Victor Hugo et la mer
discours prononcé par M. Bertrand Poirot-Delpech
le jeudi 28 février 2002
Rêvons quelques minutes, voulez-vous ?
Nous sommes à Guernesey, le 4 juin 1864, avant l'aube. Nous montons les dernières marches de Hauteville House, qui craquent comme des tables tournantes. Après les dédales de faïence bleu pâle et de boiseries noirâtres qu'on dirait ramassées à basse mer par quelque Facteur Cheval, nous voilà devant le pupitre donnant sur le toit. Aucun bruit n'annonce le jour, sinon le grincement des girouettes sous la brise de terre, et de la plume sur le cahier où vont commencer de s'écrire, ce matin même, Les Travailleurs de la mer.
Le belvédère fameux évoque une vigie de phare, plus qu'une passerelle de navire. L'homme de quart est debout, de dos, un peu voûté déjà, sans barre ni boussole. L'inattendu, familier des marins, c'est de ses rêves qu'il va surgir ; non de l'horizon, borné comme un jardin de curé du bocage tout proche.
L'exil dans l'archipel anglo-normand n'offre pas seulement au proscrit un promontoire d'où toiser sa patrie, par temps clair, narguer Napoléon-le-Petit, proférer, prophétiser. Il fouette l'imagination du poète, d'autant plus sollicitée que le large, quoi que l'on croie, manque au paysage. Rien à voir, par exemple, avec le symbole de défi altier que Chateaubriand donnera à sa sépulture du Grand Bé.
Tourné vers l'est, que ferment les îles de Herm, Jethou, Sercq, et Jersey plus au sud, le port de Saint-Pierre ne ressent les grains dominants d'ouest qu'émiettés par la campagne guernesiaise, avec ses murets aux lichens jaune vif et ses massifs d'hortensias mauves. Le haut-fond des Hanois a cassé les déferlantes atlantiques, non sans avoir écrasé des centaines de navires, comme des poux entre les ongles.
Les seuls dangers visibles du belvédère de Hugo sont les écueils que découvrent et recouvrent, deux fois par jour, les plus fortes marées du monde — douze mètres de dénivelé aux équinoxes, l'équivalent de trois ou quatre étages de liquide émeraude allant et venant, déchaînant dans les passes remous huileux et clapots rageurs, forçant les bateaux à se faufiler en crabe entre les bouées couchées par le courant, et condamnant le romancier épique à inventer des sites plus lointains, des périls plus grandioses.
Pour Hugo, ce haut lieu de la frayeur sera l'imaginaire brisant baptisé Douvres. Situé hors de vue de Hauteville House, pour la vraisemblance, à mi-chemin des authentiques Roches-Douvres, sur la route de Bréhat, et du plateau des Minquiers, sur le trajet de Saint-Malo, ce caillou isolé rappelle l'un et l'autre pièges de la région mais n'est semblable à aucun. On pourrait croire qu'il a été posé là par le séisme de l'an 709 qui détacha, dit-on, Jersey du Cotentin (je dis bien : « dit-on », car ce caprice de la nature a gardé un air de légende, du fait de son extravagance proprement hugolienne).
Rien n'étant certain, en mer, tous les fantasmes sont plausibles. Demandez à Jean François Deniau qui le raconte dans La mer est ronde : entre Canaries et Caraïbe, on ne doit pas s'étonner qu'un corsaire aux grâces de page Louis XV vienne s'accouder au plat-bord du voilier et fasse au barreur un brin de causette. Dans les mêmes parages déserts, sous un nuage tropical, j'ai vu comme je vous vois le cône gris du mont Saint-Michel, obligé de descendre confronter le mirage à la carte marine — ce refuge de la raison au milieu de la folie des flots.
Chaque poète projette sur l'eau ses hantises essentielles. Pour Rimbaud, c'est un noyé pensif qui, parfois, descend des fleuves impassibles. Xerxès fit marquer l'Hellespont au fer rouge pour le punir de sa furie. Claudel reprit la métaphore quand il crut voir, dans le sillage du Partage de midi, une « échine resplendissante telle une vache terrassée que l'on marque au fer ». Pour user d'images aussi rougeoyantes, il faut avoir contemplé beaucoup de crépuscules marins, ce qui n'était pas le cas de Hugo, puisque Hauteville House, je l'ai dit, tourne le dos au couchant.
