane désormais l’odeur des chimies », mais aussi pour une Cité que son aveuglement menace de la vengeance d’une Terre niée, humiliée et offensée. Comme Montaigne que le froid menace, au milieu des massacres de la guerre civile, vous invoquiez la Vénus de Lucrèce, source de la vie cosmique, mère du bonheur des sens, mère aussi des bonheurs d’écrire :
« Venir, écriviez-vous, c’était à l’origine naître, c’était venir au monde. Le mot, par la suite, avait pris le sens divers qu’on lui connaît. Il s’amusait à lui trouver une commune origine avec venus, qui signifie le désir, ou l’acte vénérien, et même avec sa forme majuscule, Vénus, la déesse de l’amour, la déesse qui vient, celle qui, dressée sur sa coquille, portée par l’écume, aborde au rivage dans la pose du surfeur sur sa planche. Connaîtrait-il encore cette ivresse quand, dressé sur la déferlante des paroles, dans l’allégresse des ellipses et des allusions, des trilles, des allitérations qu’il lui lançait au visage, il goûtait ces euphonies, ces bonheurs de langage, où épithètes, post-scriptum et apostilles offraient l’un après l’autre leurs trouvailles ? Cette ébriété sous la langue, ç’avait été soudain comme une Pentecôte secrète, un don des langues qui lui était accordé. Possédé, il passait de l’une à l’autre avec la même aisance, la même joie que s’il eût été capable de nager à la suite plusieurs nages. »
Monsieur, mon cher Confrère,
Vous connaissez mieux que personne la mélancolie, mais cette connaissance nocturne est à la mesure de celle, toute solaire, dont vous êtes capable, des vraies joies, des vraies richesses, cette « présence au monde, odeurs, goûts et saveurs » dont vous avez appris à en éprouver par vous-même « l’éblouissante proximité », à les faire goûter aux autres dans les chefs-d’œuvre de la peinture, et dont vous savez si bien écrire. Ces deux connaissances, nous avons souhaité les partager avec vous. Soyez le bienvenu dans notre Compagnie.