L'ardeur à convaincre excuse les à-peu-près. Songeons à Giono, qui, pour saluer Melville, trouvait à l'océan des senteurs de jasmin, en vieux promeneur du Contadour ignorant que la mer, sauf si on y pêche à pied dans la vase, ou si on croise un pétrolier pollueur, comme c'est fréquent, n'a d'autre odeur que celle du bord — viande boucanée dans les haubans et chaussettes du marin.
L'auteur halluciné des Travailleurs de la mer n'est pas plus exact que Giono. Son vocabulaire de gabier sent les vieux lexiques. Ses effets d'éclairs et de nuées obéissent moins aux lois de la météorologie qu'aux règles du lavis ou de la gouache. Peu importe, au reste, qu'aucun des rochers anglo-normands ne ressemble à une « muraille » comme Hugo les voit, même quand ils sortent tardivement de la brume ; ni qu'aucune grotte ne s'y découvre au jusant. Cette fantaisie vient de loin : aux Feuillantines, déjà, le petit Victor avait repéré des concrétions marines dans la chapelle, pourtant vierge de telles curiosités.
Avec sa sensibilité aux origines aquatiques de l'imaginaire, Gaston Bachelard a expliqué l'anthropomorphisme de Hugo par le besoin de trouver des intentions humaines à la tempête, et de percer ainsi les desseins du Créateur. De fait, peu de phénomènes naturels ressemblent, autant qu'un coup de vent, à une colère ou une punition du Ciel. Tout plaisancier malmené par une dépression finit par se demander pourquoi diable les éléments s'acharnent à ce point contre lui, s'ils n'ont pas juré sa perte.
Gilliatt, le héros des Travailleurs, a ressenti le naufrage du courrier des îles, la Durande, à bord duquel il a pris place, comme un attentat sournois contre lui-même, une ruse de chat, une manigance de foule aveugle. Le vent lui est une « populace », une « canaille de l'ombre », des « feux de peloton ». L'écume de la vague lui rappelle la bave aux lèvres d'un vengeur. L'épave lève des comparaisons apocalyptiques telles que « caveau de boucherie », « chambre d'assassinat », « rouille de massacre ». L'obstination convulsive du réel à le perdre l'effare, pour ce qu'elle contient d'absolu dans l'inexplicable. Il va l'affronter comme on rend des coups. Cousin nautique de Job, il mettra, à combattre l'océan, cette ivrognerie de l'âme qu'on appelle l'héroïsme.
Le plus surprenant, c'est que cette débauche d'énergie ne vise pas à sauver des naufragés, tous recueillis par des chaloupes, mais à récupérer... le moteur, intact, du bateau fracassé. Pendant des semaines, au rythme des marées montantes et baissantes, ce nouveau Robinson sans Vendredi avec qui reconstituer de l'humanité, va se fabriquer des outils, improviser une forge, frôler la démence et la mort, pour l'honneur d'une chaudière de steamer !
Un espoir porte Gilliatt : que l'armateur, pour la peine, lui donne sa fille, aimée depuis l'enfance. Mais il s'effacera sans trop de chagrin quand celle-ci s'embarquera avec un autre. Tel le marin de Guernesey qui a inspiré le roman, il s'attache au tas de bielles et de rivets de la Durande comme à une personne, plus précieuse à ses yeux que son bonheur et sa propre survie. Le voilà héros prométhéen, en charge du siècle de la Mécanique avec un grand M que fut le dix-neuvième. Hugo rejoint alors les exaltations modernistes de Jules Verne et l'exotisme de Conrad, n'était le trou d'eau normand qui lui tient lieu d'Île-au-Loin.
Ajoutons-y Edgar Poe, pour l'épouvante. Car la mer ne se contente pas d'opposer au Titan des forces que leur délire apparente au génie. « Être hideux, c'est haïr ! L'effroi suprême surgit avec « la » Pieuvre, monstre indescriptible à force de démesure dans l'exécrable. On dirait le Mal fait lanière répugnante, courroie visqueuse, fouet infâme aux ventouses plus meurtrières que dards et poisons, plus défensives que les carapaces des crustacés dont elles ne font qu'une bouchée, suçon géant du néant, toute la hideur de l'abîme changé en démon à mille bouches molles. Il faut imaginer la quintessence de l'inhumain, une somme de nos angoisses devant le pourquoi de l'enfantement, d'on ne sait quelle matrone dévorante, et des fléaux de l'univers.
Ce cauchemar gluant, ce bestiaire maudit, quelle signification leur trouver ?
De toutes les mythologies voisines à travers les siècles, celle de Hugo reste la plus insondable et la plus inexorable. Hérodote prenait pour un enfantillage le geste de Xerxès frappant le méchant Hellespont. La chevelure de Méduse ne le terrifiait pas. La plaine liquide de Virgile inspirait aux terriens plus de méfiance que d'effroi. Dans le flux et le reflux de la même mer à marées qu'à Guernesey, Shakespeare ne voyait pas un péril mais une explication aux hasards de l'histoire humaine. Dans La Mer que Michelet conçoit en même temps que Hugo ses Travailleurs, de façon si concomitante que les deux auteurs semblent lancés dans une course de vitesse, et s'en amusent, par lettres, l'océan paraît majestueux et non redoutable. Ses pieuvres sont des seiches à l'œil bleu, dont les marsouins font bombance.
Amarré à la misaine du voilier qui le conduit — peut-être — en Amérique, Chateaubriand fait assaut d'éloquence pour apaiser la tempête et tire gloire du pouvoir des mots sur les éléments. Les poulpes de Jules Verne n'abusent pas de leur puissance, et ceux de Lautréamont ont « un regard de soie ». Pour suggérer l'attente de « l'Innommable », Henry James préférera aux palpations glaireuses des hydres le souffle sur la nuque d'un félin de la jungle. Claudel comparera le roulis du paquebot qui l'emmène en Chine à la respiration paisible d'un dormeur.
Dans les mythologies de la pieuvre auxquelles il a consacré un essai, Roger Caillois ne cherchait pas une réplique de l'aigle châtiant Prométhée de son audace. Il était plutôt tenté d'y voir une logique de l'imaginaire aussi fiable que les strates savantes des minéraux. Quant à Sartre, les crabes dont il redoute la visite figurent moins des anxiétés intimes que les juges masqués des siècles futurs, tribunal luthérien pour petit Schweitzer en rupture de mystique.
L'animiste Hugo ne dispose pas de telles échappatoires — pas de preuve par la pieuvre. Bien que Gilliatt se délivre du piège rocheux et vienne à bout du mastodonte, la mer garde sa charge terrifiante. Écoutez son mugissement sans appel, dans « Pleine mer », poème au cœur de la Légende des siècles :
L'abîme ; on ne sait quoi de terrible qui gronde ;
Le vent ; l'obscurité vaste comme le monde ;
Partout les flots ; partout où l'œil peut s'enfoncer,
La rafale qu'on voit aller, venir, passer ;
L'onde, linceul ; le ciel, ouverture de tombe ;
Les ténèbres sans l'arche et l'eau sans la colombe,
Les nuages ayant l'aspect d'une forêt.
Un esprit qui viendrait planer là, ne pourrait
Dire, entre l'eau sans fond et l'espace sans borne,
Lequel est le plus sombre, et si cette horreur morne,
Faite de cécité, de stupeur et de bruit,
Vient de l'immense mer ou de l'immense nuit.
Face à tout ce non-sens submergeant, Hugo sauve l'effort du marin, où il voit une leçon d'habileté noble, et son triomphe, gage de victoire possible du faible sur le fort. Il se persuade que, si les gouffres nous poursuivent de leurs chicanes et de leurs bourrasques assassines, quelque chose comme la Providence nous parle à travers elles. Il veut croire en même temps au « prodigieux sourire » qu'est le soleil, et à son illusion, « masque de l'abîme ». Son message culmine là : à défaut de Transcendance sensible à nos infortunes de mer, consentons à prier l'Immanence terrible pour ce qu'elle est.
Au vrai, avons-nous le choix ?
« Qu'auriez-vous préféré ? » semble nous lancer Hugo du haut de Hauteville House, où sa chandelle achève de se consumer, un soir de 1866 : « Un univers sans océan ? Allons donc ! »
Sans le train de vagues salées qui ceinture la planète, sans leur houle affolante et douce, que serait la vie, je vous le demande ?
La réponse est aux dernières lignes des Travailleurs de la mer :
« Sans eau, le globe ne serait que le crâne nu d'une tête de mort énorme roulant dans le ciel ! »